LA CITÉ GAULOISE SELON L'HISTOIRE ET LES TRADITIONS

 

CHAPITRE DIXIÈME. — État religieux. - Superstitions et croyances. - Le Druidisme. - Ses Dieux. - Ses Dogmes. - Les deux Visions. - Le Druide. - Son influence. - Ses fonctions.

 

 

Les immenses régions que couvraient les forêts aujourd’hui disparues étaient habitées par des bêtes plus redoutées que les loups et les ours. Les terribles divinités de la Gaule y résidaient.

Tout un monde d’êtres invisibles gardaient leurs sanctuaires, Wivres, dragons aux formes monstrueuses, nains hideux, fées et spectres, hantaient leurs profondeurs. Les plus braves ne pouvaient y pénétrer sans effroi. Le prêtre lui-même en avait peur, pavet ipse sacerdos[1]. Ces esprits élémentaires se mêlaient à tous les âges de la vie domestique. Visiteurs nocturnes des foyers, ils veillaient sur le berceau de l’enfant, sur les sépultures de la famille. Ils avaient leur demeure les uns aux sources des fontaines et des fleuves, les autres au sommet des monts, sur les roches les plus sauvages, dans les plus sombres cavernes. D’autres enfin se cachaient dans les vieux chênes, dans le feuillage des hêtres, Parfois ils se montraient dans la brume, aux carrefours des bois, sous des formes et dans des circonstances étranges. Ces lieux consacrés par ces apparitions étaient des lieux maudits, l’imagination du Celte peuplait la sévère nature de son pays de génies bons ou malfaisants, mais bien différents des gracieuses fictions de la mythologie païenne de ces pans rustiques, de ces sylvains, de ces nymphes, dont le polythéisme grec avait fait les protecteurs des champs et des bois. Ses divinités étaient des esprits, mais des esprits capricieux, irascibles, fantasques, qu’on n’apaisait qu’avec du sang. Leurs autels étaient toujours souillés de sacrifices humains. Cet aspect des meurs celtiques, indiqué dans César, frappait vivement les étrangers, et Lucain l’a exprimé dans de beaux vers qui ne sont qu’une peinture exacte de l’étal religieux de la Gaule :

Hunc non ruricolæ Panes, nemorumque potentes

Sylvani, Nymphæque tenent, sed barbara situ

Dacra deum, structæ dirid altaribus aræ,

Omnis et humanis lustrata cruoribus arbor[2].

Le Gaulois, si brave quand Il n’avait à redouter que la mort, était, dans les circonstances ordinaires de sa vie, obsédé de mille craintes superstitieuses. Ses dieux étaient son épouvante. Les pierres, les rochers, les arbres, — les arbres surtout, arboribus suus horror inest, disait Lucain, — les vents, les nuages, les tempêtes, le vol des ciseaux, la course des bêtes sauvages, lui parlaient un langage mystérieux. Mille indices inattendus, secrets mais infaillibles, lui causaient des effrois soudains. Tel signe annonçait la présence d’un méchant génie, tel autre présageait un malheur ; tous étaient accueillis comme des révélations du destin.

 

Au-dessus de ces superstitions, dans des régions inaccessibles à la plupart des intelligence, s’élevaient, suivant des traditions dont on fait, sans trop du certitude, honneur au druidisme, le dogme d’un dieu tout-puissant, rémunérateur, infini, et la croyance à l’immoralité de l’âme. Ces doctrines qui constituent le fond de la révélation primitive et qui sont le patrimoine de la raison humains, avaient été certainement apportées de l’Asie par les ancêtres des Gaëls ; mais comme chez tous les peuples de l’antiquité, et plus rapidement encore que chez les Égyptiens et les Grecs, elles avaient dû s’altérer chez eux jusqu’à tomber à l’état de lettre morte. Hésus, le dieu suprême, s’appelait encore au temps de César et de Lucain le seigneur des chênes, mais, déchu du rang de dieu unique, il n’était plus que le premier dans la hiérarchie de l’Olympe gaulois. Les écrivains qui ont traité de la religion de ce peuple ont remarqué avec raison, dans la forme de son culte, deux origines distinctes et comme un double courant de traditions, les unes, et les plus anciennes, semblant dériver des sources bibliques, les autres se rattachant au paganisme. Jéhovah se retrouvait dans Hésus, les chênes de Mambré dans ceux de la Gaule ; les autels bruts, les amas de pierre, les gals ou monuments commémoratifs des patriarches dans les menhirs, les cairns, les dolmens. Les Gaulois jetaient leurs offrandes dans les étangs et les lacs, comme les juifs dans le puits d’Abraham, du temps encore de Constantin qui vit une impiété dans cet usage et qui l’abolit[3]. D’autre part cependant, Teutatès, le père du peuple, le dieu du commerce et des emporium, la conducteur des âmes ; Belen, le dieu de la lumière et du feu, l’analogue d’Apollon ; Camulus, le Mars gaulois, ne sont que des rameaux de ce vaste polythéisme qui a couvert le monde antique. Cette observation du reste ne paraît s’appliquer qu’aux dieux principaux. Ce qu’il y avait de particulier chez ce peuple, de plus spécialement conforme à son tempérament religieux, c’était sa prédilection pour le culte des dieux intérieurs dont les fonctions étaient délimitées, et avec lesquels il se voyait plus directement en communication, c’était cette multitude d’esprits qui personnifiaient à ses yeux les forces élémentaires de la nature. Tandis que abus, le grand esprit, le souverain des êtres, était relégué dans sa royauté solitaire et dans l’horreur mystérieuse de ses nemheid, au fond de ses sanctuaires de chênes, invisible et inflexible comme le destin, les génies locaux des forêts et des eaux, des rochers et des montagnes, étaient l’objet de la vénération et des craintes populaires. Ces divinités voisines de l’homme le touchaient par mille contacts, se manifestaient à ses sens sous la forme des éléments ou des objets dans lesquels elles résidaient. Chaque source, chaque fontaine avait son génie topique, son dieu protecteur. Ce culte trouve son application, ainsi que l’a très bien fait observer un écrivain dont l’immense érudition a devancé de plus d’un siècle les progrès de la critique, dans l’importance des eaux parmi les agents physiques et dans la perpétuité de leur écoulement qui semble être l’image de l’éternité[4].

 

Les anciens n’ont eu que des notions très imparfaites sur ce que nous appellerons les grands dieux de la Gaule. César en donne une brève énumération avec des dénominations romaines sous lesquelles il est impossible de reconnaître, sans le secours de l’érudition, les véritables dieux celtiques. Mercure, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve[5] se présentent à l’imagination sous une tout autre physionomie que Teutatès, Belon, Camulus, Hésus, Bélisane ou Belennis. Leurs attributs comme leurs personnes n’ont que des rapports très incertains d’analogie qu’il n’entre pas dans notre plan d’approfondir. Ces questions n’offrent d’ailleurs un véritable intérêt que dans les ouvrages spéciaux qui en ont traité, et en tête desquels nous plaçons celui que nous avons cité tout à l’heure, Nous ne prenons dans ce vaste sujet glue les notions qui se rattachent le plus directement à celui qui nous occupe. Pour nous, le dieu Hésus reste le dieu par excellence, le dieu indigène et primitif de la race celtique ; les autres no nous apparaissent que comme des reflets de lui-même, des personnifications doses principaux attributs, des individualités en un mot détachées de sa propre substance, et devenues des dieux distincts sous l’influence des idées païennes. L’absence de documents originaux ne permet d’établir que des conjectures dépourvues de toute certitude historique sur la nature de ces dieux. Le druidisme a disparu de la terre emportant bien des secrets qu’il s’était imposé la lui de ne jamais confier a l’écriture. Le plus grand des dieux, Hésus, est celui qui a laissé le moins de souvenirs. César l’appelle Jupiter ; Lucain et Lactance se bornent à le nommer, et seulement pour mentionner les horribles sacrifices qui lui étaient offerts. Maxime de Tyr désigne en passant la dieu qu’adoraient les Gaulois sous le simulacre d’un grand chêne. L’autel gallo-romain découvert en 1711 sous le chœur de Notre-Dame de Paris, et élevé en l’honneur de Hésus par les nautonniers de Lutèce, nous apprend que son culte existait encore sous le règne de Tibère[6]. Teutatès confinait à Hésus par l’idée de paternité renfermée dans son nom ; son culte était fort répandu chez les Gaulois, qui l’appelaient Ogmius. Ils vénéraient en lui le dieu du gain et du trafic, le gardien des routes, le guide des voyageurs, l’inventeur des arts et de l’écriture[7] si tant est qu’ils en eussent assez la nation pour en savoir gré à la divinité. Sous le nom de Gwyon, il conduisait les amas dans les sentiers de l’autre vie. En reconnaissance de tous ses services, en lui immolait, comme à Hésus, des victimes de premier ordre, c’est-à-dire des hommes. Les Romains croyaient reconnaître en lui leur Mercure. Lucien, dans un de ses dialogues, le représente avec la massue et la peau de lion d’Hercule, mais sous les traita d’un vieillard entraînant de nombreux captifs enchaînés à sa langue par des liens qui figurent, ainsi que l’explique l’interlocuteur gaulois, les séductions de sa parole[8]. Au quatrième siècle, date de la plupart des monuments épigraphiques ou sculptés qui se rapportent au culte de la Gaule, Teutatès est complètement absorbé dans Mercure. Du reste, la transformation des grands dieux celtiques est, à ce moment, à peu près consommée ; ils sont naturalisés dans le panthéon romain. Les divinités inférieures ou topiques paraissent avoir été plus réfractaires ; aussi ont-elles retenu, avec leurs attributs particuliers, une individualité parfaitement distincte. Ce qui conserve au système religieux de la Gaule son caractère propre et original, c’est le spiritualisme de son principe, qui tranche forcement sur les autres conceptions du polythéisme. La théogonie grecque reposait entièrement sur la déification de l’homme qui n’est elle-même que le culte de la matière sous la forme que lui ont donnée les arts. Les Romains firent des divinités de certaines abstractions philosophiques[9]. Mais si l’on compare à ce point de vue la Gaule aux nations plus éclairées qui adoraient Jupiter et Bacchus, on ne voit pas précisément que l’avantage soit du côté de celles-ci. Entre les deux modes religieux, il y a toute la différence de la superstition à l’idolâtrie. L’ignorant qui égare sa pensée dans les mystères de l’inconnu, le barbare qui, frappé de la notion de l’être tout-puissant, croit apercevoir ses manifestations dans les accidents du monde physique, dans les fantômes de son imagination, est plus troublé peut-être, mais il est en possession d’une idée religieuse plus haute que le philosophe ou l’artiste qui se font des dieux à leur image et ne conçoivent dans la divinité que la nature humaine avec plus de perfection et de puissance. César, qui comprenait tout, qualifiait d’un seul mot la religion de la Gaule, et ce mot était juste. Mais par cela même qu’elle était une superstition, cette religion touchait à des idées bien supérieures à tout ce que renfermait le paganisme romain. A ce point de vite dont, les druides, qui n’admettaient pas que leur dieu pût être contenu dans des temples, ni figuré sous les traits de l’homme, peuvent avoir mérita l’épithète de sages dont les honorait Diodore, comme ils ont encouru, à d’autres égards, celle de mages, de sorciers, que Pline leur a très justement appliquée, ainsi que nous le démontrerons plus loin.

 

Le dogme de l’immortalité de l’âme, moins altéré peut-être que celui du dieu immatériel et unique, avait également revêtu des formes particulières à la Gaule. Quelques points de l’enseignement druidique semblent se rapprocher de la doctrine de la transmigration qui, par Pythagore et Zamolxis, parait avoir, dans une antiquité assez reculée, exercé une grande influence sur l’Europe païenne des confins de l’Orient septentrional jusqu’aux peuples de la grande Grèce. On a relevé cependant cette différence essentielle, que l’aine, suivant la croyance celtique, conservait son individualité dans ses éternelles pérégrinations[10], tandis que, dans les idées pythagoriciennes, elle la perdait en s’absorbant, après chaque existence, dans l’âme universelle. Ce dogme était très populaire, d’après Pomponius Mela, les Gaulois ajournaient, selon cet historien, le règlement de leurs affaires à l’autre monde, et concluaient des marchés payables aux enfers[11]. — Leurs druides cherchent à leur persuader, dit César avec une nuance d’ironie qui trahit le sceptique, que les âmes ne périssent pas, mais qu’elles passent de l’un à l’autre, et celte croyance les affranchit de la crainte de la mort[12]. — César ne partage guère cette illusion, mais il en a vu l’effet sur la bravoure des soldats[13]. Selon vous, dit Lucain dans une invocation aux druides, les ombres ne descendent pas dans l’empire silencieux de l’Érèbe et dans les pâles royaumes de Pluton. La mort n’est qu’un passage entre deux existences[14]. Valère Maxime rapporte qu’il a vu, à Marseille, prêter de l’argent remboursable aux enfers, suivant une ancienne coutume[15]. L’usage où étaient les Gaulois de faire brûler sur leurs bûchers leurs femmes, leurs serviteurs, leurs chevaux, leurs animaux favoris, de se faire ensevelir avec leurs parures et leurs armes, démontre l’universalité de cette croyance dans leur pays et le sens qu’ils y attachaient. Ils comptaient bien retrouver dans le monde inconnu où ils allaient rejoindre les ancêtres, les affections, les habitudes et les besoins de celui-ci. Comme les Indiens de l’Amérique du Nord, ils entrevoyaient, au delà du trépas, les vastes territoires de chasse, les cavernes entourées de grands lacs[16] sur les domaines du Grand-Esprit. Ces vues sur l’immortalité n’ont rien d’incompatible avec l’état de barbarie où la Gaule était plongée au temps de César, puisqu’on les retrouver non moins vivantes chez des races encore à l’état sauvage. La barbarie même est souvent une raison de la puissance de cette idée. Plus l’existence est précaire, pleine de luttes et de dangers, plus l’homme ressent un impérieux besoin de la rattacher à un principe d’indestructible espérance qui lui assure dans l’avenir ce que lui refuse le présent. L’idée de l’immortalité de l’aine est une protestation instinctive de la conscience contre le désordre des choses ; elle est au fond de la nature humaine et ne dépend un rien du degré de la civilisation.

 

D’après les traditions bardiques recueillies dans le livre des Runes ou des mystères de l’île de Bretagne, les Gaulois admettaient trois cercles d’existence ; le premier, réservé à l’esprit infini, s’appelait le cercle de l’immensité ou de la Région vide. Dans le cercle de la Migration ou des Voyages, Abred, les âmes s’élevaient du fond du néant au passant par la série des êtres inférieurs jusqu’à la condition humaine qui se couronnait dans Gwynfyd, le cercle de la Félicité. Cette évolution n’était point absolument fatale en ce que le passage à un degré supérieur de l’être était subordonné aux progrès accomplis dans les phases antérieures, Il est facile d’entrevoir dans ces doctrines d’ailleurs si obscures, l’influence et la trace des idées chrétiennes. L’efficacité de la volonté humaine s’en dégage sans doute très vaguement, mais la loi de la rémunération selon les mérites y est indiquée. Quant au cercle de la Région vide, il est probable que c’est le christianisme qui en a chassé les esprits impurs pour en faire le séjour de la divinité et de l’esprit incorruptible. Notons en passant cette conception de l’infini sous la forme du cercle, qui n’est qu’une transposition dans l’ordre mystique des habitudes de la vie gauloise, la maison ronde, la table ronde, l’enceinte circulaire des dolmens, l’emblème druidique du serpent. Ces grands aspects du ciel ne dépassaient pas, en définitive, les horizons de la terre. Le document où s’affirme avec le plus d’énergie cette croyance à la transmigration et à la perfectibilité des âmes, le Chant du barde Taliésin, n’est guère que l’expression d’une grossière métempsychose et d’un illuminisme barbare. On y retrouve le mythe de la triade, mais obscurci et comme noyé dans un symbolisme emprunté à la nature et dont la sens est à jamais perdu pour nous. Existant, dit-il, de toute ancienneté dans les océans, depuis le jour où le premier cri s’est fait entendre, nous avons été décomposés et simplifiés par les pointes du bouleau[17] ; quand ma création fut accomplie, je ne naquis point d’un père, mais des neuf formes élémentaires, du fruit des fruits, des fruits du dieu suprême, des primevères de la montagne, des fleurs des arbres et des arbustes. J’ai été marqué par la terre dans son état terrestre, par la fleur de l’ortie, par l’eau du neuvième flot. J’ai été marqué par Math[18] avant de devenir un mortel. J’ai été marqué par Gwyddon, le grand purificateur des Bretons, d’Eurweys, d’Euron et Médron, de la multitude des maîtres enfants de Math. Quand le changement se fit, je fus marqué par le souverain à demi consumé. Par le sage des sages, je fus marqué dans le monde primitif au temps où je reçu l’existence... Je jouai dans la nuit, je dormis dans l’aurore, j’étais dans la barque avec Dylan[19], le fils de la Mer, embrassé dans le milieu entre ses genoux royaux, lorsque, semblables à ses lances ennemies, les eaux tombèrent du ciel dans l’abîme..... J’ai été serpent tacheté sur la montagne[20], vipère dans le lac, étoile chez les chefs supérieurs. J’ai été dispensateur de gouttes, revêtu des habits du sacerdoce et tenant la coupe ; il s’est écoulé bien du temps depuis que j’étais pasteur ; j’ai erré sur la terre avant de devenir habile dans la science. J’ai erré, ai circulé, j’ai dormi dans cent îles, je me suis agité dans cent cercles.

Le poème de Taliésin appartient au sixième siècle. Mais le fond des croyances qu’il exprime, les transformations qu’il énumère, la nature et le choix de ses éléments descriptifs, et jusqu’à ses formes lyriques où respire on ne sait duel souffle impétueux et sauvage, toutes ces circonstances semblent le rattacher aux plus vivaces traditions du druidisme. Il a pour but de résumer les principaux points de la doctrine sacrée touchant les pérégrinations de l’âme à travers la matière cosmique, depuis la formation du chaos jusqu’à l’achèvement de l’être dans la science et la sagesse. Si cette évocation des rêves d’une autre vie ne précise plus, comme la triade, la théorie des trois cercles, c’est qu’elle tient plutôt de la révélation et de l’extase que de l’enseignement et du dogme. Elle n’en est pas moins à nos yeux un des monuments les plus authentiques et les plus curieux des doctrines druidiques sur les origines et les fins de l’homme.

Mais, du fond de ces obscurités et de ces mythes, aucune lueur, à vrai dire, ne se projette sur le monde moral et ne vient tracer les lois de la conscience humaine. On reste dans le monde de la nature et de la matière, et bien que l’individualité de l’être qui aspire à devenir l’homme s’associe à ses transportations et à ses spectacles, et qu’elle leur communique par cela même quelque chose de sa sympathie et de sa grandeur, on est frappé de ce qu’il y a de désordonné, de confus et de stérile dans un pareil dogmatisme. il nous laisse l’impression d’une religion à l’état d’ébauche, à la mesure d’intelligences barbares, dont la rudesse se dissimule sous la voila toujours attrayant de la poésie, mais dont le symbolisme ne pouvait, sans montrer son néant, sortir de l’enceinte des pierres sacrées et franchir le seuil des forêts.

Et pour ceux de nos lecteurs qui, à l’exempte de Jean Reynaud et de ses imitateurs, seraient tentés, par cette sorte de séduction que le druidisme exerce encore sur quelques écrivains, de voir dans l’ensemble de ses doctrines le souvenir d’une des plus pures croyances qui aient honoré le genre humain et l’un des plus nobles monuments élevés à la divinité par sa raison et sa sagesse ; pour le petit nombre d’esprits, s’il s’en rencontre encore, qui n’hésitent pas à placer l’enseignement des chênes au-dessus même de ceux de l’Évangile, nous répondrons par un seul rapprochement. La vision de Taliésin nous rappelle, à beaucoup d’égards, celle de saint Paul[21]. On dirait que la barde, prenant à partie le christianisme et mettant les deux religions en présence dans un récit modelé sur celui de l’apôtre, a voulu opposer les épreuves d’une âme suivant la tradition druidique à ce même récit selon la révélation chrétienne. Le barde appelle à son aide toutes les puissances de la nature, comme un magicien habile, il en évoque les esprits invisibles, et dans cette rapide succession de tableaux gracieux ou terribles, il enveloppe l’imagination d’enchantements et de prestiges. Mais l’imagination seule est entraînée. La raison cherche le mot de la destinée humaine et ne le trouve pas. Taliésin est devenu habile dans la science, mais où est le secret de la perfection et de la vertu ? Le barde a-t-il une solution pour cet éternel problème ? Nullement, et c’est pour cela que ce grand cri se perd dans le vide de l’immensité, sans écho dans la conscience, et que sa religion est stérile. Ce secret, l’apôtre le donne, non comme un secret, mais comme un enseignement. Il ne fait point la genèse de l’âme. Il ne plonge pas au fond des gouffres de la vie chaotique pour en tirer ce germe inconscient ; il ne le promène pas à travers mille existences. Il prend l’homme dans les réalités de sa condition actuelle, dans les actes virils de sa volonté, dans ses souffrances, dans les luttes douloureuses de sa faiblesse pour la vérité et le devoir, et s’élevant au ciel par l’efficacité de la grâce divine, juste récompense de la vertu : — J’ai prié trois fois la Seigneur d’éloigner de moi l’ange de Satan, et le Seigneur m’a répondu : Ma grâce vous suffit, car la force se perfectionne dans la faiblesse. — À ce trait on reconnaît la supériorité de la doctrine[22]. C’est que la religion de saint Paul connaît quelque chose de plus puissant que la nature, de plus grand que le monde. Ce quelque chose est la conscience, ce qui revient au mot de Pascal : L’homme est si grand que sa grandeur parait même en ce qu’il se connaît misérable. Le druidisme ne sait rien de tout cela. Il est, nous l’avons dit, qu’une ébauche de religion, cherchant sa route à travers ce monde de la matière qu’il ignore et qui l’épouvante. Il ignore la conscience, il ignore l’homme. Cet hôte inconnu et tremblant de l’univers est pour lui un embarras ; il ne sait que le promener éternellement à travers les solitudes de l’espace, plus froides et plus sinistres encore que celles où il adorait ses dieux.

 

Les ministres du culte participaient du caractère terrible de leurs divinités. Il y avait de l’effroi dans le respect qu’ils inspiraient. Habitant comme elles les bois et les lieux déserts, les druides avaient perdu à la longue cette habitude de contemplation qui avait fait en Orient les savants et les sages, mais que rendaient impossibles le dur climat de la Gaule et la barbarie qui s’était faite autour d’eux. Il s’était accompli dans le sacerdoce un travail de dégradation analogue à celui qui avait insensiblement altéré les doctrines, à mesure que les immigrations celtiques en s’avançant sur les terres de l’occident s’étaient éloignées de leur berceau. C’est ainsi que la croyance à un dieu souverain, unique, s’était fractionnée en une multitude innombrable de génies, et que la tradition primitive s’était brisée en mille superstitions qui constituaient au temps de la conquête le seul culte apparent des prêtres et du peuple. Si l’absence de monuments sculptés antérieurs à cette époque semble donner à la religion druidique un caractère plus mystérieux, si les Celtes ne représentaient par leurs dieux sous la figure d’êtres animés, c’est moins à l’idée qu’ils se faisaient de la nature de l’infini qu’il faut attribuer cette circonstance, qu’à l’ignorance où ils étaient alors comme tous les peuples du Nord et de l’Occident de l’Europe, de la sculpture et des arts d’imitation. La preuve en est dans ces simulacres dont parle César, qu’il ne faudrait pas prendre pour des statues ou des effigies plus ou moins grossières, mais qui étaient des emblèmes plus rudimentaires encore, des arbres, des amas de pierres, des lacs, des marais[23]. Le culte des pierres, des sources, des arbres, la divination, le fétichisme, les sacrifices humains, avaient existé dans la Grèce primitive comme dans la Gaule. Le pasteur arcadien y adorait Hermès, gardien de ses troupeaux, sous la forme d’un bloc ou d’un tumulus de pierres[24]. Un tronc d’arbre y représentait les dieux transfigurés plus tard par Phidias. Les fontaines y étaient l’objet des mêmes réunions et des mêmes pratiques superstitieuses. Mais pendant que la Grèce et l’Italie s’étaient épanouies à la civilisation, la Gaule était restée stationnaire dans la barbarie. Il est du moins impossible d’y retrouver la moindre trace d’un effort et d’un progrès. Tout au contraire, on voit les dogmes s’altérer et s’obscurcir. La théogonie s’entoure des mêmes fables que chez les peuples les moins avancés. Les bœufs de Hu-Gadarn arrachant le castor du grand lac semblent un mythe emprunté à la religion des sauvages de l’Amérique du Nord.

Le druidisme ne pouvait on effet dépasser te niveau moral de la société dont il dirigeait l’éducation et réglait les croyances. En vertu de cette nécessité absolue qui rend toutes les classes d’une nation solidaires entre elles, il subissait à son tour les conditions d’un état social qu’il était impuissant à modifier. Cette impuissance témoigne contre lui. Aussi n’a-t-il laissé aucune trace historique et certaine de son influence sur la civilisation de la Gaule ; on ne peut lui attribuer l’initiative d’aucun mouvement littéraire ou intellectuel.

Et qu’on veuille bien le remarquer, les moyens d’action ne lui manquaient pas. Si l’on en croit le témoignage de tous les historiens, César à leur tête, il formait un corps homogène par son organisation et sa hiérarchie, puissant par sa position dans l’État où il occupait le premier rang. Il y remplissait les deux fonctions les plus augustes, la religion et la justice, et il tenait ainsi dans sa main les intérêts et les consciences. Le secret dont il entourait ses initiations et ses doctrines ajoutait à son prestige. Il était non seulement un pouvoir réel mais un pouvoir mystérieux. Ce secret ne s’appliquait pas seulement à la partie de son enseignement qui concernait la religion, mais à toutes les connaissances dont les druides se prétendaient dépositaires, médecine, astronomie, divination, chiromancie, astrologie, à tout cet amalgame de faits et de conjectures, d’observations et de vérités élémentaires, qui, noyées dans un fatras d’impostures et transmises de siècle en siècle, sont devenues la sorcellerie et les sciences occultes du Moyen-âge.

 

Le sacerdoce druidique, pour nous résumer sur ce point, se divisait en trois ordres, les Druides proprement dits, les Hommes des chênes, — les Ovates ou Eubages, — les Bardes. Il est bien difficile de reconnaître, dans les documents originaux, les attributs propres à chacun de ces trois degrés de la hiérarchie ; aux druides cependant semble avoir appartenu la partie la plus relevée du ministère, le haut enseignement théologique, la suprême juridiction, la direction et la surveillance du culte, l’interprétation de la volonté des dieux dans les circonstances solennelles. Les eubages étaient sacrificateurs, devins et médecins ; ils interrogeaient les entrailles des victimes et interprétaient les songes. Les bardes ne touchaient guère au culte que par le chant et la poésie ; ils célébraient sur la rotte, — la harpe celtique, — les louanges des dieux et des héros. Cette vaste association sacerdotale avait l’unité à son sommet. Chaque année il se tenait une assemblée générale dans les forêts du pays Chartrain ; les druides s’y rendaient de toutes les parties de la Gaule. Ces espèces de conciles accomplissaient des cérémonies religieuses, faisaient des initiations, rendaient des jugements sur les causes qui leur étaient déférées. On y cueillait en grande pompe le gui sacré, et cet acte liturgique était, selon l’expression de Pline, l’objet d’une vénération immense : Galliarum admiratio. Le gui avait, selon les croyances druidiques, des propriétés miraculeuses. Au besoin, le concile se transformait en conclave, et l’on procédait à l’élection du chef des druides, lorsque parmi les aspirants à cette dignité suprême il ne se trouvait personne d’assez éminent pour qu’elle lui fut attribuée de plein droit. De loin cet ensemble est fort imposant, mais César nous révèle à propos de cette élection une particularité bien significative. Qu’arrivait-il lorsque les suffrages étaient partagés ? les prêtres en venaient assez souvent aux mains : nonnunquam etiam armis de principatu contendunt[25]. Ils se livraient bataille, malgré leur caractère sacré, en vrais gaulois qu’ils étaient, et la force décidait du mérite des candidats.

Ainsi dans cette cohésion, qui d’ailleurs était réelle — et qui aurait dû être d’autant plus efficace qu’elle était unique au milieu d’une société dont les éléments restaient à l’état d’isolement, — le grand vice de l’esprit gaulois laissait pénétrer l’anarchie. C’est ce qui explique pourquoi l’influence politique du druidisme ne s’est manifestée nulle part. Il possédait en lui-même les deux grandes forces des sociétés religieuses : l’union dirigée par l’unité. Mais on ignore s’il en a eu conscience, et s’il tenta jamais de les introduire dans les formes de la société politique où il tenait une si grande place. Cependant nous ne voudrions pas être injuste envers lui, et peut-être faut-il voir dans la cité gauloise, telle que nous l’avons comprise, une conception et une œuvre du druidisme. Ce c’est sans doute qu’une conjecture, et des plus vagues et des plus incertaines ; mais la cité gauloise n’est pas une de ces formations politiques qui naissent toutes seules et par la logique des combinaisons naturelles. Elle semble plutôt être une violence faite à la nature des choses pour un but déterminé ; elle est une institution préconçue, voulue, avec un caractère abstrait et idéal qui tranche avec la personnalité des brenns, l’individualisme des clans, qu’elle essayait de grouper et de contenir. D’autre part elle est monarchique, unitaire ; l’autorité souveraine, exercée à deux ou par un seul, est absolue et se renouvelle tous les ans. L’idée ne peut donc être de provenance grecque ou italienne, où la forme républicaine dominait, et elle semble propre à la Gaule. Remarquons enfin que dans plusieurs cités les druides se réservaient le choix de ces souverains à l’exclusion des chefs politiques, intermissis magistratibus, ce qui permet de supposer qu’ayant été les législateurs primitifs, ils avaient entendu par ce moyen maintenir leur prépondérance.

 

La littérature druidique, si l’on peut donner ce nom à des chants improvisés ou appris en vue de certaines circonstances, n’a laissé que des souvenirs fort altérés dans lés anciennes poésies galloises et bretonnes. Ces compositions empreintes d’un lyrisme barbare n’expriment en général que des sentiments rudes et exaltés, des situations tragiques. Parfois elles touchent à des sujets religieux et mystiques ; toutes ont du caractère individuel et local, qui est celui d’un art fruste. Dans quelques-unes cependant on sent une inspiration plus délicate, comme dans le petit poème de Gwennola[26]. Mais bien que ces chants se rattachent évidemment par certains détails aux traditions bardiques, il est visible que la plupart ont subi l’influence du christianisme et qu’ils appartiennent dans leur ensemble à des âges postérieurs, au quatrième, au cinquième siècle, époque où ils ont été recueillis pour la première fois.

L’archéologie n’a pu jusqu’à présent constater, sur toute la surface de l’ancienne Gaule, aucun vestige d’un art celtique. Nous nous croyons autorisé à conclure qu’il n’en a jamais existé, et nous en avons donné la raison. L’art qui résume tous les autres, et qui est, à notre avis, l’art par excellence, l’architecture était inconnue des Celtes qui habitaient des constructions en bois, couvertes de chaume. Le druidisme, qui avait pour temples des forêts, des lacs, des marais, qui érigeait ses autels en pierres brutes, n’a pu être l’initiateur d’aucun essai d’architecture religieuse. Nulle part sur les menhirs, sur les cromlechs, n’apparaît une ébauche quelque peu intelligente de statuaire ou de sculpture.

Les Gaulois mettaient surtout leur luxe dans leurs armes et leurs parures. La plupart de ces objets leur étaient apportés aux emporium par des marchands étrangers ; ceux qui peuvent être authentiquement attribués à la fabrication indigène se reconnaissent à la profusion massive des métaux précieux et à la grossièreté du travail. Les ornementations qui s’y montrent parfois trahissent moins l’inhabileté de la main que l’absence d’imagination et la pauvreté de l’idée décorative. Les notions très inexactes qui se sont généralement accréditées sur l’art celtique tiennent à une erreur capitale des érudits du dix-septième et du dix-huitième siècle, qui faisaient remonter à la Gaule de Posidonius et de César des objets que l’art romain a marqués de son indiscutable empreinte, et qui appartiennent à l’époque gallo-romaine. Quant au monnayage, la question, plus complexe en apparence, se réduit à des termes fort simples. Il est historiquement certain que les premières monnaies en usage chez les Gaulois leur ont été apportées par leurs expéditions et provenaient du pillage des temples de la Grèce. Les pièces frappées à l’imitation de ces modèles marquent une décadence immédiate, qui se prononce de plus en plus à mesure qu’on se rapproche des temps civilisés, c’est-à-dire de l’époque romaine. Les Gaulois n’étaient donc pas à la hauteur de cette industrie, qui était exploitée chez eux par des monétaires grecs et carthaginois. Ils se bornaient à des reproductions grossières. Les monnaies contemporaines de César sont informes. Dumnorix fit fabriquer à Marseille des monnaies à son effigie où l’artiste avait dessiné la diane massaliote. Dans les reproductions qui en furent faites chez les Éduens, le type s’altère, les figures deviennent méconnaissables[27].

Nous négligeons les indications que pourraient fournir les poteries gauloises ; l’état actuel des découvertes ne présente pas quant à présent des données assez certaines. La céramique est d’ailleurs un art tout spécial, pratiqué quelquefois avec succès et avec élégance chez des peuples très peu avancés en civilisation. Cette élégance peut tenir à un sentiment naturel de la grâce des formes, à l’habileté individuelle de l’ouvrier. Les vases funéraires, les ustensiles usuels trouvés dans la Gaule, sont en général d’une fabrication très grossière. Parfois cependant on rencontre dans certaines fouilles quelques poteries d’un travail plus pur ; mais leur rareté doit les faire attribuer à l’importation étrangère ; ils étaient probablement achetés aux emporium. Les grands vases funéraires découverts récemment[28] à Bibracte appartiennent évidemment à cette dernière catégorie.

 

Cette religion, qui ne développait les aines ni du côté de l’intelligence ni du côté des arts, les comprimait sous l’étreinte de la terreur. Elle éloignait la sensibilité en ne découvrant la divinité que sous des aspects cruels et inexorables. Chez elle la nature obéit à des volontés sauvages, soumise à des puissances contre lesquelles luttent faiblement les bons génies. Les sacrifices y sont épouvantables, les prêtres, d’horribles bourreaux ; l’homme remplace l’animal sur le menhir ; des colosses d’osier sont remplis de créatures humaines qu’on livre aux flammes, et cela pour la moindre faute. A défaut de coupables, on brûle des innocents[29]. L’état social est en rapport avec celle religion d’extermination. La guerre est permanente, impitoyable entre les familles, les clans, les cités ; le pillage annuel est à l’état d’institution, l’oppression est partout. La bonté, la pitié sont exclues du gouvernement du monde ; il ne faut les attendre ni des dieux ni des hommes. Telle religion, tel peuple. Le Gaulois lui-même semble avoir ignoré la pitié ; s’il est bon, ce n’est que par accès et par caprice ; la bonté chez lui est un effet de son humour, non de sa réflexion et de sa vertu. Des hommes dont la principale occupation est de s’entre-détruire ne songent guère à la terre qui les nourrit ; ils la ravagent plus qu’ils ne la fécondent. Le travail a besoin de sécurité ; le laboureur n’ensemence que pour recueillir. Il faudra, selon la pensée de Strabon, qu’une main de fer désarme cette race fratricide, qu’elle convertisse ces épées en socs de charrues, qu’elle fonde des villes qui seront des écoles de civilisation, et surtout qu’elle abolisse cette religion, ces sacrifices, ces druides, pour que l’agriculture soit possible, que le commerce et les arts puissent naître, qu’une nation puisse se former[30].

 

C’est pour n’avoir pas tenu compte de ces éléments que certains écrivains sont arrivés à présenter sous les couleurs de l’histoire un druidisme faux et théâtral qui n’a rien de commun avec cette barbarie. A l’esprit de système opposons des réalités ; et sans insister davantage sur les théories dont sa prétendue doctrine a été l’objet, examinons les conditions matérielles au milieu desquelles vivait le druide.

 

Il est difficile d’admettre que le prêtre autour duquel se groupaient tant de superstitions, non seulement tolérées mais enseignées, ait été lui-même un philosophe et un savant. S’il entretenait la crédulité populaire de tant de pratiques grossièrement puériles, si les médicaments dont il conseillait l’emploi n’avaient d’efficacité que par la vertu de certaines paroles tragiques, si le gui cueilli sur le chêne avait à ses yeux des propriétés si merveilleuses, s’il pouvait à son gré donner des maladies ou les guérir, appeler ou détourner les orages, se changer lui-même un pourceau ou en loup, c’est que telle était sa croyance ou son imposture, ce qui n’est assurément ni d’un savant ni d’un sage. Où aurait-il appris la science, ce solitaire confiné dans les bois, dont la mémoire était surchargée de formules, d’incantations, de recettes, de notions sans liaison, sans logique, condensées dans une sorte de catéchisme poétique qui résumait en tercets rythmés toute sa théologie, toute son astronomie, toute sa médecine ? Il passait sa vie à les apprendre et à ne pas les oublier. Ce qu’un pareil exercice a d’infécond pour l’intelligence, tout esprit sensé le comprend. Mais il avait d’autres préoccupations encore. Le séjour des forêts dans un climat que les marécages rendaient encore plus froid qu’aujourd’hui, ne favorisaient guère, nous en avons fait la remarque, ces existences contemplatives que les prêtres de la Chaldée consacraient à méditer sur la nature, à scruter les profondeurs du ciel. Les nuits brumeuses ou glaciales de la Gaule ne lui ouvraient que bien rarement le beau champ d’observations. Les astres si souvent voilés à ses regards refoulaient se pensée sur la terre où le ramenait d’ailleurs le souci de sa propre conservation. Ce n’était pas, sans doute, contre les bandits errants qu’il avait à défendre sa demeure. La crainte qu’il inspirait suffisait pour les écarter. Mais il avait à la protéger contre le voisinage d’ennemis moins faciles à intimider, des bêtes féroces multipliées à ce point que, même au cinquième siècle, on était encore obligé de faire contre elles chaque semaine des expéditions régulières. Pendant les longues nuits d’hiver, les loups, les ours, attirés par la présente d’une proie, venaient rôder autour de sa cellule, et troublaient de leurs hurlements sa méditation en sa prière. Souvent il retrouvait sur la neige, à l’entrée de son dolmen, les traces de ces visiteurs nocturnes. Telles étaient du reste encore les conditions dans lesquelles, quelques siècles plus tard, vivaient les solitaires chrétiens. Pour traverser la futaie, où paissaient les bandes non moins redoutables des porcs, il lui fallait avoir sans cesse la gæse à la matin. Les sangliers, son emblème favori, labouraient son champ d’herbes sacrées sans respect pour les simulacres magiques appendus aux branches de ses pommiers, sous lesquels il instruisait ses marcassins, selon l’expression des chants bardiques, c’est-à-dire ses écoliers[31]. Ce n’était pas seulement avec des exorcismes qu’il parvenait à défendre sa récolta ou les fruits de son verger contre les attaques des oiseaux pillards. Sans doute les bois morts de la forêt alimentaient son foyer placé au centre de son habitation. La peau des fauves, produit de sa chasse, s’ajoutait dans la saison rigoureuse à sa robe de laine. Les fidèles des vicus voisins lui apportaient le rayon de miel, le quartier de venaison, le porc salé, les seuls, dont il faisait sa nourriture. Mais une telle existence, si elle pouvait suffire à ses besoins matériels, était en soi bien incomplète et bien dure. Elle était peu propice, il faut en convenir, à la culture de l’esprit, aux études savantes, à un grand développement intellectuel.

 

Dans sa solitude cependant il n’était pas isolé, encore moins inactif. Chez les peuples de l’Occident, le sentiment religieux a rarement abouti à l’extase et n’a jamais produit, aux époques même de la plus grande ferveur monastique, l’équivalent du prêtre de l’Inde absorbé dans la vision de Brahma. La mysticité d’un Celte ne pouvait en faire un fakir. Cette énergie qu’il tenait de sa race et de son climat l’associait aux rivalités des peuples bouillants et braves au milieu desquels il était né ; et bien qu’il fût dispensé de porter les armes, il se mêlait à leurs luttes et à leurs combats. On le voyait dans les camps, au plus fort da l’action, dans les conseils des chefs.

Le druide avait, de sa cellule, de nombreuses et incessantes relations avec tout le voisinage. Qu’on se figure au milieu de nos populations rurales, dont l’organisation diffère moins qu’on ne serait disposé à le croire de ce qu’elle était à cette époque, quelle serait l’influence d’un homme qui cumulerait dans un même canton la quadruple autorité du prêtre, de juge, de médecin, de l’instituteur. Le druide était tout cela, mais avec un degré d’ascendant et de prestige que n’expliquerait pas complètement le caractère sacré dont il était revêtu, et dont il faut chercher la cause dans l’état social. Le propre de la barbarie est non seulement d’aggraver les inégalités de position, mais de creuser entre les intelligences de véritables abîmes. La civilisation répand au contraire un fond de clarté commun auquel participent les plus misérables. Il y a moins de distance aujourd’hui entre les paysans les plus incultes et les hommes éclairés qui se partagent le devoir de diriger leur moralité, de les juger, de les guérir et de les enseigner, qu’il n’y eu avait entre le druide et la reste de la nation. Ces quatre grandes fonctions, il pouvait seul les remplir. Non seulement elles faisaient converger à lui les intérêts moraux et matériels qui sont de leur domaine, mais, aux yeux de ses concitoyens, elles l’élevaient en quelque sorte au-dessus de l’humanité. Comme prêtre, il était le représentant incontesté des puissantes surnaturelles dont il disposait à son gré ; il était un oracle, presque un dieu. — Juge d’une loi non écrite, interprète sacré de la coutume, il fixait les amendes et les restitutions civiles[32], ordonnait les châtiments et les exécutait lui-même. Il était la loi vivante, l’arbitre suprême des contestations, la terreur des coupables, et même un peu celle des innocents.

Du sait quelle est généralement dans les campagnes l’influence du médecin, influence d’ailleurs si légitime, puisqu’elle est fondée sur l’affection due à l’homme qui se dévoue au soulagement de nos souffrances. Le médecin est l’ami des chaumières ; le paysan croit en lui ; il attend de son habileté sa guérison souvent contre tout espoir, lorsque la nature a marqué le terme de ses douleurs. Et cependant, il sait que le médecin n’est qu’un homme comme lui : il le voit à l’œuvre exerçant son art avec simplicité et modestie, et cet homme, loin de s’attribuer un empire au-dessus des lois de la nature, se déclare soumis à elles, proclame les limites de sa science, s’incline devant la puissance de la mort. — Mais voyez le druide. Dans le hall du chef, comme dans la cabane du colon, il a des recettes pour tous les maux ; son pouvoir occulte est sans bornes ; ses formules sont souveraines ; elles commandent aux génies. En trois mots, il peut ranimer le mourant, si telle est la volonté du destin. Est-ce le médecin, le prêtre, le magicien qui va prononcer ? Il réunit tous ces caractères ; il tient dans ses mains les clefs de la vie et de la mort. Des cérémonies bizarres, des incantations dans un langage inconnu, ébranlent les imaginations, préparent le miracle qui va s’accomplir. Si le chef continue à s’affaiblir, si l’inflexible Géryon réclame une vie humaine, on va lui offrir en échange une vie moins précieuse, une âme dont il se contentera provisoirement, et le pauvre serviteur est immolé.

Cette science surhumaine a pour auxiliaires des agents naturels auxquels les génies ont attaché des propriétés divines. Les fontaines sacrées guérissent les unes la fièvre, les autres la teigne et les coliques. Le druide ne manque pas d’envoyer en pèlerinage aux fontaines les plus éloignées ceux dont les maladies ont résisté à ses incantations. Il recommande surtout d’allumer des torches au pied des chênes, près des roches saintes, aux carrefours des bois, en y déposant du lait, des œufs, une pièce de monnaie. Veut-on assurer la multiplication des troupeaux, l’engrais des porcs à la glandée, des bœufs au pâturage ? A-t-on des inquiétudes sur le sort de la moisson ; les plantes ont-elles besoin de soleil ou de pluie ? Le druide revêt sa robe blanche, et, entouré de la communauté rurale, sacrifie le bouc ou le jeune taureau, distribue les amulettes, les tisons du feu du dernier printemps ou ceux du Mois Noir, les plantes sacrées : gui, verveine, sélage, samolus, cueillis aux solstices, indique les formules préservatrices du mauvais sort. Il a des secrets pour la prospérité des abeilles. Si la sécheresse désole la contrée, la druide, suivi de la longue file des colons, se rend processionnellement aux sources qui produisent les tempêtes ; il en agite la surface avec une touffe de l’Herbe de Belen[33], chacun des assistant remplissant un vase à la fontaine, en répand l’eau sur lui, puis on finit par l’y plonger tout entier. Si à la suite de ces supplications des nuages se forment, si l’orage éclate, sa violence dépassera peut-être la mesure de ce qu’on demandait à la divinité ; si la foudre et la grêle ravagent les récoltes, c’est qu’il y a dans les ondes un druide qui les conduit[34].

Ainsi le druide fait le beau temps et la pluie ; il est de plus devin, aruspice ; il interprète les songes du chef ; il prévoit l’avenir. D’après son conseil, la jeune fille porte à son cou une boule d’ambre enveloppée d’étoffe. En lançant sur l’eau de la fontaine le lange du nouveau-né, il prédit la longueur ou la brièveté de sa vie.

Le druide enfin est l’instituteur, le dépositaire de tous savoir ; le fils du chef est confié à ses soins : il lui apprend la série des nombres, les faits mémorables du clan ; il lui fait réciter les ambra ou chants nationaux qui exalteront en lui l’orgueil patriotique ; il l’exerce à la patience, au courage, au mépris de la mort. D’autres élèves, destinés à l’initiation sacerdotale, sont l’objet de sa sollicitude ; leurs cabanes entourent la sienne dans la clairière où il a établi son nemheid ; ce sont ses écoliers favoris, ses chers marcassins, la lignée du vieux sanglier. Il les forme pour la science sacrée ; il confie à leur mémoire ce que ses prédécesseurs lui ont enseigné, et il ajoute un anneau à la chaîne des traditions.

 

Telle nous apparaît, dans la réalité des faits qui ont survécu à l’histoire et sous la couche profonde des mœurs populaires dans les pays oit ces usages subsistent encore, la véritable physionomie du druide ; — physionomie plus vivante qu’on ne le supposerait, à en juger par ces peintures de fantaisie qui l’ont représentée sous des couleurs faussement poétiques, — figure singulière et unique dont les circonstances que nous venons d’indiquer peuvent seules expliquer l’importance dans une société soumise à l’empire absolu de la force. En sa présence, le brenn irascible se sentait dominé par une volonté disciplinée, par une intelligence supérieure qui était à ses yeux comme un reflet de la divinité. Les peuples révéraient en lui le dispensateur de la justice, l’homme du châtiment, le ministre des esprits célestes, le maître des génies, Il avait, aux yeux de tous, ce prestige incontesté, souverain. Au fond, il n’était comme eux qu’un barbare, un peu moins grossier peut-être, mais à la fois plus artificieux et plus crédule ; aussi incapable que le Brenn et le colon de cette philosophie mystique, de cette théologie transcendante que l’on cherche à entrevoir dans l’obscurité des poèmes de Taliésin.

Ce n’est pas un des faits, les moins curieux dans l’histoire de l’esprit humain que cet indestructible attachement des races celtiques aux superstitions de leurs ancêtres. Lorsqu’on voit ces croyances résister de siècle en siècle aux missions de saint Martin, de saint Patrice, de saint Colomban, à l’effort continu de l’enseignement catholique, et qu’elles se retrouvent encore vivaces chez des hommes qui respirent le même air que nous, on peut se faire une idée de leur puissance à l’époque où elles étaient la religion nationale. Cet attachement fut si fort que l’Église dut pactiser avec lui, et que ne pouvant abolir des usages si profondément enracinés, elle prit le parti de les consacrer an les appropriant au culte des saints. Beaucoup de ces pratiques sont parvenues jusqu’à nous, notamment les pèlerinages aux fontaines, qui n’en sont pas moins d’origine celtique et un des souvenirs les plus authentiques de la religion des druides.

 

C’est cependant sur de pareils éléments qu’un écrivain, M. Jean Reynaud, pour ne citer que le plus brillant et le plus original de toute cette école, a élevé un monument plus séduisant d’aspect que solide et durable à la gloire du druidisme. Ce travail, très intéressant d’ailleurs, est moins une œuvre historique qu’un poème. Une éloquence entraînante, servie par une vaste et subtile érudition, y transforme la Gaule en une véritable Atlantide, auprès de laquelle pâlissent les conceptions les plus idéales de Platon. — Ces écoles, dit-il en parlant des druides, ou, si l’on veut, ces couvents, étaient situés loin des villes, dans la majestueuse solitude des bois. C’est là que l’on se représente le plus volontiers ces austères philosophes travaillant avec sollicitude au développement des générations nouvelles, ou demandant, pour leurs méditations, aux vallées d’alentour, quelque asile plus silencieux encore. Au lieu de ces scènes affreuses dans lesquelles se sont trop complu les historiens, on aime à suivre ces maîtres vénérables à travers les magnifiques jardins que donnent à l’homme, à si peu de frais, les vieux chênes, et à se peindre sur les gazons diaprés les flots paisibles de leurs tuniques blanches[35]. Plus loin, le même écrivain cite ce passage de Dion Chrysostome, contemporain de Domitien et de Trajan : C’étaient vraiment les druides qui régnaient, et les rois, tout assis qu’ils fussent sur des singes d’or, et quoique habitant des maisons magnifiques où ils étaient nourris splendidement, n’étaient que les ministres et les serviteurs des commandements des druides[36]. Le texte de Dion n’exprime au fond qu’un fait vrai, que nous connussions par César, la domination des druides ; usais il faut en retrancher un appareil beaucoup trop somptueux pour les pauvres chefs rie clan de la Gaule. Le titre de roi suffit, il est vrai, à l’orateur pour établir sa thèse et pour en faire accessoirement des rivaux des empereurs d’Orient. Mais le hall et le dunum ne répondaient guère à l’idée de pareilles magnificences. Nous appliquerons ces réflexions aux écrivains dont nous ne saurions accepter les théories. Le druidisme reste souillé, devant l’histoire, de ses attentats contre l’humanité et contre la raison, de l’épouvantable abus qu’il a fait de la vie humaine, des superstitions qu’il a enseignées et exploitées. Ce n’est pas avec l’imagination seule que l’on peut reconstituer le passé ; il faut avoir pénétré dans la réalité des faits, en avoir scruté le détail intime, pour retrouver le sens exact des indications échappées aux contemporains, souvent faussées par ceux qui sont tenus après eux, et pour arriver ainsi à la vérité qui doit être la seule ambition de l’historien.

 

 

 



[1] Lucain, Pharsale, III, v. 81.

[2] Lucain, Pharsale, III, v. 404 et suiv.

[3] Sozomène, liv. II, c. IV. — Eusèbe, Vie de Constantin. — Cet usage se retrouve dans l’intérieur de l’Afrique. V. Voyage de Samuel Backer au lac de Louta-N’zigé, Revue des deux Mondes, 1er Janv. 1867, p. 86.

[4] D. Martin, Religion des Gaulois, t. I, p. 139, Paris 1727.

[5] Cæsar, Bell. Gall., VI, 17.

[6] Cet autel est aujourd’hui au musée de Cluny.

[7] Ogbam, écriture, en gaëlique, d’après H. Martin, Hist. de Fr., t. I, p. 56, en note.

[8] Lucien. — Dialogues. Hercule Ogmius. — L’erreur de Lucien sur le nom d’Hercule a été démontrée par D. Martin, liv. II, ch. XI, et reconnue par tous les commentateurs.

[9] La bonne foi, la fièvre, la paix, l’abondance, etc.

[10] Cette doctrine est résumée dans ce trait de Lucain :

.....regit idem spiritus argus

Orbe alio.

Pharsale, I, v. 457. V. plus bas la théorie des cercles de vie.

[11] Pomponius Mela, lib. III.

[12] Cæsar, Bell. Gall., VI, 14.

[13] V. dans Salluste son discours au sujet de Catilina. La mort, dit-il, est la fin de tous nos maux. Après elle, il n’y a plus ni joies ni douleurs. Cat., 61.

[14] Lucain, Pharsale, I, v. 459. Mors media est.

[15] Val. Maxime, l. II, c. IV, n° 10.

[16] Chant d’Uther Pen-dragon. La Villemarqué, Romans de la Table-Ronde.

[17] Le bouleau, bedw, l’arbre de mal, parait être l’emblème des forces génératrices. — La plantation des Mals était certainement un débris du culte druidique.

[18] Personnification de la puissance de la nature.

[19] Le Noé ou le Deucalion de la tradition celtique.

[20] Le serpent, symbole du druide.

[21] Premier Épître aux Corinthiens.

[22] Il ne saurait entrer dans notre dessein de suivre M. J. Reynaud dans ses comparaisons entre le christianisme et le druidisme, toutes en faveur de ce dernier. De pareilles thèses ne peuvent se soutenir, quelque esprit qu’on y mette, qu’à l’aide de paradoxes dont le plus simple bon sens suffit pour faire justice. Les seuls mots de l’Évangile : beati mites, beati pauperes, sont la condamnation non seulement du druidisme, mais du toutes les religions de l’antiquité. Nous nous en tenons donc au simple rapprochement que nous a suggéré la vision de Taliésin, parce que nous sommes là sur le terrain de l’histoire.

[23] V. D. Martin, l. I, ch. XIII, passim.

[24] A. Maury, Religion des populations primitives de la Grèce, Mémoires des antiquaires de France, série II, t. XXII, p. 411.

[25] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[26] La Villemarqué, Recueil des Chants bretons, l. 280, 4e éd.

[27] M. de la Saussaye, Monnaies éduennes.

[28] En août 1866.

[29] Cæsar, Bell. Gall., VI, 16.

[30] Strabon, liv. IV (Allobroges).

[31] La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I, p. 22.

[32] Cæsar, Bell. Gell., VI, 19. Prœmia pœnasque constituunt.

[33] Jusquiame.

[34] Dans certains cantons du Morvan, aux yeux d’un grand nombre de croyants, le curé, héritier du druide, conserve encore quelques-uns de ces pouvoirs.

[35] Encyclopédie nouvelle. V° Druidisme. p. 418. — Ces flots paisibles auxquels se mêlaient des flots de sang humain.

[36] Id., Id., p 409.