HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE III. — LES ROYAUMES SORTIS DES RUINES DE L'EMPIRE.

 

 

§ Ier. — THÉODORIC LE GRAND.

 

Les Ostrogoths en Italie. Cependant la cour de Byzance se fatiguait et s'inquiétait de la présence de fédérés aussi remuants et aussi puissants qu'étaient les Ostrogoths. L'empereur Zénon se souvint alors de la manière dont l'Orient s'était autrefois débarrassé des Wisigoths, en lançant Alaric sur l'Occident. Les Ostrogoths cherchaient des terres du produit desquelles ils pussent vivre : l'empereur leur donna l'Italie à conquérir sur Odoacre. Théodoric, leur roi, de la race des Amales, accepta avec joie, et la nation se mit en marche, sans même attendre la fin de l'hiver — 488 —. Vieillards, femmes et enfants suivaient l'armée sur des chariots, et traînaient après eux le bétail. L'Empire se débarrassait d'hôtes inquiets, mais aussi d'auxiliaires parfois utiles. Leur départ laissa sans défense sérieuse la frontière du Danube ; aussi, peu d'années après, Anastase, successeur de Zénon, dut-il élever la grande muraille qui allait du Pont Euxin — mer Noire — à la Propontide — mer de Marmara —, pour couvrir au moins sa capitale contre les invasions barbares.

Les émigrants eurent beaucoup à souffrir en route de la disette, des frimas, de l'hostilité des Gépides dont il fallait traverser le territoire. Théodoric surmonta glorieusement toutes les difficultés. Arrivé en Italie, il rencontra la plus' énergique résistance ; il lui fallut près de quatre ans pour en achever la conquête. Odoacre, après avoir soutenu dans Ravenne un siège de deux ans, avait capitulé, à condition de partager le pouvoir avec son rival. La paix, comme on pouvait s'y attendre, ne fut pas de longue durée. Odoacre fut traîtreusement massacré par ordre de Théodoric, avec sa famille et ses principaux partisans (493). Le roi des Ostrogoths attribua à son armée le tiers des esclaves et des biens immeubles de l'Italie. Dans un pays dépeuplé comme l'était alors la Péninsule, le partage put s'opérer sans trop léser les intérêts des vaincus.

 

Etendue des états de Théodoric. Le royaume de Théodoric était le plus considérable de tous les états barbares élevés sur les ruines de l'empire d'Occident. Il comprenait non seulement l'Italie, mais encore presque tout le pays situé au nord de cette presqu'île, jusqu'aux Alpes et au Danube. Ce fleuve lui servait de frontière depuis sa source jusque vers l'extrémité de la Servie actuelle. Cependant une partie de la Pannonie, sur la rive droite, était restée au pouvoir des Satages, et quelques peuplades des Alpes Rhétiques et Noriques avaient conservé leur indépendance. Gondamond, roi des Vandales, céda aux Ostrogoths ses droits sur la Sicile. Après la destruction du royaume des Wisigoths en Gaule, la Provence vint encore agrandir les possessions de Théodoric, qui gouverna en outre l'Espagne au nom de son petit-fils. Théodoric pouvait se considérer comme un des plus puissants monarques de l'Europe.

 

Politique de Théodoric. Tout en prenant la qualité de roi, Théodoric, pour affermir son autorité, et la rendre plus légitime et plus respectable aux yeux des Italiens, reconnut, comme Odoacre, une certaine suzeraineté de l'empereur d'Orient. Dans toutes ses lettres, il lui prodiguait les titres les plus honorables ; il le traitait comme son père et son chef. Ses monnaies ne portent que l'effigie d'Anastase, dont le nom précédait constamment celui du roi goth sur les monuments publics. Toutefois, la dépendance n'était qu'apparente et toute dans les formes ; en réalité, Théodoric gouverna suivant son bon plaisir, et il sut même, à l'occasion, défendre ses droits contre l'empereur les armes à la main.

Il chercha à se faire partout des alliés : épousa une sœur de Clovis, roi des Francs, donna une de ses filles en mariage au roi des Burgondes, une autre au roi des Wisigoths Alaric II, une de ses nièces au roi des Thuringiens, et sa sœur à Thrasamond, roi des Vandales. Cette dernière alliance mettait l'Italie à couvert des pirateries de ces écumeurs de mer et lui ouvrait les greniers de l'Afrique. On peut considérer Théodoric le Grand comme l'inventeur de cette politique d'alliances de famille, qui a joué un grand rôle au moyen âge, et un plus grand encore dans les temps modernes. Sous son règne, les Ostrogoths eurent à soutenir plusieurs guerres, mais toujours hors de l'Italie. Aucune ne fut entreprise sans nécessité ou sans motifs légitimés ; toutes furent heureuses. Il conserva intacte la constitution romaine telle qu'il l'avait trouvée ; se choisit pour secrétaire, et l'on peut dire pour premier ministre, un Romain, le célèbre Cassiodore ; et publia un Edit, c'est-à-dire un recueil de lois, dont le but principal était d'amener les Ostrogoths sous le joug du droit romain et d'opérer peu à peu une fusion entre les conquérants et le peuple vaincu. Théodoric fit fleurir dans ses Etats l'agriculture, le commerce et les lettres. La prédilection de ce grand homme pour la civilisation romaine n'a rien qui doive nous étonner, puisqu'il avait été élevé à la cour de Constantinople. Les années de son gouvernement, sauf les dernières, où les catholiques se virent en butte à la persécution, peuvent compter parmi les plus belles et les plus heureuses que l'Italie ait jamais vues.

 

§ II. — CLOVIS. - ÉTABLISSEMENT DU ROYAUME MÉROVINGIEN.

 

Les Francs. Les Francs, dont le nom apparaît pour la première fois vers le milieu du IIIe siècle après J.-C., habitaient primitivement la rive droite du Rhin. Bien avant les grandes invasions, de gré ou de force, ils furent reçus à titre de fédérés par les empereurs romains sur le territoire de la Gaule. C'est ainsi que, dès les premières années du ve siècle, ils occupaient, sur la rive gauche du Rhin, à peu près tout le pays qui parle encore actuellement le flamand ou l'allemand. Le nom de Franc comprenait plusieurs peuples dont les deux principaux étaient les Saliens, dans le bassin de l'Escaut, et peut-être de la Moselle, et les Ripuaires, sur les rives du Rhin. Nous les avons vus défendre cette frontière contre la grande invasion. Vers 431, Clodion, roi des Francs Saliens, secouant le joug des empereurs, poussa ses conquêtes jusqu'à la Somme ; mais Aétius le fit rentrer dans le devoir ; et, à la bataille de Mauriac, nous voyons les Francs Saliens et Ripuaires combattre pour Rome contre Attila. De Mérovée nous ne connaissons que le nom. Childéric, père du grand Clovis, régnait à Tournai, sur une partie seulement des Francs Saliens[1]. Un territoire comparable pour l'étendue à une ou deux de nos provinces belges actuelles, tel fut le premier noyau d'une puissance qui devait bientôt éclipser toutes les autres.

 

Premières conquêtes de Clovis. Ce fut en 486, à l'âge de vingt ans environ, que Chlodovech, — Clovis, comme nous l'appelons maintenant, — avec une armée de cinq à six mille hommes, entreprit ses premières conquêtes. De toutes les provinces gauloises, celles du centre, comprises entre la Somme et la Loire, étaient les seules qui n'eussent pas encore subi la domination barbare. Elles obéissaient, pour la plupart du moins, à un certain Syagrius, que l'on peut considérer comme le dernier représentant de la puissance impériale en Occident. Ce fut contre lui que Clovis tourna d'abord ses armes. Syagrius fut vaincu près de Soissons et sa défaite livra à Clovis tout le pays compris entre la Somme et la Seine. Quant aux cités armoricaines, situées entre ce dernier fleuve et la Loire, après une résistance de plusieurs années, elles traitèrent avec Clovis et se soumirent au pouvoir du roi chevelu[2]. La résidence du roi franc fut transférée de Tournai à Soissons et plus tard à Paris. Mais la masse des Francs Saliens ne quitta pas pour cela ses anciennes demeures. Clovis s'établit seul sur le territoire conquis avec les guerriers qui avaient partagé son expédition. Comme ils n'étaient pas fort nombreux, que le pays conquis était vaste et peu peuplé, il est probable que les domaines du fisc et les terres abandonnées leur suffirent, et que, pour enrichir ses compagnons, Clovis n'eut pas besoin de dépouiller les particuliers.

 

Conversion de Clovis. En 496, Clovis attaqua les Alemans, qui occupaient, outre leur ancien territoire, l'Alsace actuelle[3]. Déjà les Francs commençaient à plier. Clovis, encore païen, comme la plupart des Francs, se souvient alors du Dieu des chrétiens, dont sa pieuse épouse Clotilde l'avait souvent entretenu. Dieu de Clotilde, s'écrie-t-il, si tu me donnes la victoire, je croirai en toi et me ferai baptiser. Au même instant, les Alemans prennent la fuite et sont forcés de se soumettre. Quant à Clovis, il accomplit son vœu, et fut baptisé à Reims par saint Remi, avec trois mille hommes environ de son armée. La conversion du reste des Francs ne se fit que peu à peu.

 

Conséquences politiques de la conversion de Clovis. Cet heureux événement eut dans tout le monde catholique un immense retentissement. Il n'y avait pas en effet à cette époque, dans l'empire d'Occident, une seule province qui ne fût sujette d'un roi barbare, et pas un seul de ces rois qui ne fût arien ou païen. De là, pour les populations romaines, un profond sentiment de gêne et de malaise. Les peuples avaient pu, dans les commencements, se trouver heureux sous une domination qui mettait fin au despotisme écrasant et à bien des misères de l'Empire. Mais depuis que Genséric et Hunéric, rois des Vandales, et Euric, roi des Wisigoths, avaient persécuté leurs sujets catholiques, les sentiments avaient changé. La persécution avait pu cesser, le souvenir en demeurait, et les catholiques sentaient bien que leur liberté n'était que précaire. Déjà avant la conversion de Clovis, les Gallo-Romains appelaient de leurs vœux la domination franque, parce que le roi mérovingien, à l'exemple de son père Childéric, avait toujours montré la plus grande bienveillance à l'égard des orthodoxes. Les catholiques comptaient plus sur un roi idolâtre que sur un arien. Mais quand le roi des Francs eut embrassé la vraie foi, tous les cœurs, en Gaule, s'ouvrirent à lui, en attendant que les armes fissent tomber à ses pieds, toutes les barrières. Les rois des Burgondes et des Wisigoths crurent devoir prendre des mesures de rigueur, pour comprimer des sentiments qui ne se dissimulaient pas assez. Ce fut peine perdue. La conquête de leurs états était à moitié faite.

 

Guerre contre les Burgondes. Les Burgondes, ariens de religion, établis d'abord, comme nous l'avons vu, sur la rive gauche du Rhin, puis transplantés par Aétius en Savoie, s'étaient créé un puissant état. A l'époque de Clovis, leur royaume s'étendait de la Durance au lac de Constance, et des Alpes aux sources de la Meuse et à la haute Loire. Deux oncles de Clotilde régnaient en Bourgogne, sans pouvoir s'entendre ; c'étaient Godegisèle et Gondebaud, ce dernier accusé, avec beaucoup de vraisemblance, d'avoir ordonné le meurtre du père de Clotilde. Godegisèle fit alliance avec le roi des Francs et s'engagea à lui payer un tribut, s'il l'aidait à détrôner Gondebaud et lui assurait ainsi la domination sur le royaume entier de Bourgogne. Clovis, qui avait d'ailleurs à venger l'injure de son épouse, ne se fit pas prier et déclara la guerre à Gondebaud, qui ne put tenir devant la défection de son frère (500). La bataille de Dijon lui fit perdre presque tout son royaume. Mais peu après la retraite de l'armée franque, Gondebaud attaqua Godegisèle, le vainquit, le tua et réunit toute la Bourgogne sous son sceptre. Pour gagner ses sujets catholiques, Gondebaud publia vers cette époque la loi des Bourguignons, nommée Loi Gombette, qui mettait ses sujets, Bourguignons et Romains, sur le pied d'une parfaite égalité. Quoique arien, il sut se faire aimer des catholiques. Dès lors il devenait l'allié naturel de Clovis, dont la politique se tournera désormais contre le royaume des Wisigoths.

 

Guerre contre les Wisigoths (507-509). Ce peuple avait alors pour roi Alaric II, qui s'était préparé une puissante alliance en aidant les Ostrogoths à conquérir l'Italie, et en épousant la fille du grand Théodoric. Mais, à l'intérieur du royaume, ce prince se trouvait fort compromis par les fautes de son père, Euric, qui avait eu le tort de persécuter les orthodoxes. Dans les dernières années de son règne, Euric rendit bien la liberté il l'Eglise, mais c'était trop tard. Ni lui, ni son fils ne purent jamais reconquérir les sympathies de leurs sujets gallo-romains. Sans être persécuteur par caractère, Alaric II se vit amené par le penchant que les catholiques montraient pour la domination franque, à prendre des mesures de rigueur qui ressemblaient tout au moins à la persécution. Il sentait néanmoins les difficultés de sa position. Aussi, après la victoire de Clovis sur les Burgondes, chercha-t-il tous les moyens de s'accommoder avec le roi des Francs et de se concilier ses sujets catholiques. Les deux monarques eurent une entrevue dans une île de la Loire, près d'Amboise. Les mesures vexatoires prises contre les orthodoxes furent rapportées ; les évêques exilés reprirent possession de leurs sièges et eurent la faculté de s'assembler en conciles. C'est alors aussi qu'Alaric publia le Breviarium, nouvelle édition du droit romain remanié et approprié aux besoins de l'époque. Ces mesures ne produisirent pas l'effet que le monarque en avait attendu. La persécution recommença. Clovis ne demandait sans doute pas mieux. Au printemps de l'année 507, il convoqua une de ces assemblées où se décidaient les expéditions militaires. Je ne puis souffrir, dit-il à son armée, de voir ces Ariens occuper une partie des Gaules ; marchons avec l'aide de Dieu et réduisons le pays en notre pouvoir. L'assemblée applaudit à ce discours, et Clovis entra brusquement sur le territoire ennemi,s'annonçant et se conduisant partout, non comme un conquérant, mais comme le libérateur des catholiques opprimés par les Ariens.

Au premier bruit de la mésintelligence qui régnait entre son gendre et son beau-frère, Théodoric le Grand, inquiet sans doute du prodigieux accroissement que prenait la puissance franque, avait interposé sa médiation, menaçant de marcher contre celui des deux princes qui prendrait l'initiative des hostilités. Tandis qu'il envoyait de tous côtés ses ambassadeurs, pour intéresser tous les rois germains aux événements qui se préparaient, Clovis, prompt comme la foudre, atteignit près de Poitiers l'armée wisigothe. Alaric battit en retraite ne voulant pas en venir aux mains avant l'arrivée des Ostrogoths, ses alliés. Mais la bravoure impétueuse de ses guerriers ne put supporter ces délais. Ils forcèrent leur chef à livrer bataille. Les Wisigoths furent vaincus à Vouillé et Alaric tomba dans la mêlée. Les Francs, partagés en deux corps d'armée, sous -le commandement de Clovis et de son fils aîné Theuderic ou Thierry, poursuivirent leurs succès et firent de rapides conquêtes en Aquitaine, jusqu'à ce que Thierry et les Bourguignons ses alliés essuyèrent de la part des Ostrogoths une sanglante défaite en Provence. Clovis conserva néanmoins ses conquêtes jusqu'à la Garonne, avec quelques-territoires au-delà. Les Wisigoths ne possédèrent plus en Gaule que le versant des Pyrénées et la Septimanie. La Provence fut annexée au royaume des Ostrogoths. Amalaric, fils d'Alaric II et petit-fils de Théodoric, fut proclamé roi des Wisigoths sous la tutelle de son grand-père (510).

 

Consulat de Clovis. Au milieu de son triomphe, Clovis reçut de l'empereur Anastase le titre et les insignes consulaires. La cour de Constantinople voulait, en conférant aux rois barbares les magistratures romaines, constater les droits qu'elle prétendait conserver sur les provinces démembrées de l'Empire. Elle semblait ainsi sauver son honneur et gouverner comme autrefois le monde par ses délégués. Clovis accepta cette dignité qui le relevait et le légitimait aux yeux de ses sujets gallo-romains.

 

Derniers actes de Clovis. Les Francs, nous l'avons vu, obéissaient à différents princes. Clovis les réunit en un seul corps de nation, mais en employant pour arriver à son but les moyens les plus odieux et les plus criminels. Les Ripuaires avaient pour roi un certain Sigebert, qui était resté boiteux d'une blessure reçue autrefois à Tolbiac dans une guerre contre les Alemans. Clodéric, son fils, impatient de lui succéder, le trouvait bien lent à vieillir. Clovis lui fit dire secrètement : Ton père n'est plus qu'un vieillard estropié. S'il mourait, son royaume te reviendrait de droit avec notre amitié. Clodéric comprend l'insinuation et fait assassiner son père. Puis, pour témoigner la reconnaissance dont il se croit redevable à l'instigateur du crime, il invite Clovis à prendre sa part des trésors de Sigebert. En les montrant aux envoyés du roi franc : Voyez, leur dit-il, c'est dans ce petit coffre que mon père avait coutume d'entasser ses pièces d'or. — Plonge, lui dirent les députés, ta main jusqu'au fond, pour les prendre toutes à la fois. Pendant qu'il s'inclinait profondément pour le faire, un des envoyés lui fend le crâne d'un coup de hache. Clovis se tenait prêt. Il arrive, assemble les Ripuaires et leur dit : Vous savez comment Sigebert, mon parent, a été tué par ordre de son fils. Clodéric, à son tour, est mort frappé je ne sais par qui. Quant à moi, je suis complètement étranger à ces crimes. Mais puisqu'il en est arrivé ainsi, je vous conseille de me prendre pour roi. Le peuple applaudit tant de la voix qu'en frappant sur ses boucliers, et l'élève sur le pavois. Clovis ne mit pas plus de délicatesse à se défaire des autres princes francs. Il est vrai que Grégoire de Tours, qui nous raconte ces forfaits, n'est ici que l'écho de légendes populaires. Mais quelque suspectes qu'elles soient dans les détails, elles nous donnent cependant une idée juste de la barbarie de l'époque. Si elles ne sont pas vraies en tout point, les mœurs du temps les rendaient au moins vraisemblables, puisque le saint historien leur a fait accueil dans son récit. Du reste, malgré ces atrocités, le roi des Francs ne laissait pas de se considérer toujours comme le protecteur de l'Eglise. Il convoqua dans la ville d'Orléans un concile, aux canons duquel il donna la confirmation de l'autorité séculière. Tous les privilèges et les immunités des églises et du clergé furent ratifiés. Des missionnaires furent envoyés chez les Saliens de la Belgique. Le fondateur de la monarchie franque mourut peu de temps après à Paris, en 511. Son royaume fut partagé entre ses quatre fils : Thierry, Clodomir, Childebert et Clotaire.

 

Les fils de Clovis. Les seuls faits marquants du règne de ces princes ce fut la conquête de la Thuringe et celle de la Bourgogne. Clodomir, qui périt dans une expédition contre ce dernier royaume, laissa trois fils encore en bas âge, que leur aïeule Clotilde élevait avec soin, dans l'espérance de les faire régner un jour sur les états de leur père. Mais leurs deux oncles, Childebert et Clotaire, conçurent l'odieux projet de les supplanter. Pour s'assurer de la personne de ces enfants, sans faire violence à Clotilde, ils écrivirent à la reine de les leur envoyer pour les couronner. Puis, quand ils les virent en leur pouvoir, ils députèrent à leur mère un de leurs officiers, qui, montrant à la malheureuse princesse une épée nue et des ciseaux, l'invita à décider elle-même du sort de ses petits-fils. L'épée, c'était la mort ; les ciseaux, c'était la tonsure monacale et en même temps la dégradation pour des Mérovingiens dont la longue chevelure était la marque distinctive. Dans le trouble où la jeta le premier mouvement de douleur et d'indignation : S'ils ne doivent pas régner, s'écrie la pauvre reine éperdue, j'aime mieux les voir morts que tondus.  La reine ordonne leur mort, rapporte aux deux rois le messager. Aussitôt Clotaire prenant l'aîné des enfants par le bras, lui plonge son poignard dans le corps. Aux cris de l'infortuné, son frère se jette aux pieds de Childebert et lui embrassant les genoux : Au secours, mon bon père, lui dit-il avec larmes ; ne me laissez pas mourir comme mon frère. Childebert attendri supplie Clotaire d'épargner cet enfant. —  Comment, lui répond Clotaire en fureur, c'est toi qui m'as poussé au crime, et maintenant que je suis compromis, tu voudrais reculer ? Laisse-moi faire, si tu ne veux mourir à sa place. Alors Childebert repousse l'enfant vers Clotaire, qui lui plonge le poignard dans le sein. Le troisième échappa à la fureur de ses oncles, grâce au dévouement des serviteurs de Clotilde. Il se consacra au service de Dieu dans le cloître et mérita d'être placé sur les autels. Il est vénéré sous le nom de saint Cloud.

 

§ III. — JUSTINIEN. - TENTATIVE POUR RÉTABLIR L'EMPIRE EN OCCIDENT

 

L'empereur Justinien (527-565). Tandis que l'Occident était aux mains des Barbares, l'Orient avait su éviter un semblable démembrement, grâce en partie à la situation de sa capitale, qui défiait le blocus, en partie à l'astuce avec laquelle ses souverains avaient réussi plusieurs fois à détourner sur l'Italie le cours de l'invasion.

Au moment où les fondateurs des deux grandes monarchies germaniques venaient de descendre dans la tombe sans léguer à leurs successeurs l'héritage de leur génie, l'empire Byzantin vit commencer une des plus grandes, ou plutôt, une des plus brillantes époques de son histoire. Justinien conçut, sinon dès le commencement, au moins dans le cours de son règne, le projet plus fastueux que grand de rétablir l'Empire en Occident dans ses anciennes limites, et peut-être y aurait-il réussi momentanément, sans les guerres continuelles que lui firent les Perses, et sans les intrigues de cour qui paralysèrent parfois l'action de ses généraux.

 

Etat du royaume Vandale. Les commencements de son règne n'avaient guère fait augurer les brillants succès des années suivantes. La cour de Byzance avait été forcée d'acheter du roi de Perse, Chosroès, par de basses adulations, une paix honteuse. Mais cette première ignominie fut bientôt effacée. Le royaume des Vandales, après la mort de son fondateur, était entré en pleine voie de décadence. L'arianisme du peuple conquérant, et les atroces persécutions dirigées contre l'Eglise catholique par Genséric, Hunéric et Thrasamond, avaient empêché la domination barbare de prendre racine dans le sol africain. Le climat, les orgies, le contact d'une civilisation raffinée avaient énervé les hommes du Nord. L'indocilité des peuplades mauresques porta encore un coup fatal à la puissance et à la considération des successeurs de Genséric. Elles se rendirent indépendantes dans les régions montagneuses, et nul des rois vandales ne parvint à les faire rentrer dans l'obéissance. Hildéric, qui gouvernait le royaume à l'époque de Justinien, n'avait malheureusement pas les qualités nécessaires pour rétablir la fortune chancelante de sa nation. Doux, affable, peu guerrier, intimement uni avec l'empereur, dont il avait fait la connaissance durant sa jeunesse à Constantinople, cette amitié, sa tolérance à l'égard des catholiques, le mauvais succès de ses armes, prévinrent ses peuples contre lui. Gélimer, prince de la famille royale, sut exploiter habilement ces circonstances. L'intrigant parvint ainsi à se créer un parti puissant avec lequel il s'empara du trône et jeta le malheureux roi dans les fers.

 

Fin du royaume Vandale (533-534). Justinien, qui n'attendait qu'une occasion pour réunir l'Afrique à l'Empire, prit naturellement parti pour son ami, pour le protecteur des catholiques. Il donna à l'expédition d'Afrique le caractère d'une guerre religieuse et nationale. Bélisaire, chef de l'armée, se présenta aux Africains, anciens citoyens de Rome, comme un libérateur. Il débarque en Afrique, marche sur Carthage, qui, à son arrivée, illumine en signe de réjouissance. A chaque pas, l'armée byzantine se grossit de toutes les recrues que lui amènent le patriotisme romain et le sentiment religieux froissé par la persécution arienne. Après trois mois d'hostilités, la bataille de Tricaméron décide du sort de l'Afrique. En même temps, la flotte soumettait les îles de la Méditerranée. Gélimer, après avoir orné le triomphe du vainqueur, termina paisiblement ses jours dans les vastes domaines que lui avaient assignés la générosité de ses ennemis. L'Afrique fut réduite en province de l'Empire, mais il fallut encore quatorze ans de combats aux généraux grecs, après le départ de Bélisaire, pour la soumettre entièrement. Hildéric avait été mis à mort par ordre de Gélimer à l'arrivée des Grecs. Les Vandales furent ou détruits dans la guerre ou envoyés en Asie. Le reste alla se joindre aux tribus mauresques.

 

Evénements d'Italie. Ce premier succès encouragea Justinien à poursuivre l'œuvre si heureusement commencée du rétablissement de l'Empire en Occident. L'état de l'Italie attira d'abord son attention de ce côté.

Théodoric, malgré la sagesse et la douceur de son gouvernement, n'avait pas réussi à se faire aimer de ses sujets italiens. Il avait à leurs yeux le double tort d'être barbare et arien. Ces sentiments d'aversion se manifestèrent assez hautement surtout dans les dernières années du grand roi. De là, défiance et circonspection du gouvernement. On accusa un sénateur, nommé Albinus, d'être en correspondance secrète avec la cour de Byzance, pour préparer la restauration de l'Empire en Italie. Albinus fut arrêté. Le fameux Boèce, son collègue, prit sa défense et se vit enveloppé dans sa ruine. Le saint pape Jean Ier, reçu avec trop d'honneur à la cour de Constantinople, fut, à son retour, jeté dans un cachot. Albinus et Boèce, avec Symmaque, son beau-père, furent mis à mort. La reine Amalasonte, qui, après Théodoric, gouverna le royaume au nom du jeune Athalaric, s'efforça d'apaiser le mécontentement que ces mesures avaient soulevé. Les biens confisqués de Boèce et de Symmaque furent rendus à leur famille. La sage princesse s'étudia à donner pleine satisfaction aux Italiens. Athalaric reçut une éducation toute romaine. La religion catholique fut protégée. Mais dans une situation compromise, les meilleures mesures tournent souvent contre leurs auteurs. Ces concessions, sans gagner à la reine le cœur des Romains, lui aliénèrent les Ostrogoths. Amalasonte dut abandonner aux chefs du parti barbare son fils Athalaric, qui, bientôt abruti par la débauche, mourut en 534, à l'âge de 18 ans.

L'infortunée princesse commit alors la faute grave de recourir à l'assassinat pour se défaire de quelques-uns des chefs goths de l'opposition. Le mécontentement des Barbares alla si loin, qu'Amalasonte dut penser un moment à se retirer en Grèce. Elle épousa bientôt Théodat, son cousin, homme de lettres et philosophe, mais peu doué des qualités qui font un souverain. Il était en outre connu depuis longtemps pour son avarice et d'ailleurs d'un très mauvais caractère. Amalasonte comptait garder le timon des affaires. A peine monté sur le trône, Théodat se mit à la tête du parti barbare, relégua son épouse dans une île, et l'y fit ou, du moins, l'y laissa bientôt étrangler. Justinien se porta comme vengeur de la malheureuse princesse et déclara la guerre à Théodat (535).

 

Destruction du royaume des Ostrogoths. Pendant que les armées impériales attaquaient simultanément la Sicile et la Dalmatie, Justinien informait les rois francs des motifs qui lui avaient mis les armes à la main, et, faisant appel à leurs sentiments catholiques, les priait de lui accorder leur concours pour chasser les Ostrogoths ariens d'un pays dont ils s'étaient, ajoutait-il, injustement emparés. Une forte somme d'argent appuyait ces propositions.

Le royaume franc se trouvait, à cette époque, partagé entre trois princes : deux fils du grand Clovis, Childebert et Clotaire ; et un de ses petits-fils, Théodebert, fils de Thierry. Laisser l'empereur étendre impunément ses conquêtes, et l'y aider même, présentait un danger qui ne devait pas échappera la clairvoyance des rois mérovingiens. Ils acceptèrent cependant l'alliance impériale ; avec quelle loyauté, la suite nous l'apprendra. Pour motif des hostilités, ils mirent en avant le devoir que leur imposait les mœurs germaniques, de venger la reine, leur cousine. Amalasonte, fille de Théodoric le Grand, était nièce du grand Clovis.

Cependant Bélisaire avait conquis la Sicile et la moitié de l'Italie. Vitigès, successeur de Théodat, acheta secrètement l'alliance franque par la cession de la Provence et peut-être de quelques autres territoires. Voilà donc les mérovingiens liés par un traité public avec les Grecs ; avec les Ostrogoths, par une convention secrète, dans laquelle ils déclarent regarder comme non avenue la première alliance. La difficulté était de ne faire suspecter ni des impériaux ni de Vitigès, la loyauté de ces arrangements. Les rois francs, en occupant à main armée la Provence, font croire à Bélisaire qu'ils en ont expulsé l'ennemi commun. Il faut aussi tromper les Goths. Ne pouvant, sans dévoiler leur politique double et déloyale, les appuyer ouvertement, ils envoient à Vitigès, non pas un corps de leur armée, mais une troupe de Burgondes volontaires , qui l'aident à reprendre Milan révolté. L'année suivante, Théodebert arrive en personne à la tête d'une forte armée. Les Ostrogoths, qui ne voyaient en lui qu'un auxiliaire, le laissent s'avancer jusqu'au Pô, et occuper toute la Ligurie et la Vénétie. Tout à coup, Théodebert tombe sur un corps d'armée de Vitigès et le détruit. Puis, regardé comme un fidèle allié par les Grecs, attaque un des trois corps de l'armée de Bélisaire et le détruit également. C'est ainsi que Théodebert se trouva maître de l'Italie septentrionale par un enchaînement de perfidies qui nous font comprendre tout ce que ces natures opposaient de difficultés à l'action civilisatrice de l'Eglise. Il est vrai de dire, malheureusement, que de semblables actes se retrouvent dans la politique des siècles mêmes les plus civilisés. Une épidémie qui éclata dans l'armée franque, l'empêcha de pousser plus loin ses conquêtes.

Bélisaire toutefois poursuivit le cours de ses victoires. Il allait effacer jusqu'au dernier vestige de la puissance gothique, lorsque des intrigues de cour le rappelèrent à Constantinople. Les Goths, sous Totila, purent alors reconquérir presque toute l'Italie avec les îles qui en dépendent. Bélisaire fut renvoyé dans la Péninsule, mais sans ressources, et ne put rien faire. La jalousie de la cour sacrifiait les intérêts de l'Empire pour rabaisser un grand homme dont la gloire l'offusquait. On envoya ensuite Narsès avec une armée nombreuse et parfaitement équipée. Totila fut battu et tué. Son successeur Téïas, dernier roi des Ostrogoths, eut le même sort. Toute l'Italie, sans en excepter les provinces conquises par Théodebert, retomba au pouvoir des Grecs (553), après avoir coûté à l'Empira dix-huit ans de combats.

Elle ne fut plus dès lors qu'une simple province administrée par un gouverneur portant le titre d'exarque, résidant à Ravenne. Une grande partie des Goths furent transportés en Orient ; quelques-uns restèrent en Italie, le reste se dispersa au-delà des Alpes.

Justinien eut aussi l'occasion d'enlever aux Wisigoths la partie sud-est de l'Espagne, et d'y rétablir la domination impériale.

 

Fragilité de l'œuvre militaire de Justinien. La gloire des armes, on vient de le voir, ne manqua pas au règne de Justinien. Toutefois il est permis de douter des avantages que les victoires de Bélisaire et de Narsès procurèrent soit aux pays conquis, soit aux conquérants. Epuisé et décrépit, le Bas-Empire n'était plus en état de défendre de si vastes régions. Justinien ne laissa que 150.000 hommes au plus pour protéger contre l'invasion sans cesse menaçante, l'Italie, les rives du Danube, l'Afrique et les frontières persiques et arabiques. Aussi ce prince si vanté, eut-il la honte de rendre l'Empire tributaire du roi de Perse, des Sarrasins et des Huns, et il lui fallut céder l'Illyrie aux Lombards, aux Hérules et à d'autres peuples barbares.

 

Les Lombards en Italie. L'Italie même, dont la conquête avait coûté tant de sang et tant d'années, échappa en grande partie à la puissance byzantine presque aussitôt après la mort de Justinien. Le patrice Narsès exaspéré d'une insulte que l'impératrice Sophie, épouse de Justin II, lui avait faite, ouvrit, dit-on, aux Lombards les passages des Alpes (568). Alboin, roi de ce peuple, soumit presque toute l'Italie septentrionale, et ses successeurs continuèrent peu à peu la conquête ; de telle manière que l'Empire finit par ne conserver plus qu'une minime portion de la Péninsule.

 

Résultats généraux des invasions. La conquête de l'Italie par les Lombards clôt la période des grandes invasions, dont il est utile de rassembler les principaux résultats. Le premier fut de détruire le despotisme et la centralisation romaine qui avaient tué toute vie politique dans les provinces, et de faire renaître partout la vie, la liberté et l'énergie. Le second, le plus important, c'est d'avoir bâté la conversion des Germains au catholicisme, en amenant une partie d'entre eux dans des contrées où dominait la vraie religion. Tels furent les bienfaits des invasions germaniques. Elles eurent aussi leurs côtés fâcheux. Les guerres et les grandes révolutions ne se font pas sans amener à leur suite une sorte de chaos dans lequel toutes les mauvaises passions peuvent se donner libre carrière. Aussi la corruption des mœurs gagna-t-elle toutes les classes de la société. Les lettres et les arts, pour fleurir, ont besoin de sécurité. La décadence avait précédé les invasions. Le désordre qui accompagnait les pas des Barbares la précipita. Voilà les funestes effets de la chute de l'Empire. Enfin le mélange des Germains avec les Romains apporta aux institutions et au langage de profondes modifications. Ce qui prédomine dans les institutions du moyen âge, c'est le caractère germanique. L'influence romaine n'en devait pas cependant disparaître entièrement. Mais c'est plus tard surtout qu'elle se fera sentir, et c'est à Justinien que revient le mérite de l'avoir aidée par la codification du droit romain.

 

Législation de Justinien. Le principal titre de Justinien à la gloire, c'est cette œuvre législative à laquelle son nom est resté attaché. Avant lui, la législation romaine formait un véritable labyrinthe. Justinien conçut le projet d'en rassembler et d'en coordonner les éléments épars, en élaguant ce qui était suranné ou superflu. Il nomma une commission de jurisconsultes pour exécuter cette œuvre sous la présidence du fameux Tribonien. Le résultat de ces travaux fut le Corps du Droit Civil, composé de quatre parties : 1° Les Institutes ou éléments du droit civil à l'usage des écoles ; 2° le Digeste ou Pandectes, recueil des réponses des anciens jurisconsultes auxquelles le prince donnait force de loi ; 3° le Code, qui renferme les constitutions et les rescrits impériaux ; 4° les Novelles ou Authentiques, c'est-à-dire les lois édictées par Justinien postérieurement à la publication du Code. Toute cette législation accorde au souverain un pouvoir sans limites.

 

 

 



[1] L'exil de Childéric en Thuringe et les autres événements qui s'y rapportent, doivent être mis au rang des légendes. Voyez Junghans, Hist. critique des règnes de Childerich et de Chlodovech, traduction Monod, pp. 3-11.

[2] Les Bretons ne se soumirent pas.

[3] Beaucoup d'historiens disent que la bataille fut livrée à Tolbiac. C'est une question disputée. Voyez les arguments pour Tolbiac, dans De Smet, Mém., t. II, p. 490 ; les arguments contre, dans Junghans, p. 41. 1