LA CITÉ GAULOISE SELON L'HISTOIRE ET LES TRADITIONS

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — Le Clan ou Pagus. - Sa constitution. - Son territoire. - La féodalité gallique.

 

 

Plus on remonte le cours des origines historiques, plus on retrouve vivaces dans l’homme les sentiments qui se rattachent au souvenir de sa race et de son berceau. C’est que la famille est le commencement de toutes les agrégations humaines ; elle façonne les lois et les mœurs à son empreinte, et tout dérive d’elle. Homère raconte volontiers la généalogie de ses héros ; chez les peuples de race saxonne et celtique, le titre de la filiation s’ajoute encore aujourd’hui au nom patronymique, et cet usage existe également chez les peuples d’origine slave. Ce fait si universel et si simple n’a pas besoin d’explication. Dans les sociétés à l’état d’enfance, la famille est le seul lien qui puisse unir les hommes, le seul établi par la nature en l’absence des autres institutions, et en dehors de toute convention politique.

Les Gaulois du temps de César en étaient encore à cette forme patriarcale des sociétés primitives. Ils avaient, il est vrai, un instinct confus de leur nationalité, et comme un vague souvenir des communs ancêtres ; mais cette idée ne dépassait guère chez eux le seuil de la cité, C’est-à-dire les limites du territoire occupé par les tribus de la même famille. La notion de l’État était restée pour eux si imparfaite qu’elle n’était parvenue qu’à constituer une simple fédération entre les cités ; encore ce lien était-il sans cohésion et sans force ; il se brisait au moindre choc. Ce fut, nous l’avons dit, une des principales causes qui facilitèrent la conquête. Toute l’organisation politique se concentrait dans la cité, et encore la cité elle-même n’était-elle qu’une création artificielle, un peu factice, à peine ébauchée, et formée par l’union souvent précaire des tribus qui la composaient. Le monde gallique, a dit un historien, est le monde de la tribu[1]. Rien de plus exact que cette définition. La tribu est l’élément vital, l’unité vraie de ce système de confédérations superposées qui unissaient par des ligues aussi éphémères que fragiles les différents peuples de la Gaule. NOUS l’appellerons désormais le clan, pour lui restituer sa véritable physionomie celtique.

César traduisait parfois cette expression par celle de clientèle ou de famille (clientela, familia). Issu lui-même d’une race patricienne, il était trop versé dans l’histoire de son pays pour n’être pas frappé de cette prépondérance de la famille chez un peuple encore neuf où il retrouvait l’image de l’ancienne constitution de Rome[2]. Mais si cet aspect du patriarcat gallique et sa puissance redoutable s’imposaient à son esprit en mettant en scène un personnage aussi important qu’Orgétorix, il négligeait le plus souvent ces petites souverainetés de clans qui ne pouvaient lui présenter d’obstacles sérieux, pour ne s’occuper que des nations qu’il avait à contenir ou à combattre, et qui seules pouvaient lui opposer une résistance efficace. Toutes ses préoccupations se tournaient donc du côté de ces grandes ligues des cités qui faisaient face à ses armées et qui constituaient à ses yeux la Gaule militante. Le clan, réduit à son existence isolée, échappait à son attention. Ajoutons qu’en dehors de cette idée d’une hiérarchie politique fondée, comme autrefois à Rome même, sur la cognatio ou parenté, rien n’était plus opposé en général à l’esprit positif et dur des conquérants que ce mélange de croyances élevées, de superstitions grossières, d’instincts héroïques, de nonchalance et de brutalité, qui formaient, dans l’intérieur du clan, le fond de la vie barbare. Aussi, ne rencontrons-nous dans les écrivains latins et dans César lui-même que fort peu de renseignements sur le clan proprement dit, sur les rapports du chef avec ses subordonnés et la réciprocité de droits et de devoirs qui en résultaient. Mais à défaut de cette source l’informations à la fois incomplète et suspecte, parce qu’elle émane de vainqueurs et de vainqueurs dédaigneux, nous trouvons dans les documents celtiques toute l’abondance et toute l’authenticité désirables. Ces documents, ne l’oublions pas, se réfèrent à un état social dont nous sommes presque contemporains, — qui ne s’est perpétué, il est vrai, que dans quelques cantons de l’Écosse, de l’Irlande et de l’Armorique, mais qui s’y est maintenu à peu près intact, et lui a conservé presque jusqu’à nos jours les principaux traits de ce type essentiel de la féodalité celtique, le clan.

Les Romains, habitués à concevoir l’État sous sa forme générale et abstraite, ne rosaient dans le clan, dans ce qu’ils appelaient le pagus, qu’une subdivision de la cité. Mais cette notion, rapprochée de la réalité des laits, serait certainement inexacte. Le clan avait son existence propre et son autonomie ; il n’était pas une partie, mais un tout. La cité n’était qu’une confédération de clans. Le pagus, d’où vient le mot pays, était le territoire ou la propriété de la tribu ; il n’était pas la tribu elle-même qui existait en vertu de relations personnelles entre ses membres. Ces relations, fondées sur la parenté ou la vasselage, — formant une hiérarchie ayant à son sommet un chef ou roi, un brenn, selon l’expression celtique, — étaient complètement indépendantes du fait seul de l’habitation sur les terres de la tribu. Ces notions une fois dégagées, nous nous occuperons de l’assiette territoriale du clan et de la constitution du pagus qui formait son domaine.

 

Le pagus résume l’état de la Gaule. Toutes les formes, toutes les variétés de l’habitation gauloise, depuis la forteresse, l’oppidum, jusqu’à l’ædificium ou la case isolée, étaient comprises dans le pagus. Les agglomérations lises se répartissaient dans les vicus ou villages. Cette nomenclature des lieux habités se complète par le dunum ou forteresse de moindre importance concourant avec l’oppidum à la défense du pays, et par le mœnor, manoir ou mansus, demeure du chef de famille.

si nous continuons de prendre pour type la cité helvète, le pagus se composait généralement de cent villages[3] ; et, ce qui ne laissa pas de donner une certaine importance historique à cette organisation, c’est qu’elle se retrouve dans la constitution territoriale de l’ancienne France. Nous remarquons, en effet, que les provinces se partageaient en trente-neuf gouvernements militaires divisés eux-mêmes en trois cents pays, qui sont le nombre exact des pagus de la Gaule, d’après les indications de Plutarque. Il est intéressant de rencontrer de semblables concordances et de retrouver dans la géographie moderne ces traces d’un monde oublié. Ce qu’il faut constater surtout, c’est la continuité de la tradition populaire, qui a irrévocablement attaché la désignation de pays au territoire de l’ancien clan ou pagus, et qui en a en quelque sorte imposé les limites aux anciennes divisions administratives.

Cette division par cent existait chez les Bretons insulaires, et la dénomination de cantref, d’où dérive notre mot contrée, désignait dans la Cambrie un pays de cent villages, et formait, comme le pagus, une tribu sous l’autorité d’un chef de clan. C’est à cet ordre de choses que se rattache certainement le vieux dicton historique : le seigneur possède plus de quatre-vingt-dix neuf clochers, le roy s’en empare. Il n’y avait en définitive dans la Gaule d’agglomération à peu près fixe que le vicus. Son emplacement n’avait rien de régulier ; il était déterminé par des conditions toutes locales, tantôt par la proximité des forêts et des cours d’eau qui favorisaient la chasse et la pèche, tantôt par la fertilité des terres ou des pâturages, quelquefois aussi par la sécurité qu’inspirait le voisinage d’une forteresse, d’un dunum, d’un oppidum, où la peuplade pouvait s’enfermer à la première alerte. L’étymologie peut seule aujourd’hui nous faire reconnaître ceux de nos villages qui occupent les emplacements des anciens vicus celtiques : mais tout porte à croire que le nombre en est fort considérable.

Autour des vicus étaient dispersés de nombreux ædificium, des mœnors, des mansus, — mès ou meix des chartes féodales. L’importance de ces constructions isolées et celle des tènements qui en dépendaient variaient selon la qualité de leurs propriétaires et le rang qu’ils occupaient dans le clan ou dans la cité. Quelques-unes étaient la résidence de personnages puissants et riches, ayant autour d’eux un grand nombre de serviteurs et tout le train d’une opulence barbare ; les autres, en bien plus grand nombre, étaient habités par des serfs ou colons. L’aspect de celles-ci était le plus souvent misérable ; elles n’avaient ni fenêtre ni cheminée ; la fumée s’échappait par le toit. Dans les contrées peu fournies de bois, ces huttes étaient construites en branches et en terre, formant une sorte de pisé, quelquefois en moellons, mais bruts, sans mortier, et couvertes en chaume. on en arrive la description dans Diodore de Sicile. Les Bretons, nous dit-il, habitent de viles cases, concertes ordinairement de paille et de bois[4]. On a même reconnu, à la cité de Limes, sur les côtes de l’Océan, des maisons rondes, simples trous creusés en terre, dont la toiture, formée de pièces de bois réunies en faisceau à leur extrémité supérieure, s’élevait seule au-dessus du sol, et présentait l’aspect d’une tente. Dans le Morvan et dans la partie boisée du pays éduen, les cases étaient construites en poutres croisées. Quelques spécimens de ce mode d’habitation existent encore dans certaines localités isolées, autour du Beuvray. Les intervalles formés par les pièces de bois sont remplis d’un grossier mélange de terre et de pierres, conformément à la description de César ; la fenêtre y est un luxe, et la cheminée une invention toute récente.

Le mœnor avec quatre vicus formait chez les Gallois le domaine d’un chef, une sorte de seigneurie féodale. On ignore si dans la Gaule le nombre des villages qui se groupaient sous la protection de l’oppidum était ou non régulièrement déterminé. Mais leur réunion formait le clan, que César nomme famille, familia, parce que primitivement les membres du clan descendaient d’une souche commune, cognatio, et formaient ainsi une même race. Cette organisation existait chez tous les peuples d’origine gaëlique, même chez ceux d’Italie. On en retrouve encore des traces dans la Gaule, sous la domination romaine, mais elle se conserva tout entière chez les Bretons. La famille, dans certains cas, occupait une grande étendue de territoire, un pagus par exemple. César mentionne la réunion d’un clan helvète où assistaient plus de dix mille hommes. Ce chiffre nous donne une idée de la puissance du clan et justifie la définition que nous en avons donnée plus haut.

L’oppidum était, nous l’avons dit, un lieu de refuge contre les incursions de l’ennemi, Il y en avait chez les Gallois vingt-quatre par cent villages, un pour quatre ; mais cette proportion comprenait les mœnors fortifiés des chefs, les dunum et toutes ces petites citadelles désignées dans les Commentaires sous le nom de castellum. Rien de précis sur le système territorial et défensif des Éduens n’est parvenu jusqu’à nous. Dans les nombreux passages que César leur a consacrés, quatre oppidum ont seuls été nommés : Bibracte, Cabillonum, Noviodunum, Gergovia Boïorum, — Bibracte, Chalon, Nevers et Gergovie des Boïens dont on n’a pas encore retrouver l’emplacement. Ces forteresses étaient chacune l’oppidum principal d’un pagus ; mais, comme César ne les a mentionnées que dans l’ordre où les évènements militaires les plaçaient sous sa plume, on est réduit aux conjectures pour compléter une statistique que des études scrupuleuses rendraient néanmoins possible. Mâcon, dans les Commentaires, ne porte pas le titre d’oppidum : Matiscone in Æduis ad Ararim[5]. Au dernier chapitre du livre VII, César y place Sulpicius, en même temps que Q. Cicéron à Chalon, pour veiller aux fournitures de grains. Cette désignation étant étrangère à un fait de guerre, la position fluviale méritait une mention spéciale dans le récit, sans qu’il en résulte, ce qu’il serait difficile d’admettre, qu’à cette époque Mâcon fût dépourvue de moyens de défense. L’archéologie révèle du reste, à défaut de l’histoire, un nombre considérable de châteaux gaulois autour des forteresses principales. Leur importance varie d’après leur position stratégique, l’étendue de terres, le nombre de vicus et d’habitants qu’ils devaient protéger. Les uns ont conservé leur destination sous les Romains et au moyen-âge, les autres ne sont plus reconnaissables qu’à l’aplanissement des sommets qu’ils occupaient, à quelques terrassements, à des pierres écroulées, à quelques substructions. Tels sont Château-Beau, Dun-le-Roi, Suin, etc. Les dunum étaient des forts secondaires situés généralement sur les hauteurs et à l’entrée des défilés. Nous y reviendrons ultérieurement.

La distribution régulière des oppidum et des vicus signalée chez les Caltais se reproduisait dans les subdivisions territoriales. Sur douze manoirs, quatre étaient occupés par des hommes de condition servile et chargés envers le brenn de servitudes diverses, telles que de nourrir neuf fois par an ses chiens et ses chevaux. Les huit autres étaient tenus par des hommes libres[6]. Il est naturel de voir dans les chefs de ces manoirs ceux qui sont désignés par César sous le nom collectif d’equites, abstraction faite de leur degré hiérarchique. Chaque pagus, chez les Éduens comme chez les autres peuples celtiques, avait un chef spécial relevant du vergobret et ayant autorité sur les chefs inférieurs des dunum et des familles de sa tribu.

Nous n’avons que peu de données sur la population de la Gaule au temps de la conquête. Le chiffre de huit millions d’habitants auquel s’arrêtent les savants qui se sont occupés spécialement de cette question, parait sans doute bien peu élevé pour une surface aussi étendue, mais il faut se rappeler que la France, même sous Louis XIV, ne comptait que seize millions d’habitants. L’état de la Gaule ne comportait d’ailleurs ni des agglomérations urbaines, mi même des campagnes populeuses. Ses immenses forêts coupées çà et là de clairières où paissaient le bœuf et l’aurochs, l’imperfection ou l’absence complète des voies de communication entre les diverses parties du territoire, sont des faits qui témoignent de la prédominance des mœurs pastorales et de l’isolement de la vie rustique. La charrue n’avait pas encore entamé la forêt ; les familles, disséminées dans leurs vastes et improductifs domaines, redoutaient plus qu’elles ne recherchaient les voisins, et ne se sentaient en sécurité qu’au fond de leurs solitudes. Selon Diodore de Sicile, les cités les plus peuplées s’élevaient au chiffre de deux cent mille âmes ; les autres, à celui de cinquante mille. Plutarque, comme nous l’avons dit, évalue à trois millions le nombre de combattants que la Gaule mit sur pied pendant les huit années que dura la guerre contre les Romains ; en prenant la proportion du quart de la population totale, on arriverait au chiffre de douze millions d’habitants. Mais ces indications n’ont rien de précis et ne peuvent être soumises à aucun contrôle sérieux. Les uns, par amour-propre national, exagèrent la puissance de ce peuple ; les autres la rabaissent par esprit de système. Entre ces points de vue si divergents, il est bien difficile d’obtenir une approximation satisfaisante. Le seul dénombrement exact de la population d’une cité est celui qua nous donne César à propos des Helvètes[7]. La cité helvétique comptait en tout deux cent soixante-trois mille têtes[8], femmes, vieillards, enfants, et César prend soin de nous édifier sur l’origine et l’authenticité de ce document : ce chiffre de deux cent soixante-trois mille âmes, réparti entre les quatre cents vicus qui composaient la cité, donnerait cinq cent trente-sept habitants pour chacun d’eux, dont le tiers au moins vivait disséminé dans les campagnes. Mais il faut déduire de ce dernier nombre la population des douze oppidum que renfermait la cité et qu’on peut évaluer à cinq mille pour chacun d’eux, ce qui réduirait à cinq cents têtes la population du vicus, y compris celle des ædificium, des meix, des maisons isolées, qui étaient fort nombreux.

La cité des Helvètes ne renfermait, au dire de César, que trois oppidum par pagus. Il est évident que ces forteresses ne pouvaient contenir une population de vingt à vingt-deux mille habitants que dans des cas extrêmes, et lorsqu’un péril imminent obligeait tous les habitants du voisinage à s’y renfermer. L’oppidum central de la cité pouvait, il est vrai, servir de refuge à des populations beaucoup plus nombreuses. Mais la destination même de ces forteresses étant surtout s’offrir un abri momentané en temps de guerre, on ne peut leur attribuer un chiffre quelconque de population fixe, si ce n’est dans une proportion très restreinte.

 

Le trait caractéristique des institutions de la Gaule était le principe électif. Il s’appliquait à tous les degrés de la hiérarchie, et tous les pouvoirs relevaient de lui. Il conférait le commandement aux chefs, et nulle autorité ne s’exerçait dans la cité et sur les associations qui en dépendaient qu’il ne l’eût sanctionnée. Un rail aussi important ne pouvait échapper à un politique comme César, et il ne manque pas de nous le signaler. Dans la Gaule, dit-il, non seulement dans toutes les cités, dans tous les clans (pagus), dans toutes les subdivisions du pays, mais presque dans chaque maison il existe des factions. Ceux-là en sont les chefs, qui passent pour avoir la plus grande autorité, au sentiment des personnes à qui revient le pouvoir de juger et de décider souverainement sur tout ce qu’il faut faire ou résoudre. Le but de cette institution qui remonte à l’antiquité parait avoir été d’assurer au plus faible citoyen un recours certain contre le plus fort ; et, par le fait, il n’est pas un chef qui soit disposé à laisser opprimer ou circonvenir un des siens, et cela par celle raison, que s’il agissait autrement, il perdrait toute autorité parmi eux[9].

Ainsi, le commandement n’était pas héréditaire, bien que la noblesse la fût[10]. Chez les Gallois, comme dans la taule, le chef du clan n’était que le chef électif de la faction dominante. Tous les peuples de race gaélique ont toujours été en défiance contre l’hérédité. Leur susceptibilité de barbares était aussi ombrageuse à cet endroit que celle des démocraties d’Athènes et de Rome. Vercingétorix est chassé de Gergovie, parce que son père ayant usurpé autrefois l’autorité suprême, on craint qu’il ne veuille suivre cet exemple. Orgétorix, chez les Helvètes, est, pour le même motif, obligé de se donner la mort. Le vergobret, magistrat électif chez les Éduens, était changé chaque année. Aucun de ses proches ne pouvait, de son vivant, prétendre à celle charge, ni u0me entrer au sénat. Le chef de guerre était élu par l’assemblée générale des chefs de clans, le chef de clan était lui-même choisi soit par le vergobret ou son conseil, soit par le sénat, c’est-à-dire par l’assemblée des autres chefs.

Les chefs des oppidum répartis dans les pagus devaient être élus conformément aux mêmes usages. Les manoirs libres, qui s’étaient en définitive que des maisons particulières et qui ne dépendaient à aucun titre des pouvoirs publics, échappaient naturellement à l’administration et au droit qu’elle exerçait de désigner les chefs militaires. Néanmoins le principe électif tenait si profondément aux mœurs, et ses conséquences étaient poussées si loin, que, même dans la communauté rurale, le chef n’était point le père ou l’aîné, mais celui que choisissaient les membres de la famille. Peut-être César avait-il en vue les communautés, lorsqu’il parle des factions qui existaient dans chaque maison. Cet état de choses devait entretenir dans la Gaule une compétition qui ne pouvait manquer de tenir l’esprit démocratique en éveil, si comprimé qu’il fût par la prédominance de l’esprit aristocratique. Si les rangs de la hiérarchie féodale ne pouvaient s’ouvrir aux hommes nouveaux, l’ambition de ceux-ci trouvait parfois un stimulant soit dans la protection des chefs de la cité, soit dans la faveur populaire. Nous avons, dans les Commentaires, l’exemple de Virdumar. C’était, nous dit César, un jeune homme de très grande espérance, mais d’une naissance obscure. Placé, sur la recommandation de Divitiac, dans un poste de confiance auprès du général romain, il s’éleva aux plus hautes dignités de la République. Il est permis de supposer que de pareils faits se renouvelaient assez souvent, et que le gouvernement de la cité gauloise était une aristocratie tempérée. On ne voit pas que César ait introduit de changement dans ces institutions ; il imposait sa volonté lorsque les circonstances l’exigeaient, mais il respectait ordinairement dans leurs formes les coutumes des Gaulois.

Les attributions des divers chefs de cette hiérarchie féodale ou militaire nous sont bien peu connues ; il serait téméraire de chercher à déterminer !es pouvoirs que leur titre conférait à chacun d’eux, et les rapports suivant lesquels s’échelonnaient les membres de cet organisme. Vous nous bornerons à quelques indications générales.

Le chef de la cité n’avait, nous l’avons dit, qu’un pouvoir temporaire, mais dont il serait difficile de définir la nature et l’étendue. Il devait exercer une sorte de dictature, d’autant plus absolue qu’elle était plus limitée par le temps, et qu’elle impliquait dès lors une responsabilité plus immédiate. Il devait naturellement commander à tous les chefs des clans qui composaient la confédération, et avoir une influence décisive sur les affaires de la cité, notamment sur la paix et sur la guerre. Il était magistrat suprême, dans quelques cités, généralissime. Comme reconnaissance de son autorité, la cité prélevait en sa faveur une part sur le revenu de tous. On était dans l’usage, selon Tacite[11], de lui offrir, comme don volontaire, et par chaque tête d’habitant, soit du bétail, soit des grains, qu’il acceptait à titre d’hommage, et qui formaient ce que nous appellerions aujourd’hui sa liste civile. Mais aucun présent n’était plus agréable au chef d’une cité que les offrandes envoyées soit par des particuliers soit par des cités voisines, et qui consistaient en chevaux de prix, en grandes armes ou phalères, en colliers ou torques. Plus tard, les Romains leur apprirent à recevoir de l’argent[12]. C’était un hommage rendu à un chef puissant dont on recherchait le patronage, ou qui représentait des intérêts communs. Ces échanges de procédés entretenaient les rapports de cité à cité, de reconnaissance d’un côté, de protection de l’autre. Ainsi s’expliquerait le pouvoir de Dumnorix, qui avait établi son influence non seulement sur sa cité, mais sur les cités limitrophes[13], et cela, parce qu’il était le représentant sympathique de l’esprit national, et qu’il personnifiait le parti de la résistance aux Romains.

Le chef de clan, bien qu’électif en principe, réunissait, en fait, à peu près tous les attributs d’une souveraineté héréditaire. En Germanie, il était grand justicier, comme tous les rois ; il jugeait seul ou en faisant siéger à ses côtés des assesseurs. Mais, dans la Gaule, où le druidisme était prépondérant, il avait à compter avec le pouvoir religieux, qui revendiquait, comme rentrant dans ses attributions, le droit de rendre la justice. En Germanie même, où les druides n’avaient pas la même influence, ils conservaient encore, au temps de Tacite, le choit d’infliger des réprimandes et des punitions corporelles.

La principale fonction du chef de clan et des chefs gaulois en général, était la guerre. Avec la chasse et les festins, elle remplissait à peu près toute leur existence. Lorsque la cité faisait un appel aux armes, le chef de clan se mettait à la tète de son contingent et le conduisait au combat. Il était en toute circonstance le protecteur naturel des hommes de sa tribu ; ceux-ci lui devaient en retour une fidélité inviolable, un dévouement à toute épreuve. L’Éduen Litavic, près de tomber entre les mains de César, s’enfuit à Gergovie, accompagné de tous ses clients. C’est une honte chez les Gaulois, disent les Commentaires, d’abandonner la chef, même dans un danger suprême[14]. Orgétorix, accusé par les Helvètes d’aspirer à la royauté, se présente escorté de tout son clan, au nombre de dix mille hommes, de sa famille seulement, sans compter ses clients ni ses débiteurs, brave ses juges et échappe au supplice. La dévouement des compagnons du chef, — comites chez les Germains, — leur taisait un point d’honneur de périr avec lui, dussent-ils se tuer eux-mêmes. Quiconque manquait à ce devoir était réputé infâme. Les soldures, chez les Aquitains et dans le midi de la Gaule, formaient, comme les comites germains, une garde autour de la personne de leur chef, et, comme eux, ils devaient partager ses exploits et sa mort. Au moment où Crassus, lieutenant de César, prenait possession de l’oppidum des Sotiates, en Aquitaine, leur chef Adcantuann s’élança de la ville avec six cents dévoués. — On les appelle soldures, dit César ; voici leur condition : ils se lient à la vie et à la mort, à la bonne et à la mauvaise fortune d’un chef ; s’il péril, ils périssent avec lui ou se donnent la mort ; et, de mémoire d’homme, aucun n’a manqué à ce serment.

Diodore de Sicile dit que les suivants des chefs filaient de condition libre et choisis parmi les prolétaires ; qu’ils les accompagnaient à la guerre comme gardes ou conducteurs de chars[15] Ne serait-il pas naturel de voir dans ces suivants prolétaires les fils des colons libres qui, à quatorze ans, d’après les lois galloises comme d’après l’usage féodal, étaient présentés au chef de race, tenu dès lors de les nourrir ? Dans cette jeunesse se recrutaient les serviteurs à la limite de l’enfance[16], employés comme chansons aux banquets dans la demeure du princeps. Nourris sous son toit, grandissant auprès de lui, apprenant le maniement des armes dans son hall, auprès des soldures, bercés des chants composés en son honneur, ils devaient être préparés de longue date à faire partie de ses dévoués. Dumnorix, chef des cavaliers éduens, ne montait jamais à cheval sans être suivi d’une troupe d’écuyers qu’il nourrissait de tout temps à ses frais, et qui ne le quittaient jamais[17]. Le même usage existait chez les Germains.

L’importance d’un chef dépendait surtout du nombre de ses adhérents et de ses subordonnés, parmi lesquels figuraient en première ligne les chefs des mænors, qui disposaient à leur gré des colons qui habitaient les terres de leur domaine. — Selon que leur naissance ou leur richesse les recommandent, ils réunissent autour d’eux un plus grand nombre d’ambactes ou de clients[18]. Chez les Germains, la foule se rallie aux plus forts et aux plus éprouvés[19]. Le sens de cette expression de clients n’est pas encore nettement défini. Cependant on les regarde comme de petits propriétaires recommandés, des suscepti[20], dans les conditions qui se généralisèrent pour une classe nombreuse d’habitants, à la fin de l’empire romain et sous la féodalité[21]. C’était sans doute cette classe intermédiaire qui fournissait ces archers que la Gaule, comme la Bretagne, possédait en si grand nombre, et qui se rassemblèrent, après la prise d’Avaricum, sous les ordres de Vercingétorix[22]. Leurs flèches étaient empoisonnées avec le suc de l’ellébore et de quelques autres substances, d’après Strabon. Chaque chef de famille devait être armé. Chez les anciens Bretons, il a trois espèces d’armes dans la loi s’occupe : l’épée, la lance et l’arc, avec ses douze flèches dans le carquois. Tout chef de famille doit les tenir prêtes, en cas d’attaque d’une armée ennemie, d’étrangers ou d’autres pillards[23]. Mais le corps des ambactes, dont nous avons parlé tout à l’heure, se prenait en dehors de la clientèle.

Un peuple chez lequel l’élection intervenait si fréquemment, qui était si souvent appelé à décider de ses propres affaires, devait avoir des lieux et des époques de réunions générales, L’assemblée se tenait en plein air, souvent dans les bois ou dans quelques lieux sauvages, mais où les accidents du terrain se trouvaient combinés de manière à faciliter la mise en scène de ces sortes de drames populaires. Tacite nous raconte la formation de ces assemblées. En Germanie, elles avaient lieu à des époques déterminées, à de certaines périodes de lune, mais sans convocation ni heure assignée ; chacun s’y rendait de son côté : un jour, deux jours s’écoulaient en attendant que l’on fût en nombre. Lorsque l’affluence était jugée suffisante, les chefs prenaient place tout armés : considunt armati[24]. Les assemblées générales de la cité gauloise n’étaient pas autre chose, et c’était ce que César appelait la Sénat.

Le clan, comme la cité, avait ses assemblées solennelles ; la Vie de saint Patrice las mentionne plusieurs fois. Nous donnons le texte même de l’hagiographe, parce qu’il décrit leur composition et résume leur physionomie :

Dans la province de l’Ulster, un chef avait réuni un grand conseil avec ses druides, ses fils et la foule de ses sujets. C’étaient les sept fils de Amhlayd, homme illustre par sa naissance, sa dignité, ses richesses et sa puissance, avec une troupe de leurs gens dont la nombre dépassait douze mille[25]. C’est la reproduction du chiffre des Gentiles d’Orgétorix. Là, ces grands Hiberniens, adorateurs de pierres[26], armés de longues lances de frêne, ou tenant en laisse des dogues féroces qu’ils lançaient sur le passant ou sur l’ennemi, discutaient, comme dans la Gaule, leurs projets belliqueux. Les Bretons se faisaient entre eux des prétextes de guerre. Armés à la manière des Gaulois, ils s’attaquaient souvent les uns les autres par l’unique ambition de commander aux vaincus[27]. — Adopter les haines soit d’un père, soit d’un parent, aussi bien que ses amitiés, est un devoir[28]. Ces mœurs étaient tellement enracinées que saint Columb-Kill lui-même passa un jour dans l’Ulster pour rassembler sa famille qui, réunie à un autre clan, tira vengeance d’un meurtre odieux commis par un chef[29]. Ce que Mela dit des Bretons. Diodore et Strabon le disent des Gaulois. L’injure faite à l’un d’eux était faite à tous ; impressionnables, violents et téméraires, ils étaient toujours prêts à se battre[30]. Avant l’arrivée de César, ils étaient en guerre presque tous les ans, soit pour attaquer, soit pour se défendre[31]. Cet esprit de solidarité persista longtemps en Gaule ; il était le principe des haines de village à village, de métier à métier, qui n’ont guère disparu qu’après la révolution de 1789[32].

La population d’un clan comprenait aussi des esclaves. Cet élément se composait soit de prisonniers de guerre, soit de colons réduits à vendre leur liberté pour payer leurs dettes. Les historiens latins ce nous donnent que très peu de renseignements sur cette masse d’habitants qui ne comptait pas, dans l’antiquité, parmi les personnes, mais parmi les choses. Leur silence s’explique aussi par une autre raison ; c’est que l’institution de l’esclavage chez les Gaulois n’y présentait aucune analogie avec ce qu’elle était à Rome. Les esclaves n’y étaient pas distribués par classes dans les différentes espèces de services, ni attachés isolément à un maître. Chacun d’eux avait son habitation, ses pénates, où il se gouvernait à son gré. Sa condition était celle d’un fermier, nous dit Tacite[33] ; il payait à son maître un certain tribut en blé, en bestiaux, en vêtements ; l’esclave ne devait rien au-delà[34]. Dans l’état encore barbare des mœurs gaëliques, la condition de l’esclave ne pouvait différer que Puri peu de celle du colon, et l’esclavage lui-même, qui était à la fois le besoin et le fléau des sociétés raffinées de l’antiquité, n’avait pas sa saison d’être dans la Gaule, où tout le monde, excepté les grands, était appelé à remplir les plus rudes fonctions manuelles[35].

L’esclave gaulois subissait donc un état qui le rapprocherait plutôt du serf du moyen-âge. Il était rarement frappé ; mais si on le tuait dans l’emportement de la colère, le meurtre restait impuni. La loi galloise nous donne l’explication de cette coutume ; elle était motivée sur ce que la victime n’avait pas de parents, gentiles, qui pussent légalement réclamer la compensation[36].

 

L’état des propriétés dans la Gaule correspondait à l’état des personnes. De même que les hommes du clan n’étaient qu’une famille, n’avaient qu’un chef, les terres du pagus n’étaient qu’un seul héritage, n’avaient qu’un propriétaire, le clan tout entier, personnifié dans son chef qui administrait, tout porte à la croire, la propriété commune. Il présidait à la distribution des cultures, assignait à chaque terre ses cantonnements, suivant l’importance ou la condition de chacune[37]. Cette répartition n’était d’ailleurs que provisoire ; elle formait un métayage de courte durée qui renouvelait à des intervalles très rapprochés les cultivateurs du sol, la propriété restant indivise pour toute la tribu. Ces mœurs nous reportent aux époques primitives dont la Bible nous a retracé le tableau, et qui se sont maintenues jusqu’à nos jours en Orient et chez les Arabes. Dans le pays de Galles, le chef était seigneur de toutes les terres de son clan ; il concédait aux chefs de maisons des possessions privées dont nous parlerons tout à l’heure, et sans préjudice de leurs droits dans la propriété commune.

Chez tous les peuples de race gaëlique, comme dans la Germanie, la communauté était la règle, la propriété l’exception. Les textes de Tacite, de César, les lois d’Hoël-le-Bon, ne laissent aucun doute sur ce grand fait historique. La communauté était tellement dans les mœurs que, même dans la plupart des propriétés ou tènements possédés à titre distinct, et en dehors des domaines du clan, la terre restait indivise entre les membres de la famille ; elle était sa propriété, son domaine, son patrimoine commun, et non celui des individus qui la composait, toujours sous l’autorité d’un seul choisi par les siens. De là ces Communautés rurales qui ont traversé sans altération, avec leur principe électif, l’époque romaine, tout le moyen-âge, pour arriver jusqu’à nous. Notre siècle, qui a vu tant de ruines, assiste aujourd’hui à la dissolution de ces derniers restes de la nationalité des Gaëls. Nous n’hésitons pas à leur attribuer cette antique origine, malgré l’opinion des jurisconsultes qui se contentent de les faire remonter au régime féodal. La propriété du colon, sous la féodalité, ne différait pas d’ailleurs très sensiblement de sa constitution à l’époque gauloise ; mais le principal caractère de la Communauté, telle qu’elle s’est maintenue parmi les populations d’origine celtique, dans la Morvan, dans la Nièvre, dans tout le pays situé entre l’Arroux et la Loire, celui qui la rattache authentiquement à la famille gauloise et à la Gens germanique, c’est, nous l’avons dit, son principe électif. Ce droit d’élire le chef en dehors de la naturelle de la famille, et qui a survécu aux temps ou aux révolutions, qui existe aujourd’hui tel qu’il existait à l’époque de César, donne à la Communauté une physionomie à part qui tranche profondément sur les institutions créées par le moyen-âge[38].

La communauté rurale était constituée chez les Germains comme dans la Bretagne et dans la Gaule. César l’a définie avec sa concision habituelle. C’ôtait une association d’hommes de même famille en de même race, qui se réunissaient peur cultiver ensemble la quantité de terres, et dans les localités qui leur étaient assignées par le chef. Magistratus ac principes in annos singulos gentibus cognationibusque hominum, qui una coierunt, quantum et que loco visum est, agri attribuunt atque anno post alio transire cogunt[39]. Dans ces terrains, dont l’étendue dépasse tous les besoins, on reconnaît de suite les communaux. Le colon peut leur demander une récolte ; nuis il ne pourra s’y perpétuer. Au bout d’un an, le clan rentre dans sa propriété, la terre redevient commune. Aussi le témoignage de Tacite confirme-t-il celui de César. Leurs champs, dit-il, sont occupés tour à tour par tous les vicus, suivant le nombre des cultivateurs, et ensuite ils les partagent entre eux, suivant leur condition. La vaste étendue des terres en facilite le partage. Ils en changent chaque année, et il en reste encore. Ils n’excitent poins par le travail la fécondité du sol ; ils ne luttent pas contre l’espace pour planter des vergers, enclore des prairies, arroser des jardins ; ils n`exigent de la terre que des céréales[40]. Il ne vient pas à la pensée d’un colon annuel de planter pour ses successeurs. Dans la loi galloise, la propriété n’était point héréditaire, mais elle ne se dissolvait qu’a la mort du père de famille. Les biens qui en faisaient partie rentraient alors dans le domaine du vicus.

Les terrains communs, les droits d’usage dans las bois et les pâturages, étaient la conséquence naturelle de la dépaissance des troupeaux, le revenu le plus net des habitants. Les clans défendaient leurs parcours, comme les pasteurs de la Bible défendaient l’herbe et l’eau. Saint Cadok, disciple de saint Patrice, énumérant tout ce qui lui parait mauvais ou défectueux, disait : J’ai horreur d’un clan sans patrimoine[41]. La féodalité vécut sur les mêmes coutumes ; les seigneurs de la Roche-Milay, par exemple, au pied du Rouvray, suivaient depuis bien des siècles la méthode gauloise, en concédant, moyennant de faibles redevances, la droit de glandée et d’usage dans leurs immenses forts qui s’étendaient jusqu’aux bords de l’Acroux[42]. La suppression de ces droits par la législation moderne est un des griefs douloureux de l’habitant du Morvan, qui n’a jamais cessé de protester, au moins par ses infractions, en faveur de la communauté des pâturages, des bois et des eaux, de ce qui vient tout seul, suivant son expression.

Dans l’esprit de ces populations restées primitives, le souvenir des droits d’usage et des communaux est une tradition, la propriété personnelle, une atteinte aux droits du colon. On pourrait presque reconnaître les cantons qui ont conserve les mœurs celtiques, à l’importance des communaux et à la répulsion qui éprouvent les plus pauvres à les voir mettre en valeur. Dans le département de la Creuse, où l’agriculture gauloise a persisté jusqu’à nos jours, l’administration forestière a pu à grand’peine obtenir des communes le reboisement de deux ou trois cents hectares, sur seize mille complètement improductifs.

La forêt était avec le pacage le grenier d’abondance du vicus. Elle avait, du reste, peu de valeur vénale chez les gaulois, surtout lorsqu’elle était loin des rivières. Les forêts n’avaient d’utilité que pour la chasse et la paisson, aussi l’arbre remplaçait-il la pierre dans les pays même où elle abondait. Les murs de l’oppidum, l’habitation du chef et du colon, provenaient des futaies ; chacun y prenait le chauffage et les pièces de construction à volonté. S’il en eût été autrement, le colon eût eu bénéfice à tirer de la carrière les brocs nécessaires à sa clôture ou à sa maison. Nous rappelons en passant l’exemple cité par Scymnus de Chio, de cette peuplade barbare des Mosynæci, qui habitait au-delà de l’Euxin, dans des tours de bois[43]. Aujourd’hui, comme au temps du géographe grec, et comme dans la Gaule il y a deux mille ans, le paysan russe, armé de la hache qui ne le quitte jamais, coupe et façonne dans la futaie de son seigneur sa hutte de poutres entrecroisées. Le colon du Morvan, par une habitude traditionnelle, ne visite guère sa propriété sans la hache sur l’épaule ; elle lui lient lieu de couteau, de serpe, du tous les outils. Jamais il ne lie ses bœufs sans fixer l’indispensable instrument à une entaille réglementaire dans toutes les charrettes du pays. La hache à abattre le bois était de même la compagne inséparable du colon gaulois, et conservait dans la famille, qui lui devait de si précieux services, un caractère presque sacré. D’après le code d’Hoël-le-Bon, le père n’avait pas le droit de la léguer. Elle formait, dans sa succession, avec la chaudière et le couteau paternels, un apanage privilégié en faveur du plus jeune fils, comme un dernier enseignement, et comme les témoins muets des luttes du père de famille[44]. La marmite héréditaire participait au même prestige : A la dissolution de la Communauté des Gariots (Nièvre), le maître de la communauté avait emporté et conservait comme un trophée la marmite en fonte, ou, pour employer le terme populaire, le pot de la communauté[45]. A la dissolution de communautés semblables, dans d’autres parties du pays éduen, la possession de cet ustensile était pareillement un point d’honneur ou un privilège. Cette coutume dans les communautés, qui, selon nous, remontent à l’organisation rurale de la Gaule, semble être un des derniers signes du pouvoir et une prérogative du chef de famille. Chez les Germains, les chevaux paternels n’appartenaient point à l’aîné, comme les autres biens, mais au plus brave et au meilleur cavalier[46].

Les nombreux ædificium disséminés dans le voisinage des vicus et des oppidum étaient entourés de quelques arpents de terre qui constituaient la propriété héréditaire et divisible des colons libres ou petits propriétaires recommandés[47]. Ces exploitations, distinctes de la grande communauté du clan, rappelaient tes maisons des Germains mentionnées par Tacite, séparées entre elles et dispersées, selon qu’une source, un champ, un bois, avaient plu au colon[48]. Dans chacune d’elles vivait une famille gauloise, au milieu d’un petit domaine renfermant terres, pacages, animaux. On ignore l’origine de cette catégorie de propriétés, et comment elles ont pu se former en dépit des institutions et des mœurs si opiniâtrement répulsives de toute appropriation individuelle. Cependant on doit croire qu’elles furent tolérées d’abord, établies ensuite comme le seul moyen de rendre possible la culture des pays peu fertiles, et d’encourager les efforts des colons qui avaient à lutter contre un sol ingrat. Toujours est-il que le clan comptait une classe assez nombreuse de petits propriétaires. César mentionne fréquemment l’ædificium rural, comme on l’a vu : et, dans sa huitième campagne, ses éclaireurs chez les Bellovaques vont aux renseignements dans les chaumières[49]. Dans le pays éduen, à une époque contemporaine de la rédaction des lois de Hoël-dda, la propriété se trouvait exactement soumise au même régime que chez les Gallois de la Bretagne insulaire. La même distinction entre les tènements libres et les tènements serviles y existait[50]. Ces tènements, avec la maisonnette, l’ædificium et son modeste domaine, étaient souvent insuffisants pour nourrir une famille, qui trouvait alors dans les communaux et les usages le complément de ses ressources. C’est à la persistance de ces coutumes dans le Morvan et dans l’Autunois qu’on attribue avec raison l’abstention de cette contrée dans le mouvement communal[51] qui entraîna autour d’elle tous les pays dont le sol plus riche se prêtait à la division. Tous les rapprochements tendent à prouver que le mansus était d’origine gauloise dans la pays éduen. Il formait le lot de ces colons indépendants, mais pauvres, que les charges d’un domaine trop limité faisaient passer si souvent dans la classe des obœrati, des débiteurs.

Le colon libre, immunis, avait te droit de disposer de sa petite propriété : il la partageait entre ses enfants, et le partage pouvait être recommencé à la troisième génération. La Vie du saint Patrice fournit un exemple de ces mêmes usages en Irlande : Dans un lieu appelé Élam, douze frères, fils de Cyllad, dominaient. L’un d’eux, Saran, tenait le principat dans cette terre. Aussitôt leur père mort, ils étaient réunis pour partager son héritage, et ils avaient spolié de sa portion leur plus jeune frère[52], etc. Le droit d’aînesse n’existait ni dans les lois galloises ni dans la Gaule. D’après la code d’Hoël, tous les privilèges, même celui d’hériter de la maison paternelle, étaient en faveur du plus jeune. Chez les Germains, les neveux héritaient au même titre que les enfants ; leur lien de consanguinité ou d’agnation paraissait même, dans quelques circonstances, comme plus étroit et plus sacré que la filiation directe. Ils étaient ordinairement préférés comme otages[53].

Malgré ce privilège de la transmission héréditaire, la position du colon libre était le plus souvent, comme nous l’avons dit, précaire et misérable[54]. C’est à lui surtout que s’applique l’observation de César sur la triste condition de la plèbe gauloise, si souvent écrasée par les impôts et les dettes, souvent aussi par les exactions et les injustices des puissants, et obligée de se mettre à leur service[55]. Ils tombaient d’abord dans la classe des obœrati, ces débiteurs libres mais insolvables mentionnés par les Commentaires dans le clan d’Orgétorix, comme dans les lois d’Hoël, presque dans les mêmes termes[56]. En devenant les serviteurs de leurs créanciers, ils avaient quelque chance de s’acquitter envers eux et de recouvrer leur condition première. Cette déchéance des obœrati est exprimée par une disposition de la loi galloise. S’ils étaient tués, leur compensation n’était que d’une livre, attendu, dit la loi, qu’ils avaient volontairement déshonoré leur état en se rendant mercenaires[57]. S’ils ne pouvaient se libérer, il ne leur restait pour ressource que d’aliéner entièrement leur liberté. Employés au travail de la maison ou des champs, ils finissaient par se perdre dans cette classe infortunée et trop nombreuse, — plerique, dit César, — qui subissait un joug fort peu différent de la servitude, et que les Commentaires caractérisent ainsi : Leurs patrons ont sur eux tous les droits, comme les maîtres sur leurs esclaves. — Pene serverum habentur loco[58].

Les colons des manoirs serviles, serfs de naissance, étaient saunais à diverses redevances envers le chef, outre la nourriture de ses chiens et de ses chevaux neuf fois par au, mais ils étaient exempts de lui donner l’hospitalité à lui-même ; cette charge concernait les manoirs libres. Une servitude de même genre assujettissait au moyen-âge certaines terres aux droits de gîte et de parée envers leurs seigneurs. En revanche, les colons serfs devaient loger les émigrants accueillis par le chef, lorsqu’ils retournaient dans leur pays. Leurs enfants n’héritaient de rien ; ils ne pouvaient même labourer leurs terres qu’après la distribution des lots à chacun. À eux incombait la charge de construire l’ædificium du chef avec ses dépendances, celle de lui fournir par chaque domaine, lorsqu’il partait pour la guerre, un homme avec sa hache pour construire sa baraque au camp, et des chevaux et transports pour ses bagages[59].

Mans les mœurs que nous avons essayé de décrire, l’homme tenait plus à sa race qu’à la terre ; il appartenait à la tribu avant d’appartenir à un pays. Il a fallu la propriété pour constituer la patrie. De là cette mobilité presque nomade des clans, ces mouvements d’émigrations et d’immigrations, que ne cesse de nous présenter l’histoire des peuplades celtiques. Si sine bande d`émigrants se présentait au seuil d’une cité et venait, en invoquant les souvenirs d’une antique parenté, demander un asile et des terres, elle essuyait rarement un refus. Souvent on transportait des familles et quelquefois des clans entiers pour lui faire place. Lorsqu’après la défaite des Helvètes, les Éduens réclamèrent de César les prisonniers Boïens pour les fixer parmi eux, il est évident que cet acte de générosité ne put s’accomplir qu’en déplaçant un certain nombre de colons. On trouve clans la cité éduenne des établissements de Parisii[60] et de Senones[61], accueillis à titre d’hospites. Ainsi les Bituriges, les Bellovaques et d’autres nations, essaimèrent des colonies sur divers points de la Gaule. Les nouveaux-venus étaient d’abord reçus comme hôtes, advenæ ; on leur distribuait des terres[62] dont il fallait cantonner les colons sur d’autres domaines. Ils reconnaissaient la souveraineté du chef qui leur avait accordé l’hospitalité et leur part au soleil[63]. A la quatrième génération, ils étaient définitivement incorporés dans la nouvelle cité et faisaient partie du clan qui les avait accueillis, entrant alors en possession de la même liberté et des mêmes droits que les autres citoyens[64]. Ces immixtions de peuples étaient fréquentes dans la Gaule. Après la défaite des Cimbres par Marius, d’autres Boïens avaient reçu des terres dans le pays de Buch où leur race s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Beaucoup de clients des cités devaient avoir cette origine. Si le patron renvoyait ces hôtes avant la quatrième génération, il ne pouvait rien retenir de ce qui leur appartenait. Si au contraire les hôtes rompaient le contrat, le patron avait droit à la moitié de leurs biens. Celui qui prenait la fuite était vendu[65].

 

En résumant la constitution et les rapports du clan gaulois, on est frappé des analogies qu’il présente avec le régime féodal. Il se composait d’un chef et de vassaux, d’un château, de villages, de chaumières, et de toute une hiérarchie qui entraînait une réciprocité de droits et de devoirs. Mais il y avait aussi cette différence fondamentale qu’en droit, sinon en fait, la transmission da pouvoir reposait, dans la féodalité gauloise, non sur l’hérédité mais sur l’élection. C’était peut-être le même principe qui, avant et après Charlemagne, avait maintenu entre les mains du prince ces commandements civils et militaires que les grands travaillaient à immobiliser dans leur race. Il n’est guère possible de mettre en doute la communauté d’origine des institutions gauloises et germaniques. C’étaient deux branches de même souche, dont l’une avait devancé l’autre au contact des Romains. Lorsque, au cinquième siècle, les Germains de Clovis et de Gondebaud arrivèrent dans la Gaule, le clan gaulois subsistait dans les campagnes, et les gentiles d’outre-Rhin y trouvèrent des coutumes qui ne différaient pas très sensiblement des leurs. Cette ressemblance dot puissamment contribuer à la fusion des peuples. L’introduction des nouveaux venus produisit un effet analogue à celui des anciennes immigrations. Les clans se serrèrent pour faire place, mais la propriété se maintint sur sen anciennes bases, et la féodalité conserva dans son organisation territoriale une grande part de celle des Gaulois.

 

 

 



[1] Michelet, Histoire de France, l. I, p. 13.

[2] L’empereur Napoléon, Vie de César, liv. I, c. I, p. 3 et 4.

[3] De Bello Gallico, I, 5.

[4] Diodore, lib. V, c. XXII.

[5] De bello Gallico, lib. VII, 90.

[6] Leges Wallicæ, lib. II, c. XIX.

[7] De bello Gallico, I, 29.

[8] La population de la Suisse est aujourd’hui de deux millions six cent mille habitants. Ce chiffre diffère encore plus, on le voit, du dénombrement précis donné par César, que du chiffre actuel de la population de la France ne s’éloigne de nos évaluations pour la Gaule.

[9] Bell. Gall., VI, 11.

[10] Tacite, Germanie, VII

[11] Tacite, Germanie, XV.

[12] Tacite, Germanie, XV.

[13] De bell. Gall., I, 18. Non solum domi sed etiam apud finitimas civitates largiter posse.

[14] De bello Gallico, VII, 40.

[15] Diodore, liv. V, ch. XXIX.

[16] Diodore, liv. V, ch. XXVII.

[17] De bell. Gall., I, 18. Magnum numerum equitatus suo sumptu semper alere et circum se habere.

[18] Bello Gallico, VI, 15.

[19] Tacite, Germanie, XIII.

[20] Salvien, De Gub. dei.

[21] A. de Courson, p. 89 et suiv.

[22] Bell. Gall., VII, 30.

[23] La Villemarqué, Romans de la Table ronde, Owen, n. IX, p. 229.

[24] Tacite, Germanie, XI.

[25] Bolland., Vita S. Patricii, XVII mart.

[26] Cultores lapidum.

[27] Pomponius Mela, liv. III, ch. VI.

[28] Tacite, De moribus Germanorum, XXI.

[29] Vita S. Columb-Kill, Bolland., IX junii. — V. également infra (au Dunum).

[30] Strabon, liv. IV.

[31] Bell. Gall., VI, 15.

[32] Chez les Germains, chez les Bretons, comme chez les Gallois, et dans la Gaule par extension, le système des compositions était en usage, et l’homicide même pouvait être racheté moyennant une certaine quantité de gros et de menu bétail ; la famille entière accepte cette expiation. La haine est dangereuse là où est grande la liberté, Tacite, Germanie, XXI. — Vies des saints Bretons. — Leges Wallicæ, passim.

[33] Tacite, Germanie, XXV.

[34] De Servis, Mém. de la Société Archéol. de Touraine.

[35] Tacite, Germanie, XX : Dominum ac servum nullis educationis delictis dignocas.

[36] La Wehrgeld.

[37] Tacite, Germanie, XXVI. Les chartes féodales rappellent exactement les divisions primitives des terres par les chefs de tribus. Nous en citons un exemple pris dans la Morvan, la partie la plus celtique de la cité éduenne.

Je Girars de Chastoillon, chevaliers, sires de la Roiche de Milay, fais savoir que pour Pierres de Chevraux, cognoit et confesse que il est mes bons, pour tel que si il y a chouse en ce que je li baille qui soit dou fié de aucuns seignours, li qiel sires y metit empeschement, je ne li suis tenuz à garantir, je promets pour moy et pour les miens, donne, octroye, délivre et ouicte au dit Pierre et éz siens, à touz jourz, mais les choses qui s'enségant : c'est assavoir le Mez de la Gouloyne, qui meust de par li et de par sa famme, le Mex Martin, le Mes au Marcheaut, qui meust de li et de sa famme, le Mes Reberget et ses frères, le Mes Adam Brutin, et le Mes au Bergier, etc. Item l'usaige pour peschier en tout le droit que j'ay en la rivière d'Arrout à la Gouloyne, à tous angins... item l'usaige des doux porcs en tous mes bois de la Gouloyne, item dou bois mort, item diz bois pour l'estenoir de son hastel, retenu à moy et és miens, la justice, juridiction et seigneurie, et en payant à moy et és miens chascun au quetre livres et demi bons petit tornois és termes des foires de Burrait, l'an de grâce M III XXX III.

Cette charte nous donne l'image de la clientèle rurale, la remise à perpétuité du lot de terre héréditaire dans la famille, à condition h'hommage et de redevance. Les lois d'Hoël ne mentionnent pas d'autre constitution : rien dans les textes de l'antiquité n'est en contradiction avec elle.

[38] Dupin et le Morvan, Communauté des Jault, p. 86.

[39] Bell. Gall., VI, 22.

[40] Tacite, Germanie, XXVI.

[41] Bolland., Vita S. Cadoci.

[42] Chartes manuscrites du château de la Roche-Milay.

[43] Geographi minores, supra, p. 26.

[44] Et lebete et securi ad dessicanda ligne et cultro. Leges Wallicæ, lib. II, cap. XII.

[45] Dupin et le Morvan, p. 47.

[46] Tacite, Germanie, XXXII.

[47] Leges Wallicæ, lib. II, cap. XII.

[48] Tacite, Germanie, XVI.

[49] Bell. Gall., lib. VIII, cap. 7.

[50] A. de Charmasse, Cart. de l’Église d’Autun, Introd., p. LXXIV, ch. du prieuré de Perrecy, de 969.

[51] A. de Charmasse, Cart. de l’Église d’Autun, Introd., p. LXXVI.

[52] Bolland., Vita S Patrici, XVII, mars.

[53] Tacite, Germanie, XX.

[54] Leg. Wall., lib. II, c. XII.

[55] Bell. Gall., VI, 13.

[56] Bell. Gall., I.

[57] Leg. Wall., lib. III, c. II.

[58] Bell. Gall., VI, 13.

[59] Leges Wallicæ, lib. II, c. XXV, § 3.

[60] Paris-Château, Sens, Sennecey.

[61] Sens, près Sennecey.

[62] Leges Wall., l. II, c. XVIII.

[63] Leges Wall., l. II, c. XVIII.

[64] Bell. Gall., I, 28.

[65] Bell. Gall., II, 3.