§ Ier. — CAUSES ET PRÉPARATIFS. La loi salique. C'est à cette époque que remonte la loi salique sur la succession au trône. Pendant plus de trois cents ans, de Hughes Capet à Louis X, jamais la ligne directe masculine n'avait fait défaut dans la maison Capétienne. Jamais la succession au trône n'avait donné lieu à contestation ; aussi, n'avait-on pas songé à se demander quelle devait être la règle dans les cas plus difficiles qui pouvaient se présenter. A la mort de Louis X, la question du droit des femmes s'imposa. Ce prince ne laissait qu'une fille et un fils posthume qui ne vécut que cinq jours. Philippe, frère du roi défunt, fit déclarer, non sans quelque opposition, l'inhabileté des femmes à régner en France, dont la couronne ne pouvait tomber de lance en quenouille. A la mort de Philippe V, qui n'avait que des filles, la nouvelle loi reçut une seconde application : la couronne passa à Charles IV, troisième fils de Philippe le Bel. Cette loi prit le nom de loi salique, parce que les légistes, pour la rendre plus vénérable, en la faisant remonter bien haut, l'appuyèrent sur un texte mal interprété de l'antique loi des Francs Saliens. Causes de la guerre de cent ans. La vengeance divine semblait poursuivre la famille du persécuteur de Boniface VIII. Charles IV mourut après un règne très court (1328), sans laisser de postérité mâle. Alors Philippe de Valois, petit-fils de Philippe le Hardi, nommé d'abord régent par Charles IV, se fit reconnaître en qualité de roi par tous les princes du sang et par les grands vassaux. Le roi d'Angleterre, Edouard III, qui était, par sa mère, petit-fils de Philippe le Bel, fut sommé de venir prêter hommage à son nouveau suzerain pour le duché de Guienne. Il obéit, et reconnut ainsi la légitimité de Philippe VI (1329). Mais Valois, animé de cet esprit d'opposition qui régnait depuis des siècles entre la France et l'Angleterre, soutint les Ecossais en guerre avec Edouard. Dès lors Edouard résolut de se venger, et les ennemis de la France purent compter sur l'appui du Plantagenet. La Flandre, depuis l'époque de Philippe le Bel, était divisée en deux partis,' l'un aristocratique et français, commandé par le comte Louis, l'autre démocratique et national, dont le chef était le célèbre Jacques d'Artevelde. Edouard III rechercha l'alliance de ce dernier, et finit par l'obtenir, car les laines anglaises étaient nécessaires à l'industrie flamande. Puis il réclama le royaume de France, comme plus proche parent des derniers rois que Philippe VI. La loi salique, prétendait-il, ne préjudiciait point à son droit, excluant sa mère, mais non point lui, vu surtout qu'il était né du vivant de Philippe le Bel, son aïeul[1]. Phases de la guerre de cent ans. Nous pouvons distinguer dans la guerre de cent ans quatre périodes. La première, de 1336 à 1364, comprend les règnes de Philippe VI et de Jean le Bon, et fut féconde en revers pour la France. La seconde, de 1364 à 1380, fut au contraire très brillante pour les Valois, grâce à la sagesse de Charles V et à l'épée de Du Guesclin. La troisième, de 1380 à 1429, renferme tout le règne de Charles VI et les premières années de Charles VII. C'est peut-être la période la plus désastreuse de l'histoire de France. Enfin, dans la quatrième période, de 1429 à 1453, Jeanne d'Arc assura le triomphe définitif de sa patrie. Etat comparatif des deux partis. Le premier soin d'Edouard et de Philippe fut de s'assurer des alliés. Sans compter les Flamands, le roi d'Angleterre parvint à trouver des auxiliaires dans presque tous les princes des Pays-Bas. L'empereur Louis de Bavière, dans une entrevue qu'il eut avec lui, le nomma vicaire de l'Empire, titre qui lui conférait une certaine autorité dans toutes les provinces impériales situées sur la rive gauche du Rhin. Ce fut à peu près tout le secours qu'Edouard tira de l'Allemagne. Philippe, de son côté, avait pour alliés le pape, qui lui fournit des sommes considérables, le roi de Bohême, Jean l'Aveugle, la Navarre et l'Ecosse, ainsi que le comte de Flandre. Mais les deux adversaires devaient, avant tout, compter sur leurs propres forces. Or, la composition des armées françaises et anglaises était bien différente ; tout l'avantage était pour l'Angleterre[2]. Des deux côtés, il n'y avait d'autre cavalerie que la noblesse féodale et ses archers. Plus nombreuse sous la bannière de France, elle était aussi plus fougueuse, moins disciplinée, formait à elle seule presque toute l'armée, et tenait en grand mépris la piétaille, comme on disait, c'est-à-dire, les milices communales et l'infanterie étrangère que le roi avait .réunies. 15.000 arbalétriers génois mercenaires formaient l'infanterie d'élite de Philippe VI. Leur équipement était très lourd ; l'arbalète, le pavois, la trousse, l'armure faisaient pour chacun d'eux une charge de 70 à 80 livres. L'armée française était mal pourvue des engins et des machines en usage à cette époque. Elle ne possédait pas d'équipage de pont ; ses subsistances n'étaient pas assurées, elle ne paraît pas avoir eu un service régulier d'éclaireurs. Philippe VI et sa noblesse croyaient que la valeur supplée à la prévoyance, que l'élan chevaleresque surmonte tous les obstacles. Ils devaient apprendre bientôt à leurs dépens l'impuissance du seul héroïsme contre la bravoure aidée de la tactique et réglée par la discipline. Edouard III avait établi dans ses états le service militaire obligatoire. Toute la nation était formée de longue main au maniement des armes. Les chevaliers anglais avaient toute confiance dans leurs chefs, et en exécutaient les ordres avec le calme et le sang-froid de leur race. Pleins d'égards et d'estime pour l'infanterie, qui formait les quatre cinquièmes de l'effectif total, ils ne dédaignaient pas de combattre eux-mêmes à pied, quand les circonstances le requéraient. Mais c'est l'archer anglais qui jouera le rôle principal dans toutes les batailles de la guerre de cent ans. Il a double avantage sur l'arbalétrier génois : la légèreté de l'équipement et la rapidité du tir. Il décoche trois ou-quatre traits pendant que l'arbalétrier lance un carreau. A deux cents mètres de distance, un bon archer anglais se fait un point d'honneur de ne jamais manquer son homme. Dès qu'il a pris sa place de combat, il plante en terre les pieux qu'il porte avec lui, comme le légionnaire romain, et il y appuie son pavois. Ainsi, en un instant, le front de bataille présente un rempart dont on ne peut s'approcher à moins de deux cents mètres, sans recevoir une volée de traits. L'armée anglaise porte à sa suite, sur des chariots, de petits bateaux de cuir et de bois, et tout ce qui est nécessaire pour établir sur une rivière un pont volant. Un corps spécial de cavalerie légère la précède pour faire les reconnaissances et éclairer sa marche. Ainsi préparée et montée, elle ne pouvait manquer d'obtenir de -brillants succès. § II. — PREMIÈRE PHASE. REVERS DE LA FRANCE. Bataille de Crécy (1346). Sans entrer dans le - détail des combats innombrables et la plupart peu importants qui se livrèrent durant cette période, venons immédiatement à l'un des faits décisifs : la bataille de Crécy. Les Anglais, après avoir porté la dévastation jusque sous les murs de Paris, s'étaient, devant une armée infiniment supérieure en nombre, retirés jusqu'à Crécy, petite ville située entre Amiens et Boulogne. -Dès la veille de l'action, chaque homme avait sa place assignée sur le champ de bataille. Bien reposés, bien nourris, les Anglais s'étaient assis à terre, chacun à son poste, pour être plus frais et plus nouveaux quand leurs ennemis viendraient. L'armée était répartie en trois corps, échelonnés en profondeur. Le jeune prince de Galles, surnommé le Prince Noir, à cause de la couleur de son armure, commandait le premier corps. Le roi se tenait avec la réserve auprès d'un moulin, dont il avait fait son observatoire. Derrière l'armée, sur la lisière d'un bois, on avait construit une vaste enceinte bien close, à une seule entrée, où l'on avait parqué le train et tous les chevaux, car Edouard voulait que tout le monde combattît à pied. Tous les soldats étaient pleins de confiance, sachant qu'au besoin, le roi les secourrait avec sa réserve, et, qu'en cas de retraite, le camp retranché, construit sur la hauteur, serait un réduit capable d'arrêter l'ennemi. A toutes ces mesures si bien concertées de la prudence humaine, Edouard en joignit d'autres qui ne lui font pas moins d'honneur. La veille au soir, quand ses gens se furent retirés, il entra en son oratoire, dit l'historien de cette époque[3], et fut là à genoux et en oraison devant son autel, en priant dévotement Dieu qu'il le laissât le lendemain, s'il combattait, sortir de la besogne à son honneur. Le matin, il ouït la messe avec le prince de Galles, et tous deux communièrent. La plupart de leurs soldats se mirent aussi en règle avec Dieu par la confession. On en fit autant, d'ailleurs, dans le camp français. Cependant les Français, harassés par une longue marche, arrivaient, non sans quelque désordre, en vue de l'armée anglaise. Philippe résolut sagement de remettre la bataille au lendemain. Ses maréchaux portèrent donc à l'armée l'ordre de faire halte : Arrêtez bannières, criaient-ils, de par le roi, au nom de Dieu et de monseigneur Saint-Denis ! Les premiers rangs obéirent ; mais ceux qui suivaient continuèrent leur marche, ne voulant céder la première place à personne.-Les premiers, en les voyant s'avancer, chevauchèrent encore plus avant. Toute l'autorité du roi. fut impuissante à les retenir. On arriva ainsi tout proche de l'ennemi. A la vue des Anglais, Philippe de Valois, vrai type de la chevalerie, pris lui-même de la fièvre batailleuse, donna l'ordre du combat. Faites passer, dit-il, nos Génois devant et commencer la bataille, au nom de Dieu et de monseigneur Saint-Denis ! Les arbalétriers, harassés par une marche déplus de six
lieues, firent observer à leurs chefs qu'il leur serait bien difficile de
combattre en cet état. On insista ; il fallut marcher. Ils attaquèrent donc
la position ennemie et ils crièrent si très haut,
dit Froissart, que ce fut merveille, et ils le
firent pour ébahir les Anglais.
Mais les archers anglais, sans s'ébahir, les attendent derrière leurs
pavois et les criblent de flèches. En même temps trois petits canons tonnent
à leurs oreilles et les enveloppent de fumée. C'était une des premières fois
que la poudre faisait apparition sur le champ de bataille. Les Génois, qui n'avaient pas appris à trouver tels
archers que sont ceux d'Angleterre, quand ils sentirent ces flèches qui leur
perçaient bras, têtes et visages, furent bientôt déconfits. Ils
tournèrent le dos. Mais, derrière eux, s'étendait une grande ligne de chevaliers, montés et parés richement, qui leur coupa la retraite. Philippe de Valois, voyant fuir cette infanterie si richement soldée, ne peut contenir sa colère : Tuez-moi, s'écrie-t-il, cette ribaudaille qui nous empêche d'avancer ! Voilà aussitôt une mêlée qui s'engage entre les Génois et les chevaliers. Ceux-ci commencent la bataille par le massacre de leur propre infanterie, et cependant les archers anglais font pleuvoir sur ces masses serrées une grêle de flèches dont pas une ne manque son but. Malgré cela, les Anglais eurent encore fort à faire avec la chevalerie française. Car elle déploya un héroïsme, que l'on regrette de ne pas trouver allié à plus de prudence et de discipline. Le vieux roi de Bohème, tout aveugle qu'il était, n'avait pas voulu manquer une si belle occasion de faire des prouesses. Il pria ses compagnons de le mener si avant qu'il pût frapper un coup d'épée. Ils lièrent ensemble son cheval et les leurs par le frein, s'élancèrent au plus fort de la bataille, et se boutèrent si avant sur les Anglais, que tous y demeurèrent. Ils furent trouvés le lendemain sur la place autour de leur seigneur, et leurs chevaux tous liés ensemble. Les Anglais relevèrent parmi les morts onze princes, plus de 1.200 chevaliers et 30.000hommes d'armes. Evidemment la chevalerie avait fait son temps. Prise de Calais par les Anglais (1347). Après la bataille de Crécy, Edouard assiégea la ville de Calais, qui fit pendant onze mois une défense héroïque ; après quoi, faute de ressources, elle dut songer à capituler. Son opiniâtre résistance avait exaspéré le roi d'Angleterre. Il exigea donc comme condition, que six des principaux bourgeois lui fussent livrés à merci, comptant bien, dans sa fureur, leur faire expier l'admirable constance de leurs compatriotes. Quand le gouverneur de la place eut communiqué au peuple assemblé les conditions que lui imposait le vainqueur, ce fut dans la foule une explosion de douleur, suivie de la plus profonde consternation. Alors, le plus riche bourgeois de la cité, nommé Eustache de Saint-Pierre, prit la parole et dit : Seigneurs, ce serait grand malheur de laisser mourir un tel peuple, quand on le peut sauver. J'ai si grande espérance d'avoir grâce et pardon de Notre Seigneur, si je meurs pour ce peuple sauver, que je veux être le premier des six ; et me mettrai volontiers en pur ma chemise, tête nue et la corde au cou, en la merci du roi d'Angleterre. Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut ainsi parlé, chacun alla l'adorer de pitié, dit le vieil historien, et plusieurs hommes et femmes se jetaient à ses pieds, pleurant tendrement, et c'était grand'pitié d'être là, de les ouïr, écouter et regarder. Cinq autres bourgeois suivirent le noble exemple d'Eustache. Le cinq août 1347, les six bourgeois, nu-pieds, en chemise
et la corde au cou, se présentèrent au roi d'Angleterre. Ni la vue de ce
noble dévouement, ni les prières de ses officiers ne purent toucher le cœur
d'Edouard. Qu'on fasse venir le coupe-tête,
s'écria-t-il. Ceux de Calais ont fait mourir tant de
mes hommes, qu'il convient ceux-ci mourir aussi. Mais la reine
d'Angleterre qui pleurait si tendrement de pitié
qu'elle ne se pouvait soutenir, se jeta à genoux par devant le roi son
seigneur et dit ainsi : Ha ! gentil sire, depuis que je repassai la mer en
grand péril, comme vous savez, je ne vous ai rien demandé : or je vous prie
humblement et requiers en propre don, que pour le fils de la vierge Marie et
pour l'amour de moi, vous fassiez grâce à ces six hommes. Après un moment de
silence, le roi voyant la reine qui pleurait tendrement à ses genoux : Ha !
dame, dit-il, j'aimerais mieux que vous fussiez autre part qu'ici. Mais vous
me priez si instamment, que je n'ose vous refuser, et quoique j'en ai grand
déplaisir, tenez, je vous les donne, faites en à votre plaisir. La
reine remercia avec effusion, fit habiller et réconforter les six bourgeois,
et leur donna une escorte pour les conduire en lieu sûr. Les deux adversaires étaient épuisés. Grâce à l'intervention du pape, une trêve fut conclue, qui dura jusqu'en 1355. La peste noire, qui sévit alors, et emporta, au dire de Froissart, le tiers de l'humanité, contribua sans doute à la prolongation de cette trêve. Le territoire français reçut, à cette époque, un accroissement considérable par la réunion du Dauphiné, qui fut dès lors donné en apanage à l'héritier présomptif de la couronne. De là le nom de dauphin que porteront désormais les fils aînés des rois de France. Bataille de Poitiers (1356). Jean II, surnommé le Bon, c'est-à-dire le Valeureux, avait succédé à Philippe de Valois en 1350. Les hostilités recommencèrent en 1355. Le Prince Noir ravagea toutes les provinces méridionales de la France, pillant, brûlant, rançonnant les villes et les campagnes. Le roi Jean vint l'attaquer près de Poitiers, et fut battu, comme son père l'avait été à Crécy, à peu près pour les mêmes raisons. La chevalerie française ne put tenir contre les archers anglais. 48.000 hommes furent vaincus par une poignée de 7 à 8.000. Une foule de chevaliers furent faits prisonniers. Le roi fut le dernier, à se rendre. Brave entre tous les braves, il s'était lancé au milieu des ennemis, avec Philippe, son plus jeune fils, âgé de quatorze ans. Père, lui criait l'enfant, attentif aux coups qu'on lui portait, Père, gardez-vous à droite ; Père, gardez-vous à gauche. Jean dut se rendre et fut conduit à Londres. La défaite de Poitiers eut un bien autre retentissement que celle de Crécy. A Crécy, le combat s'était engagé comme par surprise ; tandis qu'à Poitiers, les généraux français avaient combiné tout à loisir leurs opérations. La France y perdit le prestige militaire dont elle jouissait depuis des siècles. Les états généraux. La nouvelle du désastre consterna toute la France, et souleva la haine et le mépris contre la' noblesse, que l'on rendait responsable de tous les maux. Les états généraux, immédiatement convoqués par le dauphin, se réunirent un mois après la défaite (octobre 1356). Dans les premières années du XIVe siècle, nous l'avons vu, les états généraux n'avaient pris aucune part réelle au gouvernement. Le désarroi général les enhardit à y porter la main. Déjà l'année précédente, ils avaient fait reconnaître leur droit de s'assembler périodiquement, et de contrôler l'emploi des deniers publics. Les états de 1356 et de 1357 entreprirent la réforme générale du royaume. Leur autorité fut déclarée souveraine en toute matière d'administration et de nuances ; un conseil de réformateurs pris dans les trois ordres, eut mission de surveiller le gouvernement ; une foule d'agents royaux furent remplacés, vingt-deux membres du grand conseil en furent exclus. A ces conditions, les états accordèrent des subsides et des contingents. Révolution démocratique. Il y avait ainsi en présence deux pouvoirs de tendances opposées, que la nécessité parviendrait bien à mettre momentanément d'accord, mais dont l'entente ne pouvait guère durer : d'un côté le dauphin, de l'autre les états, dominés par Robert Lecoq, évêque de Laon, et par Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. Les tiraillements dégénérèrent bientôt en une lutte toujours de plus en plus ouverte. Marcel, d'abord chef d'une opposition raisonnable et patriotique, devint peu à peu un révolutionnaire criminel. Tout ce qu'il y avait de modéré dans son parti l'abandonna, le démocrate n'eut bientôt plus avec lui qu'une partie du peuple parisien. Sur ces entrefaites.une révolte de paysans éclata dans un grand nombre de provinces. Les maux de la guerre, dont on rendait la chevalerie responsable, avaient exaspéré ces populations. Elles se vengèrent en exerçant sur la noblesse les plus atroces cruautés. A. tort ou à raison, on confondit la Jacquerie — c'était le nom de cette furie campagnarde —, avec le parti démocratique, dont Marcel était le chef ; cette circonstance acheva de perdre la révolution. Les Jacques furent détruits par la noblesse, et les états fournirent des troupes au dauphin pour ramener Paris à l'obéissance. Marcel, réduit aux abois, voulut introduire dans les murs de Paris, pour défendre cette ville, Charles le Mauvais, roi de Navarre, avec les troupes de mercenaires qu'il avait à sa solde. Au moment où il allait ouvrir la porte à ce scélérat qui trahissait la France, il fut tué d'un coup de hache par un royaliste nommé Maillard (1358). Les Parisiens rappelèrent alors le dauphin, qui fut reçu en triomphe dans la capitale. Traité de Brétigny (1360). Les Anglais, aussi bien que les
Français, étaient las de la guerre. On entra en négociations. Edouard III
présenta d'abord des conditions inacceptables, et son obstination faisait
craindre la prolongation de la guerre. On allait se séparer sans rien
conclure, lorsqu'une tempête et un orage si grand et
si horrible, dit Froissart, descendit sur
l'armée du roi d'Angleterre, qu'il sembla bien proprement que le monde allait
finir ; car il tombait de l'air pierres si grosses qu'elles tuaient hommes et
chevaux, et en furent les plus hardis tout ébahis. Edouard fit vœu à
Notre-Dame d'accorder la paix. Elle fut conclue à Brétigny. Les duchés de
Guienne et de Gascogne[4], avec toutes
leurs dépendances ; le Ponthieu, Calais et quelques autres seigneuries furent
cédées en toute souveraineté au roi d'Angleterre. Edouard renonça de son côté
à la Normandie et aux autres provinces. La rançon du roi de France fut fixée
à trois millions d'écus d'or. Jean, rentré dans son royaume, récompensa la belle
conduite de Philippe le Hardi, son plus jeune fils, en lui donnant comme
apanage le duché de Bourgogne. Il mourut en 1364, et eut pour successeur son
fils Charles V. § III. — DEUXIÈME PHASE DE LA GUERRE. CHARLES V ET DU GUESCLIN.Charles V et Du Guesclin. Le règne de Charles V forme avec ceux de ses deux prédécesseurs un contraste complet. Autant la période qui vient de finir avait -été désastreuse, autant celle qui commence sera réparatrice. Elle se résume en deux hommes : Charles V et Du Guesclin. La France se releva sous Charles V, parce que ce prince abandonna les errements qui, sous les deux premiers Valois, avaient causé ses désastres. Toujours et partout, un général habile s'efforce d'avoir sur l'ennemi tous les avantages possibles avantage du nombre, de la position, etc. Tout ce qu'on peut lui demander, c'est qu'il n'emploie pas dans ce but des moyens réprouvés par la morale ou le droit des gens. En France, au XIVe siècle, on avait perdu de vue ce principe dicté par le bon sens. Quand Philippe de Valois ou Jean le Bon voulaient combattre l'ennemi, au lieu de chercher à le surprendre dans une situation désavantageuse, avec des forces supérieures, ils lui envoyaient d'ordinaire, plusieurs jours à l'avance, un cartel, en lui laissant le choix du jour et du champ de bataille, l'avertissant ainsi de décamper s'il se sentait trop faible. Par une sotte application des lois de la chevalerie, on transportait à la guerre les règles des tournois. Les Anglais durent plus d'une fois leur salut à cette ridicule démarche de leurs adversaires. Charles V revint aux vrais principes de la stratégie. Ce n'est pas qu'il marchât en personne à la tête des armées .Empoisonné, dit-on, dans sa jeunesse, par Charles le Mauvais, il était trop frêle et trop chétif pour manier avec avantage la lance ou l'épée. Mais du fond de son cabinet, il dirigeait sagement toutes les opérations militaires. Il avait, dit Froissart, des coureurs allant nuit et jour, et qui, du jour au lendemain, lui apportaient nouvelles de quatre-vingts ou cent lieues à l'aide de relais disposés de ville en ville. Edouard III disait qu'il n'y eut jamais roi de France qui s'armât moins et donnât tant à faire à ses ennemis. C'est que Charles V avait une bonne tête, et qu'il sut trouver des hommes capables d'exécuter ce que ses faibles bras lui refusaient. On vit autour de lui une foule d'excellents capitaines, parmi lesquels Boucicault, Clisson et surtout Bertrand Du Guesclin. Laid, petit, trapu, le teint noir, le nez camus, la démarche gauche, mais d'une force athlétique, Du Guesclin, un des plus grands hommes de guerre du moyen âge, était, en même temps un preux chevalier et un tacticien parfait. Il savait donner de grands coups d'épée, comme Jean le Bon, mais il savait également ruser, temporiser, prendre ses avantages, et faire la guerre avec humanité. N'oubliez jamais, disait-il en mourant à ses compagnons d'armes, n'oubliez jamais, en quelque pays que vous fassiez la guerre, que les gens d'église, les femmes, les enfants et le pauvre peuple ne sont pas des ennemis. Cette recommandation fait autant d'honneur à la perspicacité militaire du héros breton qu'à son bon cœur. Car dans un pays ravagé et désert, où l'armée trouvera-t-elle ses subsistances ? L'ordre rétabli dans le royaume. Quelque humiliant que fût le traité de Brétigny, Charles V était trop sage pour tenter de s'y soustraire avant d'avoir chance de réussir. Sa politique consistait à ne rien laisser au hasard, à s'assurer le succès en le préparant de loin. Il commença donc par des mesures administratives intelligentes, destinées à rétablir l'ordre dans les finances, la discipline dans l'armée, la sécurité dans le royaume. Il contracta plusieurs bonnes alliances. Deux guerres civiles désolaient la France : l'une en Normandie, l'autre en Bretagne. Du Guesclin termina heureusement la première. Quant à la Bretagne, où les deux maisons de Blois et de Montfort se disputaient la couronne ducale, Du Guesclin, envoyé pour soutenir Charles de Blois, y réussit moins qu'en Normandie ; il fut vaincu et fait prisonnier. Néanmoins, la sagesse du roi sut encore terminer avantageusement l'affaire. Il conclut avec Jean de Montfort le traité de Guérande (1365), par lequel il le reconnut pour duc de Bretagne, sous la condition de la foi et de l'hommage féodal. Il ne restait plus, pour le rétablissement complet de l'ordre, qu'à débarrasser la France des Compagnies. Les Compagnies. On appelait ainsi les troupes mercenaires que les nations belligérantes avaient prises à leur solde pendant la guerre, et licenciaient en temps de paix. Privées alors de ressource, habituées à vivre de pillage, ces troupes se répandaient par toute la France, et s'y livraient aux derniers excès. Ces brigands occupaient des forteresses, ou se logeaient dans les villages et les maisons de campagne ; personne ne pouvait parcourir les chemins sans un extrême danger. Les soldats du roi, qui auraient dû protéger les paysans et les voyageurs, ne songeaient au contraire qu'à les dépouiller honteusement. Les compagnies étaient composées d'hommes de toute nation et de toute condition. On n'y trouvait pas seulement de pauvres gens jetés dans cette vie criminelle par le besoin, mais aussi des chevaliers cherchant la vie aventureuse et guerrière pour elle-même. On ne peut lire sans horreur le récit des crimes de ces bandes scélérates. Elles pillaient et incendiaient les maisons, les églises, les monastères. Elles volaient les enfants, tuaient ou emprisonnaient prêtres et laïques, hommes et femmes, et soumettaient leurs prisonniers aux plus cruels tourments, pour en arracher de grosses rançons. L'une d'entre elles, nommée la Grande Compagnie, comptait, dit-on, jusqu'à quinze mille hommes. La misère, dans les campagnes, était épouvantable. Guerre de Castille. Du Guesclin se chargea de délivrer la -France de ces bandits, en les conduisant en Espagne. Pierre le Cruel, roi de Castille, avait fait périr sa femme, Blanche de Bourbon, belle-sœur de Charles V. Ses crimes avaient excité contre lui une révolte, à la tête de laquelle se trouvait son frère, Henri de Transtamare. Du Guesclin chassa l'indigne monarque, et mit Transtamare à. sa place. Le Prince Noir, qui gouvernait la Guienne, prit parti pour le roi détrôné, battit Du Guesclin à Navarette, et le fit prisonnier. Le héros breton, après avoir recouvré sa liberté, entreprit une seconde expédition en Castille, vainquit Pierre le Cruel à Monteil et rendit la couronne à Transtamare (1368). La France avait gagné par là un puissant allié, et elle s'était débarrassée des Compagnies. Charles V se sentit alors assez fort pour déchirer le traité de Brétigny. Reprise des hostilités entre la France et l'Angleterre (1369-1374). Il le pouvait sans parjure ; car n'ayant jamais été bien observé de part ni d'autre, n'ayant jamais été complètement ratifié, ce traité pouvait être considéré comme n'obligeant pas. Charles n'attendait donc qu'un prétexte. Les circonstances l'engageaient à agir : Edouard III vieillissait ; le Prince Noir avait rapporté de son expédition de Castille une maladie de langueur ; l'égoïsme du gouvernement anglais lui avait aliéné tous ses sujets du continent ; enfin, le patriotisme français, exalté par les maux d'une longue guerre, était prêt à faire explosion. Quelques seigneurs gascons refusèrent de payer un nouvel impôt établi par le Prince Noir, et en appelèrent à Char les V, comme à leur seigneur suzerain. Cet acte était contraire au texte du traité de Brétigny, lequel attribuait la Gascogne aux Anglais en toute souveraineté. Mais le traité de Brétigny existait-il encore ? Charles ne le pensait pas. Toutefois, en prudent politique, sachant combien il importe, non seulement d'avoir pour soi le droit et la justice, mais encore de le faire reconnaître par l'opinion publique ; avant d'accepter formellement l'appel des Gascons, il consulta lès universités de l'étranger et de la France, qui se prononcèrent en sa faveur. Fort de cette décision, il cita le Prince Noir devant le parlement. Le prince répondit fièrement qu'il irait à Paris, puisque le roi l'y appelait, mais que ce serait le casque en tête et avec soixante mille hommes. La guerre était déclarée. Pendant que le Midi se révoltait contre la domination étrangère, et que la maladie réduisait le Prince Noir à l'impuissance, quatre armées françaises envahirent les provinces continentales de l'Angleterre. Les Anglais firent plusieurs expéditions en France ; malgré la supériorité de leur organisation, elles échouèrent par la prudence et l'habileté de Charles V et de Du Guesclin. Les villes étaient bien défendues. Jamais on n'offrit aux Anglais de bataille rangée. On se contentait de les affamer, de les harceler en flanc ou en queue pendant la marche, au passage d'une rivière, ou à tomber en forces supérieures sur les corps détachés. Système moins brillant que celui des victoires foudroyantes, mais très profitable, et qui, en peu de temps, épuisa les Anglais. En 1374, une trêve conclue à Bruges, ne leur laissa que les trois villes de Bayonne, Bordeaux et Calais. Le patriotisme, aidé des armes de Du Guesclin et de Clisson, avait livré aux Français toutes les autres. Quand Charles V et Du Guesclin moururent (1380), la France avait presque repris ses anciennes limites. § IV. — TROISIÈME PHASE DE LA GUERRE. CHARLES VI. - LES ARMAGNACS ET LES BOURGUIGNONS.La plus grande partie de cette période fut remplie ou par des trêves, ou par des opérations peu importantes. Ce n'en fut pas moins une époque de calamités pour les deux royaumes. Souffrances du peuple en Angleterre et en France. Jamais peuples n'expièrent plus cruellement leur humeur batailleuse ou l'ambition de leurs chefs. Du côté des Anglais, la guerre avait d'abord été populaire, au moins parmi les représentants de la nation ; pendant plusieurs années, de brillants succès avaient répondu à leurs espérances. Mais bientôt les revers étaient venus. Le règne si glorieux d'Edouard III s'était terminé tristement. Aux foudroyantes victoires de Crécy et de Poitiers avaient succédé ces stériles expéditions que la sagesse de Charles V avait fait échouer. Le Prince Noir était mort dans l'impuissance, des suites d'une maladie contractée dans les camps. Edouard, en mourant (1377), avait laissé à son successeur Richard II, fils du Prince Noir, enfant de dix ans, un bien lourd héritage : au dehors, une guerre que l'on ne pouvait ni terminer sans humiliation, ni prolonger sans ruine ; à l'intérieur, un profond malaise et une sourde fermentation dans la nation entière, surtout dans les basses classes, écrasées par des impôts excessifs, que nécessitait néanmoins une guerre désastreuse. La France, malgré la sagesse de Charles V, n'était guère plus heureuse. Sans parler des ravages de la guerre et du brigandage, qui était loin d'avoir complètement disparu, les grandes choses du dernier règne ne s'étaient pas accomplies sans de grandes dépenses. Le poids des impôts était devenu intolérable. C'est que le pays le plus riche ne peut porter convenablement les charges de la guerre, à moins de les répartir sur un grand nombre d'années. Nos sociétés modernes recourent dans ce but aux emprunts, que l'on rembourse peu à peu au moyen d'un prélèvement fait chaque année sur les revenus publics. Mais pour faire un emprunt avantageux, il faut du crédit, et c'est ce qui manquait aux gouvernements du moyen âge. Aussi ne pouvaient-ils suffire aux dépenses de la guerre que par des impôts écrasants. Révolte des Maillotins (1381). Charles VI n'avait que onze ans, quand il succéda à son père. La régence fut disputée par ses quatre oncles, les ducs d'Anjou, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, et ces dissensions ne firent qu'empirer l'état des affaires. Le peuple se souleva. Il demandait l'abolition des aides et des gabelles, que Charles V, à son lit de mort, avait, disait-on, voulu supprimer. Les rebelles parisiens coururent à l'arsenal, s'emparèrent des armes de tout genre, épées, poignards, des maillets d'armes surtout qu'ils y trouvèrent ; d'où leur vint le nom de Maillotins. Semblables mouvements eurent lieu dans un grand nombre de provinces. Les oncles du roi furent d'abord obligés de céder. Plus tard ils sévirent, mais en secret, tant on craignait d'augmenter, par des supplices publics, l'effervescence populaire. C'est que la révolte avait éclaté avec un caractère de généralité vraiment effrayant. Elle ne couvrait pas seulement la France ; l'Angleterre était sujette aux mêmes commotions. Révolution communiste en Angleterre (1381). La révolte y avait été provoquée par les impôts, mais elle avait des racines plus profondes. Un hérétique fameux, nommé Wicleff, avait prêché, avec l'appui de riches et puissants personnages, contre les biens du clergé. Son disciple, John Bail, suivant la pente naturelle de l'erreur, alla plus loin que son maître, attaqua toute propriété indistinctement, se fit l'apôtre du communisme. Un collecteur de l'impôt ayant, dans l'exercice de ses fonctions, insulté la fille d'un couvreur de tuiles, Wat-Tyler, celui-ci se mit à la tête de la révolte, rassembla plus de soixante mille paysans, et marcha sur Londres, saccageant les châteaux et les monastères, massacrant les nobles, le clergé, les avocats et les gens de justice. On n'en voulait pas au prince, trop jeune encore pour n'être pas innocent des maux du peuple. Arrives près de Londres, les révoltés envoyèrent demander une entrevue au roi, se plaignant que, depuis tant d'années, le pays était mal gouverné au détriment du commun et menu peuple par les grands et le clergé. Richard leur donna rendez-vous sur les bords de la Tamise, et s'approcha en barque, accompagné de quelques-uns des principaux seigneurs. A. la vue de la barque, les émeutiers commencèrent tous à huer et à donner un si grand cri, dit un historien du temps, qu'il semblait proprement que tous les diables d'enfer fussent là descendus en leur compagnie. Les courtisans n'osèrent risquer le jeune prince au milieu de cette multitude furieuse et rentrèrent dans la capitale. Alors la foule se porta sur Londres. Le maire voulait lui en fermer les portes, mais les habitants les lui ouvrirent. La ville fut bientôt pleine de meurtres et de scènes de débauche. Le roi accorda donc une entrevue aux rebelles. Bonnes gens, leur dit-il en les abordant sans trouble, je suis votre roi et votre sire : que vous faut-il ? que voulez-vous ? — Nous voulons, répliquèrent-ils, que tu nous affranchisses à toujours, nous, nos héritiers et nos terres. — Je vous l'accorde, répondit le roi. Et il les congédia en leur faisant expédier des lettres d'affranchissement. Mais Wat-Tyler, John Bail et les autres meneurs voulaient une réforme plus radicale et tenaient à conserver le pouvoir qu'ils avaient en main. Tandis que bon nombre de paysans retournaient dans leurs villages avec leurs chartes, ils restèrent dans la capitale, qu'ils continuèrent à effrayer de leur tyrannie et de leurs débauches. Le jeune prince, plein d'un noble courage, alla encore trouver cette bande de brigands, suivi seulement d'un écuyer. Il fut bientôt rejoint par le maire de Londres, accompagné d'une douzaine d'hommes armés. Wat-Tyler montra une telle insolence, que le roi ordonna au maire de l'arrêter. Le maire, tirant un grand coutelas, abattit Wat-Tyler à ses pieds. A cette vue, la fureur des insurgés ne connut plus de bornes. Ils allaient se jeter. sur le roi et sa petite troupe et les massacrer. Mais Richard courant seul au devant d'eux : C'est moi, leur dit-il, qui suis votre roi ; suivez-moi. Vous aurez ce que vous désirez. Cette démarche hardie du royal enfant — il n'avait que quatorze ans — les remplit d'hésitation, et donna aux amis du prince le temps d'arriver au nombre de six à sept mille. Ils lui demandaient la permission de massacrer cette populace insolente. Le roi s'y refusa : Le plus grand nombre, dit-il, n'ont suivi que par peur ; il ne faut pas que les innocents payent pour les coupables. La plupart des rebelles se dispersèrent. La révolte fut ensuite réprimée dans les provinces, les chartes d'affranchissement furent reprises et déchirées, et cette révocation fut approuvée à l'unanimité par le parlement. Bataille de Roosebeke (1382). La rébellion, vaincue tant en France qu'en Angleterre, n'était cependant pas domptée. En Flandre encore, la démocratie gantoise soulevée bravait le comte Louis de Mâle. A Gand était le nœud de la situation. Les métiers de cette ville n'affichaient pas précisément les mêmes prétentions que les Maillotins ou Wat-Tyler ; mais c'était, en Flandre, comme en France et en Angleterre, une lutte des basses classes contre l'aristocratie. La cause démocratique était considérée comme n'en faisant qu'une dans les trois pays. Gand entretenait des relations avec les révoltés parisiens, et les communistes anglais avaient les yeux fixés sur la commune flamande. Les princes et le roi de France résolurent d'étouffer l'opposition dans son principal foyer. Le 28 novembre 1382, l'armée française, sous les ordres de Charles VI, et de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, rencontra à Roosebeke, près de Roulers, les milices flamandes commandées par Philippe d'Artevelde, fils de Jacques. Malgré des prodiges de valeur, les Flamands furent vaincus et leur chef resta parmi les morts. Cette victoire anéantissait pour longtemps les espérances des démocrates français et anglais. Regardez, dit Froissart, la grand'diablerie que c'eût été, si le roi de France eût été déconfit en Flandre, et la noble chevalerie qui était avec lui en ce voyage. On peut bien croire et imaginer que toute gentillesse et noblesse eût été morte et perdue en France et aussi bien ès autres pays. Mais la défaite des Flamands privait les Maillotins de leur principal appui. Répression des Maillotins. Les Parisiens n'attendaient que la nouvelle d'une victoire des Flamands pour entrer en révolte. Les succès du roi abattirent leur courage. A l'approche de Charles VI, ils sortirent en armes à sa rencontre et se rangèrent en ordre de bataille sous les hauteurs de Montmartre, espérant sans doute en imposer par leur nombre et leur tenue. Mais, sur une simple sommation, ils regagnèrent chacun leurs foyers ; Charles VI fit son entrée à Paris, à peu près comme dans une ville prise d'assaut. Tous les bourgeois durent rapporter à l'hôtel de ville leurs armes et leurs maillets. La commune perdit ses franchises, ses magistrats électifs, ses confréries, ses corporations. Les plus riches furent rançonnés, beaucoup condamnés presque sans jugement et exécutés. Une des principales victimes fut un respectable vieillard, nommé Jean Desmaret, dont tout le crime était d'être resté à Paris pour empêcher le peuple de se porter à des excès. Arrivé au lieu du supplice, on lui dit de demander sa grâce au roi. Le noble vieillard, victime d'une aveugle et brutale réaction, se contenta de répondre : J'ai bien et loyalement servi les rois Philippe, Jean et Charles ; jamais aucun de ces rois n'a rien eu à me reprocher, et celui-ci ne me reprocherait rien non plus, s'il avait âge et connaissance d'homme. Je ne pense pas qu'il soit l'auteur de ma condamnation. Je n'ai donc que faire de lui crier merci. C'est à Dieu seul qu'il faut demander merci, et je le prie de me pardonner mes péchés. Un grand nombre de villes subirent le même sort que Paris. Les Armagnacs et les Bourguignons. Ce gouvernement violent des oncles du roi se prolongea jusqu'à l'an 1388, où Charles VI, qui avait atteint sa majorité, prit en main la direction des affaires, ou plutôt la transféra des ducs de Bourgogne et de Berry aux sages conseillers de Charles V. Le nouveau ministère rétablit l'ordre et l'économie dans l'administration, mais ce ne fut pas pour longtemps. Le roi tomba en démence — 1392 — ; ses oncles revinrent au pouvoir. Toutefois, ils rencontrèrent fin rival dans la personne de Louis d'Orléans, frère de Charles VI. Ce jeune prince cherchait son appui dans la noblesse ; le duc de Bourgogne, dans le peuple. Philippe le Hardi sut garder certaine mesure. Mais après sa mort (1404), son fils Jean sans Peur excita ouvertement la haine du peuple contre Louis d'Orléans, et fit assassiner ce prince dans les rues de Paris (1407). Telle fut l'origine de la guerre entre les Armagnacs et les Bourguignons. Le nom d'Armagnac fut donné à la faction des Orléans, parce qu'après le meurtre du duc Louis, elle eut pour chef le comte d'Armagnac, beau-père de Charles d'Orléans. Celui-ci était trop jeune encore pour prendre en main la direction du parti. Jean sans Peur avait d'abord nourri l'espoir de cacher sa participation à un assassinat qui révoltait la conscience publique. Se voyant découvert, il eut l'impudente audace de se vanter du crime. De la Flandre, où il s'était d'abord retiré, il revint à Paris avec une armée, fut reçu en triomphe par le petit peuple, demanda une audience de la cour du roi pour s'y justifier. Son défenseur, Jean Petit, théologien de l'ordre des Cordeliers, soutint que le duc de Bourgogne, en mettant à mort Louis d'Orléans, n'avait fait que débarrasser la France d'un tyran ; qu'en agissant ainsi, il était parfaitement dans son droit. Le malheureux Charles VI ne put faire autrement que d'absoudre le coupable. Ce jugement dérisoire ne pouvait qu'accroître l'animosité des deux factions. Toute la France prit parti dans la lutte. Les Bourguignons étaient maîtres de Paris ; Jean sans Peur donna des armes à la puissante et terrible corporation des bouchers, dont le chef le plus en vue se nommait Caboche. De là vint au parti le nom de Cabochiens. Ils commirent dans la capitale des horreurs égales aux excès dont les Armagnacs effrayèrent les provinces. Il suffisait de déplaire à l'un d'eux pour être traité d'Armagnac et assommé sans jugement. Paris était en proie à la terreur. Mais une telle tyrannie ne peut généralement pas durer. Un soulèvement éclata contre les Cabochiens, et les Armagnacs virent les portes de Paris s'ouvrir devant eux. Telle était la perturbation des affaires et des intelligences, que l'université de Paris, désespérant de trouver dans les moyens humains un remède aux maux publics, fit appel à la lucidité de tout ce qui possédait le don de prophétie parmi les personnes dévotes et de vie contemplative. Les deux partis en étaient venus à une guerre en règle, qui ne pouvait profiter qu'aux Anglais. On les vit tous deux rechercher un appui dans les ennemis irréconciliables de la France ; car rien n'étouffe le patriotisme comme l'animosité des factions. Le duc de Berry, du parti armagnac, offrit à Henri IV de lui céder la Guienne et le Poitou. Bataille d'Azincourt. Cependant les Anglais se préparaient à profiter de ces divisions. Henri IV de Lancastre, successeur de Richard II, n'avait pu songer à conquérir la France. Usurpateur violent de la couronne, il avait eu assez à faire de se maintenir contre les légitimistes. Mais son fils Henri V ne se vit pas plus tôt affermi sur le trône, qu'il réclama l'exécution du traité de Brétigny (1414). Sur le refus de la cour de France, il débarqua en Normandie avec six mille lances, vingt-quatre mille archers et une artillerie formidable. Pendant le siège d'Harfleur, qui ouvrit la campagne, l'armée anglaise employa des machines lançant des pierres grosses comme des meules de moulin, qui renversaient les remparts et effondraient les maisons. Tandis que la noblesse française accourait avec ardeur se ranger sous l'oriflamme, les bourgeois, rivalisant de patriotisme avec elle, s'offrirent aussi à combattre ; leurs services furent dédaignés. Qu'avons-nous à faire de ces boutiquiers ? disaient en parlant des milices bourgeoises les ducs de Bourbon et d'Alençon ; nous sommes trois fois plus nombreux que les Anglais. Le règne de Charles VI, sauf pendant le ministère des sages conseillers de son père, avait été une réaction féodale. On était revenu aux errements qui avaient amené les défaites de Crécy et de Poitiers. Les deux armées se rencontrèrent près d'Azincourt — département du Pas-de-Calais —, entre Abbeville et Saint-Omer (1415). Les Français, quoique infiniment plus nombreux que leurs adversaires, succombèrent par l'incapacité de leurs chefs, l'indiscipline de leurs troupes et la préférence injuste accordée à la chevalerie. Ce fut encore aux archers principalement que les Anglais durent l'avantage. Après la défaite, le péril, qui aurait dû réunir tous les Français pour la défense de la patrie, ne parvint pas à faire taire les haines civiles. Tandis qu'Henri V soumettait la Normandie, les Bourguignons et les Armagnacs — ces derniers avaient avec eux l'héritier présomptif de la couronne — continuèrent à se disputer violemment le pouvoir, à ensanglanter Paris et les provinces. A la fin, cependant, Jean sans Peur et le dauphin étaient convenus d'une entrevue à Montereau pour consommer un rapprochement des deux partis contre l'ennemi commun, lorsque, durant le colloque, une scène tumultueuse et imprévue s'engagea on ne sait trop comment, dans laquelle le duc de Bourgogne fut tué par des gens de la suite du prince (1419). Traité de Troyes (1420). Ce meurtre jeta le trouble dans le parti armagnac et donna une nouvelle force aux Bourguignons, qui surent exploiter contre le dauphin, pour le rendre odieux, un crime dont il n'était nullement l'auteur et que personne n'avait probablement prémédité. Pour se venger de celui qu'il regardait comme l'assassin de son père, Philippe le Bon, fils de Jean sans Peur, se jeta ouvertement entre les bras des Anglais, entraînant dans ses intérêts le pauvre Charles VI et la méchante reine Isabeau de Bavière. Les Anglais conclurent à Troyes, avec le roi de France et le duc de Bourgogne, un traité dont les principales conditions étaient le mariage du roi d'Angleterre avec Catherine de France, fille de Charles VI et d'Isabeau, et la reconnaissance d'Henri V et de Catherine comme légitimes héritiers du trône de France ; c'était l'abolition de la loi salique et l'exclusion du dauphin. Henri V devait être régent du royaume jusqu'à la mort de Charles VI. On stipulait aussi que les deux états, gouvernés par le même prince, garderaient en toutes autres choses toutes les lois de chacun. Cet article avait pour but de prévenir la sujétion de la France à l'Angleterre et de l'empêcher d'être traitée en pays conquis. Mais c'est une barrière bien faible qu'un article de traité, quand il n'est pas soutenu par la force. Cette précaution ne diminuait donc guère ce qu'il y avait d'odieux dans la conduite d'un prince du sang livrant sa patrie à la domination étrangère. Conquête de la France par les Anglais. Soutenus par les Bourguignons, les Anglais marchèrent de succès en succès. La mort de Charles VI et d'Henri V (1422) n'arrêta pas leurs progrès, car Charles VII était jeune, sans expérience, peu guerrier et au-dessous d'une situation qui aurait exigé toutes les ressources du génie ; tandis que les provinces anglaises de la France, pendant la minorité d'Henri VI, étaient gouvernées par le duc de Bedford, homme plein de vigueur, d'habileté et de prudence. Les Français perdirent encore les batailles de Crevant-sur-Yonne et de Verneuil (1423 et 1424). Le royaume de Charles VII était tellement réduit, que ses ennemis appelaient ironiquement ce prince le Roi de Bourges. Pour comble de malheur, des rivalités ardentes divisaient profondément les serviteurs et les ministres du pauvre roi découragé. Les Anglais vinrent mettre le siège devant Orléans (1428), dont la prise devait les rendre maîtres du cours de la Loire et leur ouvrir les provinces du Midi. Charles VII songeait déjà à se retirer en Ecosse ou en Castille, lorsqu'il fut sauvé par une intervention providentielle aussi prodigieuse qu'inattendue. § V. QUATRIÈME PHASE DE LA GUERRE. CHARLES VII. - JEANNE D'ARC.Jeanne d'Arc. Il apprit un jour qu'une petite paysanne, une pucelle de dix-sept ans, se disant envoyée de Dieu, venait se présenter à lui pour sauver la France et en chasser les Anglais. Elle se nommait Jeanne d'Arc. Née dans le petit village de Domremy, sur les confins de la Champagne et de la Lorraine, elle avait jusque-là mené la vie simple des enfants de son âge et de sa condition. Naïve, bonne, pieuse, pleine de bon sens, elle s'occupait à filer, à travailler aux champs et à prier. Depuis quelque temps, elle avait des apparitions de saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Un jour, il lui fut ordonné par ses voix, comme elle disait, d'aller au secours du roi de France, afin de lui rendre son royaume. Pour obéir à l'ordre du ciel, elle eut à surmonter bien des difficultés. La cour railleuse et peu crédule de Charles VII n'était guère disposée à la prendre au sérieux. Elle sortit néanmoins victorieuse de toutes les épreuves auxquelles on la soumit, et, sur sa demande, elle fut envoyée enfin à la tête d'une armée pour délivrer Orléans. On fut étonné de voir briller dans cette jeune fille toutes les qualités d'un guerrier accompli. Sur son grand cheval noir, dit un contemporain, armée à blanc, tête nue, une petite hache à la main, et parlant d'une claire et douce voix de femme, elle se comportait en fait de guerre comme si c'eût été un capitaine qui eût guerroyé l'espace de vingt ou trente ans. Elle se fit faire un étendard blanc semé de fleurs de lis, sur lequel était peinte une image de Dieu avec les noms de Jésus et de Marie. Elle le portait toujours dans la bataille, c'était sa seule arme ; car sa main se refusa à verser jamais le sang humain. Manifeste de Jeanne d'Arc. Au moment de partir, la Pucelle envoya aux Anglais le manifeste suivant, qu'elle avait dicté, ne sachant ni A, ni B, comme elle le disait ingénument : Jésus, Maria. Roi d'Angleterre et
vous, duc de Bedford, qui vous dites régent dû royaume de France, rendez à la
Pucelle envoyée de par Dieu le roi du ciel, les clefs de toutes les bonnes
villes que vous avez prises en France. Elle est toute prête à faire la paix,
si vous lui voulez faire raison. Si vous ne voulez pas croire ce que vous dit
la Pucelle, nous vous bouterons hors du royaume avec un vacarme comme il n'y
en a pas eu depuis mille ans. Délivrance d'Orléans (1429). Mort de Jeanne d'Arc (1431). Le 29 avril 1429, la Pucelle entrait à Orléans, où son arrivée, attendue avec impatience, électrisa le peuple et jeta la consternation parmi les Anglais. Son action fut entravée par les capitaines qui, se fiant plus à leurs lumières qu'aux inspirations de Jeanne, la trompèrent plusieurs fois et allèrent à l'encontre de ses intentions. S'ils avaient accepté son concours, il leur déplaisait de paraître suivre sa direction. Plusieurs fois, l'évènement donna raison à Jeanne contre les capitaines. La jeune fille dirigea les sorties et ne cessa de donner l'exemple aux plus braves. Le 8 mai, les Anglais furent contraints de lever le siège. Quelques jours après, Jeanne leur faisait essuyer une nouvelle défaite à Patay. Puis elle conduisit Charles VII à Reims où il reçut le sacre. La Pucelle pouvait dès lors regarder sa mission comme accomplie. Elle avait toujours déclaré qu'elle était venue pour délivrer Orléans et faire sacrer Charles VII à Reims. Sur les instances des gentilshommes, elle resta cependant à l'armée, sans avoir, comme elle le disait elle-même, reçu de ses voix ni conseil ni désapprobation[5]. Elle échoua et fut blessée à l'attaque de Paris. En 1430, comme elle défendait Compiègne, elle fit une sortie contre les Anglais assiégeants. Soit imprudence, soit trahison, avant que les derniers rangs de son escorte fussent rentrés dans la ville, on leva le pont, et la Pucelle se trouva, avec quelques hommes seulement, à la merci des ennemis. On conçoit de quelle rage devaient être animés les Anglais contre une femme qui avait fait succéder pour eux la défaite à une longue suite de triomphes. Ils attribuaient ses victoires à la sorcellerie. On chargea l'infâme Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, de lui faire son procès. Dans cette affaire, toutes les formes furent violées. On y vit la vertu héroïque, simple et naïve, aux prises avec toutes les roueries de l'iniquité. Jeanne fut condamnée, comme hérétique, à monter sur le bûcher, et sa mort fournit une dernière preuve de la sincérité et de la sainteté de sa mission (1431). Les Anglais expulsés de France. Cet acte de basse vengeance ne ramena point la victoire sous les drapeaux anglais. La fortune les abandonna au contraire toujours de plus en plus. Le patriotisme français se prononçait chaque jour davantage ; depuis longtemps, le duc de Bourgogne était en froid avec ses alliés. Les prétentions du duc de Glocester à l'héritage de Jacqueline de Bavière, comtesse de Hainaut, avaient indisposé Philippe le Bon, qui, de son côté, revendiquait aussi les états de cette princesse. Froissé des procédés de Bedford, pendant le siège d'Orléans, Philippe avait retiré ses troupes, et cette circonstance avait quelque peu facilité les succès de Jeanne d'Arc. En 1435, le traité d'Arras réconcilia définitivement Charles VII avec son cousin. Depuis lors, dénués de l'appui des Bourguignons, les Anglais virent leur puissance décliner sensiblement. Enfin, en 1453, ils furent complètement expulsés du continent, où la ville de Calais seule leur resta1. Quant à la France, elle sortit de la lutte plus forte que jamais. Car si elle y avait éprouvé des pertes matérielles immenses, elle avait aussi retrempé son patriotisme. Le peuple s'était serré autour de son roi, dans une union plus étroite, pour défendre le sol natal contre l invasion étrangère. La royauté avait puisé une force nouvelle dans sa popularité. § VI. — PROGRÈS DES INSTITUTIONS FRANÇAISES PENDANT LA GUERRE DE CENT ANS. Réforme militaire.
Les succès remportés par la France dans les dernières années étaient, en
grande partie, le fruit des sages réformes opérées dans l'organisation de
l'armée par Charles VII. Nous avons vu ce qu'était l'armée française au
commencement de la guerre de cent ans. On s'imagine à peine l'indiscipline,
les désordres, la barbarie des troupes. Charles V avait bien essayé quelques
améliorations ; en somme, rien n'était changé. Charles VII suivit d'abord les
anciens errements. Mais lorsque la période de succès inaugurée par Jeanne
d'Arc eut un peu débrouillé le chaos où la France était plongée, il entreprit
la réforme du royaume. L'honneur ne lui en revient pas tout entier. Il le
partage avec ses ministres, Pierre de Brézé, le chancelier Jouvenel., le
financier Jacques Cœur, etc., dont les talents le secondèrent admirablement
dans le gouvernement de ses états. Il commença, en 1439, par rendre les chefs
responsables de la discipline de leurs troupes. Ni les chefs ni les soldats
n'y trouvaient leur compte. Aussi vit-on éclater une révolte des compagnies
d'aventuriers ou Ecorcheurs, à laquelle on donna le nom de Praguerie. Le roi en triompha à coups de lance
et de canon. Il dirigea ensuite deux expéditions, l'une en Lorraine, l'autre
contre les Suisses, dans le but de déverser et de
perdre le trop-plein de cette cohue indisciplinée dont se composait encore
l'armée française[6]. La réorganisation commença, en 1445, par la cavalerie, qui fut en grande partie licenciée. On n'en conserva que l'élite, dont se recrutèrent les compagnies d'ordonnance. Une compagnie d'ordonnance était un régiment de cavalerie mixte[7] de 600 chevaux. Le roi créa immédiatement quinze compagnies de cent lances chacune. D'après le nouveau règlement, chaque lance fournie comprenait : 1° le chevalier ou homme d'armes proprement dit ; 2° son coutilier ou écuyer ; 3° son page, puis deux archers, avec un page ou varlet de guerre. Une compagnie de cent lances montait donc à 600 hommes et autant de chevaux. Les quinze compagnies donnaient un effectif de 9.000 chevaux. On les répartit en petites garnisons dans les villes, avec défense, tant aux officiers qu'aux soldats, de s'en éloigner sans autorisation. Les soldats logeaient chez lès bourgeois. Ce n'est que trois siècles plus tard qu'on songea à bâtir des casernes. Un progrès en quelque sorte subit, dit un historien[8], résulta de la réforme. Une sécurité inouïe renaquit au sein des villes et des campagnes, délivrées comme par enchantement du brigandage. Aussitôt l'industrie, l'agriculture respirèrent ; les routes se remplirent de marchands, de voyageurs. En deux mois de temps, une transformation sensible s'était opérée. La création d'une armée royale fut encore un grand coup porté à la féodalité. L'infanterie fut réorganisée ou plutôt créée, en 1448, par une ordonnance qui établit les francs-archers, équipés aux frais des contribuables. Chaque paroisse devait en fournir un. Ces archers, pendant la paix, demeuraient chez eux et sans solde, vaquant aux occupations de leur profession. Les jours de fête, ils devaient s'exercer au tir ; et tous les trois mois, ils avaient à se présenter pour la revue au chef-lieu de la châtellenie. En temps de guerre, ils étaient convoqués et recevaient une solde. Le roi avait 8.000 francs-archers, qui, toutefois, ne répondirent que médiocrement aux espérances qu'on en avait conçues. Les progrès de l'artillerie furent aussi très considérables[9]. Au commencement du règne de Charles VII, les canons étaient lourds et se posaient à terre ; dans les dernières années de la guerre de cent ans, ils roulaient sur des affûts. Il y avait aussi une espèce de fusil, quoique très grossier. Les fusiliers appartenaient à l'artillerie. A la fin de la guerre de cent ans, le canon et la poudre avaient pris sur le champ de bataille le rang et l'importance qui leur sont demeurés depuis. La poudre, en changeant la tactique militaire, introduisit dans l'armée l'égalité civile[10]. Au point de vue militaire, nous sommes en pleine histoire moderne. Réforme financière. L'entretien d'une armée permanente eût été impossible sans la création d'un impôt également permanent. Aussi la réforme financière accompagna-t-elle la réorganisation de l'armée. Avant cette réforme, le gouvernement consacrait aux dépenses ordinaires les revenus ordinaires du domaine et de la suzeraineté. Pour les besoins extraordinaires, le roi assemblait les états généraux et leur demandait une aide, appelée dons volontaires ou gratuits. Le gouvernement s'écartait parfois de ces principes, mais ce n'était jamais sans encourir la réprobation universelle. C'est ainsi que l'altération des monnaies, à laquelle recoururent fréquemment tous les successeurs de saint Louis, excita les plus grands mécontentements. L'ordonnance de 1439 établit, avec le consentement des états, un impôt permanent. Le pays renonçait donc au droit très important qu'il possédait de voter périodiquement les subsides, mais cette perte ne fut pas pour lui sans compensation. L'ordonnance, en effet, interdisait aux seigneurs les exactions de toutes sortes qu'ils se permettaient souvent. De plus, le roi renonçait aux profits qu'il demandait jadis à l'altération des monnaies. L'impôt permanent ne fit donc que remplacer un ancien tribut infiniment plus incommode. Avec l'établissement de l'armée permanente, il acheva de dépouiller le pouvoir monarchique du caractère féodal qu'il avait conservé jusqu'alors, et de le dessiner tel qu'il s'est montré dans la période moderne. § VII. — HISTOIRE INTÉRIEURE DE L'ANGLETERRE DEPUIS LA MORT D'HENRI III. Edouard Ier (1272-1307). Nous avons à noter trois guerres sous le règne d'Edouard Ier : la première contre la France, dont nous avons déjà parlé à propos de Philippe le Bel ; la seconde entraîna la conquête définitive du pays de Galles ; la soumission temporaire de l'Ecosse fut le résultat de la troisième, la plus obstinée de toutes. A l'intérieur, il se passa- un événement bien plus important au point de vue des institutions. Pendant qu'Edouard guerroyait sur le continent avec son allié le comte de Flandre contre Philippe le Bel, les Ecossais envahirent les provinces septentrionales du royaume, des révoltes éclatèrent parmi le peuple anglais. Edouard ne pouvait retourner en Angleterre. Le prince de Galles, régent du royaume, fut obligé, pour ramener les sujets à l'obéissance, de leur accorder une charte (1297), qui étendait les droits dont le peuple avait joui jusqu'alors, et qu'Edouard confirma pour obtenir les subsides et les renforts dont il avait besoin. Précédemment, le roi imposait des taxes sans le consentement de la nation. La charte de 1297 subordonna la levée des subsides au vote préalable des lords et des communes. C'était peut-être la plus grande victoire que le peuple eût jamais remportée sur la couronne. A dater de cette époque, on doit considérer le Parlement comme définitivement fondé. Origine du parlement anglais. C'est ici le lieu de faire connaître l'origine de cette institution. Guillaume le Conquérant imposa à ses vassaux directs, nommés aussi barons, l'obligation de se rendre trois lois par an à la cour. Là, ils délibéraient avec le monarque sur les lois et les intérêts de l'Etat, et formaient la cour judiciaire la plus élevée du royaume. Les membres du haut clergé faisaient aussi partie de ce conseil ou parlement. Dans la suite, beaucoup de barons, trouvant sans doute trop coûteux les voyages et le séjour à la cour, et leur influence trop peu considérable, cherchèrent à se dispenser autant que possible de la fiance, s'exclurent eux-mêmes du conseil, et une loi confirma cet ordre de choses. De là, la distinction entre les grands et les petits -barons, dont les premiers seuls avaient le droit de siéger au parlement. Plus tard aussi, les attributions judiciaires du parlement lui furent enlevées et transportées à une haute cour permanente de justice. Avant le règne d'Henri III, les communes ne furent appelées que par exception et jamais toutes ensemble. Simon de Montfort, dans sa lutte contre ce prince, en fit la première convocation générale. Dès lors, l'usage d'admettre les députés des villes dans les grandes occasions, prévalut de plus en plus. Avec les députés des comtés, ils formèrent une seconde chambre, qui est devenue la chambre actuelle des communes. L'assemblée des hauts barons et du haut clergé constitua la chambre des lords. Mais le fondement de la puissance du parlement, ce fut la charte d'Edouard Ier, qui lui attribua le droit de voter, et par conséquent de refuser les impôts ; car c'est être fort puissant dans un état, que d'y tenir les cordons de la bourse. A partir de cette époque, l'autorité royale fut incapable de s'exercer avec force sans le concours et l'adhésion du parlement. La convocation des députés des comtés et des bourgs n'était pas encore légalement obligatoire, mais elle l'était en fait. Règnes d'Edouard II (1307-1327) et d'Edouard III (1327-1377). Edouard II, prince indolent, prodigue et léger, accorda toute sa confiance et abandonna les soins du gouvernement à des favoris qui ne méritaient pas cet excès d'honneur. Il souleva ainsi contre lui une aristocratie jalouse et turbulente. Tout son règne se passa en guerres malheureuses contre l'Ecosse et en luttes contre la noblesse. Ses fautes, malheureusement, et celles de ses ministres, ne donnaient que trop de crédit aux révoltés. Le duc de Lancastre, leur chef, convaincu de trahison, fut, bien que prince du sang, décapité par l'ordre eu roi. Cet acte de juste rigueur ne fit qu'augmenter la violence de l'opposition, à la tête de laquelle la reine même, la fille de Philippe le Bel, eut l'infamie de se mettre avec le jeune prince de Galles. Infidèle elle-même, elle accusait son époux d'infidélité. Edouard, lâchement abandonné de tous, tomba aux mains de ses ennemis, fut déposé par le parlement, et périt de mort violente dans sa prison (1327). Son fils Edouard III ne put, malgré ses grands talents et le succès brillant de ses armes, arrêter les progrès du parlement. C'est que la guerre de cent ans le forçait de recourir à la nation pour lui demander de gros subsides. Le parlement put ainsi conquérir, pendant ce règne, trois privilèges importants. D'abord le vote de l'impôt, accordé sous Edouard Ier, fut régularisé, et les communes, qui n'avaient jusque là qu'un rôle très secondaire, siégèrent aussi régulièrement que les lords. La nécessité du concours des deux chambres pour changer la loi fut reconnue. Enfin les deux chambres exercèrent le droit de mettre les ministres en accusation. Règne de Richard II (1377-1399). Fier de ses succès, le parlement aspirait à étendre ses avantages. Le règne de Richard II lui en offrit la plus favorable occasion. Monté sur le trône à l'âge de dix ans, le fils du Prince Noir s'y vit entouré de difficultés presque insurmontables. Nous avons déjà vu les troubles qui éclatèrent dès les premières années de son règne, et la présence d'esprit que le jeune roi déploya dans ces conjonctures. Comme cette révolte avait été provoquée par des abus criants, le parlement put en profiter pour abaisser le pouvoir royal, le mettre en tutelle et s'emparer du gouvernement. Une lutte s'engagea entre les chambres et la couronne ; le duc de Glocester, oncle du roi, se mit à la tête de l'opposition. Richard, voyant que la guerre avec la France épuisait, sans grand avantage pour l'Angleterre, les ressources du peuple, cherchait sagement, dans une paix sincère, le seul remède possible aux maux de ses sujets. Il épousa une fille de Charles VI, et conclut avec la France une trêve de vingt-huit ans (1396). Mais la paix, à laquelle Richard tendait de toutes ses forces, ne pouvait se faire sans sacrifice pour la fierté britannique, car les Français voulaient absolument recouvrer Calais et toutes les villes anglaises du continent. Richard devait donc, tout en cherchant l'intérêt vrai de ses peuples, froisser leur amour-propre et exciter des mécontentements. Il eut le tort très grand de compromettre encore, par de folles prodigalités, une cause déjà bien difficile. L'ambitieux Glocester exploitait habilement et perfidement ces griefs contre son neveu. Le peuple soupçonnait même Richard de vouloir livrer Calais aux Français ; Glocester était bien loin de démentir ces bruits calomnieux. Ce fut au parlement de 1397 que commença à se manifester le sourd mécontentement qui grondait contre Richard. Malheureusement, le roi dépassa dans la répression les limites constitutionnelles de son pouvoir ; plus malheureusement encore, le parlement plia sans résistance, et ouvrit ainsi au jeune prince les voies du despotisme. Glocester complota, dit-on, d'enlever la couronne à Richard. Richard, informé de ses intrigues, le fit arrêter avec quelques-uns de ses complices et juger par le parlement qui se soumit il toutes les volontés du roi. Les accusés furent déclarés traîtres, non pas pour avoir trempé dans la conjuration dont nous venons de parler — on n'en fit aucune mention, probablement parce qu'on ne pouvait pas la prouver — ; mais pour avoir, onze ans auparavant, attenté aux droits de la couronne, en mettant la royauté en tutelle. C'était tout ce qu'il fallait pour donner aux condamnés, quelque coupables qu'on les suppose, toutes les apparences de l'innocence, et pour se faire passer comme tyran et parjure ; car les crimes politiques sur lesquels on revenait avaient été amnistiés. Glocester mourut à Calais, dans sa prison, probablement de mort violente. Personne, en tout cas, n'eut sur ce point le moindre doute. Quant au parlement, après avoir montré tant de faiblesse, il mit le comble il sa honte, en abdiquant pour ainsi dire entre les mains du roi. Tout son pouvoir résidait dans son droit de remontrance ou de pétition et dans le vote des subsides. Il accorda pour tout le règne un subside permanent, et pria le roi de nommer une commission des pétitions. Richard était libre dès lors d'agir en despote et ne s'en fit pas faute. Derby, fils du duc de Lancastre, fut condamné assez arbitrairement à un exil de dix ans. Mais Richard put s'apercevoir que sa tyrannie lui aliénait son peuple. Le départ de Derby fut un véritable triomphe. Il trouva sur son passage dans les rues de Londres plus de quarante mille personnes qui l'accompagnaient de leurs regrets et de leurs vœux : Ah ! gentil comte Derby, disaient-ils, nous laisserez-vous donc ? Jamais il n'y aura joie ni bien en ce pays tant que vous n'y serez revenu. Richard était perdu. Quelque chose qu'il fît, tout devait être interprété en mal. Révolte de Lancastre. Déposition et mort de Richard. Bientôt (1399) le duc de Lancastre mourut, et Richard, bravant une fois de plus l'opinion, ajouta de nouvelles rigueurs à celles dont il avait frappé Derby : il confisqua les biens du défunt. Presque aussitôt après, il s'embarqua pour l'Irlande toujours insoumise. C'était inviter Derby — maintenant Henri de Lancastre — à descendre en Angleterre. Celui-ci ne manqua pas l'occasion. Partout, à son approche, le peuple soulevé tua les officiers de Richard. Henri affectait cependant de n'en vouloir qu'aux ministres, non pas au roi lui-même. Richard, accourant d'Irlande, se vit abandonné de ses troupes. Par trahison, il fut attiré dans un piège et traité avec le plus insultant dédain. Il montra dans son malheur la plus touchante résignation : Beau sire Dieu, l'entendait-on dire, je me recommande en ta sainte garde, et te crie merci que tu me veuilles pardonner tous mes péchés, puisqu'il te plaît que je sois livré aux mains de mes ennemis ; et s'il me faut mourir, je prendrai la mort en patience, comme tu le fis pour nous. La mort en effet ne devait pas tarder pour lui. Henri de Lancastre lui arracha un acte d'abdication, que le parlement accepta à l'unanimité, et Lancastre fut déclaré roi sous le nom d'Henri IV. Richard fut alors mis en jugement et condamné à une prison perpétuelle sans même avoir été entendu ; car l'usurpateur n'aurait osé le faire comparaître, de peur que sa vue, sa parole, son énergie ne réveillassent les sympathies comprimées que son profond abaissement devait naturellement lui gagner. Ses malheurs et la violence du parti vainqueur produisirent effectivement une réaction. Un complot se trama dans le but de rendre la couronne à Richard ; mais il n'eut d'autres résultats que d'amener une catastrophe. Richard mourut de faim dans sa prison (1400). Les geôliers savaient probablement qu'ils ne déplairaient pas à Henri en laissant mourir sa victime. La maison de Lancastre. Henri IV régna avec beaucoup de fermeté et de bonheur (1399-1413). Cependant il eut à réprimer des révoltes faciles à expliquer, puisque la maison de Lancastre était montée sur le trône au mépris des droits de la maison de Clarence. Après la mort de Richard, le trône, à suivre la loi de succession, revenait aux descendants de Lionel, duc de Clarence et second fils d'Edouard III. Ils ne réclamèrent cependant, ni sous Henri IV, ni pendant le règne du vainqueur d'Azincourt. Mais sous Henri VI, l'issue malheureuse de la guerre de cent ans, et la faiblesse du pouvoir produisirent un malaise qui rendit l'espoir à la branche dépossédée. Un mariage avait fait passer à la maison d'York les droits des Clarence. C'est alors qu'éclata la guerre des Deux Roses, dans laquelle la maison de Lancastre perdit la couronne. |
[1] Il était nécessaire à Edouard de soutenir que les enfants mâles issus des Capétiens par les femmes devaient, pour avoir droit à la couronne, être nés du vivant de leur grand-père, sans quoi, Charles le Mauvais aurait eu un meilleur titre que lui.
[2] Ce qui suit est emprunte aux Origines de la tactique française, du capitaine Hardy, et à l'Histoire de Du Guesclin, de Siméon Luce, chap. VI.
[3] Froissart, Edit. Buchon, t. I, p. 234.
[4] Le duché de Gascogne était une partie du duché de Guienne.
[5] Jeanne d'Arc, après le sacre, n'a pas demandé à quitter l'armée. Voyez sur ce point la Revue des Questions historiques, t. III, p. 385, et Wallon, Jeanne d'Arc, l. IV, au commencement.
[6] Vallet de Viriville.
[7] C'est-à-dire de grosse cavalerie et de cavalerie légère.
[8] Vallet de Viriville.
[9] Il ne paraît pas, dit Boutaric (Instit. milit., p. 360), que les deux frères Bureau aient eu aux progrès de l'artillerie la part qu'on leur a attribuée jusqu'à présent, quoiqu'ils en aient fait un emploi admirable.
[10] Vallet de Viriville.