HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE IX. — LES CROISADES D'ORIENT.

 

 

Les chrétiens en Palestine. Tandis que la question des investitures s'agitait clans le sein de l'Eglise, la féodalité était allée disputer le tombeau du Christ aux sectateurs de Mahomet.

De tout temps, le désir de vénérer les Saints-Lieux avait attiré en Palestine un grand nombre de pèlerins. Sous les premiers conquérants arabes et sous les califes de Bagdad, les fidèles ne-furent pas inquiétés ; Omar leur avait accordé le libre exercice de leur religion ; Haroun-Al-Raschid, pour plaire à Charlemagne, les traita très favorablement. Mais après le démembrement de l'empire des Arabes, Hakem, calife fatimite d'Egypte, auquel appartenait la Palestine, persécuta quelque temps les chrétiens, détruisit leurs églises, et la vie des pèlerins fut exposée à de grands dangers. Le pape Sylvestre II, qui dans un pèlerinage avait été témoin des maux endurés par ses coreligionnaires, avait déjà exhorté l'Occident à secourir des frères opprimés. Les Pisans, les Génois et le roi d'Arles Boson, répondant à son appel, avaient fait une expédition jusque sur les côtes de Syrie. Sous les Turcs-Seldjoucides, qui régnaient dans toute l'Asie occidentale, les vexations recommencèrent contre les pèlerins. Ils furent soumis à une taxe ; ce qui n'empêchait pas qu'il n'en pérît annuellement un grand nombre par les mains des infidèles. Grégoire VII avait annoncé l'intention d'aller lui-même en Asie, à la tête d'une armée. Les embarras que lui causa la querelle des investitures, empêchèrent seuls l'exécution de ce dessein. Jamais, cependant, l'avenir n'avait été plus sombre pour l'Eglise du côté de l'Orient.

 

Etat de l'Orient. A la fin du XIe siècle, les Turcs-Seldjoucides dominaient sur presque toute la portion connue de l'Asie. L'empire de Byzance n'y conservait plus que le littoral de l'Archipel et l'île de Chypre ; en Europe, la plus grande partie de la Turquie actuelle, la Bulgarie, la Grèce, la Crimée et les îles de l'Archipel lui restaient encore. Toutefois, il avait bien de la peine à défendre ses frontières, non seulement contre les Turcs, mais encore contre les attaques incessantes des Hongrois et des autres Barbares du Nord. A l'intérieur, il était rongé par le schisme, les intrigues de cour et les guerres civiles. L'Islamisme n'allait-il pas franchir cette faible barrière et envahir l'Occident comme au temps de Charles Martel ?

 

Pierre l'Ermite. Depuis longtemps, l'Europe était prête pour la croisade, comme la poudre à faire explosion. Ce fut Pierre l'Ermite qui jeta l'étincelle. Cet homme, de petite taille et d'un extérieur assez grossier, mais d'un courage héroïque, d'une ardeur et d'un génie rares, souleva le monde par sa bouillante éloquence et la vivacité de son zèle. Il allait de ville en ville, de province en province, dit l'historien moderne des croisades, implorant le courage des uns, la pitié des autres. Le peuple se pressait en foule sur ses traces. Les uns offraient leurs richesses, les autres leurs prières : tous promettaient de donner leur vie pour la délivrance des Saints-Lieux.

 

Causes des croisades. L'esprit de foi fut sans contredit, avec l'ardeur belliqueuse des peuples du moyen âge, la cause principale des croisades. Affranchir le tombeau du Christ et les chrétiens opprimés de l'Orient, telle était la préoccupation du plus grand nombre des guerriers. Mais ce ne fut pas toujours et pour tous la seule. La politique, l'esprit d'aventures, la cupidité, eurent aussi leur part dans ces expéditions. Les grandes cités italiennes y virent un moyen de donner plus d'extension à leur commerce. Bien des seigneurs ruinés espéraient conquérir en Palestine de nouvelles terres. Bien des débiteurs insolvables échappaient ainsi, temporairement du moins, aux poursuites de leurs créanciers. Ces derniers motifs amenèrent donc des recrues aux grandes armées que l'Occident lançait sur l'Orient, mais ce fut l'enthousiasme religieux qui leva ces armées.

 

Concile de Clermont. Le pape Urbain II convoqua un concile à Clermont en Auvergne. Il y vint tant de monde, que la ville put à peine recevoir dans ses murs les princes, les ambassadeurs et les prélats. Les personnes de moindre condition durent se loger dans les villages d'alentour. On voyait même, au rapport d'un ancien chroniqueur, des tentes et des pavillons se dresser au milieu des champs et des prairies. La séance où l'on s'occupa de la croisade, se tint dans la grande place de Clermont. Pierre l'Ermite et, après lui, Urbain II prirent la parole pour représenter à l'assemblée la profanation des Saints-Lieux et les souffrances des chrétiens d'Orient. Puis passant à un autre ordre d'idées : Les Barbares, s'écriait le pape, ont planté leurs étendards aux rives de l'Hellespont ; de là ils menacent tous les pays chrétiens. Si l'Europe ne s'armait, qui pourrait fermer aux Turcs les portes de l'Occident ? Cette seule considération suffirait pour justifier les croisades. La chrétienté se sentait menacée par ces musulmans insatiables de conquêtes. Or une nation, pour entreprendre justement la guerre, n'est pas obligée d'attendre que l'ennemi soit à ses portes. Lorsque les entreprises d'un peuple puissant, son humeur inquiète et ambitieuse, mettent en danger l'indépendance des autres, il les autorise à courir aux armes. On peut critiquer les croisades au point de vue de l'exécution ; dans leur principe elles sont inattaquables. La nécessité les justifiait assez.

L'assemblée entière, transportée d'enthousiasme, répondit au discours du pontife par le cri unanime : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Ceux qui s'étaient engagés à prendre les armes pour la cause du Christ, attachèrent sur leur poitrine une croix d'étoffe rouge, et prirent dès lors le titre de croisés. Leurs personnes, leurs familles, leurs biens furent mis sous la protection de l'Eglise. Ils se trouvaient affranchis d'impôts, et ne pouvaient être poursuivis pour dettes pendant leur voyage.

 

Préparatifs de la croisade. Le concile de Clermont, tenu en novembre 1095, avait fixé le départ au mois d'août suivant. Pendant l'hiver, on ne s'occupa plus en France, en Belgique, en Bourgogne, que du soin de préparer le départ. Beaucoup de croisés vendaient leurs biens, et pouvaient à peine trouver des acheteurs, tant ces ventes se multipliaient. Parmi les préparatifs de la Croisade, dit Michaud 1, on ne doit pas oublier les soins que prenaient les croisés de faire bénir leurs armes et leurs drapeaux. Dans chaque paroisse, le pontife ou le pasteur, après avoir répandu l'eau bénite sur les armes déposées devant lui, priait le Seigneur tout-puissant d'accorder à celui ou ceux qui devaient les porter dans les combats, le courage et la force qu'il donna autrefois à David, vainqueur de l'infidèle Goliath. En remettant à chaque chevalier l'épée qu'il avait bénie, le prêtre disait : Recevez cette épée au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ; servez-vous-en pour le triomphe de la foi ; mais qu'elle ne répande jamais le sang innocent. L'Allemagne et l'Angleterre prirent moins de part à la première croisade que la France et la Belgique.

 

Echauffourée de Pierre l'Ermite. Tandis que les vrais guerriers préparaient avec sagesse les moyens de faire réussir leur entreprise, on voyait une foule confuse et indisciplinée brûler d'impatience dans l'attente du départ. Ce n'étaient pas seulement des hommes, mais des familles et des villages entiers qui prétendaient aller en Palestine. Ils étaient suivis de leurs provisions, de leurs ustensiles et de leurs meubles. Au moindre village qui se présentait sur la route, les petits enfants demandaient à leurs mères si c'était là Jérusalem. Beaucoup de grands seigneurs, aussi ignorants que les villageois, conduisaient avec eux leur équipage de chasse, et marchaient précédés d'une meute, leur faucon sur le poing. Sans attendre l'armée régulière, cette cohue s'était mise en marche sous la conduite de Pierre l'Ermite et d'un pauvre chevalier bourguignon, nommé Gauthier sans Avoir. Mais Pierre était aussi mauvais général que prédicateur éloquent ; et plus habile à enflammer les cœurs qu'à modérer le fanatisme. Aussi le désordre fut-il grand. D'autres bandes composées de la lie du peuple suivirent sous d'autres chefs encore plus incapables. Il n'est rien à quoi l'on ne doive s'attendre d'une multitude que ne maintient pas une sage autorité. Un des premiers exploits de ces tourbes sans discipline fut de massacrer les Juifs des villes rhénanes. Quant aux deux ou trois cent mille hommes et femmes qui suivaient, Pierre l'Ermite, ils se dirigèrent sur Constantinople par l'Allemagne et la Hongrie. Faute d'organisation, il fallut, pour se procurer des vivres, piller les pays qu'on traversait. Aussi les Bulgares accueillirent-ils les croisés comme une bande de brigands ; ils les attaquèrent et en taillèrent une partie en pièces. L'empereur d'Orient, Alexis Comnène, n'eut rien de plus pressé que de se défaire de ce ramassis de gens mal disciplinés, dont on ne pouvait attendre rien de bon. Il leur fit passer le Bosphore. Dans la première rencontre avec les armées turques, Gauthier resta sur le champ de bataille avec un grand nombre de chrétiens. Pierre l'Ermite regagna Constantinople pour y attendre la véritable armée.

 

Première croisade (1096). Celle-ci se composait de plusieurs corps, qui se rendirent à Constantinople par différentes routes. Le premier, qui montait, dit-on, à 90.000 hommes, avait à sa tête un chevalier belge, Godefroid de Bouillon, duc de la Basse-Lotharingie, l'un des héros les plus accomplis du moyen âge. A toutes les qualités qui font un brillant chevalier, bravoure, adresse, force athlétique, il unissait la simplicité d'un cénobite, la prudence, la modération, et un dévouement sans bornes. Son armée trouva en Allemagne, en Hongrie et en Bulgarie le meilleur accueil. Soumise aune exacte discipline, elle traversa ces pays sans les fouler. Aussi s'empressait-on, le long de la. route, de lui fournir tout ce dont elle avait besoin. Une seconde armée, sous les ordres d'Hughes de Vermandois, frère du roi de France, de Robert Courte-Heuze, duc de Normandie, de Robert II, comte de Flandre, franchit les Alpes et alla rejoindre les Normands d'Italie, que commandaient Bohémond, fils de Robert Guiscard, et son parent Tancrède. Tous ensemble passèrent par mer d'Italie en Epire. Les Français du Midi, sous la conduite du comte Raymond de Toulouse, prirent leur route par la Lombardie, le Frioul et la Dalmatie. La plupart des barons emmenaient avec eux leurs femmes et leurs enfants.

Cependant l'empereur d'Orient, Alexis Comnène, dont les ambassadeurs étaient venus, l'année précédente, implorer le secours des Occidentaux, se sentit effrayé à l'approche de cette multitude de guerriers, que les appréciations du temps portaient à 600.000. Il fit distribuer partout des troupes pour les attaquer au passage, tenta de les affamer, s'empara de Hugues de Vermandois, que la tempête avait fait échouer sur la côte. Godefroid de Bouillon, indigné, fit ravager la Thrace par ses troupes. Alexis, qui manquait d'armée, dut renoncer à la force et recourir aux intrigues. Les Grecs y étaient exercés de longue main.

Par promesses, par flatteries, par de riches présents, par l'étalage du faste oriental ou par l'affectation d'une sincère confiance, l'empereur parvint à gagner les principaux chefs. A l'exception de Tancrède, tous lui prêtèrent serment de fidélité. Les croisés s'engagèrent à lui livrer les villes qui avaient appartenu à l'Empire et à lui rendre hommage pour les autres conquêtes qu'ils pourraient faire. L'empereur, de son côté, promettait de leur fournir des vivres et de les aider de ses armées et de ses flottes. Les Latins surent bientôt à quoi s'en tenir sur la sincérité de cette alliance. Après avoir passé le Bosphore, ils assiégèrent Nicée et déjà la ville était réduite aux abois, lorsque, tout a coup, l'on vit flotter sur les remparts les étendards d'Alexis. Un agent de l'empereur s'était introduit dans la ville, avait fait craindre aux assiégés la vengeance des Latins et leur avait persuadé de rendre la ville aux Grecs. Il n'y avait parmi les assiégeants qu'un petit détachement de Grecs, dont l'action avait été nulle, et c'était lui seul qui recueillait, au profit de l'empereur, tout le fruit de la victoire. Les croisés indignés s'éloignèrent en maudissant leur perfide allié. Ils vainquirent les Turcs à Dorylée, et répandirent le découragement parmi leurs adversaires. Les chrétiens du pays les recevaient comme des libérateurs. Mais bientôt, ils furent aux prises avec un ennemi plus terrible que les Turcs. La faim et la soif les dévorèrent dans un pays que les musulmans avaient ravagé à leur approche. La plupart des chevaux périrent. Les chevaliers, dans l'impossibilité de voyager avec leur lourde armure, étaient réduits à monter des ânes et des bœufs. Plus loin la discorde faillit se mettre dans l'armée chrétienne. La prise d'Antioche lui coûta d'énormes pertes, et les croisés ne furent par plutôt maîtres de cette place, qu'ils s'y virent assiégés par 200.000 Turcs, que commandait Kerboga. Ils eurent bientôt à souffrir toutes les extrémités de la faim. La terreur se répandit au loin chez les chrétiens et le désespoir s'empara des assiégés. Ils commençaient à révoquer en doute la providence de Dieu et la désertion devenait effrayante, quand un prêtre marseillais, nommé. Pierre Barthélemy, vint déclarer à ses chefs une révélation qu'il avait eue. La sainte lance qui avait percé le côté du Christ, se trouvait cachée, disait-il, sous l'autel de l'église et elle leur donnerait la victoire. On trouve la lance, l'enthousiasme transporte les croisés et les Turcs sont taillés en pièces.

Au printemps de l'année suivante (1099), les croisés partirent pour Jérusalem. Cinquante mille hommes, c'est à quoi se réduisait leur formidable armée. Les combats, les fatigues, les privations, les maladies, la désertion, les détachements laissés sur la route avaient absorbé le reste. On longea la Méditerranée, pour demeurer en communication avec les vaisseaux génois et pisans, destinés à ravitailler l'armée. A mesure qu'on approchait de la ville sainte, l'enthousiasme allait croissant. Quand, à l'aube du jour, les tours et les coupoles de la cité vénérée se montrèrent resplendissantes aux yeux des croisés, les cris de Jérusalem ! Jérusalem ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! éclatèrent de toutes parts. On se jette à genoux, on baise la terre, on verse des larmes, et tous renouvellent le serment de verser leur sang pour délivrer le tombeau du Christ. Les opérations du siège commencèrent sans retard, et après cinq semaines environ de cruelles souffrances, les croisés se préparèrent à l'assaut définitif. Ils comptaient sur le secours du ciel, plus encore que sur leur bravoure. Pendant trois jours, ils observèrent un jeûne rigoureux, ensuite, ils firent pieds nus, en procession, le tour de la ville, précédés du clergé et des images des saints, au son des psaumes et des cantiques. Ils s'humiliaient en confessant leurs péchés, juraient à Dieu de le servir désormais fidèlement et se demandaient mutuellement pardon de leurs offenses. Tancrède et Raymond de Toulouse, qui avaient eu de longs démêlés, s'embrassèrent devant toute l'armée, en signe de réconciliation. Enfin le 14 et le 15 juillet 1099, un assaut général fut donné et soutenu avec une égale fureur. Les machines des croisés lançaient contre l'ennemi une grêle de cailloux, à laquelle les assiégés répondaient par une pluie de feu grégeois, d'huile bouillante, de flèches et de javelots. Tandis qu'à l'abri des tortues et des galeries couvertes, les béliers s'approchaient du pied des murs, d'énormes tours mobiles remplies de guerriers roulaient vers les remparts pour y verser un flot de combattants. Les chrétiens, repoussés par deux fois, désespéraient déjà de l'emporter, lorsqu'ils aperçurent sur le mont des Olives un chevalier agitant son bouclier pour les animer au combat. Godefroid et Raymond s'écrient que c'est saint Georges. A cette nouvelle, l'ardeur des croisés se réveille ; ils reviennent à la charge et emportent enfin la ville.

Deux guerriers tournaisiens, Léthalde et Engelbert, y entrent les premiers, suivis de Godefroid de Bouillon et de cent autres braves, puis de toute l'armée. La guerre, à cette époque, était atroce, même entre chrétiens. On conçoit le massacre qui suivit une victoire si chèrement achetée. Il enveloppa sans distinction hommes, femmes et enfants. Dans ce débordement de fureur, on est heureux de rencontrer quelques hommes plus humains que leur siècle. Tancrède et Raymond, notamment, firent les plus louables efforts pour arrêter cette horrible boucherie.

Les croisés érigèrent la Palestine en un royaume chrétien, dont Godefroid de Bouillon reçut la couronne. Le système féodal y fut établi plus régulièrement que partout en Europe. Plusieurs principautés relevaient du roi de Jérusalem, entre autres, celles d'Antioche et d'Edesse, et les comtés de Galilée et de Tripoli. La loi imposée à cet Etat naissant parles seigneurs croisés prit, le non d'Assises de Jérusalem. Comme le nombre des guerriers restés en Palestine allait toujours diminuant, il fallut aviser à créer pour le nouveau royaume une milice permanente, capable de le défendre contre les attaques des musulmans et de protéger les pèlerins. C'est dans ce but que furent institués les ordres militaires des Hospitaliers de Saint-Jean, des Templiers, et plus tard l'ordre Teutonique. Les chevaliers de ces trois ordres ajoutaient aux trois vœux ordinaires de religion, celui de combattre les ennemis de l'Eglise et de protéger les pèlerins. C'est dans ces ordres militaires que la chevalerie a reçu son dernier développement et sa plus noble expression.

 

Les sept dernières croisades. Malgré ces renforts, le royaume de Jérusalem s'affaiblissait toujours, tandis que le fanatisme musulman reprenait une nouvelle vie. La puissance des Turcs-Seldjoucides avait fait place, en Syrie, à celle des Atabeks, qui enlevèrent aux chrétiens une partie de leurs conquêtes et, sous leur sultan Noureddin, poussèrent leurs expéditions jusqu'au pied des murs de Jérusalem. Une seconde croisade devenait nécessaire. A la voix de saint Bernard, Louis VII, roi de France, et Conrad III, roi des Romains, prirent le chemin de la Palestine (1147-1148). Leur entreprise échoua complètement. Les .deux souverains n'arrivèrent à Jérusalem qu'avec une poignée de monde, et plutôt en pèlerins qu'en croisés. Le résultat de cette expédition fut d'augmenter la démoralisation des chrétiens d'Orient, et de redoubler l'ardeur des musulmans. Saladin, successeur de Noureddin, s'empara de Jérusalem (1187). Ce désastre amena la troisième croisade, dans laquelle on vit s'engager trois rois : Philippe-Auguste, Richard Cœur de Lion et Frédéric Barberousse. Celui-ci, malgré la perfidie de l'empereur Isaac l'Ange et du sultan d'Iconium, était parvenu sans de trop grandes pertes jusqu'en Cilicie, lorsqu'il se noya, et sa mort fut le signal de la dispersion de son armée. Les rois de France et d'Angleterre, instruits par l'expérience, prirent la route de mer. Cependant, leurs querelles faillirent compromettre la croisade. Ils emportèrent Saint-Jean d'Acre — l'ancienne Ptolémaïs —, mais les succès obtenus furent plus brillants que solides. Il fallut revenir à la charge. La quatrième croisade se laissa détourner de son but, et au lieu de rétablir le royaume de Jérusalem, fonda l'empire latin de Constantinople, dont un comte de Flandre porta le premier la couronne (1204). Aucun roi n'avait pris part à la quatrième croisade. La cinquième fut prêchée par Innocent III, au quatrième concile œcuménique de Latran. André, roi de Hongrie et Jean de Brienne, roi titulaire de Jérusalem, en furent les deux principaux chefs. Celui-ci reconnut la nécessité d'aller attaquer l'ennemi en Egypte, au centre même de sa puissance. La ville de Damiette fut prise, mais la crue annuelle du Nil, qui faillit submerger l'armée des croisés, fit complètement échouer l'expédition. Les Européens furent obligés de rendre Damiette au sultan, et de promettre de ne plus prendre les armes contre lui pendant huit ans. L'empereur Frédéric II, gendre du roi de Jérusalem et son héritier, fit la sixième croisade sans tirer l'épée ; il obtint par un traité les villes de Jérusalem et de Bethléhem. Du reste, les avantages que procura cette croisade diplomatique, furent promptement perdus. Jérusalem retomba au pouvoir des infidèles, et les chrétiens ne conservèrent que les villes de la côte. Saint Louis entreprit alors la-septième croisade (1248), qui fut dirigée contre l'Egypte, et échoua, comme la cinquième, par les difficultés du pays, auxquelles vinrent se joindre les maladies. Le roi de France tomba aux mains du sultan, puis des Mameluks, qui s'étaient emparés du pouvoir en Egypte pendant la captivité du saint monarque. La huitième et dernière croisade, qui eut également pour chef saint Louis, fut dirigée contre Tunis et resta sans résultat. Le roi lui-même y laissa la vie (1270), et avec lui s'éteignit l'ardeur des croisades. Avant la fin du XIIIe siècle, l'empire latin de Constantinople était tombé, et les chrétiens avaient perdu leurs dernières conquêtes en Palestine. Les chevaliers de Saint-Jean se retirèrent à Rhodes, l'ordre Teutonique en Courlande, et les Templiers se dispersèrent dans toutes les contrées de l'Europe.

 

Résultats des croisades. Le peu de succès qu'obtinrent la plupart des guerres saintes entreprises au moyen âge, ferait croire, à première vue, qu'elles n'ont été fécondes qu'en désastres et n'ont produit aucun résultat durable. Les croisades exercèrent néanmoins une immense et heureuse influence sur l'avenir de l'Occident. Il est vrai que le mérite n'en revient pas tout entier à ceux qui mirent l'Europe en branle, car une partie des résultats ne pouvaient être prévus. Le plus important de tous, et celui-là n'avait pas échappé aux contemporains, ce fut d'arrêter le flot de l'invasion musulmane. L'avènement des Turcs-Seldjoucides au pouvoir avait ranimé chez les mahométans le feu de l'enthousiasme religieux. Si au lieu de devoir se défendre sur leur propre territoire, les ennemis de la chrétienté eussent porté en Europe la guerre sainte, quels moyens de défense avaient nos états occidentaux, alors profondément divisés par la féodalité ? Tel fut le résultat immédiat et général. Si nous venons au détail, la papauté reçut, au moins momentanément, par suite des croisades, un accroissement considérable de puissance temporelle. Les souverains pontifes en étaient les chefs ; les pèlerins étaient sous leur protection et ne dépendaient plus que d'eux. Grâce aux croisades, le Saint-Siège put exercer dans les pays chrétiens la plupart des attributs du pouvoir royal : lever des armées, des impôts, etc. De là, accroissement de puissance pour lui.

La royauté, en France du moins, y gagna, plus encore que Rome, et des avantages plus permanents. Dans quatre croisades, le roi s'est trouvé à la tête de grandes années et il a vu marcher à sa suite la plupart de ses vassaux hors du royaume. On n'occupe pas une position si éminente sans en retenir quelque prestige. Les vassaux se sont ruinés dans ces expéditions. Beaucoup de seigneurs, pour subvenir aux frais qu'elles nécessitaient, vendirent leurs fiefs à vil prix, et les rois les achetèrent. D'autres fiefs devinrent vacants par la mort de leurs possesseurs, et firent retour à la couronne. Ainsi le pouvoir royal s'accrut de toutes les pertes de la noblesse. Les croisades ont nécessité des assemblées générales du clergé et des nobles, et permis au roi de lever des impôts généraux. Elles ouvrirent à l'ardeur des guerriers occidentaux un nouveau champ, détournèrent sur les ennemis de la religion et de la civilisation des ravages qui, sans cela, se seraient exercés dans nos campagnes. Le nombre des guerres privées diminua. L'Europe jouit d'une paix inouïe, et l'on peut dire avec un historien que ce grand épisode des croisades fut un événement aussi heureux pour ceux qui restèrent, que funeste pour ceux qui partirent[1]. De plus, les individus, jusqu'alors parqués, pour ainsi dire, dans les petites principautés féodales, se sont rencontrés fréquemment dans de vastes réunions ; leur horizon s'est étendu, l'esprit de clocher a laissé quelque place au patriotisme. Les préjugés nationaux et les antipathies de peuple a peuple n'ont pu que diminuer dans ce concours de toutes les parties de la chrétienté à une œuvre commune. Car il est utile aux hommes de se voir, de se parler. Vus de près, ils sont ordinairement meilleurs qu'on ne les croyait à distance. Les villes y gagnèrent des privilèges, en retour de l'argent qu'elles fournissaient. Les cités maritimes de l'Italie et les villes flamandes étendirent leur commerce, s'enrichirent et purent ainsi conquérir leur indépendance et leur liberté. Venise, Pise et Gènes devinrent les entrepôts du commerce de l'Europe avec l'Orient. Après la prise de Constantinople par les princes de la quatrième croisade, Venise recueillit une bonne partie de sa succession. La Dalmatie, Négrepont, Candie et plusieurs îles de l'Archipel reconnurent sa domination. Les serfs eux-mêmes trouvèrent leurs avantages. Soit pour obtenir leur soumission en l'absence des princes, soit par l'inspiration de la piété chrétienne, leurs maîtres améliorèrent leur condition. Les voyages agrandirent les idées des croisés ; le contact avec l'empire grec et les musulmans, leur donna bien des nouvelles connaissances, et la civilisation ne put qu'y gagner. Enfin, la chevalerie dut aux croisades son développement et son organisation définitive.

 

 

 



[1] Guérard, dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 5e sér., t II, p. 23.