HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE XV. — LES MŒURS DES DERNIERS SIÈCLES DU MOYEN AGE.

 

 

Quelques-uns trouveront peut-être que ce dernier chapitre touche un bien grand nombre d'objets, et ne peut naturellement donner aux jeunes étudiants qu'une connaissance superficielle des mœurs et des usages. Mais cette connaissance, quelque légère qu'elle soit, ne laisse pas, croyons-nous, d'être utile, ne fût-ce que pour montrer à l'élève l'étendue du champ qui lui reste à explorer, s'il veut connaître à fond le moyen âge. L'enseignement historique dans les gymnases, dit un programme récent des études en Prusse (Rev. de l'instr. publ., t. 25, p. 228), l'enseignement historique aura rempli sa mission... s'il a fait sentir aux élèves combien leurs connaissances sont encore incomplètes, et s'il les a rendus capables de lire avec intelligence les ouvrages classiques d'histoire les plus importants. Si les questions indiquées dans ces pages avaient pour unique résultat de réaliser ce point du programme allemand, on n'aurait peut-être pas à regretter de leur avoir accordé une place dans ce cours.

 

§ 1er. — LA COUR ET LES GRANDS.

 

La Cour. Charlemagne avait emprunté à la cour de Constantinople quelque chose de sa grandeur et de son faste. Cette magnificence, devenue impossible- pour les roitelets de la décadence carolingienne et pour les premiers Capétiens, reparut peu à peu, à mesure que s'accrut le pouvoir royal. Au XIVe et au XVe siècle, la cour des grands souverains d'Europe, celle des rois de France et des ducs de Bourgogne, par exemple, était splendide. Le service de la cuisine, de la paneterie, de la bouteillerie, de l'écurie, de la fauconnerie, etc., occupait tout un monde d'officiers. Dans ses voyages, le prince avait une suite Semblable à une armée en marche, qui jetait l'émoi dans tout le pays qu'elle traversait, à cause du droit de prise ou de pourvoirie, en vertu duquel les valets pourvoyeurs de la cour étaient autorisés à saisir, pour le service du roi et de ses gens, tout ce qu'ils croyaient nécessaire : chevaux, voitures, meubles et vivres. Les repas des rois étaient d'ordinaire assez simples ; mais, dans les circonstances solennelles, rien n'en dépassait la magnificence. Les souverains convoquaient de temps en temps tous les grands de leur royaume, en pleine campagne parfois, les villes et les édifices ne suffisant pas à les contenir. On y dressait des tentes et des palais de planches pour la circonstance. Les festins, les représentations, les joutes, etc., y occasionnaient d'énormes dépenses.

 

La journée d'un roi de France. Une contemporaine, Christine de Pisan, nous a fait connaître la vie intime du sage et pieux roi Charles V. Ce prince se levait entre six et sept heures. Aussitôt qu'il était habillé, il disait le bréviaire avec son chapelain. Vers huit heures, il allait à la messe, après quoi il donnait audience à tout le monde indistinctement, et, certains jours, tenait le conseil. A- dix heures, il dînait très sobrement, puis souvent se faisait jouer quelque morceau de musique. Au sortir de table, il recevait les princes, les seigneurs, les ambassadeurs, les étrangers dont ses grandes salles étaient toujours pleines, et il expédiait les affaires d'Etat. Deux heures environ se passaient à ces occupations. Il faisait alors une heure de méridienne, puis une récréation. Venaient ensuite les vêpres, qui étaient suivies, en été, de la promenade dans les jardins, en hiver, d'une lecture instructive ou édifiante. Il soupait et se couchait d'assez bonne heure. Il se monta une bibliothèque qui comprenait au-delà de neuf cents volumes. Ce serait peu de chose à notre époque, où l'imprimerie a multiplié les livres. Mais au XIVe siècle, alors qu'on ne connaissait encore que les ouvrages manuscrits ; où les livres étaient, par conséquent, rares et chers, c'était une merveille. Le prix d'un ouvrage un peu volumineux égalait souvent celui d'un champ ou d'une maison, la vente d'un livre se faisait quelquefois par acte notarié.

 

La vie de château. Les nobles du moyen âge, quand ils ne pouvaient sortir de leurs sombres et tristes châteaux, devaient avoir bien de la peine à éviter l'ennui. Généralement fort peu instruits, dépourvus de livres, isolés de leurs égaux, quelle récréation pouvaient-ils se procurer ? Aussi saisissaient-ils avidement toutes les distractions qui se présentaient. Un pèlerin, un voyageur venait-il à passer, on l'accueillait avec empressement pour avoir quelques nouvelles ; car les nouvelles ne se transmettaient pas vite à cette époque. Pour peu que l'hôte sût raconter avec agrément, on le fêtait, on le choyait, pour le retenir le plus longtemps possible. Ce besoin de se désennuyer explique aussi la vogue dont jouissaient les trouvères et les troubadours, poètes ambulants, qui couraient les châteaux et amusaient la société féodale par leurs chants. La noblesse jouait beaucoup aux dés, aux cartes, surtout aux échecs. Mais c'est hors du château, dans les forêts, quand il ne guerroyait pas, que se passait, pour la plus grande partie, la vie du baron.au moyen âge. La chasse, qui était alors toute une science et un art, occupait les trois quarts de son temps ; l'apprentissage de cet art formait la moitié de son éducation. L'empereur Frédéric II en a écrit un traité en latin. On distinguait la vénerie, c'est-à-dire la chasse aux fauves avec. chiens courants ; et la fauconnerie, qui formait à elle seule une science très étendue, et dont les quatre principales leçons pourraient porter ces titres significatifs : Faire voler l'oiseau, le nourrir comme il convient, savoir l'appeler, savoir le tenir[1]. La guerre et tout ce qui en approche, la chasse et les tournois, étaient la passion et la vie des chevaliers du moyen âge.

 

Les tournois. Les tournois, quoiqu'on n'y combattît qu'à armes courtoises, c'est-à-dire émoussées, ne laissaient pas d'être souvent très meurtriers. Ils se livraient dans de grandes lices entourées de barrières, auprès desquelles s'élevaient des tribunes pour les spectateurs..Celui des concurrents qui maniait son cheval avec le plus d'aisance, soutenait le mieux les chocs, parait ou .portait le plus habilement les coups, était proclamé vainqueur par les dames. Les tournois étaient soumis à des règles sévères. Ainsi, on ne pouvait, avec l'épée, frapper que de haut en bas, et jamais d'estoc. Malgré ces précautions, les coups étaient parfois mortels ; il arrivait que les chevaliers désarçonnés fussent écrasés par les chevaux. Aussi plusieurs papes prohibèrent-ils les tournois sous peine d'excommunication, et les princes s'unirent aux pontifes pour interdire ces jeux périlleux, mais ce fut sans grand résultat ; pour les faire supprimer, il fallut une terrible leçon. Au XVIe siècle, le roi Henri II de France fut tué dans un de ces dangereux exercices, et sa mort opéra, dit-on, ce que ni la loi canonique ni la loi civile n'avaient pu obtenir.

 

Familiarité entre les différentes classes. La profonde différence que la loi et. le privilège établissaient entre les classes, était jusqu'à certain point compensée par la familiarité qui régnait, dans les relations privées, entre le clergé, la noblesse et la roture, surtout à la campagne. Aujourd'hui, que tous sont égaux devant la loi, un noble, un riche croirait s'abaisser en frayant avec ses ouvriers. Au moyen âge, chaque village avait sa taverne, où toutes les classes se rencontraient. Là, le seigneur et les chevaliers prenaient, avec des ouvriers, des repas où chacun apportait son écot. Cependant, cette familiarité n'envahissait pas toutes les relations. Si nous voyons les dames nobles du moyen âge recommander à leurs enfants de saluer toutes gens, quand ils sont en chemin, et de porter honneur aux petits comme aux grands ; elles les avertissent aussi de ne pas prendre conseil des vilains, et de ne pas les admettre dans leur intimité.

 

§ II. — LA CLASSE AGRICOLE.

 

La condition du paysan n'était pas partout identique ; si nous la considérons dans une même contrée, elle s'est modifiée d'un siècle à l'autre. Dans l'impossibilité d'indiquer toutes les différences, nous nous bornerons à ce. qui existait le plus généralement.

 

La propriété foncière. Dans les derniers siècles du moyen âge, la plus grande partie du sol était la propriété d'un nombre relativement peu considérable de princes et de seigneurs ecclésiastiques ou laïques. Certaines villes possédaient aussi de vastes domaines. Toutefois, ces grandes propriétés seigneuriales ne formaient généralement pas un tout compacte, mais se composaient de fermes dispersées ; rarement elles embrassaient tout un village. La petite, propriété, pour être l'exception, ne faisait cependant pas complètement défaut. A côté des grands domaines, on trouvait des paysans indépendants dans leur terre de toute seigneurie foncière. En plusieurs provinces, des villages entiers ne connaissaient que ces agriculteurs libres.

 

La population agricole. Il y avait donc des cultivateurs jouissant d'une indépendance complète : mais la masse de la population des campagnes se composait de censitaires cultivant la terre d'autrui pour leur propre compte, à charge toutefois de rendre au seigneur un certain cens et quelques services. On peut les considérer comme véritables propriétaires, quoique n'en ayant pas le titre légal, puisque leur bien était héréditaire ; seulement cette propriété était conditionnelle et grevée de redevances. En plusieurs contrées, ils étaient, jusqu'à certain point, libres de leur personne, quoique attachés à la glèbe, puisqu'ils pouvaient, moyennant certaines formalités, abandonner leur ferme et passer- d'un seigneur à l'autre. Il est vrai qu'ils perdaient alors leur héritage, mais le seigneur perdait un homme. De cette sorte, le paysan avait intérêt à ne pas abandonner son seigneur sans un motif grave, et celui-ci à ne pas trop. pressurer ses sujets.

 

La corvée et le cens. La nature de la corvée variait d'un endroit à l'autre, ainsi que sa durée. Le taux du cens n'avait rien non plus d'uniforme. Mais généralement l'un et l'autre étaient déterminés, soit par la coutume, soit par une convention expresse. La classe des serfs taillables et corvéables à volonté allait toujours diminuant. En Autriche, au XVe siècle, le paysan ne devait jamais à son seigneur plus de douze jours de travail par année ; en beaucoup d'endroits, deux jours ; plus souvent encore, un jour et une nuit seulement. Pendant ce temps, le corvéable était parfois entretenu aux frais du seigneur et très bien nourri. Le cens, qui se payait d'ordinaire en nature, pesait souvent moins au vilain que le fermage à nos paysans actuels. En général, cependant, il faut le reconnaître, les charges du campagnard étaient lourdes, car il y avait, outre le cens, des péages sans nombre, sur les routes, sur les cours d'eau, aux portes des villes, etc. ; des banalités, moulin banal, four banal, appartenant au seigneur, qui seul avait le droit de moudre votre grain, de cuire votre pain ; il y avait les dîmes, primitivement très utiles, puisqu'elles servaient à l'entretien du clergé, aux frais du culte, au soulagement de l'indigence, mais détournées trop fréquemment de leur destination et livrées souvent aux laïques.

 

Condition matérielle des campagnards. Quoique la condition matérielle des populations fût moins bonne au moyen âge qu'aujourd'hui, il ne faut cependant pas s'exagérer leur misère. L'organisation administrative, moins parfaite que de nos jours, donnait peu de garanties aux faibles contre les abus de pouvoir des officiers subalternes. Les habitations étaient généralement pauvres et incommodes, la nourriture fort peu variée et souvent grossière. Il y avait des provinces où les paysans ne vivaient guère que de bouillie et, de pain de seigle ; mais on en trouvait aussi où le fermier mangeait du pain blanc, du lard, du jambon et même de la volaille, et buvait du vin dans des hanaps d'argent. Cette aisance s'étendait, proportion gardée, à la classe ouvrière. Les salaires des ouvriers de la campagne étaient relativement aussi élevés qu'ils le sont maintenant. Ce que nous venons de dire de l'aisance des paysans, est vrai de l'Allemagne, de l'Italie, de la Belgique, de l'Angleterre. Quant à la France, la guerre de cent ans lui fit perdre beaucoup de sa prospérité.

 

Biens communaux. Dans les villages, on trouvait, outre les propriétés particulières, des biens communaux dont tous les habitants avaient la jouissance sous l'inspection des magistrats. Ces biens consistaient principalement en forêts et en pâturages, où chacun pouvait faire paître son bétail et se fournir de bois de chauffage ou de construction. Le voyageur même qui passait par le village, avait un certain droit à l'usage des biens communaux. Il pouvait y cueillir du raisin, y pêcher du poisson ou des écrevisses, mais à condition de consommer sur place et de ne rien emporter. Le charretier pouvait y faire paître ses chevaux et prendre du bois pour réparer son chariot s'il en était besoin.

 

Administration du village. Le village entier formait une sorte d'association, dont tous les membres devaient contribuer à faire régner la paix et le droit. Chaque chef de famille avait voix dans les plaids et dans les assemblées où se traitaient les intérêts généraux. Les magistrats, élus par les hommes libres et les censitaires, veillaient à la bonne administration des biens communaux et même des propriétés privées.

 

§ III. — LE PEUPLE DES VILLES.

 

La communauté urbaine. Chaque ville formait une communauté indépendante dans son cercle d'action, et comme une famille, dont les chefs étaient obligés de veiller au bien de ses membres. Ses magistrats avaient le droit de faire, avec le concours du prince, des statuts et des ordonnances pour la police et l'administration de l'a cité. Ils réglaient la vente et le prix des denrées, et veillaient à ce que rien ne manquât des choses nécessaires à la vie. Une branche d'industrie faisait-elle défaut dans la ville, des privilèges libéralement accordés aux ouvriers qui l'exerçaient, les y attiraient du dehors. Pour les métiers auxquels les bras ne manquaient pas, les étrangers en étaient généralement exclus. La société reconnaissait expressément à l'ouvrier un droit sacré au travail, mais aussi elle lui en faisait un devoir. L'organisation des métiers lui assurait de l'ouvrage.

 

Organisation générale des métiers. Les métiers étaient des corporations, des sociétés, subordonnées, en vue de l'ordre et de l'unité, à l'autorité communale, mais jouissant aussi d'une certaine indépendance dans leur sphère d'action. La loi les reconnaissait comme personnes morales, capables de posséder, de vendre et d'acquérir ; c'étaient comme de petites républiques ou de petites cités dans la cité. Le métier, ainsi que la commune, avait ses magistrats, chargés de faire exécuter les règlements, et armés du pouvoir coercitif. Chaque métier possédait sa juridiction propre, qu'exerçait l'assemblée des maîtres. C'étaient eux qui élisaient la magistrature de la corporation, juge des affaires du métier. Généralement on pouvait appeler des sentences de ce tribunal au conseil de la commune, mais c'était lui qui jugeait nécessairement en première instance. Ces magistrats présidaient les assemblées générales du métier, le représentaient dans le conseil de la commune, ou nommaient ceux qui devaient l'y représenter. Le métier étant aussi une corporation militaire, c'étaient ses magistrats qui le commandaient en campagne.

Les métiers devaient obéissance à l'autorité communale. Aucun des règlements qu'ils faisaient n'avait force de loi, à moins d'être homologué par la commune. Mais l'association des artisans n'avait pas pour but unique le métier, l'industrie ; elle embrassait toutes les relations de la vie et veillait au salut éternel de ses membres. L'observation des lois de Dieu et de l'Eglise était obligatoire pour eux en vertu des statuts mêmes de la corporation. Cette union du travail avec la religion faisait de chaque métier une véritable confrérie. Il avait son saint patron, ses fêtes religieuses, sa chapelle ou du moins son autel. La religion honorait le travail et consolait l'ouvrier dans ses peines. Elle avait imprimé à la corporation le caractère d'une association de secours mutuel. Le métier se chargeait de ses pauvres, de ses veuves, de ses orphelins.

Le métier, par ses magistrats, contrôlait l'ouvrage de ses membres, afin de donner toute garantie à l'acheteur. La marchandise approuvée portait la marque de la corporation. Tout produit mauvais était livré aux flammes ou détruit.

Dans les idées du temps, le droit de l'individu au travail et au produit du travail n'était pas personnel, mais appartenait à la corporation, par laquelle il était communiqué au particulier. Tout membre d'un métier était tenu de travailler personnellement. Il n'y avait donc que des artisans ; on ne connaissait pas les entrepreneurs qui gagnent de l'argent par le travail des autres. Les veuves seules des maîtres avaient le droit de faire exercer un métier en leur nom.

Pour empêcher une concurrence ruineuse qui aurait enrichi un maître aux dépens de cent autres, et pour assurer à chacun de l'ouvrage, les règlements fixaient le nombre d'ouvriers et d'apprentis que chaque maître pouvait faire travailler. Cette mesure empêchait les chefs d'industrie de réaliser de très grandes fortunes, mais elle avait l'avantage d'assurer la part principale du profit au travail contre le capital, et de protéger l'intérêt de l'ouvrier contre l'égoïsme et la cupidité. Ce qui est certain, c'est que l'industrie, au XIVe et au XVe siècle, était très prospère ; et l'on trouve des auteurs qui vont jusqu'à prétendre que le moyen âge avait mieux résolu que nous le difficile problème de l'équitable répartition des richesses.

Un autre avantage des corporations,'c'était de donner à leurs membres appui et force contre la tyrannie, de quelque part qu'elle vînt. Maintenant, nous n'avons plus, dit très bien un auteur moderne, que des individus dispersés, impuissants, éphémères, en face d'eux le corps unique et permanent qui a dévoré tous les autres, l'Etat, véritable colosse, seul debout au milieu de tous ces nains chétifs[2]. D'un autre côté, l'organisation étroite des métiers avait des inconvénients : elle entravait les progrès de l'industrie, rendait inutiles beaucoup de talents, obligeait le consommateur à subir la loi du producteur, favorisait inutilement le monopole et vendait impossible la concurrence.

 

Maîtres, apprentis et ouvriers. Pour devenir maître dans un métier, il fallait passer par les degrés inférieurs d'apprenti et de compagnon.

Le nouvel apprenti était reçu solennellement dans la corporation, et se mettait sous la direction d'un maître, qui devenait comme son père adoptif, se chargeait de lui apprendre son métier, le prenait dans sa maison, l'hébergeait. veillait à ce qu'il remplît ses devoirs religieux. Le .maître était responsable des progrès de son élève. Sa négligence à l'instruire eût été punie. Le temps de l'apprentissage passé, le jeune homme était reçu compagnon, c'est-à-dire ouvrier, et continuait, en cette qualité, à vivre avec son maître à peu près dans les mêmes relations que précédemment. Mais son travail était salarié, tandis que l'apprenti payait une pension. L'apprenti habitait la maison de son maître ; pour le compagnon, il n'y avait pas, sur ce point, uniformité.

Cependant, au XVe siècle ; après de longs combats, les compagnons obtinrent, en Allemagne du moins, de former, dans le métier, une corporation distincte, qui avait son magistrat, sa juridiction, ses statuts.

 

La classe ouvrière. Nous avons vu l'aisance relative dont jouissaient les paysans. Elle était plus grande encore chez les ouvriers des villes, en Allemagne du moins, en Belgique et en Italie. Leur travail y était plus avantageusement rétribué que de nos jours. Mais, indépendamment même du salaire, leur condition était, sous plusieurs rapports, bien meilleure qu'actuellement. Tout patron, en effet, ayant dû commencer par être apprenti et compagnon, et continuant à travailler de ses propres mains, comprenait bien mieux les besoins et les aspirations de l'ouvrier. ; et les rapports de l'un à l'autre étaient bien plus faciles et plus cordiaux. Ensuite, les frais d'établissement, beaucoup moins considérables que dans nos grandes industries manufacturières, permettaient à tout compagnon économe et actif de devenir patron -avec le temps. Mais, pour être reçu maître, il fallait subir un examen sur la théorie du métier et faire un chef-d'œuvre. C'était, par exemple, pour le menuisier, une armoire, pour le tisserand, une pièce de drap. Le barbier, qui était en môme temps chirurgien, était soumis a plusieurs épreuves. En présence d'un jury, on lui amène un pauvre diable ramassé dans la rue, à la barbe et à la chevelure hérissées ; c'est une espèce de sanglier. Il faut que le récipiendaire le rase lestement et sans le faire sourciller ; ensuite qu'il le tonde élégamment et à la mode. Après cela, on lui présente un autre pauvre, gros et gras, dont les veines disparaissent dans la graisse. Le récipiendaire est tenu de le saigner sans hésitation et sans aide, Il doit aussi, sous les yeux du jury, forger des lancettes et composer des onguents pour les blessures et les brûlures[3].

 

Les grèves. Les nombreux avantages dont jouissaient les ouvriers, ne les empêchaient pas de se mettre parfois en grève, comme aujourd'hui, dans le but d'obtenir, soit une meilleure nourriture, soit une augmentation de salaire, soit une diminution dans la durée du travail.

A Wésel sur le Rhin, pendant la semaine qui précéda la Pentecôte de 1503, les ouvriers tailleurs se mutinèrent, sous prétexte que leurs maîtres ne les nourrissaient ni ne les payaient suffisamment. L'autorité communale s'efforça vainement d'arranger le différend à l'amiable. Les compagnons répondirent que celui qui travaillait le plus devait avoir aussi la meilleure part du profit, jurèrent de ne pas traiter séparément et quittèrent la ville. Personne ne put avoir les habits neufs commandés pour la fête. Le bourgmestre, dans un discours prononcé à la maison des tailleurs, déclara que les ouvriers tailleurs étaient les plus difficiles et les plus mutins de tous. Mais, ajouta-il, les maîtres ne sont pas non plus exempts de faute ; car ils ne veulent pas, quoique l'ouvrier y ait bien droit, lui accorder trois repas par jour, et ils lui donnent trop de besogne. Il les menaça d'un châtiment sévère, s'ils s'avisaient encore, comme il était arrivé maintes fois, de faire travailler leurs ouvriers les dimanches et les jours de fêtes jusqu'à la messe, et si, pour obliger les apprentis à travailler et a faire toute sorte de commissions le dimanche, ils les tiraient par les cheveux ou leur donnaient des coups de poing[4].

Mais les grèves n'avaient pas toujours de semblables motifs. Elles furent parfois occasionnées par le point d'honneur ; car les compagnons tenaient à la gloire de leur corporation. C'est ainsi qu'en 1495, les boulangers de Colmar abandonnèrent le travail et quittèrent la ville, parce que d'autres avaient usurpé leur place dans la procession du Saint-Sacrement. Le conseil de la ville leur infligea un blâme, l'affaire fut portée devant les tribunaux. Ceux-ci condamnèrent les boulangers à l'amende pour n'être pas sortis de la ville par les portes, mais en cachette ; et le conseil aux frais, pour avoir infligé un blâme aux délinquants sans enquête préalable. Ce jugement ayant été confirme en seconde instance, on en appela à la Chambre impériale. Des mémoires et des répliques furent publiés. La grève dura dix ans, grâce à l'intervention des ouvriers boulangers des villes rhénanes, qui prirent fait et cause pour leurs confrères de Colmar et leur fournirent de l'argent. Ils mirent au ban de leurs associations quiconque accepterait du service chez un boulanger de Colmar. Plusieurs villes interposèrent leur médiation ; mais ce fut peine perdue. La position devenait intenable pour les pauvres bourgeois de Colmar, lorsque, enfin, en 1505, le différend put être aplani. Des arbitres acceptés par les deux parties condamnèrent les ouvriers boulangers à une forte amende, mais en leur rendant la place qu'ils occupaient autrefois à la procession. L'honneur de la corporation étant sauf, la soumission se fit sans difficulté.

 

La vie agricole dans les villes. Une particularité à noter, relativement surtout aux villes allemandes, c'est l'importance qu'y avait la vie agricole. La population urbaine vivait en grande partie de la culture et de l'élève du bétail. Chaque bourgeois nourrissait des vaches ou des porcs, souvent des oies, des pigeons, des canards, etc., à tel point que les magistrats avaient dû faire des règlements à se sujet. A Ulm, le bourgeois ne peut conserver plus de vingt-quatre porcs. A Anvers, ce n'est qu'au XIVe siècle que la police défend de laisser vaguer ces animaux dans les rues. Un des fils de Louis le Gros se cassa la tête dans une rue de Paris en tombant de son cheval, entre les jambes duquel un porc était venu se jeter. C'est ce qui motiva une défense d'élever des cochons dans la ville de Paris ; mais l'ordonnance fut impuissante, et la coutume persista jusqu'au XVIe siècle. Dans beaucoup de villes allemandes, une partie de la population s'occupait d'agriculture. Grâce à l'abondance du bétail, le prix de la viande était bien inférieur à celui qu'elle coûte aujourd'hui, et il s'en débitait une bien plus grande quantité. La ville de Francfort sur l'Oder, au commencement du XIVe siècle, ne comptait que dix à douze mille habitants, et cependant, d'après un calculateur moderne, cette ville mangeait annuellement douze fois autant de viande qu'au commencement de ce siècle[5]. La puissance de la corporation des bouchers en Belgique et en France au moyen âge, nous porte à croire que la consommation de viande n'était pas moindre dans ces pays[6].

 

§ IV. — LE COMMERCE, LES RICHESSES ET L'USURE.

 

Etendue du commerce. Le commerce, dans les derniers siècles mêmes du moyen âge, était loin d'égaler en étendue et en activité celui de nos jours. La découverte du Nouveau Monde ne lui avait pas ouvert les débouchés qu'il possède aujourd'hui. Les vaisseaux marchands ne sillonnaient guère que la Méditerranée, la Baltique, la mer Noire et celle du Nord. L'insécurité des routes et des mers, la rareté et le mauvais état des chemins, l'infinie variété des monnaies, la multiplicité des douanes étaient autant d'obstacles qui entravaient toutes les communications. Pas de poste régulièrement établie, pas de journaux quotidiens ; par conséquent peu d'informations, difficulté de la correspondance. Le mouvement du papier ou plutôt du parchemin des financiers était alors fort rare, et c'était au numéraire à faire le service que font aujourd'hui les effets de commerce[7]. Néanmoins, dans le XVe siècle surtout, le commerce florissait aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, en Allemagne. En l'année 1476, 599 vaisseaux entrèrent dans le port de Dantzig. Il y eut beaucoup d'années où les négociants de cette ville fournirent à l'Angleterre de six à sept cents vaisseaux de blé ; en la seule année 1481, ils n'en expédièrent pas moins de onze cents à la Hollande[8]. L'Etat vénitien, au XIVe siècle, pouvait disposer de 36.000 marins, de 16.000 ouvriers dans l'Arsenal et de 3.300 navires épars dans toutes les parties du monde[9].

Le commerce méditerranéen prospérait bien avant celui du Nord. Les villes italiennes de Venise, Gênes, Pise et Amalfi, entrepôts du commerce de l'Europe avec l'Orient, possédaient des comptoirs sur toutes les côtes de l'Archipel, de la mer Noire et de la Syrie. Deux routes principales conduisaient les marchands aux Indes, l'une par Bagdad et le golfe Persique, l'autre par Aden et la mer Rouge ou l'Egypte. Entre les pays septentrionaux et le Midi, les échanges se faisaient principalement à Lyon, à Marseille et à Troyes en France ; à Augsbourg, à Ratisbonne, à Vienne, à Cologne en Allemagne ; à Bruges en Flandre.

 

Les associations commerciales. Comme les mesures prises par l'autorité contre le brigandage qui troublait le commerce, restaient d'ordinaire sans résultat, les marchands recoururent à l'association. Ils voyageaient souvent par caravanes, armés jusqu'aux dents. Seulement, il leur arriva parfois, quand ils se virent en force, de commettre à leur tour des méfaits. Ces associations ne se bornèrent pas à la défense de leurs membres contre une injuste agression ; elles cherchèrent encore à leur procurer tous les avantages commerciaux possibles. Elles les protégeaient en toute circonstance, veillaient à leurs intérêts religieux et moraux, exerçaient sur eux une juridiction et possédaient des biens communs.

Les marchands allemands et flamands, établis à l'étranger, y formèrent des hanses dans un but semblable ; et nous avons vu qu'un grand nombre de ces hanses firent alliance entre elles, unirent leurs forces et donnèrent ainsi naissance à la ligue hanséatique. La hanse défendait les intérêts de ses membres à l'étranger, tâchait de leur obtenir de nouveaux privilèges, entretenait des vaisseaux armés contre les pirates et, en réglementant le commerce, jetait les fondements d'un droit commercial universel.

 

La poste. Les premières postes aux lettres durent leur existence à l'initiative des corporations. L'Université de Paris entretenait au moins cent messagers ; l'ordre Teutonique avait ses postillons ; un grand nombre de villes marchandes — Augsbourg et Venise, dès le XIVe siècle, — établirent entre elles un service régulier pour la facilité et la promptitude des correspondances. Ainsi se formèrent des corporations de messagers, qui prirent place à côté des métiers. Les facteurs voyageaient tantôt à pied, tantôt à cheval, et annonçaient leur arrivée et leur - départ au son de la corne, afin que les intéressés vinssent chercher ou apporter leurs lettres. Ce fut Louis XI qui, en 1464, établit une poste royale, mais uniquement pour les dépêches publiques. De quatre en quatre lieues, le long des routes, s'élevèrent des relais où des chevaux et des courriers étaient toujours prêts à porter au prochain relai les dépêches du gouvernement. Ce ne fut que bien plus tard, sous Louis XIII, que la poste publique se chargea des lettres privées. Jusque-là ce service avait été fait par les messageries de l'Université.

 

Richesses et luxe. Le commerce avait amené à sa suite les richesses et le luxe. Les villes marchandes de l'Italie spécialement se distinguaient par leur opulence ; beaucoup de bourgeois y habitaient de véritables palais. Mais quelle que fût la splendeur de ces fières cités, celles de l'Allemagne ne leur cédaient en rien. L'Allemagne, dit un italien du XVe siècle[10], dépasse en beauté et en magnificence tout ce qu'en pourraient croire nos compatriotes... Bon nombre de ses villes, par leur population, l'élégance de leurs édifices, la somptuosité de leurs temples et leur splendeur, égalent nos cités italiennes et parfois les effacent. Le luxe des habits était incroyable. C'était, même chez les bourgeois et les bourgeoises, une profusion de perles et de bijoux d'or et d'argent. Tout le monde sait le dépit qu'éprouva la reine de France, épouse de Philippe le Bel, lorsqu'elle se vit éclipsée par les superbes toilettes des bourgeoises flamandes. Un siècle plus tard, il ne lui eût plus été nécessaire de quitter Paris pour voir s'étaler ce luxe général. On cite de simples bourgeoises allemandes dont la garde-robe valait le prix d'un troupeau de 750 bœufs gras, une vraie fortune par conséquent. La table était à l'avenant. Aux noces d'un bourgeois de Francfort, les invités — jugez de leur nombre — mangèrent 239 livres de grosse viande, 315 poulets ou chapons, 3.100 écrevisses, 30 oies, etc., etc. Parfois, dans les grands festins, figuraient d'immenses pâtés, à l'intérieur desquels plusieurs musiciens jouaient de leurs instruments- Chez les princes, de splendides spectacles se donnaient, par forme d'entremets, après les différents services.

 

Lois somptuaires. Les rois, Charlemagne en tête, usèrent, à diverses reprises, sans grand succès toutefois, de leur pouvoir législatif pour refréner le luxe. Ils fixèrent le maximum de la dépense que chacun, suivant sa condition, pouvait faire en vêtements ou autres objets, le nombre et la qualité des habits qu'il pouvait, avoir dans sa garde-robe, le nombre de plats qu'il lui était permis de se .faire servir à table. Philippe le Bel multiplia plus que personne les lois somptuaires, non pas seulement dans le but d'arrêter les progrès du luxe, mais aussi pour déguiser des confiscations. La période des lois somptuaires s'étend jusqu'au règne de Louis XIII et même de Louis XIV.

 

Conséquences des excès du luxe. L'excès du luxe amena assez naturellement la corruption des mœurs, dans les grandes villes, et parmi les classes riches. Certainement notre siècle n'est pas irréprochable, mais il semble bien qu'il n'a rien à envier, sous ce rapport, au XIVe et au XVe siècle. A la suite des mauvaises mœurs vint l'irréligion. Bien des années avant les premières prédications de Luther, le protestantisme couvait dans la tête des jeunes efféminés, qui, livrés tout entiers à la vie de plaisir ; passaient toute leur journée à table ou aux bains. Là retentissaient des blasphèmes, des propos hérétiques contre Dieu, contre la religion, contre les saints sacrements. Cette jeunesse dorée était toute disposée à recevoir les enseignements des prétendus réformateurs. D'ailleurs la noblesse ne voulait pas le céder en luxe et en éclat aux riches marchands et à leurs fils. Mais, ne travaillant pas, elle manquait des ressources nécessaires pour soutenir un si grand train. Elle se ruina ; et quand Luther vint prêcher l'abolition des .couvents, elle n'eut rien de plus pressé que de rétablir ses affaires, aux dépens de l'Eglise. Le protestantisme trouva son principal appui dans le débordement des mauvaises passions.

 

Les banques. L'infinie variété des monnaies, différentes souvent d'une ville à l'autre, les perpétuelles fluctuations de leur valeur obligeaient les marchands à recourir continuellement aux changeurs, dont l'importance devint très grande au moyen âge. Les Lombards ont été longtemps seuls à exercer ce métier. Mais bientôt les Juifs sont entrés en concurrence avec eux et les ont supplantés. Ce succès ne les satisfit pas, ils établirent aussi des banques, et prêtèrent à intérêt et sur gage. Les marchands, pour les besoins de leur commerce ; les princes et les villes, dans leurs embarras financiers ; les seigneurs, la noblesse, pour subvenir à leurs folles dépenses, furent obligés de leur emprunter. Ils engageaient leurs bijoux, leurs revenus, leurs meubles, les impôts publics même ; de sorte qu'à côté du receveur royal ou seigneurial, il y avait un agent du banquier juif, chargé de surveiller la rentrée exacte de l'impôt, et regardé pour ce motif comme l'ennemi du peuple.

 

L'usure. Parfois, les banquiers juifs n'exigeaient qu'un intérêt qui serait aujourd'hui regardé comme honnête et licite, quoiqu'il passât alors pour usuraire. Mais la plupart du temps, ils prêtaient à un taux excessif et ruineux pour l'emprunteur. C'était une plainte générale contre leur rapacité. En 1368, la ville de Francfort leur empruntait au taux de 52 pour cent. A Vienne, à Augsbourg, à Ratisbonne, le taux légal monta souvent à 86 ²/₃ pour cent. C'est celui qu'avait établi en France le roi Jean le Bon. En Autriche, l'an 1244, on permit aux Juifs de prêter à 174 pour cent. Pour les paysans et les ouvriers, les Juifs ne leur prêtaient généralement qu'à tant pour cent par semaine, avec intérêts composés, ce qui conduisait à des résultats exorbitants[11].

 

La haine du Juif. C'est ainsi que s'expliquent la haine et les persécutions dont les Juifs furent périodiquement l'objet pendant le moyen âge. C'était moins le fruit du fanatisme religieux, qu'une réaction contre leur impitoyable avarice. Une fois détestés, il n'y eut plus de crime dont on ne -les crût capables. On les accusait de haïr la chrétienté tout entière, de blasphémer le Christ, d'empoisonner les fontaines, de répandre la peste, de dérober ou d'acheter les enfants chrétiens pour en boire le sang, ou l'employer à des sortilèges et à des actes de sorcellerie. . Le moyen âge les réduisit à un état d'infériorité vraiment humiliant. Ils devaient porter sur leurs habits un signe distinctif ; en France, c'était une rouelle d'étoffe jaune. Philippe-Auguste les avait tirés du servage qui pesait sur eux. Louis VIII les y replongea. L'autorité impériale, disait Frédéric II, a, depuis les temps les plus anciens, infligé aux Juifs une servitude perpétuelle, pour éterniser la vengeance du crime qu'ils ont commis. En France, en Allemagne et dans les Pays-Bas, ils furent périodiquement proscrits, puis réadmis, et, malgré toutes ces difficultés, ils surent conserver de grandes richesses.

Cette haine aveugle de la multitude ne fut pas partagée par les hommes pieux et instruits ; ces mesures injustes, prises par les gouvernements, ne furent pas imitées par la cour pontificale. Trithème, un des plus pieux et des plus savants hommes du XVe siècle, ne veut pas qu'on permette aux Juifs de sucer le sang du peuple ; mais il ne faut pas, ajoute-t-il, confondre l'innocent avec le coupable, punir sur toute la race le crime de quelques-uns, ni confisquer leurs biens par pure cupidité, comme les princes le font parfois. Il ne faut pas croire sans preuves les accusations qu'on formule contre eux[12]. La plupart des papes les ont protégés. Les ennemis du Saint-Siège le reconnaissent eux-mêmes. A Würzbourg, dans un soulèvement populaire, les Juifs ne trouvèrent pas de meilleur moyen de soustraire leurs biens au pillage, que de les mettre sous la protection de l'Eglise.

 

Les monts de piété. Un moine récollet nommé Barnaba... fut amené, par les plaintes générales des chrétiens contre l'usure des Juifs, à chercher un remède à ce mal universel. En prêchant, sous le règne du pape Pie II, à Pérouse, où les pauvres étaient opprimés par les usuriers israélites, il eut l'idée de proposer des quêtes par .le moyen desquelles on pût former un capital propre à servir d'un fonds à la disposition des emprunteurs. Les pauvres devaient toujours y trouver, contre des gages, à emprunter les petites sommes dont ils avaient besoin, moyennant un léger intérêt ; le montant en était destiné à couvrir les frais d'entretien, Cet établissement fut en effet organisé, et confirmé dans la suite par le pape[13]. Il prit le nom de Mont de piété. Depuis lors, beaucoup de villes italiennes imitèrent l'exemple de Pérouse. Les Récollets s'employèrent avec ardeur à la propagation de cette bonne œuvre. Dès le XIVe siècle, on avait vu un mont de piété dans la petite ville de Salins, en Franche-Comté. C'est le plus ancien qui nous soit connu ; mais l'exemple de cette bourgade était resté stérile, et l'on ignore même si l établissement en question y était né viable.

 

Les accapareurs. Les mesures prises contre les Juifs purent bien pallier ou amoindrir le mal, elles ne le firent point disparaître. Lors même que ce peuple détesté était expulsé' d'une contrée, son esprit y demeurait. Les usuriers israélites étaient remplacés par des exploiteurs chrétiens, non moins odieux, non moins haïs. On vit se former des sociétés commerciales qui, réunissant d'immenses capitaux, furent à même d'accaparer toutes les denrées, de se créer un monopole, et de revendre la marchandise au prix quelles fixaient elles-mêmes arbitrairement. Elles achetaient au fermier le blé en herbe, les fruits avant maturité. Elles réalisèrent de cette sorte des gains énormes, mais en ruinant une grande partie du petit peuple. De là des révoltes de paysans. Les prédicateurs tonnaient contre l avarice des accapareurs, les théologiens condamnaient leur coupable industrie. La religion se fit ainsi beaucoup d'ennemis qui, dans la suite, apportèrent au protestantisme de nouvelles recrues. Ainsi tout préparait les voies à la prétendue réforme.

 

§ V. — LA MARINE.

 

Les navires. Le moyen âge avait de beaux et bons navires qui se ramènent à deux types principaux : la galère, longue et plate, marchant à la voile et à la rame, souvent surmontée d'un château et armée d'un éperon ; et la nef, vaisseau court, arrondi, de haut bord, qui ne marchait qu'à la voile. Dès le XIIIe siècle, on construisait des bâtiments de plus de cent vingt pieds ou quarante mètres environ de longueur. L'amiral de Frédéric II portait une garnison de mille hommes. Au XIVe siècle, certaines galères comptaient deux cents rameurs. Un navire pouvait servir douze ans.

Les vaisseaux étaient ornés de figures et de peintures aux couleurs les plus brillantes. Des bannières, des banderoles, des pennons flottaient au haut des mâts. Cependant les bâtiments d'observation, comme ceux des pirates, prenaient une couleur verdâtre pour n'être que difficilement distingués des eaux de la mer.

 

Marine militaire. Les souverains n'avaient généralement que peu ou point de vaisseaux, et la marine militaire ne se distinguait souvent pas de la marine marchande. Quand un roi voulait faire la guerre navale, il ordonnait a ses vassaux des bords de la mer d'équiper leurs navires et traitait avec les armateurs. La transformation d'un bâtiment marchand en navire de guerre était facile dans des siècles de piraterie, où le métier des armes était une nécessité pour tout matelot. Lorsque ces réquisitions ne suffisaient pas, on recourait aux républiques maritimes de l'Italie : à Gênes, a Pise ou à Venise.

 

Droit maritime. Un code maritime réglait soigneusement les relations du capitaine et des passagers, du négociant et de l'armateur, et celles des différents navires entre eux. Ainsi, par exemple, lorsqu'une forte et grande nef rencontrait sur sa route un petit navire qui pouvait appréhender les attaques des écumeurs de mer, si celui-ci réclamait sa protection, elle était tenue de lui donner le cap, c'est-à-dire de lui tendre un cordage qui attachait l'un à l'autre les deux navires, de façon qu'ils pussent se prêter secours au besoin. Un capitaine de nef, qui aurait refusé ce bon office à un bâtiment d'un ordre inférieur au sien, eût encouru le châtiment le plus sévère1[14]. Mais, d'ordinaire, les petits bâtiments allaient de conserve à deux ou à trois pour être plus forts contre le danger. Dans la mer Baltique, les commerçants, au XVe siècle, voyageaient même par grandes flottes, sous la protection de quelques navires de guerre.

La navigation était interdite pendant les mois d'hiver. Tout nouveau bâtiment était soumis à l'inspection des prud'hommes. Ils y mettaient une marque définitive de flottaison, qu'il était défendu d'immerger par excès de chargement.

Les navires ne s'écartaient jamais considérablement des côtes, si ce n'est à partir du XIIIe siècle, où la connaissance de la boussole donna plus de liberté au marin. Regiomontanus, par les progrès qu'il fit faire à l'astronomie, pendant le XVe siècle, mit Vasco de Gama, Christophe Colomb et Magellan à même de tenter les grandes expéditions qui nous ont ouvert de nouveaux continents.

 

La police du vaisseau. Voici comment la police se faisait sur les vaisseaux de la ligue hanséatique. Aussitôt que le navire avait quitté le port et pris le large, le capitaine réunissait l'équipage et les passagers et leur tenait ce discours : Nous voici à la merci de Dieu, du vent et des flots ; il y a maintenant entre nous égalité parfaite. Exposés aux dangers des tempêtes, des vagues, des pirates, nous ne pouvons, sans un ordre sévère, atteindre le terme de notre course. Tout d'abord donc, demandons à Dieu, par des hymnes et des prières, un vent favorable et une heureuse traversée ; d'après le droit maritime, élisons des échevins pour exercer parmi nous la justice. On nommait alors un avoué, quatre échevins, un exécuteur des sentences, d'autres employés, dont le choix était soumis à l'approbation de l'assemblée ; lecture était donnée du droit pénal maritime : Défense, sous peine d'amende, de blasphémer le nom de Dieu, d'invoquer le diable, de dormir pendant la prière, d'aller çà et là avec du feu, de détruire les vivres, de jouer aux dés ou aux cartes après le coucher du soleil, de tourmenter le cuisinier, de gêner les manœuvres. Des peines corporelles très sévères étaient comminées contre ceux qui dormaient pendant leurs heures de garde, qui faisaient du tapage, déchargeaient leurs armes ou causaient quelque désordre. A l'arrivée, l'avoué du vaisseau sommait les passagers de porter leur plainte, s'ils se croyaient lésés, à l'avoué du port, avant le coucher du soleil ; du reste, tous juraient, sur le sel et le pain, d'oublier à tout jamais ce qui aurait pu les offenser. On prenait alors le pain et le sel, on se pardonnait, on se réconciliait. Après le débarquement, on remettait à l'avoué du port le montant des amendes pour être distribué aux pauvres[15].

 

§ VI. — L'ARMÉE ET LA GUERRE.

 

Nous avons déjà parlé de la tactique militaire et de l'organisation de l'armée, à propos de la bataille de Crécy et des réformes de Charles VII. Il nous reste à dire un mot de l'attaque et de la défense des places.

 

Attaque des places fortes. Les derniers siècles du moyen -âge employaient, dans les sièges, les mêmes moyens d'attaque, à peu près, que les Romains. Si la place était défendue par des ouvrages avancés, l'assiégeant tentait de s'en emparer d'abord ou de les détruire. Ils étaient ordinairement de bois, et l'on cherchait à les incendier en y lançant des traits garnis d'étoupe soufrée et enflammée, On préparait ensuite un assaut contre la place elle-même. A. cet effet, le fossé, qui en défendait l'approche, était comblé au moyen de fascines et de fagots, et l'on appliquait des échelles contre le mur ; tandis que des archers, abrités derrière de grands pavois fichés en terre, lançaient des traits sur le rempart, pour empêcher la garnison, de s'y montrer. L'assaut échouait-il, on travaillait à ouvrir une brèche dans le mur. Il y avait pour cela deux méthodes : la méthode à ciel ouvert et les travaux souterrains. A ciel ouvert, on employait surtout, le bélier. Cet engin se composait d'une poutre à tête de fer, suspendue sous un toit mobile, et qui, mise en branle par plusieurs hommes, allait frapper contre le mur et finissait par l'ébrécher. Le second moyen consistait à conduire jusque sous les remparts ennemis une galerie de mine soutenue par des étais de bois auxquels, le moment venu, on mettait le feu. Le mur, alors, suspendu dans le vide, s'écroulait, et les assiégeants s'élançaient par la brèche. Parfois aussi, l'on élevait des tours de bois roulantes à plusieurs étages, que l'on approchait du rempart. Un pont-levis s'abaissait sur les créneaux ennemis et livrait passage aux troupes renfermées dans la redoutable machine.

 

Défense des places. Les assiégés, pour écarter les sapeurs qui battaient le mur en brèche à ciel ouvert, lançaient sur eux d'énormes pierres, de l'huile bouillante et du plomb fondu. C'est pour faciliter cette opération et mettre les défenseurs à l'abri des traits du dehors, que les ingénieurs avaient imaginé les mâchicoulis. A la mine on opposait la contre-mine, et alors s'engageait sous terre un combat d'autant plus terrible qu'il se livrait dans de profondes ténèbres. Les assiégés minaient aussi le terrain par lequel devait passer la tour roulante, afin qu'elle se renversât par son propre poids. Souvent les assiégeants, quand ils étaient parvenus à pratiquer une brèche, voyaient avec dépit un nouveau mur derrière le premier, le travail était à recommencer. Enfin, on employait, dans l'attaque comme dans la défense, des engins puissants de projection tels que les balistes et les arbalètes à tour.

 

Les armes défensives. Sous les Mérovingiens et les Carolingiens, le guerrier songeait beaucoup plus à s'armer pour l'attaque que pour la défense. A l'époque féodale, le chevalier s'enveloppa de fer avec le même soin qu'il mettait il retrancher son château. On peut distinguer, dans l'histoire de l'armure défensive au moyen âge, deux époques : la première s'étend de l'avènement des Capétiens au XIVe siècle ; la seconde comprend toute la guerre de cent ans. La première époque est caractérisée par le haubert ; la seconde, par l'armure de fer battu. Le haubert était une tunique formée d'anneaux de fer entrelacés — c'est ce qu'on appelait une cotte de mailles —, ou faite d'étoffe sur laquelle se cousaient de petites plaques métalliques semblables à des écailles. Une chaussure de mailles de fer garantissait les jambes. Au XIe siècle, le haubert, au lieu de former une tunique, enveloppait parfois les jambes comme un maillot. L'écu ou bouclier long, terminé en pointe, complétait, au point de vue de la défense, l'équipement du chevalier. L'homme d'armes était ainsi garanti contre l'épée, mais la lance parvenait à percer la cotte de mailles. Il fallut songer à renforcer l'armure ; c'est ce que l'on fit à la fin du XIIe siècle. Sous le haubert on porta donc le gambeson ou hoqueton, espèce de camisole épaisse à manches, fortement rembourrée d'ouate. Une autre tunique, sans manches, également rembourrée, se mettait sur le haubert. C'est ce qu'on appela cotte d'armes, parce qu'elle était ordinairement brodée aux armoiries du chevalier.

Enfagoté de la sorte, le guerrier fut presque invulnérable. Il n'y avait qu'un inconvénient : c'est que ses mouvements étaient tellement gênés, ses membres tellement alourdis, qu'une fois renversé de cheval, il lui était impossible, non pas seulement de se défendre, mais même de se relever. Aussi, devait-il être toujours accompagné de son écuyer et de ses varlets, pour en être secouru au besoin. Le chevalier seul pouvait porter le haubert.

Sa coiffure, pendant cette période, subit plusieurs changements. Elle se nommait heaume. Le heaume fut d'abord une espèce de casque de forme conique ou ovoïde, couvrant seulement le dessus de la tête. Une petite languette de fer, appelée nasal, descendait devant le nez. C'était la seule défense du visage. Plus tard le heaume prit la forme d'un cylindre qui couvrait toute la tête et se rattachait au haubert par le moyen de lacets. C'était, dit Quicherat[16], comme si l'on s'était coiffé d'une cloche ou d'une marmite. Ce heaume était percé de trous pour la vue, l'ouïe et la respiration. Dans la suite, on imagina la visière, qui s'ouvrait comme une porte de poêle. Cette coiffure était tellement incommode, que la plupart préféraient combattre à visage découvert. Elle fut donc remplacée par la cervelière, simple calotte de fer, ou par le bassinet, casque léger, se rapprochant du heaume primitif, mais dépourvu de nasal.

Au XIVe siècle, les armures de mailles cédèrent peu-à-peu la place aux plaques de fer battu modelées sur le corps du guerrier, aux jambards, aux cuissards, à la cuirasse. La cuirasse n'apparut que vers 1400. L'intérieur de l'armure était matelassé. Le cheval se couvrit aussi de plaques de fer. Le bassinet de l'époque précédente se perfectionna. Précédemment le front était la seule partie du visage qui fût défendue. Une nouvelle pièce, le gorgerin, couvrit la figure du menton aux yeux, de manière cependant à laisser une fente pour la vue. L'homme qui en était coiffé avait l'air d'un animal à museau pointu. Sous Charles VII, le bassinet fut remplacé généralement par la salade, qui était un casque pointu, à couvre-nuque, bavière et visière ou garde-vue[17].

 

Les armes offensives. Les armes offensives de la chevalerie étaient la lance, l'épée, la hache d'armes, la dague, sorte de poignard, et la masse d'armes, espèce de massue garnie de pointes de fer.

 

Bannières, musique militaire. Outre les bannières particulières des différents corps, les armées du moyen âge, en Italie, du moins, en France et en Allemagne, avaient une bannière principale, une image — aigle, statue de saint — destinée à rallier tout l'ensemble des troupes, laquelle était portée souvent sur un char à l'extrémité d'un mât. Le char disparut assez tôt en France ; l'Italie et l'Allemagne en faisaient encore usage au XIIIe siècle. Le Caroccio des villes lombardes est resté fameux dans l'histoire. Traîné par quatre bœufs d'une même robe, blanche ou rousse, et caparaçonnés également de blanc ou de roux, il était escorté de guerriers qui avaient pour consigne de le défendre jusqu'à la mort, et de musiciens dont les fanfares donnaient le signal du combat et animaient le soldat. Là se trouvait aussi le prêtre chargé de célébrer pour l'armée la sainte messe. C'est de là, comme d'un quartier général, que partaient tous les ordres. Chaque nouveau caroccio recevait la bénédiction solennelle de l'Eglise.

Au moment d'engager la bataille, l'armée s'animait par des huées générales, ou par un chant guerrier exécuté avec accompagnement d'instruments de musique. Dans toutes les guerres, même dans les croisades, on retrouve la musique militaire, des trompettes, des timbales ou nacaires, des cors, des flûtes, etc. Cette musique remplaça les jongleurs qui au XIe et au XIIe siècle précédaient les troupes en chantant les exploits

De Carlemaigne et de Rolant

Et d'Oliviers et des vassaux

Qui morurent en Rainscevaux.

 

Les droits de la guerre. Le siège de Béziers, et l'histoire d'Eustache de Saint-Pierre nous ont appris, jusqu'à certain point, l'idée que le moyen âge se formait des droits de la guerre. En somme, il n'avait à ce sujet que bien peu de règles fixes ; il suivait l'inspiration du moment, tantôt courtois a l'excès, tantôt atrocement cruel. Pendant la troisième croisade, Saladin et Richard Cœur de Lion échangeaient des présents de fruits, de gibier, de bijoux. La courtoisie excessive a été, nous l'avons vu, une des causes de l'infériorité des Français dans la première période de la guerre de cent ans. Le droit avait déterminé, alors comme aujourd'hui, le laps de temps qui devait s'écouler entre la dénonciation et le commencement des hostilités. Après cela, on voyait fréquemment les combattants exaspérés descendre à des atrocités révoltantes. En Italie surtout, les prisonniers de guerre étaient souvent traités avec une cruauté inouïe. Ainsi la ville d'Imola, en guerre avec Faenza, fit crever les yeux des captifs. Faenza s'en vengea en décapitant ceux d'Imola qui lui étaient tombés entre les mains. Leurs cadavres furent pendus aux arbres des rues, et leurs têtes attachées aux remparts. Il ne serait que trop facile de multiplier les exemples de ce genre.

 

§ VII. — LA POLICE ET L'HYGIÈNE.

 

Les voies publiques. La plupart de villes du moyen âge n'avaient que des rues étroites et tortueuses, bordées de maisons de bois dont les étages en saillie interceptaient l'air et la lumière. Philippe-Auguste fit paver quelques-unes des principales rues de Paris ; auparavant, elles n'étaient pas même empierrées ; on se contentait, pour les rendre plus praticables, d'y semer parfois de la paille ou du foin. L'exemple de la capitale fut suivi, dans le XIIIe siècle, par quelques villes de France et par les cités lombardes. Les principales villes belges avaient, au XIVe siècle, et même au XIIIe, quelques rues pavées ou empierrées. Mais ce ne fut que dans les toutes dernières années du moyen âge que cette amélioration devint assez générale. L'état des chemins dans la campagne était encore bien pis. Les voies de communication étant peu nombreuses, étroites, bourbeuses, souvent embarrassées de ronces et remplies de fondrières, les transports ne se faisaient que très péniblement et coûtaient par conséquent fort cher.

 

La police sanitaire. Dans le plus grand nombre des villes, l'administration ne s'occupait point ou presque point de l'hygiène publique ; tout au moins ses mesures étaient-elles rendues inutiles par la résistance ou l'inertie des habitants. Les rues étroites et tortueuses, dont nous venons de parler, étaient des foyers d'infection. Pas d'égouts pour l'écoulement des eaux sales ; ou, s'il y en avait, ils étaient creusés la plupart du temps à ciel ouvert. Nous pouvons nous faire une idée de la malpropreté des rues par l'état de la voirie namuroise au XVIIe siècle, alors que la police était en progrès. Les interdictions portées par l'autorité nous font connaître parfaitement ce qui s'y passait. Après avoir défendu de jeter des chiens et des chats morts dans la rue ; d'y répandre de l'eau ayant servi à détremper le stockvis et la morue ; de déposer des vilainies et immondices contre les églises et les bâtiments publics, ce qui cause de l'infection et puanteur, les édits de 1687 interdisent aux bourgeois de faire glisser les ordures qui se trouvent devant leurs maisons jusque chez leurs voisins ou au milieu du grand passage des rues les plus fréquentées, nommément aux lieux où diverses rues se croisent, en sorte qu'on n'y peut passer qu'en marchant dans la boue ; de jeter ou faire vider par les fenêtres de leurs maisons, tant de jour que de nuit, des immondices, etc. ; de faire, aux étages, — les canaux par lesquels ils font découler les eaux sales, lesquelles étant jetées sans précaution, tombent sur les passants à leur dommage ; de jeter dans les rues les fumiers des étables ; etc.[18]. On retrouve les mêmes interdictions partout au XVe siècle, à Paris, par exemple, à Saint-Omer, et à Vérone. Dans toutes les villes, des pourceaux, des oies, des poules, etc., erraient librement par les rues. Les cheminées étant inconnues avant le XIIe siècle, la fumée s'échappait soit par la porte, soit par une ouverture pratiquée dans le toit. Les règlements de police de Vérone prescrivaient de balayer les rues deux fois par an. C'était bien peu, mais enfin on était en progrès. Ce fut au XIVe siècle, à vrai dire, que les villes flamandes commencèrent à publier des règlements de police sanitaire. La régence anversoise ordonna aux habitants de faire balayer la rue tous les quinze jours devant leurs maisons ; on avait trois jours après le balayage pour enlever les immondices. Le bourgeois s'adressait pour cela au premier charretier venu qui passait avec sa charrette à vide ; celui-ci devait obéir à la réquisition. Les meuniers seuls étaient exempts de cette corvée. Il faut descendre jusqu'en 1457 pour voir établir en cette ville la ferme des boues.

 

Epidémies. Cette incurie de l'administration ou des administrés fut pour beaucoup dans les épidémies qui ravagèrent si souvent et si cruellement l'Europe au moyen âge. Nous n'avons pas la peste seule à mentionner. En 1073, des écrouelles, qui paraissent avoir eu un caractère tout particulier de malignité, emportèrent en Flandre un nombre considérable de personnes. Celui qui en était atteint, avait au cou de grosses tumeurs irrégulières, remplies de vers, que les chirurgiens-barbiers étaient impuissants à guérir. Le mal se propagea en France. Un autre fléau sévit à plusieurs reprises, du Xe au XIe siècle, le Mal des ardents, appelé aussi Feu sacré ou Feu Saint-Antoine, qui brûlait le membre attaqué et le détachait du corps. Mais la maladie la plus persistante du moyen âge, ce fut la lèpre.

 

Les lépreux. La lèpre fut répandue[19], paraît-il, en Europe par les premiers croisés, et y sévit pendant toute la suite du moyen âge. Au XVIe siècle, quoique en pleine décroissance, elle n'avait pas encore complètement disparu. Sur ce point, la police déploya une vigilance, une sévérité égale à la négligence qu'on pouvait lui reprocher en une foule d'autres choses. Comme cette hideuse maladie était extrêmement contagieuse, on multiplia les précautions pour isoler le lépreux ; le ladre, comme on disait alors. Les ladres étaient tenus de porter un costume spécial, d'avertir de leur approche par le son d'une cliquette, morceaux de bois qu'ils frappaient l'un contre l'autre. Ils vivaient dans des hôpitaux spécialement bâtis pour eux, et appelés léproseries, ladreries ou maladreries, ou bien dans de petites maisons de bois élevées sur quatre poteaux, en pleine campagne, à quelque distance du chemin. L'Eglise tâcha d'adoucir par sa charité et par les pensées de la foi, ce que ces précautions, jugées nécessaires par la société, avaient de pénible pour ceux qui en étaient l'objet. La séquestration du ladre s'accomplissait avec un cérémonial qui forme une des pages les plus touchantes du rituel ecclésiastique.

S'il faut en croire Matthieu Paris, on comptait, au XIIIe siècle, dix-neuf mille léproseries en Europe ; la France seule en possédait plus de deux mille. Cette assertion du chroniqueur prouve tout au moins que les victimes de la maladie devaient être bien nombreuses.

 

Disettes. Un autre fléau, qui frappa nos pères, pour ainsi dire sans paix ni trêve, la famine, avait des causes multiples : premièrement, les épizooties fréquentes ; ensuite, les ravages de la guerre, des guerres privées surtout ; en troisième lieu, le mauvais état des chemins et la difficulté des transports. Aujourd'hui, grâce à la facilité des communications, les famines sont devenues très rares. Si la récolte manque partiellement en Belgique, par exemple, on y supplée en faisant venir du blé de Russie ou d'autres contrées ; car il n'arrive guère que la récolte manque partout en même temps. Au moyen âge, un long transport n'était possible que par eau. Dans l'intérieur des terres, chaque province était réduite à ses propres ressources. Le pays le plus fertile, faute d'écoulement, ne cultivait que ce qui lui était strictement nécessaire. L'on conçoit par conséquent la gêne qui résultait d'une mauvaise moisson. Telle province de la France mourait de faim, pendant qu'une autre jouissait d'une abondance extraordinaire. La multiplicité des douanes, les prohibitions redoublaient encore la difficulté des transports ou les rendaient même complètement impossibles. D'après les calculs d'un savant économiste[20], la France, au moyen âge, éprouvait en moyenne une famine, générale ou partielle, tous les deux ans ; l'Angleterre, tons les deux ans et demi. Parfois l'avarice des accapareurs augmentait encore les maux du peuple en haussant le prix des denrées.

 

Police générale. La police, si peu soucieuse de l'hygiène publique, avait, sur une foule d'autres points, les yeux très ouverts, du moins en certains endroits. Elle infligeait des peines graves aux blasphémateurs, fixait le salaire des ouvriers, le prix des denrées, les heures du travail et du repos. La dépense de votre table et de votre garde-robe était limitée. Il n'y avait presque pas de jeux qui ne fussent prohibés, non seulement dans les cabarets, mais encore entre amis, dans les maisons particulières. Les tavernes et les auberges étaient soumises à une étroite surveillance. Dès le XIIIe siècle, certaines villes, pour diminuer les dangers d'incendie, interdirent la construction de maisons en bois et de toits de chaume, au moins dans les rues principales. Il y avait défense de sortir la nuit de chez soi sans être muni d'une lanterne ou d'une torche ; les rues n'étaient pas éclairées. En 1318, Philippe le Long prescrivit, par une ordonnance spéciale, que la place du Châtelet, où les voleurs de Paris avaient coutume de se rassembler toutes les nuits, fut éclairée par une chandelle de suif dont il déterminait la longueur[21]. Tel fut le premier pas de cette grande capitale dans la voie des lumières ou plutôt de l'éclairage. Mais les voleurs n'étaient pas seuls à craindre. On trouvait des loups dans toutes les provinces de la Belgique. En France, à la fin du XIVe siècle, ces animaux, pendant la mauvaise saison, se jetaient par troupes dans les villages, souvent même certaines villes avaient de la peine à les repousser. Les gouvernements promirent des primes pour toute tête de loup qu'on leur apporterait.

 

Les bains. L'Eglise a été accusée d'avoir interdit les bains au moyen âge. Rien n'est plus faux. Elle les permettait non seulement aux laïques, mais encore aux prêtres et aux moines, C'est une bonne et louable coutume, dit un vieil ascète du XVe siècle, de se baigner au moins tous les quinze jours... Chaque ouvrier, grand ou petit, doit avoir soin de la propreté de son corps ; cela fait du bien même à l'âme. On se baignait beaucoup au moyen âge, beaucoup plus que dans notre siècle. Sans parler des bains de rivière, il n'y avait pas de ville ou de village quelque peu important qui n'eût ses étuves, c'est-à-dire ses établissements de bains chauds, lesquels étaient fréquentés par des personnes de toutes conditions. On en trouvait même dans de petits hameaux. Bruxelles, au XIVe siècle, en possédait plus de douze. Mais l'Allemagne semble avoir surpassé en ce genre tous les autres pays de l Europe. Dès avant la fin du XIIIe siècle, chaque rue, à Lubeck, avait ses étuves. Au XVe siècle, Ulm possédait onze de ces établissements, Nuremberg, douze, Francfort au moins quinze, Vienne vingt-neuf. Les riches n'étaient pas seuls à jouir de ce luxe. Il y avait aussi des étuves où les ouvriers et les pauvres étaient reçus gratuitement. Elles étaient fondées par des chrétiens charitables, à charge pour les pauvres de se souvenir d'eux dans leurs prières. Ce genre de fondation était devenu si fréquent et suffisait si bien aux besoins, que la ville de Nuremberg dut prendre des mesures pour y mettre un terme. Elle décida, au commencement du XVIe siècle, que les biens légués dans ce but recevraient une autre destination. La coutume générale des ouvriers était de prendre un bain le samedi. Nous lisons dans les règlements d'une petite ville d'Allemagne que les écoliers pauvres devaient être conduits aux étuves le mercredi, attendu que le samedi la foule était trop grande. Beaucoup de particuliers, même de la classe ouvrière, avaient dans leur maison une petite salle de bains.

 

§ VIII. — VIE PRIVÉE, USAGES ET MŒURS.

 

Les habitations. Dans le haut moyen âge, les pierres et les briques étaient presque exclusivement réservées aux grands édifices civils ou religieux. Les maisons des bourgeois étaient construites en bois et couvertes de chaume ou de bardeaux, c'est-à-dire, de petites lattes de bois semblables à celles qui forment maintenant nos plafonds. Les paysans habitaient des chaumières de terre, de torchis ou d'argile, éclairées seulement par la partie supérieure de la porte et par des fenêtres étroites et basses. Ces fenêtres n'étaient fermées que par des volets de bois, en sorte qu'on ne pouvait donner passage à la clarté du jour, sans y laisser pénétrer en même temps l'air froid du dehors. Les vitres étaient encore ou inconnues ou au-dessus des ressources non seulement des paysans, mais même des bourgeois et souvent des nobles. Vers l'année 1180, toutefois, on trouvait déjà en Angleterre des maisons particulières dont les fenêtres étaient vitrées. Au XIVe siècle, les maisons bourgeoises avaient, au lieu de vitres, de la toile cirée, de l'étoffe, du parchemin ou du papier huilé. Peu à peu, le chaume fit place à la tuile et aux ardoises. Dès le XIIe siècle, on bâtissait, en France et en Belgique, des maisons bourgeoises en pierres, et même des maisons fortifiées ; on leur donnait peu d'élévation. Les villes allemandes offraient aux yeux du voyageur des maisons à trois étages, et Paris des habitations à quatre étages, dès le XIIe siècle. Elles étaient avant tout solides. Au XIVe et au XVe siècle, elles unirent l'élégance à la solidité.

 

L'habillement. Du XIe au XIIIe siècle, pendant l'époque des croisades, les costumes sont sévères et conviennent à l'esprit de cette société guerrière et religieuse. De vastes manteaux fourrés d'hermine ou de menu vair couvrent les hommes d'armes, les clercs et les barons... Les femmes, comme les hommes, s'enveloppaient dans ces longues robes flottantes, pendant qu'un voile tombait sur leurs épaules et couvrait de ses replis le cou et la poitrine. Les XIVe et XVe siècles furent une époque de changement dans toute la société, les costumes se modifièrent alors comme les mœurs ; ils devinrent bizarres et souvent indécents. C'est l'époque des souliers à la poulaine, des chausses mi-parties de diverses couleurs, des immenses bonnets ou hennins dont se paraient les femmes. Quelques classes seulement, comme le clergé, la magistrature et les universités, conservèrent la dignité et la sévérité de l'ancien costume[22].

Il n'est pas d'excès contre lesquels les conciles, les prédicateurs et les moralistes du moyen âge se soient plus élevés que ceux de la toilette.

L'usage général de la chemise est relativement récent ; il date du milieu du XIVe siècle. En Flandre, cependant, nous trouvons qu'au XIIe siècle, Charles le Bon habillait un pauvre chaque jour du carême et lui donnait, entre autres effets, une chemise. Ce qui suppose que l'usage de ce vêtement était général. Longtemps les riches seuls le portèrent, et uniquement pendant le jour. La France, au XIVe siècle, dit Monteil, était presque toute en sabots. Au XVe, elle était presque toute en souliers[23]. En Aquitaine, cependant, dès le XIIe siècle, le peuple portait des chaussures de cuir.

 

La table. L'usage des serviettes à table resta longtemps inconnu ; la nappe en tenait lieu, et servait aux convives à s'essuyer la bouche et les doigts. S'il arrivait que le maître de la maison voulût faire affront à quelqu'un de ses convives, il employait un singulier procédé dont l'histoire de Charles VI nous a conservé un exemple. Guillaume de Hainaut était assis à la table de ce roi, lorsqu'un héraut vint couper la nappe devant lui, en lui disant qu'un prince qui ne portait pas d'armes, n'était pas digne de manger à la table du roi. Guillaume, surpris, répondit qu'il portait aussi, comme les autres chevaliers, la lance et l'écu. Non, Sire, cela ne se peut, lui répliqua le plus vieux des hérauts ; vous savez que votre grand-oncle a été tué par les Frisons, et que sa mort, jusqu'à ce jour, est restée impunie. Si vous portiez des armes, il y a longtemps qu'il serait vengé. Cette cruelle leçon excita Guillaume de Hainaut à prendre les armes et à venger l'outrage fait à sa race[24].

La cuiller et le couteau ont été d'usage à table pendant tout le moyen âge. La fourchette ne s'introduisit qu'au XIIIe ou au XIVe siècle chez les grands personnages ; au XVIe, tout au plus tôt, chez les bourgeois. Jusque-là, les doigts en faisaient l'office. Les gens bien élevés savaient toutefois manger proprement. Ce n'est guère qu'au XIIe siècle que l'on voit des assiettes posées devant les convives ; encore une assiette servait-elle habituellement pour deux personnes. Avant cette époque, on prenait les mets découpés dans les plats, avec la main, ainsi que cela se pratique encore en Orient ; les débris étaient laissés sur la table ou jetés à terre. Pour les brouets, chacun puisait avec sa cuiller dans la soupière. Avant de faire usage des assiettes, dans les maisons où régnait un certain luxe, les viandes étaient posées devant chaque convive, par l'écuyer tranchant, sur un morceau de pain plat. Sur cette tranche de pain, chacun coupait sa viande avec un couteau ; on se servait de ses doigts pour la séparer en bouchées[25].

Saint Thomas de Cantorbéry, quand il était chancelier, avait souvent chez lui plus de convives que sa table n'en pouvait recevoir. Ceux qui ne trouvaient pas place s'asseyaient sur la paille dont le parquet était jonché.

 

Prix des objets. Comme l'a dit très justement un économiste, l'argent du pauvre valait plus au moyen âge que l'argent du riche. Les objets de première nécessité, habillement, logement, pain, viande, etc., étaient en effet à très bas prix, tandis que les articles de luxe coûtaient extrêmement cher. Vers la fin du XVe siècle, un bœuf gras se payait moins cher en Saxe que deux aunes de velours de première qualité ; on vous aurait donné un cheval de labour pour une livre de safran.

 

Fêtes et jeux. Le moyen âge ne connaissait pour ainsi dire pas de fête sans danse ; mais les danses alors n'avaient pas de cachet artistique. C'étaient le plus souvent des rondes exécutées par un cercle de personnes qui chantaient en se donnant la main. Le peuple ne dansait qu'en plein air. Les jeux de balle et de paume étaient fort en vogue, à tel point qu'à Paris, les paumiers, c'est-à-dire, ceux qui tenaient un jeu de paume, formaient une corporation. En Belgique, la haute bourgeoisie avait parfois ses tournois, comme la noblesse. Le peuple tirait à l'arc et à l'arbalète. Les processions, les cortèges, les cavalcades constituaient la principale partie du programme des fêtes. La France méridionale se passionnait pour les combats de coqs, l'Espagne pour ceux de taureaux. Les villes-lombardes aimaient les courses, à pied ou à cheval, le jeu de bagué, la lutte, les mâts de cocagne.

 

§ IX. — L'ÉDUCATION ET L'ENSEIGNEMENT.

 

La première enfance. Il y a peu de chose à dire sur les premières années de l'enfant. Son éducation dépendait, alors comme aujourd'hui, du plus ou moins d'intelligence et de soin des parents. Remarquons, toutefois, que non seulement l'usage de faire nourrir les enfants par des femmes étrangères régnait dès lors, mais qu'en France, au XIVe siècle, les bourgeois et même les nobles mettaient souvent leurs enfants en nourrice chez des paysans ; le berceau était placé dans l'étable, et c'est au milieu des bœufs et des pourceaux que se passaient les premiers mois de leur vie. Les jeux des enfants étaient à peu près les mêmes qu'aujourd'hui : la balle, le sabot, la balançoire, les petits animaux de terre cuite pouvant servir de sifflets, les échasses, les barres, les petites armes, les batailles.

 

L'enfance d'un baron. L'enfant noble demeurait généralement entre les mains des femmes jusqu'à l'âge de sept ans. Jusque là, à peine se voyait-il admis à la table de son père. Son éducation était rude et devait l'être, car la chevalerie, à laquelle sa naissance le destinait généralement, demandait des hommes forts, hardis, adroits et capables de beaucoup supporter. A peine le futur chevalier est-il sorti des langes, qu'il apprend l'équitation, et son cheval devient dès lors son plus grand ami. Mais c'est de sept à quinze ans proprement que le jeune noble rait son éducation. Celle du corps occupe la plus large place : l'équitation, l'escrime, la chasse, telles sont ses principales occupations. L'intelligence et le cœur ne sont cependant pas non plus négligés. Quoiqu'il y eût des exceptions, les jeunes nobles, au moyen âge, savaient généralement lire et écrire. Mais là se bornaient à peu près les connaissances de la plupart d'entre eux. C'est dans les romans de chevalerie qu'ils puisaient la plus grande partie de leurs idées morales, lesquelles se résument en un mot : l'honneur, la courtoisie. Leur piété était une piété guerrière ; l'esprit des croisades pénétrait et dominait toute leur éducation.

 

Les écoles inférieures. Le moyen âge n'avait pas songé à rendre l'enseignement obligatoire ; mais l'Eglise recommandait aux parents d'envoyer de bonne heure leurs enfants à l'école, et les classes étaient très fréquentées, tant par les filles que par les garçons, par les enfants nobles que par les roturiers. A Xanten, par exemple, petite localité rhénane, on comptait, au XVe siècle, tout au moins deux écoles, dont chacune avait un instituteur et un sous-maître : et cependant l'un des instituteurs se plaignait de ne pouvoir suffire à la tâche, tant était grand le nombre des élèves. Il fallut que le conseil communal créât un second sous-maître dans chacune des deux écoles. Wézel, autre petite ville fort insignifiante, avait en 1494 cinq instituteurs, qui enseignaient la lecture, l'écriture et le plain-chant. Les plus petits villages mêmes, au moins dans beaucoup de provinces, possédaient des écoles bien avant le XIVe siècle. Mais plus on remonte dans l'ordre des temps, moins l'instruction est répandue. Ainsi, au XIe siècle encore, en Allemagne, les parents ne faisaient étudier que ceux de leurs enfants qu'ils destinaient à la vie ecclésiastique ou religieuse.

Aucune école ne pouvait s'ouvrir sans la permission de l'autorité ecclésiastique. La plupart même étaient tenues par le clergé. Dans beaucoup de villes, cependant, l'enseignement public était confié aux laïques, et parfois des particuliers établissaient des écoles à leurs frais. Mais partout, la religion formait la base de l'éducation, et le maître laïque devait enseigner aux enfants les devoirs du chrétien. Les écoles étaient, les unes gratuites, les autres payantes. Dans ces dernières, le minerval était fixé par un marché particulier entre le maître et les parents de chaque élève. Un règlement scolaire publié par la ville de Worms, en 1260, ne veut pas que la pauvreté seule soit pour personne un obstacle à l'instruction. On n'exigera donc rien des enfants indigents, si ce n'est qu'on les vît courir d'école en école, moins pour apprendre les lettres, que pour avoir du pain. Tout enfant qui a fréquenté un établissement d'instruction huit jours durant, est tenu d'y achever le semestre. L'instituteur qui débauche les élèves d'un de ses collègues, est destitué. Tout élève chassé d'une école est exclu de toutes les autres. Celui, ajoute le règlement, à qui le maître aurait fait des blessures ou cassé un os, a droit de passer à un autre établissement sans payer le miner val.

 

Les Frères de la vie commune. Le Christianisme qui, depuis les invasions barbares, avait presque seul travaillé à la diffusion des lumières, douma naissance, dans le XIVe siècle, à la congrégation des Frères de la vie commune, grâce à laquelle l'enseignement des lettrés -prit un essor extraordinaire. Fondée par un Hollandais, Gérard De Groote, natif de Deventer (1340), cette congrégation s'étendit bientôt dans tous les Pays-Bas et en Allemagne, et posséda de nombreuses écoles de l'Escaut à la Vistule. On croirait à peine la foule d'élèves que réunissaient au XVe siècle certains de leurs établissements, dans des villes insignifiantes : à Zwolle, de 800 à 1.000 ; à Alkmaer, 900 ; à Bois-le-Duc, 1.200 ; à Deventer, en l'an 1500, 2.200. L'enseignement de ces religieux était gratuit, par conséquent accessible à tous. En Allemagne, dans les villes où ils n'avaient pas d'écoles, ils se faisaient instituteurs dans celles de la commune, et donnaient aux élèves pauvres des secours pécuniaires. Les Frères s'occupaient aussi de la transcription des manuscrits et plus tard de l'impression des livres. La réforme protestante anéantit une société qui avait si bien mérité de la science et des lettres.

 

Les collèges. Les collèges, c'est-à-dire, les écoles où s'enseignait le latin, comptaient généralement moins d'élèves, chacun, que nos collèges actuels, mais il faut dire qu'ils étaient bien plus nombreux. Des villes de médiocre importance n'en étaient pas dépourvues. En Allemagne, à la fin du XVe siècle, on ne trouvait guère de cité un peu considérable qui n'eût le sien. On n'y enseignait proprement que la religion et l'antiquité classique. Les autres branches ne s'étudiaient que subsidiairement, en tant qu'elles pouvaient éclairer les matières principales. Généralement la haute direction des collèges, dans les villes, appartenait aux magistrats. Mais l'inspection ecclésiastique y était de règle, et la plupart des professeurs .étaient pris dans le clergé. L'instruction publique, non plus que les hôpitaux, ne grevait pas le budget communal. C'était la charité chrétienne qui dotait tous ces établissements, y fondait des bourses, érigeait des bibliothèques populaires. Les collèges étaient fort fréquentés. La noblesse, au XVe siècle, en Allemagne du moins, prenait part au mouvement littéraire aussi bien que la bourgeoisie. Le sexe même, en beaucoup de provinces, ne voulut pas y rester étranger ; nous avons conservé les noms de plusieurs femmes, surtout de religieuses, qui lisaient les classiques latins et écrivaient en cette langue. On étudiait souvent fort jeune. Jean Eck, le savant adversaire de Luther suivait les cours de l'université d'Heidelberg à l'âge de treize ans. Le célèbre astronome Jean Muller de Königsberg, plus connu sous le nom de Regiomontanus, n'avait que douze ans à la fin de ses humanités.

La discipline scolaire était fort sévère. Le bâton et la verge n'étaient pas épargnés aux élèves indociles, quelle que fût leur naissance. L'empereur Maximilien Ier pouvait encore se souvenir sur le trône, des rudes et fréquentes volées qu'il avait reçues de ses maîtres. La loi de Souabe défendait au régent de dépasser les douze coups.

La jeunesse studieuse avait ses fêtes : la Saint-Grégoire, le Mardi-gras, la Saint-André, la Saint-Nicolas et la Noël. Les théâtres et les récréations dramatiques n'étaient pas inconnus au collège.

 

Les universités. Les universités du moyen âge, comme les métiers et les associations commerciales, étaient des corporations libres et presque indépendantes, jouissant de privilèges et d'exemptions nombreuses, s'organisant et se gouvernant elles-mêmes. Leurs membres, professeurs, élèves ou serviteurs, n'étaient justiciables que de l'autorité académique. Ce fut en 1200, que Philippe-Auguste accorda aux trois principales écoles de Paris des privilèges qui en Tirent une corporation universitaire. Quelques universités d'Italie, celle de Bologne, par exemple, sont encore plus anciennes. Le nombre de ces établissements ne s'accrut d'abord que très lentement en Europe ; mais au XVe siècle, le monde chrétien fut pris d'une soif incroyable de science, et jamais aucune époque ne vit fonder tant de ces savantes académies. Sur seize universités dont se glorifiait la France, à la fin de cette période, huit avaient pris naissance dans le siècle même. Celle de Louvain, la première qui fleurit aux Pays-Bas, est aussi du XVe siècle. L'Allemagne en vit .surgir neuf en cinquante ans, de 1456 à 1506. Et dans la plupart d'entre elles, si nombreuses qu'elles fussent, les étudiants fourmillaient. Celle de Bâle, dix ans seulement après sa fondation, comptait, dit-on, 1.200 élèves ; celle de Vienne, 7.000, sous Maximilien Ier. Vers 1490, la population universitaire de chacune des deux villes de Paris et de Cracovie serait montée à 15.000. Il doit y avoir dans ces chiffres quelque exagération, mais ils étaient certainement très considérables.

Quoique le droit de fonder des universités n'appartint pas au pape exclusivement, la plupart, cependant, lui doivent leur existence ou lui ont demandé confirmation et protection. Elles relevaient des deux puissances, mais du souverain pontife principalement ; et si les rois leur ont accordé des faveurs, c'est à l'ombre du Saint-Siège qu'elles ont grandi et prospéré. L'Eglise fut toujours leur plus ferme soutien. C'est un point universellement reconnu, même des ennemis de Rome.

Généralement, en Allemagne du moins, tout docteur avait droit d'ouvrir un cours dans l'université où il avait pris ses grades. Si donc, dans une université, il s'était trouvé, par exemple, vingt docteurs en médecine, à qui la fantaisie fût venue d'enseigner la même branche, cette branche y eût été enseignée dans vingt chaires différentes. Seulement, les élèves étant libres de choisir leur professeur, toutes les médiocrités, réduites à parler dans le désert, n'auraient pas tardé à quitter la partie ; un ou deux cours auraient seuls survécu. Aussi était-on certain de ne voir jamais les chaires occupées que par des hommes de premier mérite. Les cours étaient souvent suivis par des hommes mûrs et par des savants ; tel, par exemple, professeur à la faculté de philosophie, assistait aux leçons d'un jurisconsulte ou d'un théologien. Les études universitaires duraient en général beaucoup plus longtemps qu'aujourd'hui, et c'est ce qui explique en partie les chiffres si considérables de la population académique. Grâce à l'imprimerie, nous pouvons aujourd'hui nous approprier les connaissances d'un savant par la lecture de ses œuvres, et achever ainsi ce que l'université a commencé. Au moyen âge, faute de bibliothèques, l'enseignement oral était presque la seule voie à suivre jusqu'au sommet de la science.

Une université complète comptait quatre facultés : la théologie, le droit, la médecine et les arts. Cette dernière comprenait le trivium et le quadricium[26].

La plupart des universités célèbres réunissaient des étudiants de toutes les nations. Ainsi, des 2.000 élèves qui fréquentaient au XVe siècle l'université de Cologne, plusieurs centaines venaient de l'Ecosse, de la Suède, du Danemark, de la Norvège et de la Livonie. Certaines universités, celle de Paris, par exemple, se partageaient en nations. Il y "eut parfois des querelles sanglantes entre les différentes nations, et plus souvent entre les universitaires et les bourgeois.

A Paris, les universitaires ne pouvaient parler entre eux que le latin ; au cours, ils n'avaient pas d'autre siège que la paille dont le sol était jonché. Les règlements défendaient au professeur de dépasser son heure ou d'écourter sa leçon, si ce n'est que les élèves ne voulussent plus l'écouter. Il existait un certain nombre d'établissements, nommés collèges, où les élèves étaient logés. De ces pensionnats, les uns étaient destinés aux riches et exigeaient une rétribution ; les autres, fondés par la charité chrétienne, recevaient les pauvres comme boursiers. Le plus célèbre de ces collèges, fondé pour les théologiens pauvres par Robert de Sorbon en 1250, prit le nom de Sorbonne, qui, dans la suite, a désigné la faculté entière de théologie.

 

§ X. — LE THÉÂTRE.

 

Origine des mystères. Ce sont les cérémonies du culte qui donnèrent naissance à ces représentations. A la Noël, par exemple, une image de l'Enfant Jésus dans sa crèche était exposée à la vénération des fidèles. Autour étaient rangés le bœuf, l'âne, les bergers, la sainte Vierge et saint Joseph, qui, par anachronisme, disait dévotement son chapelet. Le prêtre y lisait à la foule le récit évangélique du mystère, et les gracieuses légendes dont la naïve piété de nos pères l'avait orné. Ces éléments, développés par l'esprit inventif des auteurs dramatiques, généralement prêtres ou moines, donnèrent naissance aux représentations théâtrales des mystères, dont les premiers acteurs furent aussi des ecclésiastiques ou des moines. D'abord tout religieux, destiné à l'instruction et à l'édification des fidèles, le théâtre se sécularisa insensiblement. Il sortit de l'église, du couvent, du cimetière, et s'installa sur la place publique. Les laïques figurèrent à leur tour sur la scène ; et les sujets profanes, qualifiés aussi de mystères[27], partagèrent avec le drame religieux le privilège d'amuser, d'attendrir et d'enthousiasmer le moyen âge à son déclin. Jusqu'à la fin de cette époque, la représentation des drames sacrés eut toujours un but religieux. Honorer Dieu et les saints, raffermir la foi dans les âmes, instruire les spectateurs des grands faits de l'histoire sacrée, ou de la vie des saints, ou des miracles dus à leur intercession, voilà ce qu'on se proposait en représentant un mystère, comme en le composant2[28]. Parfois, dans les calamités publiques ou après une grâce du ciel signalée, on jouait un mystère, comme nous ferions une procession, pour obtenir la cessation du fléau ou remercier la bonté divine.

 

Les apprêts. La représentation d'un mystère était, au XVe siècle, un véritable événement, qui occupait la ville pendant plusieurs mois, et exigeait une longue préparation. C'étaient, par exemple, quelques bourgeois qui entreprenaient cette représentation, avec l'approbation et les subsides de la municipalité. Le mystère était solennellement annoncé longtemps d'avance, et les amateurs venaient solliciter des rôles ; car on se faisait un honneur de paraître sur le théâtre. En recevant un rôle, on promettait avec serment d'assister sans faute aux répétitions et à l'exécution sous peine d'amende, et d'obéir aux directeurs. Ce n'étaient pas précautions excessives, car le nombre des acteurs s'élevant parfois à cinq cents, une stricte discipline était nécessaire parmi eux. Certains personnages avaient cinq ou six mille vers à réciter. Il fallait donc de la constance pour mener l'entreprise à bonne fin. Pendant le spectacle, une ou deux portes de la ville seulement restaient ouvertes et étaient soigneusement gardées. Des patrouilles parcouraient la ville, pour saisir les filous qui auraient voulu profiter du moment où toutes les maisons étaient vides, pour s'y introduire et les piller. A Paris, pendant longtemps, les Confrères de la Passion jouirent du privilège exclusif d'y représenter les mystères.

 

La scène. On construisait pour la circonstance un théâtre et des tribunes en charpente. La scène était disposée tout autrement qu'aujourd'hui, car l'action passant successivement dans une foule d'endroits différents, sans aucun changement de décors, le théâtre devait représenter plusieurs lieux à la fois. Voici donc comme il semble avoir été disposé. La scène proprement dite, appelée champ, occupait la partie antérieure. Au fond de la scène s'élevait ce qu'on nommait les mansions, c'est-à-dire, la représentation des différents endroits où l'action se transportait successivement : Jérusalem, par exemple, Bethléem, Nazareth, etc. Sous la scène, était l'enfer, dont l'entrée, en forme de grande gueule de dragon, s'ouvrait et se fermait à volonté, pour laisser passer les démons et les damnés. Le paradis s'étendait au-dessus des mansions, dont le nombre dépassait parfois vingt. Aussi le théâtre avait-il d'assez vastes proportions.

 

Les costumes. Les costumes étaient généralement à la charge des acteurs, qui rivalisaient entre eux de magnificence et de prodigalité. Il arrivait parfois ainsi que l'acteur jouant le rôle de mendiant était aussi magnifiquement vêtu que le roi ou le prince dont il implorait le secours. Mais, comme ces siècles naïfs et ignorants ne soupçonnaient même pas qu'aucune époque eut pu se vêtir autrement qu'eux, les plus riches costumes ne demandaient souvent aucune dépense ; il suffisait d'emprunter. Les sacristies en fournissaient généreusement une bonne partie : pour Dieu le Père et pour les Anges, les ornements sacerdotaux, c'était de règle ; pour Jésus-Christ, la chape et la mitre épiscopale. Pour peu qu'il s'y trouvât de lambeaux d'étoffe rouge et noire, c'était tout ce qu'il fallait pour les damnés. Les aubes pouvaient servir aux âmes du purgatoire. Quelque burlesque que puisse nous paraître une troupe ainsi affublée, tout le monde, acteurs et public, prenait la chose fort au sérieux. La pièce était souvent précédée de l'invocation du Saint-Esprit ou d'un sermon en vers avec texte de l'Ecriture et Ave Maria ; elle se terminait d'ordinaire par le Te Deum.

 

La mise en scène. La mise en scène, comme la littérature, devait être assez grossière. Si elle était figurée exactement, la complication en était extrême. Ces pièces nous font parfois assister à plusieurs guerres, à plusieurs sièges de villes. Ailleurs l'action passe d'Italie en Hongrie ou en Ecosse ; elle s'embarque, elle se continue sur mer ; elle échoue sur un écueil. Mais, n'en doutons pas, la complaisance et la crédulité des spectateurs faisaient la part facile aux auteurs et aux machinistes, et acceptaient de bonne volonté toutes les conventions et toutes les illusions. Des écriteaux sur une pierre figuraient une ville ; et quatre combattants aux prises figuraient une bataille. Dix pas marquaient la distance de Rome à Jérusalem[29].

 

Le mystère de la passion. A la fin du moyen âge, toute la vie de N. S. J. C. avait été mise en drame, toutes ses fêtes avaient leur mystère. Mais le plus fameux était celui de la passion, qui se jouait pendant la semaine sainte. Il ne faut pas croire que ce fût simplement le récit évangélique. L'esprit d'invention pouvait s'y donner libre carrière. Certains mystères de la passion, car plusieurs auteurs s'étaient exercés sur ce sujet, commençaient à la chute des anges rebelles pour finir au jugement dernier. Dans l'un d'eux, on voyait nos premiers parents chassés du paradis terrestre. Puis bientôt Adam, arrivé au terme de la vieillesse, sur le point de mourir. Il envoie Seth, son fils, cueillir dans le paradis un fruit de l'arbre de vie. Le chérubin qui en garde la porte, lui donne un rameau de cet arbre précieux, qui doit rendre la santé au vieillard mourant et le rendre immortel. Mais Seth, à son retour, trouve son père mort, et plante sur sa tombe le rameau, qui devient un grand arbre et fournit le bois sacré de la croix. Suit un défilé où figurent les prophètes, les sibylles, et Virgile qui, dans sa quatrième églogue, semble avoir prédit la naissance du Sauveur. Le Christ paraît enfin et la passion commence.

 

L'élément comique au théâtre. Toutes ces représentations des plus graves mystères de notre foi étaient entremêlées de scènes d'un comique tantôt innocent et naïf, tantôt plat et grossier au dernier point. Dans le mystère de la passion, les saintes femmes, après la mort du Christ, vont chez un parfumeur acheter des aromates pour la sépulture du Sauveur. Lorsqu'il s'agit de payer, le boutiquier commence il contester avec sa femme sur le prix de la marchandise. Tandis qu'ils disputent, leur domestique fait mille grimaces et lance de çà, de là, une des plus riches kyrielles de gros mots qu'il soit possible d'imaginer. Judas ne recevait pour prix de sa trahison que de la fausse monnaie. Mais c'était surtout aux dépens du diable que les auteurs de mystères aimaient à faire rire l'assistance. A l'occasion, les vices du temps étaient tournés en ridicule ; aucun état n'était épargné, pas même les ecclésiastiques, ni les moines ; mais jamais l'Eglise ni la Foi n'étaient l'objet d'un trait satirique.

 

Différents genres de mystères. On distinguait différents genres de mystères. Les grandes pièces comprenaient les mystères de l'Ancien et du Nouveau Testament, de l'histoire grecque, de l'histoire romaine, de la vie des saints. La représentation exigeait quelquefois quatre, cinq et jusqu'à vingt-cinq jours. Le mystère de la prise de Troie ne renfermait pas moins de 40.000 vers. Les petites pièces se divisaient en moralités, soties et farces. Dans la moralité du Bien advisé et du Mal advisé, un personnage allégorique, représentant le franc-arbitre, conduisait le Bien advisé à la Raison, représentée aussi par un personnage ; la Raison le menait à la Bonne Foi, la Bonne Foi à la Pénitence, et la Pénitence à la Bonne Mort ; tandis que le Mal advisé était conduit de vice en vice à la Mauvaise Mort. C'était là tout le mystère. Il n'y a pas de farce plus célèbre que celle de Patelin. Au XVe siècle, on jouait aussi, dans les universités, des comédies de Térence et de Plaute, ainsi que d'autres pièces modernes imitées des anciens.

 

§ XI. — LES LETTRES, LES ARTS ET LES SCIENCES.

 

Origine des langues néo-latines. La conquête romaine avait implanté dans les provinces de l'Empire la langue latine, modifiée toutefois, plus ou moins profondément, par des influences locales. L'idiome du vainqueur, on envahissant les pays soumis, s'était adapté au génie des anciens habitants. Ainsi naquit la langue romane, qui, divisée en une foule de dialectes, fut parlée dans presque toute la Gaule. La langue latine, toutefois, était parlée dans toute sa pureté par les hautes classes et les habitants des villes ; mais elle perdit toujours de plus en plus de terrain et, dès le VIIIe siècle, ne fut plus guère comprise que des personnes instruites. Le plus ancien monument écrit qui nous reste de la langue romane, est le serment prononcé dans une entrevue qu'eut Louis le Germanique avec Charles le Chauve à Strasbourg, en 842. Cet idiome se partagea en deux dialectes principaux, désignés par la particule qui, dans chacun d'eux, servait à l'affirmation. La langue d'oc était parlée au sud de la Loire, la langue d'oïl au nord. Cette dernière a fini par prévaloir et est devenue la langue française. Dès le XIIIe siècle, les étrangers la proclamaient la langue par excellence. Brunetto Latini, un italien, écrivait son Trésor en français, vers 1265, parce que, disait-il la parlure de France est plus commune à toutes gens et plus délectable. Les langues italienne et espagnole sont également issues du latin.

 

Littérature. Le moyen âge n'a pas été stérile au point de vue de la littérature. Longtemps, la langue latine avait été presque la seule employée dans les ouvrages d'esprit, et cette littérature avait jeté au XIe siècle un vif éclat. Avec les croisades, commença la littérature romane qui produisit des œuvres remarquables. Les chansons des troubadours du Midi, les épopées ou chansons de gestes des trouvères du Nord, quoique imparfaites souvent dans la forme, ne laissent pas de témoigner une véritable inspiration. Ainsi, la Chanson de Roland, la plus fameuse de ces épopées ou chansons de gestes, est certainement une œuvre remarquable et pleine de la plus touchante poésie. Le moyen âge a produit des historiens, comme Villehardouin, Joinville et Froissart, dont les récits, dans leur grâce naïve, sont des plus attachants. Dante et Pétrarque sont des auteurs de premier ordre.

 

Philosophie. Les premiers siècles du moyen âge, siècles de guerres, de troubles et de désordres, avaient été stériles pour la philosophie. Les tentatives de Scot Erigène pour construire un système complet, n'y apparaissent que comme un phénomène isolé. Mais à la fin du XIe siècle, avec la renaissance de l'ordre et du calme, on vit aussi reparaître les fortes études. Saint Anselme ouvrit la marche. Après lui, Abailard, plus fameux encore par ses fautes et ses erreurs que par son génie et sa science, entreprit de former un système de connaissance philosophique ou d'explication des choses. La philosophie du moyen âge était éminemment théologique, et cherchait avant tout à établir et expliquer le dogme chrétien. Mais tandis que le grand archevêque de Cantorbéry avait su sauvegarder les droits de la foi aussi bien que ceux de la science, Abailard sacrifia trop le dogme aux subtilités de la dialectique et tomba dans une sorte de rationalisme. Il mourut dans l'ordre de saint Benoît, en 1142. L'abus de la dialectique conduisait à l'erreur, il avait aussi l'inconvénient de dessécher l'esprit. De là une réaction, qui donna le jour à l'école contemplative. Un Belge, Hughes de Saint-Victor, né près d'Ypres, en fut le chef. Après lui, Richard de Saint-Victor, son disciple, et bien plus tard le chancelier Gerson, en furent les plus éclatantes lumières. Ils cherchaient la vérité autant et plus par le cœur que par la raison. Leur langage était aussi brillant que le style des dialecticiens était sec et décharné. Hughes et Richard enseignèrent dans l'abbaye de Saint. Victor à Paris, dont ils étaient religieux. Pierre Lombard, évêque de Paris, leur contemporain, réagit dans un autre sens contre les abus de la dialectique, en rappelant les esprits à des études plus positives. Le Livre des sentences, où il rassembla les sentiments des Pères de l'Eglise sur les principaux points de la philosophie et de la théologie, est resté, jusqu'au XVIe siècle, le texte classique qu'expliquaient les professeurs dans les universités. Lui-même, regardé comme le maître par excellence, était surnommé le Maître des sentences. Mais voici que l'apparition de la philosophie arabe et la publication de plusieurs ouvrages encore inconnus d'Aristote viennent donner une nouvelle activité aux spéculations philosophiques. Alexandre de Halès et Albert le Grand furent les fondateurs de la nouvelle école péripatéticienne. Saint Bonaventure, de l'ordre de Saint François, et saint Thomas d'Aquin, des Frères Prêcheurs, coordonnèrent et agrandirent toutes les conceptions antérieures. Le premier harmonisa les doctrines des deux écoles péripatéticienne et contemplative. Quant à saint Thomas, l'un des plus puissants génies qui aient jamais paru. il fut éminemment l'organisateur des sciences philosophiques. Son principal ouvrage est la Somme théologique, qu'il a laissée inachevée. Il mourut en 1274, la même année que son ami, saint Bonaventure.

Les études philosophiques, qui aiguisèrent l'esprit de nos pères, avaient cependant, sur le terrain des sciences physiques et sociales, le grave défaut de ne pas s'appuyer sur l'observation, de bâtir la science sur des principes a priori d'une valeur très contestable. De ce côté, le moyen âge laissa beaucoup à désirer, et ses erreurs jetèrent quelque discrédit sur la philosophie.

La physique et les sciences naturelles mêlaient donc à beaucoup de vérités une foule d'erreurs et d'affirmations gratuites. Le cristal était considéré comme une eau gelée depuis plusieurs siècles. Le diamant ne pouvait, disait-on, se dissoudre que dans le sang d'un jeune bouc. On observait que si le fer, dont se font les épées, répand beaucoup de sang, en revanche il n'y a pas de fluide qui l'attaque et le rouille aussi vite que le sang. Un religieux franciscain, Roger Bacon, né en Angleterre l'année 1214, mort en 1294, fut le premier à proclamer crue les sciences physiques doivent prendre pour base l'observation, et qu'à l'observation doit se joindre l'expérimentation. Ce qu'il a écrit sur les lunettes et la poudre à canon peut le faire considérer comme un des précurseurs de la science moderne. Il se ressentit des préjugés de son siècle, et crut à l'astrologie aussi bien qu'à la pierre philosophale.

 

Beaux-arts. Le moyen âge n'était pas étranger aux beaux-arts. La musique, qui n'était pas encore sortie de l'enfance, fut cultivée surtout par les Belges. Les Pays-Bas, au témoignage d'un savant musicologue allemand, furent la patrie du plus enchanteur des arts. Au XVe siècle, la qualité de Belge était une grande recommandation pour un compositeur. Jean Tinctoris, de Nivelles, fonda à Naples la première école de musique qui fut instituée au delà des Alpes. Plusieurs souverains de l'Italie, et le pape lui-même, Charles VII, Louis XI et d'autres rois avaient pour maîtres de chapelle des musiciens belges. La peinture s'appliquait principalement aux miniatures des manuscrits, à l'ornementation des églises. Ce qui la caractérise, c'est la raideur des personnages et l'absence de toute perspective. Ce n'est qu'à la fin du XIIIe siècle que l'art commence à s'affranchir de ses entraves en Italie, grâce à Cimabué et à Giotto. La Belgique suivit au XVe siècle. Les frères Van Eyck furent les premiers qui appliquèrent aux tableaux les couleurs à l'huile. Mais ce qui fait la gloire artistique du moyen âge, et en quoi il n'a pas été surpassé, c'est l'architecture. Les temps modernes n'ont rien produit de plus beau que les grandes cathédrales, les beffrois, les hôtels de ville, les halles que nous ont légués les siècles de foi profonde et d'indépendance communale.

 

Les grandes églises. Sans une foi vive et générale, jamais ces splendides églises gothiques, dont un grand nombre subsistent encore aujourd'hui, n'auraient pu s'élever. On ne connaissait guère, en effet, à cette époque, les gros subsides du gouvernement. Les frais de la bâtisse étaient couverts, non par le produit de contributions forcées, mais par les dons volontaires des fidèles. Riches et pauvres, tous voulaient concourir, selon leurs moyens, à l'achèvement de l'édifice. L'architecte reçoit de celui-ci un lit, de celui-là un bassin - ou un manteau, dont le prix lui servira à continuer la construction. Un troisième lui donne du blé ; un autre une vache. Dans le chœur de l'église encore inachevée, on voit pendre des casques, des cuirasses, des habits, offerts par les fidèles, et que la fabrique vendra au profit de l'œuvre. Les maçons eux-mêmes rendent parfois en aumône à l'église une partie du salaire qu'ils ont touché Beaucoup de bourgeois s'engagent librement à travailler comme corvéables, les uns pendant un an, les autres pendant trois ou six mois, avec un cheval et des ouvriers qu'ils entretiendront à leurs frais. L'un souscrit pour une verrière, l'autre pour un autel. C'était entre les villes une vraie rivalité de piété et de goût artistique. Et cela dans un siècle où la charité chrétienne multipliait les établissements de bienfaisance.

 

L'imprimerie. Nous avons vu que l'emploi du linge était devenu général dans le cours du XIVe siècle. Croirait-on bien que, sans cet usage, l'imprimerie n'aurait pas été inventée[30] ?

Antérieurement au XIVe siècle, on ne se servait guère pour écrire que du parchemin, matière qui avait remplacé le papyrus des anciens. Dès le milieu du XIIIe siècle, peut-être même avant, le papier de coton ou de chiffe était connu ; mais il était rare, cher, en d'autres termes, aussi bien que-le parchemin. L'imprimerie, si elle avait été inventée, n'aurait rendu, faute de papier, que de très médiocres services. L'emploi général du linge multiplia naturellement les chiffons, permit de fabriquer beaucoup de papier et à bon compte, et l'on put dès lors s'occuper utilement à chercher le moyen de multiplier les livres. Sans les grandes quantités de papier, sans le linge par conséquent, personne ne se serait vraisemblablement mis en quête d'un art qui serait resté sans objet.

Bien des siècles avant Gutenberg, l'homme avait inventé l'art de multiplier des images ou des écrits, par l'impression d'une planche ou d'une plaque de métal gravée sur du papier, du parchemin etc. Dès 1400, l'Europe exerçait cet art, dont elle était sans doute redevable aux invasions des Mongols. Les anciens Romains connaissaient même les caractères mobiles. Le grand mérite de Gutenberg n'est donc pas de les avoir imaginés, mais d'avoir trouvé un moyen de les multiplier. Avant Gutenberg on aurait pu en fabriquer, mais en petit nombre et à grands frais, attendu qu'il aurait fallu les tailler tous depuis le premier jusqu'au dernier. Gutenberg a découvert un alliage qui permet de, fondre des caractères d'imprimerie, au lieu de les tailler. Il suffit d'en graver un seul, sur lequel se moulent les matrices. Ces moules ou matrices donnent rapidement par la fusion un grand nombre de caractères parfaitement égaux[31].

L'invention de Gutenberg produisit un immense enthousiasme dans le monde lettré. L'imprimerie, écrivait un savant chartreux, est l'art des arts, la science des sciences. Sa rapide diffusion a donné au monde un immense trésor de science et de sagesse jusqu'à présent caché. Un nombre infini de livres qui n'étaient encore connus que de quelques étudiants à Athènes, à Paris ou dans les autres universités, vont maintenant se répandre chez tous les peuples et dans toutes les langues[32].

L'art typographique se propagea avec une rapidité merveilleuse. Moins de cinquante ans après son invention, le nombre des imprimeurs était si considérable, qu'aujourd'hui encore on en compte plus de mille dont les noms nous sont parvenus. Les plus grands esprits voyaient avec admiration dans cet art un moyen de répandre la foi catholique et comme un apostolat par l'écriture. Quelques évêques encouragèrent par des indulgences l'achat et la diffusion des livres.

Les premiers livres imprimés furent, pour les savants, la sainte Bible, les Pères de l'Eglise, les ouvrages de philosophie et de théologie, les auteurs classiques. La Bible surtout vit ses éditions se multiplier. Pour le peuple, on édita des livres de prière ou de piété, des recueils de cantiques ou de chansons, des almanachs, etc. Le nombre des éditions de livres populaires qui parurent en Allemagne, montre que chez le peuple, au moins dans ce pays, l'instruction était beaucoup plus répandue qu'on ne le pense généralement. Il semble que chaque édition était tirée à mille exemplaires.

Après la poudre à canon qui avait changé tout l'art de la guerre, après la boussole, qui allait plus que doubler l étendue du monde connu, l'imprimerie venait répandre les lumières. Toutes les institutions du moyen âge s'en allaient. Une nouvelle ère s'ouvrait pour l'Europe.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Léon Gautier, L'enfance d'un baron, dans la Revue des Questions historiques, t. 32.

[2] Taine.

[3] Monteil, Hist. des Français, XVe siècle, t. I, p. 210.

[4] Janssen, Geschichte des deutschen Volkes, t. I., p. 340.

[5] Voyez Hildebrand, Jahrbücher für Nationalökonomie, I, 218. Ses calculs semblent bien exagérés, mais il n'en reste pas moins vrai que la consommation de viande était beaucoup plus forte qu'aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire que les hommes de cette époque eussent meilleur appétit que nous. Mais tout le monde mangeait de la viande, et probablement qu'on prenait moins de légumes.

[6] Cependant M. de Calonne, Vie municipale au XVe siècle, p. 84, dit que, dans le nord de la France, la consommation de viande était relativement restreinte.

[7] Monteil, Hist. des Français, XVe siècle, t. I, p. 53, not. 1.

[8] Le lecteur croira peut-être trouver une contradiction entre les différents chiffres rapportés ici. Elle n'est qu'apparente. On ne dit pas que tous ces vaisseaux de blés sont sortis du port de Dantzig. Un négociant de Dantzig qui recevait d'Angleterre une commande de blé pouvait l'acheter à Riga, par exemple, et le faire expédier directement à sa destination.

[9] Molmenti, La vie privée à Venise, p. 99.

[10] Augustin Patritius, secrétaire du cardinal de Sienne, cité par Janssen, Gesch. des deutschen Volkes, t. I, p. 367, not. 2.

[11] Janssen, Geschichte des deutschen Volkes, I, 382, 383.

[12] Cité par Janssen, I, 385.

[13] Depping, Les Juifs dans le moyen âge, p. 284.

[14] Paul Lacroix, La vie militaire et religieuse au moyen âge, p. 95.

[15] Janssen, Geschichte des deutschen Volkes, I, 359.

[16] Hist. du costume en France, p. 208.

[17] La salade a reçu une infinité de formes différentes. Voyez Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier, t. VI, pp. 257 et suiv.

[18] M. Stan. Bormans, Cartulaire de Namur, Introduction, p. XLVIII.

[19] La lèpre était connue en Europe avant les croisades, mais elle y exerçait peu de ravages.

[20] Moreau de Jonnès, Statistique de la France féodale, dans les Comptes-rendus de l'Académie des sciences morales et politiques, t. 42.

[21] L'ordonnance se trouve dans Frégier, Hist. de la police de Paris, t. I, p. 547.

[22] Chéruel, Dict. hist. des institutions de la France, t. I, p. LXIX.

[23] Monteil, Hist. des Français des divers états, XVe siècle, t. I, p. 219.

[24] Chéruel, Dict. historique des institutions, art. Table.

[25] Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier, t. II, art. Assiette.

[26] La grammaire, la dialectique et la rhétorique formaient le trivium ; le quadrivium embrassait l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie.

[27] Le mot mystère, au sens où nous l'employons dans ce §, ne vient pas de mysterium, mais de ministerium. Voyez Petit de Julleville, Les mystères, t. I, ch. 5.

[28] Petit de Julleville, Les mystères, t. I, ch. 10.

[29] Petit de Julleville, Les mystères, t. I, p. 133.

[30] Siméon Luce, Hist. de Du Guesclin, pp. 77 suiv.

[31] Janssen, Gesch. des deutchen Volkes, t. I, p. 9, not.

[32] Janssen, Gesch. des deutchen Volkes, t. I, p. 11.