HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

CHAPITRE II. — DESTRUCTION DE L'EMPIRE ROMAIN D'OCCIDENT.

§ Ier. — INVASIONS PASSAGÈRES.

Causes et caractères généraux des grandes invasions. Les invasions barbares du IVe et du Ve siècle de notre ère ne furent pas, pour les contemporains, des faits bien nouveaux ni fort extraordinaires. Depuis des siècles, Rome avait eu à lutter continuellement pour défendre ses frontières, et elle n'y avait pas toujours réussi. De tout temps, la beauté et la richesse des pays méridionaux avaient attiré les peuplades barbares des contrées froides, brumeuses et pauvres du septentrion. L'Empire, épuisé, avait été contraint depuis bien longtemps, nous l'avons vu, de recourir aux Barbares pour repousser les Barbares. Partout, à la cour, à l'armée, on trouvait des Germains. Tel était l'état des choses, lorsque l'irruption des Huns en Europe força les peuples voisins de l'Empire à quitter leurs demeures, et imprima une nouvelle violence à l'invasion. Ce fut la nécessité plutôt que l'humeur belliqueuse et vagabonde qui poussa les Barbares dans l'Empire. Ils aspiraient moins à le détruire qu'à s'y faire une place, et souvent ils furent appelés par des Romains. Aussi la plupart des invasions n'eurent-elles pas un caractère exceptionnel de cruauté. D'ailleurs, elles ne versèrent généralement pas dans les provinces romaines des nations entières. La plupart des peuples envahisseurs se fractionnèrent. Une- partie seulement chercha fortune dans l'Empire. Le restant, plus sensible à l'amour du sol natal qu'à l'aiguillon de la nécessité, demeura en Germanie.

Premières conquêtes des Huns en Europe. Les Huns étaient une race de nomades sauvages et féroces, qui, après avoir longtemps erré dans les immenses plaines de l'Asie, pénétrèrent en Europe, on ne sait trop pour quelle cause, et passèrent le Volga en 374. Dans leur vie vagabonde, ils traînaient à leur suite, sur des chariots, espèces de maisons roulantes, leurs femmes et leurs enfants. Leur grosse tête, leur teint basané, leur nez large et plat, leur saleté repoussante donnaient à ces hommes un aspect hideux ; et, comme ils étaient en même temps hardis guerriers, la terreur de leur nom se répandit au loin. Endurcis aux intempéries de l'air, à la faim, à la soif, à la fatigue, ils passaient presque toute leur vie en plein air, sur leurs chevaux, des coursiers petits et vilains, mais robustes et rapides. Ils fondaient sur leurs ennemis avant qu'on eût même soupçonné leur approche, et disparaissaient ensuite avec la rapidité de l'éclair.

Les Huns rencontrèrent d'abord sur leur route les Alains, qu'ils vainquirent et forcèrent à entrer dans leur alliance ; ensuite les Ostrogoths qui résistèrent sans plus de succès. Les Wisigoths furent attaqués à leur tour. Malheureusement pour eux, des divisions régnaient entre leurs chefs, au sujet surtout de la religion : les uns avaient embrassé la foi chrétienne, les autres restaient encore plongés dans les ténèbres du paganisme. Ces dissensions favorisèrent l'ennemi. Tandis qu'une partie des Wisigoths, sous la conduite du roi Athanaric, se retiraient dans des montagnes de difficile accès, le plus grand nombre prit le parti de fuir l'invasion. Une députation, à la tête de laquelle se trouvait Ulfilas, l'évêque et l'apôtre de ces peuples, fut envoyée à l'empereur d'Orient, Valens, pour le conjurer d'accorder à des malheureux, chassés de leurs foyers, un asile sur les terres de l'Empire. Les suppliants promettaient d'y vivre en paisibles et fidèles sujets de leur bienfaiteur.

Les Wisigoths dans l'Empire. La demande était embarrassante pour la cour impériale. Qu'on la rejetât ou qu'on y fît droit, on trouvait des avantages et des inconvénients. Valens, qui était arien, entiché de ses erreurs, accorda la requête à deux conditions : que les Wisigoths rendraient leurs armes, et qu'ils adopteraient la croyance de l'empereur. Le bon Ulfilas, plus zélé missionnaire que subtil théologien, ne distingua sans doute pas l'erreur cachée dans le symbole auquel on lui demandait son adhésion. Les deux conditions furent acceptées. Les Wisigoths, naturellement, ne virent pas plus clair que leur évêque : ils devinrent ariens sans même s'en apercevoir.

Quant à la reddition des armes, elle ne s'accomplit pas aussi facilement. L'empereur avait pris un grand luxe de précautions, afin que le passage s'effectuât avec ordre et sans danger pour l'Etat. Mais comment faire observer ces beaux règlements par 200.000 personnes affolées par la peur de voir paraître d'un moment à l'autre les redoutables Huns ? Chaque fois que la flottille romaine touchait la rive gauche du Danube, les malheureux s'y précipitaient comme un torrent. Les officiers romains furent débordés ; pas un Wisigoth ne déposa les armes (376). Une fois ces Barbares établis sur le territoire romain, dans l'impossibilité où l'on se trouvait de les en expulser, on aurait dû s'appliquer à les gagner. Il n'en fut rien. Des vexations de tout genre exaspérèrent ces nouveaux hôtes. De là, des conflits entre Romains et Barbares ; on en vint bientôt à une guerre ouverte. Les deux armées s'étant rencontrées sous les murs d'Andrinople, les Romains furent vaincus, et Valens périt lui-même, enveloppé dans un incendie que les Goths : avaient allumé (378). Heureusement pour Constantinople, les Barbares ne savaient pas faire la guerre régulière. Immédiatement après leur victoire, ils se dispersèrent pour piller la campagne, et les villes n'eurent plus rien à craindre d'une armée ainsi éparpillée. Bientôt Théodose, qui avait succédé à Valens, attaqua l'ennemi en détail et parvint à s'en rendre complètement maître. La plupart des Wisigoths repassèrent le Danube ; d'autres furent envoyés en Egypte ; un grand nombre se rendirent et reçurent sur la rive droite du Danube des terres à cultiver. Ils devaient, en retour, fournir des contingents. Ils prirent une part très active à l'expédition que Théodose entreprit dans ses derniers jours contre le tyran Eugène, pour lui enlever l'empire d'Occident.

Arcadius et Honorius. Théodose le Grand, après avoir, par sa victoire sur Eugène, réuni l'Empire entier sous son sceptre, mourut en 395, au moment où il se préparait à reprendre le chemin de Constantinople.

Il avait partagé l'Empire entre ses deux fils. Arcadius, l'aîné, âgé de dix-huit ans, régna en Orient. Stilicon, vandale d'origine, gouverna l'Occident pour Honorius, qui ne comptait encore que de dix à onze ans. Théodose, en mourant, avait recommandé ses deux fils à cet habile mais ambitieux ministre. Stilicon s'autorisa de cette marque de confiance pour réclamer la direction des deux empires. Mais Ru fin, que le grand Théodose, en quittant Constantinople, avait donné pour ministre à Arcadius, n'était pas d'humeur à se dessaisir de sa charge. Les prétentions de Stilicon n'eurent donc pas d'autre effet que de semer la défiance entre les deux rivaux.

Invasion d'Alaric en Orient. Rufin sentait son crédit baisser devant l'hostilité du ministre d'Honorius. Pour se rendre nécessaire et se créer du même coup un allié puissant, il sut profiter avec habileté du mécontentement qu'Alaric, roi des Wisigoths fédérés, éprouvait contre la famille impériale. Il l'engagea à piller les provinces d'Orient, et favorisa sous main ses expéditions. Alaric, obéissant aux suggestions de Rufin, ravagea la Macédoine et la Thessalie. Stilicon saisit ce prétexte pour accourir au secours de l'Orient avec les troupes que Théodose avait emmenées de Constantinople en Italie contre Eugène. Mais au moment où il se disposait à l'attaque, un ordre d'Arcadius, évidemment inspiré par Rufin, rappela subitement les milices d'Orient avec Gaïnas, leur chef, dans la capitale, et enjoignit à Stilicon de se retirer en Occident. Stilicon n'osa pas désobéir, mais il eut soin, sans doute, d'instruire Gaïnas des intrigues de Rufin. Gainas, en arrivant à Constantinople, fit massacrer le ministre sous les yeux mêmes de l'empereur (395).

Alaric n'avait plus rien à attendre de la cour byzantine ; il se jeta sur la Grèce, qu'il ravagea pendant toute l'année 396. Stilicon entreprit encore une fois de le réprimer. Il parvint en effet à le cerner sur le mont Pholoé, en Arcadie. Soit habileté de la part d'Alaric, soit négligence ou parti pris de la part de Stilicon, les Wisigoths parvinrent à se tirer de ce mauvais pas. Alaric reçut même de la cour de Constantinople, qui le craignait, le brevet de maître des milices de l'Empire.

Invasions d'Alaric et de Radagaise en Italie. Alaric profita des avantages que lui procurait sa charge de maître des milices, pour équiper parfaitement son armée aux frais de l'Empire, puis il entra en Italie, on ne sait pas précisément pour quel motif. Il y était envoyé probablement par la cour de Constantinople, qui se débarrassait ainsi d'un hôte incommode et dangereux. Mais Stilicon le battit, d'abord à Pollentia, en Ligurie, puis à Vérone (403). Quoique vaincu, Alaric était encore redoutable. Il put donc, sans être trop inquiété, opérer sa retraite sur les frontières de l'Illyrie orientale. Stilicon avait traité secrètement avec lui, et l'avait chargé de conquérir cette province sur l'empire d'Orient, au profit d'Honorius. L'empire romain souffrait autant de ses propres divisions que des attaques de ses ennemis.

Presque au même temps, un barbare, nommé Radagaise, passa le Danube à la tête d'une armée innombrable, composée de Goths, d'Alains, de Vandales, de Suèves, Les envahissements progressifs des tribus hunniques les contraignaient sans doute d'abandonner leur patrie. Radagaise pénétra en Italie jusqu'à Florence. Rome tremblait. Stilicon sauva encore l'Empire. Il rassemble une armée de Romains, renforcée d'auxiliaires. Huns et Goths, cerne l'ennemi sur les rochers de Fésule, s'en rend maître et vend à l'encan tout ce qu'il n'a pas massacré (405).

La grande invasion. Cependant on remarquait dans la Germanie une fermentation extraordinaire causée sans doute par les progrès incessants des Huns. Stilicon, pour défendre l'Italie, avait été forcé de dégarnir de légions la frontière du Rhin, et d'en abandonner la défense aux Francs fédérés. Les Barbares profitent de l'occasion pour forcer le passage. Le dernier jour de décembre de l'an 406, des armées d'Alains, de Suèves, de Vandales, de Burgondes franchissent le Rhin, écrasent les Francs, qui voulaient les arrêter, et pénètrent au cœur de la Gaule. Préoccupés de trouver des moyens de vivre pendant la route, ils commirent, on le conçoit, force pillage et dévastations. En même temps, les Pictes et les Scots, habitants des montagnes de l'Ecosse, ravageaient les provinces britanniques de l'Empire.

Cette invasion de 406 a été nommée la grande invasion, et ce n'est pas sans motif. Les invasions précédentes avaient été repoussées ou s'étaient faites avec le demi-consentement des empereurs. Celle-ci aboutit au démembrement de l'empire romain et à l'établissement de peuples barbares indépendants sur son territoire.

En effet, après avoir ravagé la Gaule, les Vandales, les Suèves et les Alains envahirent l'Espagne et s'y établirent à demeure fixe (409)[1]. Un certain nombre des anciens habitants émigrèrent à leur arrivée ; mais la plupart se soumirent aux conquérants germains. Ils en furent si bien traités, qu'au témoignage d'un contemporain, beaucoup d'entre eux préféraient leur nouvelle condition au joug pesant que leur imposait la fiscalité romaine[2].

Révolution dans la préfecture des Gaules (407). Sans armées suffisantes pour résister aux ennemis qui l'assaillaient ou le menaçaient de toutes parts, le gouvernement impérial semblait rester spectateur impassible des ravages dont la Gaule et la Bretagne étaient le théâtre. Les paysans gaulois révoltés sous le nom de Bagaudes exerçaient d'affreux brigandages. Force était bien à ces peuples délaissés de travailler à leur défense par eux-mêmes. Les provinces de la Bretagne, de la Gaule et même de l'Espagne, ainsi qu'une partie des barbares envahisseurs, reconnurent pour empereur un soldat nommé Constantin. La moitié de l'empire d'Occident faisait défection. Ce fut dans ces circonstances difficiles, sous les menaces d'Alaric et de Constantin, tandis que les Gaules étaient en proie aux Barbares, qu'Honorius fit mettre à mort Stilicon, le seul homme dont l'Empire eût pu alors espérer son salut (408).

Les trois sièges de Rome par Alaric. Après la mort de Stilicon, les soldats romains massacrèrent les femmes et les enfants des Barbares que l'Empire entretenait à son service en Italie. Les Barbares furieux coururent demander vengeance au roi des Wisigoths. Alaric, dont toute l'ambition était d'obtenir pour lui-même quelque grande dignité de l'Empire et d'établir son peuple dans quelque province fertile, se contenta de demander à Honorius des terres en Pannonie. L'empereur était évidemment hors d'état de tenir tête aux Wisigoths. Il eut néanmoins la stupide fierté de repousser leur demande. Alaric entra alors en Italie et, sans rencontrer d'obstacles, vint mettre le siège devant Rome. Réduite aux abois, la capitale du monde fut contrainte d'entrer en négociations et de passer par toutes les conditions du vainqueur. Alaric se retira aussitôt en Toscane, attendant l'exécution du traité.

Honorius, cependant, venait de faire sa paix avec Constantin, et de le reconnaître comme empereur. Rassuré de ce côté, il crut pouvoir refuser la ratification du traité conclu entre Rome et Alaric. Le roi des Wisigoths, toujours plein de modération, rabattit à plusieurs reprises de ses prétentions. Ses offres furent constamment repoussées. Il marcha donc de nouveau sur la capitale, et réduisit le peuple-roi à recevoir de sa main un empereur. Le Barbare voulait dépouiller Honorius de la couronne sans oser y porter ses prétentions. Le préfet de la ville, Attale, fut revêtu de la pourpre, et Alaric se contenta du titre et des fonctions de maître de l'infanterie. Les Wisigoths eurent bientôt soumis à l'autorité du nouvel Auguste la plus grande partie de l'Italie, à tel point qu'Honorius lui offrit de le reconnaître pour son collègue. Les affaires prenaient la meilleure tournure pour la cour de Rome, lorsque des dissidences inévitables entre Alaric et son impuissante créature, vinrent tout gâter. Pour conquérir l'Afrique, le véritable grenier de l'Italie, Alaric voulait y envoyer une armée barbare sous un général goth. Attale préféra y faire passer un général romain avec une faible escorte. L'expédition échoua. Honorius, qui déjà se disposait à fuir en Orient, reprit courage, et Alaric déposa son fantôme d'empereur, dont il envoya le diadème à Honorius.

C'était lui faire de nouvelles avances ; elles furent encore rejetées. Alaric assiégea une troisième fois la ville de Rome, la prit d'assaut et la livra au pillage (410). Mais il recommanda au soldat de se contenter du butin, et d'éviter, autant que possible, toute effusion de sang. Les églises servirent d'asile inviolable à tout ce qui s'y était retiré. C'est ainsi que la religion du Christ servit de sauvegarde même aux païens, qui n'avaient pas assez de malédictions à lui prodiguer.

Alaric mourut peu de temps après dans la Calabre, d'où il se proposait de passer en Afrique. Son beau-frère Athaulf lui succéda comme roi des Wisigoths.

§ II. — ÉTABLISSEMENTS FIXES DES BARBARES.

Établissement du royaume des Wisigoths. Athaulf songea d'abord à monter sur le trône des Césars, et à substituer ainsi un empire gothique à l'empire romain. Mais convaincu bientôt de l'impossibilité de réaliser un projet dont l'exécution aurait demandé, de la part des Goths, des connaissances et une habileté administrative qu'ils ne possédaient pas, il se résigna à servir Rome, et à se faire l'hôte, le défenseur et le restaurateur de l'Empire, sans toutefois lui sacrifier son indépendance ni celle de ses sujets. Il conclut probablement avec Honorius un traité par lequel il s'engageait à faire rentrer les Gaules dans le devoir. Jovin, qui y avait été couronné après Constantin, fut en effet arrêté. Athaulf passa ensuite en Espagne, où il ne tarda pas à tomber sous les coups d'un assassin. Wallia, son second successeur, prit l'engagement de combattre les Barbares d'Espagne pour le compte et au profit de l'empereur, à condition de recevoir ensuite des terres pour son peuple. Mais, tandis que le gouvernement impérial le chargeait de détruire les Vandales et leurs alliés, par une politique de duplicité, habile, peut-être, mais certainement déloyale, Honorius traitait avec les Vandales pour détruire les Wisigoths. Wallia remporta néanmoins de grands avantages sur ses adversaires, anéantit presque les Alains et la moitié des Vandales, et remit aux officiers de l'empereur la plus grande partie de l'Espagne. Après quoi, il put s'établir avec son peuple dans une des provinces d'Aquitaine, que la cour de Ravenne lui avait accordée (419).

Premier établissement des Burgondes en Gaule. Quelques années avant les Wisigoths, en 413, les Burgondes avaient obtenu de l'Empire un territoire sur la rive gauche du Rhin. La cour de Ravenne espérait par ce moyen fermer cette frontière à de nouvelles invasions.

Nature de ces établissements. Il ne serait pas exact de considérer ces établissements comme des conquêtes de ces peuples barbares, ou comme des amoindrissements du territoire de l'Empire. Les pays ainsi occupés continuèrent à être régis par les gouverneurs civils romains. Les Wisigoths et les Burgondes fédérés ne firent exactement que remplacer les légions romaines. Les légionnaires de l'Empire ne logeaient pas, comme nos troupes, dans des casernes, mais chez les habitants, qui devaient abandonner à leurs hôtes une partie de leurs demeures et de leurs revenus. Il en fut de même des Wisigoths et des Burgondes. Leurs rois étaient officiers et serviteurs de l'Empire, Ils remplaçaient simplement les ducs qui, avant eux, commandaient les divisions militaires. Seulement, comme ces Barbares avaient en main toute la force et croyaient souvent avoir à se plaindre du gouvernement, ils ne se conduisaient pas toujours en sujets fort soumis. La seule nouveauté que présentassent ces établissements, c'est que les fédérés étaient plus nombreux qu'auparavant, au point de mettre en danger l'existence de l'Empire. Mais, jusqu'à présent, Rome n'avait rien perdu de son territoire, si ce n'est quelques provinces d'Espagne que les Suèves et les Vandales disputaient aux officiers d'Honorius. Aussi les contemporains, beaucoup du moins d'entre eux, étaient-ils loin de voir les choses en noir, et Rome restait toujours à leurs yeux la reine éternelle des nations.

Aétius et Boniface. A Honorius, cependant, avait succédé Valentinien III, sous la tutelle de Placidie, sa mère. Auprès du trône, deux illustres capitaines du plus grand mérite se disputaient l'influence : Aétius et Boniface, vicaire du diocèse d'Afrique. Le perfide Aétius résolut de se défaire de son rival, et l'accusa secrètement, auprès de Placidie, d'aspirer à l'Empire. Il est facile, ajouta-t-il, de vous assurer de la vérité. Mandez Boniface à la cour, et vous verrez qu'il refusera d'obéir. L'impératrice goûte l'expédient et mande Boniface. Mais Aétius avait averti sous main le gouverneur de l'Afrique qu'il se tramait quelque complot contre sa vie, et qu'il ne tarderait pas à recevoir l'ordre de se rendre à la cour.

Boniface trompé refusa d'obéir, sans dire un mot de la lettre d'Aétius, pour ne pas compromettre un ami auquel il se croyait redevable de la vie. Placidie resta donc persuadée de la vérité des accusations d'Aétius. Trop faible pour résister aux armées impériales, Boniface appela à son secours les Vandales d'Espagne, leur promettant, pour prix de leur alliance, une partie de l'Afrique.

Etablissement des Vandales en Afrique. Ces Barbares, ariens de religion, avaient alors pour roi Genséric, homme d'assez peu d'extérieur, boiteux, taciturne, emporté, cruel ; mais d'un esprit pénétrant, d'une prudence remarquable, lorsque la colère ne l'aveuglait pas ; excellent général, politique habile et fourbe, et d'une vaste ambition ; un des plus funestes génies, en un mot, qui aient travaillé à la destruction de l'empiré romain. Il répondit avec, empressement à l'appel de Boniface, et passa le détroit de Gadès — détroit de Gibraltar — avec tout son peuple, qui se montait à 80.000 âmes, y compris les femmes et les enfants (429). Cependant la perfidie d'Aétius avait été découverte, et Boniface était rentré en grâce. Le malheureux comte d'Afrique voulut alors conjurer l'orage qu'il avait attiré sur son diocèse. Genséric resta sourd à la persuasion et il fallut recourir aux armes. Boniface et les Romains furent vaincus et durent abandonner aux Vandales une partie de l'Afrique. Genséric tira plusieurs fois encore l'épée contre l'Empire, étendit successivement ses conquêtes, et finit par régner non seulement sur toute l'Afrique septentrionale, depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'à la Cyrénaïque, mais encore sur les Baléares, la -Sicile, la Sardaigne et la Corse. Maître des mers, il brava l'Orient et l'Occident, pilla tout le littoral de la Méditerranée et la ville de Rome elle-même. Ses agents pénétraient partout. En suscitant des ennemis à l'Empire, dans Attila, dans les Wisigoths, dans les Ostrogoths, il sut empêcher Rome de porter la guerre sur le soi africain.

Genséric partagea l'Afrique proconsulaire à ses soldats, en leur assignant probablement le tiers des terres ou des revenus, selon la méthode suivie généralement par les Barbares. Les autres provinces furent soumises à un tribut. Du reste, la plupart des Romains conservèrent leurs biens et continuèrent à être admis aux fonctions publiques. On se fait une idée très sombre des cruautés exercées pendant la guerre par les conquérants de l'Afrique, et le terme de vandalisme est devenu synonyme de destruction aveugle et sauvage. Il est douteux que les Vandales méritent cette réputation plus que les autres Barbares et même que n'importe quel conquérant de l'antiquité[3].

§ III. — ATTILA.

L'Empire d'Attila. Les Huns, que nous avons depuis longtemps perdus de vue, avaient toujours entretenu avec l'Empire des relations de bon voisinage. Rome et Constantinople en avaient eu des armées entières à leur solde. Ils ne formaient pas alors une grande monarchie, mais une foule de petits royaumes séparés. En 435, Attila, que la postérité a surnommé le Fléau de Dieu[4], devint chef d'une bonne partie des tribus hunniques, et employa les premières années de son règne à les soumettre toutes à sa puissance jusqu'aux frontières de la Chine. Puis, tournant ses armes contre les nations germaniques et slaves, il poussa ses conquêtes jusqu'à la Baltique, jusqu'à l'Elbe et jusque vers le haut Rhin. Son empire égalait et surpassait peut-être même en étendue l'empire romain. Ce n'est pas sans raison que Jornandès, l'historien des Goths, appelle Attila le Roi des rois, et Priscus, le Maître de toute la Barbarie.

Ses invasions. Attila, exploitant la terreur que son nom inspirait aux Romains, avait imposé à l'empereur d'Orient, Théodose le Jeune, par le traité de Margus, un tribut de 700 livres d'or et l'obligation de lui renvoyer tout ce qu'il y avait de Huns dans l'Empire. On conçoit qu'après un tel traité, Attila, qui n'aimait pas à faire la guerre sans motifs spécieux, ne manqua jamais de prétextes pour envahir l'Orient, et il ne s'en fit pas faute. Mais Théodose étant mort en 450, Marcien, son successeur, fit plus fière contenance. Les envoyés d'Attila étant venus lui réclamer le tribut annuel : J'ai de l'or pour mes amis, répondit l'empereur, et du fer pour mes ennemis. En même temps, il leva des troupes et prit des mesures de défense. La fermeté de Marcien déconcerta sans doute Attila. D'ailleurs, son allié Genséric, ennemi des Wisigoths, l'engageait à envahir la Gaule. Le roi des Huns tourna donc ses vues du côté de l'Occident.

A la tête d'une armée innombrable, composée de Barbares de toute nation, il passe le Rhin et saccage les villes qu'il rencontre sur son passage. Paris ne doit son salut qu'à une pauvre bergère, sainte Geneviève. Orléans, grâce à l'énergie de son évêque, saint Aignan, soutient un long siège et sauve ainsi la Gaule. Le retard qu'Attila éprouva sous ses murs, permit en effet au patrice Aétius de réunir toutes les forces dont l'Empire pouvait disposer. Romains et Barbares vinrent à l'envi se ranger sous sa conduite. A la tête de ces troupes, Aétius parut devant Orléans, au moment où la place venait de se rendre et n'attendait plus que les horreurs du pillage. Il attaque les Huns et les force à battre en retraite ; suit son ennemi, et les deux armées en viennent aux mains à Mauriac, dans les plaines Catalauniques (451). Attila fut vaincu, mais le patrice, abandonné par les Wisigoths aussitôt après la bataille, se crut trop faible pour songer à anéantir son ennemi. Il se contenta de le suivre de près pour l'empêcher de piller, et les débris de l'armée hunnique purent ainsi regagner le Rhin.

L'année suivante, le roi des Huns, pour prendre sa revanche, envahit l'Italie, mais avec une armée déconfite et une réputation amoindrie. Néanmoins, Aétius, qui n'avait plus à sa disposition les Barbares fédérés de la Gaule, ne put, faute d'armée, lui opposer presque aucune résistance. Heureusement pour l'Empire, le siège d'Aquilée arrêta les Huns pendant trois mois. Les maladies, la famine, inévitable dans un pays ruiné par la guerre, commencèrent à exercer leurs ravages dans l'armée d'Attila. Sur ces entrefaites, arriva au camp des Barbares une ambassade romaine à la tête de laquelle marchait le pape saint Léon le Grand. Elle venait demander la paix. Attila qui voyait son armée dépérir et ses soldats agités d'une crainte instinctive à la pensée de toucher à la ville éternelle, trouva dans cette démarche une satisfaction à son orgueil. L'éloquence et la majesté du grand pontife firent sans doute aussi sur lui une profonde impression. Il se retira au-delà du Danube, non cependant sans menacer de revenir.

Mort d'Attila. Dissolution de son empire. Heureusement, il mourut l'année suivante (453), et sa mort fut suivie de la dissolution de son empire. Les nations slaves ou germaniques que les Huns s'étaient soumises, reconquirent leur indépendance. Les Ostrogoths demandèrent et obtinrent un territoire dans l'empire romain. On leur permit de s'établir en qualité de fédérés dans la Pannonie.

§ IV. — FIN DE L'EMPIRE D'OCCIDENT.

État de l'Empire au milieu du Ve siècle. La mort d'Attila fut bientôt suivie de celle d'Aétius, que Valentinien III tua de sa propre main. Avec ce grand homme tomba l'empire d'Occident ; le mot est d'un contemporain. De la puissance romaine, en effet, il ne restait plus que l'ombre. Les Barbares fédérés, qu'Aétius avait su retenir dans la soumission, ou y ramener, au besoin, se conduisirent, après sa mort, en peuples indépendants, et les fantômes d'empereurs qui revêtirent encore la pourpre, virent échapper de leurs mains presque toutes leurs provinces. Depuis longtemps, la Grande-Bretagne, abandonnée à elle-même, s'était donné des chefs indépendants sous lesquels elle s'efforçait de repousser les invasions des Pictes et des Scots. La Gaule était presque tout entière au pouvoir des Francs, des Alemans, des Burgondes et des Wisigoths. Ces derniers étendirent même leur domination dans la Péninsule Hispanique, que les Suèves partageaient avec eux. L'Afrique gémissait sous le sceptre pesant du cruel Genséric. L'Illyrie était le théâtre de continuelles invasions de cent peuplades germaines et de brigands de toute sorte. Il ne restait plus aux Romains que l'Italie, ou plutôt l'Italie elle-même ne leur appartenait plus que de nom, puisque l'armée qui la défendait était toute composée de Barbares et commandée par des généraux barbares, de la main desquels l'Occident dut plusieurs fois recevoir ses empereurs.

Rome ne laissa pas toutefois, dans cette décadence irrémédiable, de produire quelques grands caractères dignes de ses plus beaux siècles. Mais la tâche qu'ils s'étaient imposée de relever l'Empire était au-dessus de toutes les forces humaines. Environnés d'ennemis au-dehors, d'étrangers et de traîtres à l'intérieur, ils succombèrent. Ainsi, l'empereur Majorien serait peut-être devenu l'un des plus grands princes dont l'histoire nous ait conservé le souvenir, si le temps ne lui avait manqué pour accomplir les grands projets qu'il avait conçus et déjà en partie exécutés. Ce furent ses talents mêmes qui le perdirent. Le chef des armées barbares, le suève Ricimer, en l'élevant sur le trône, avait bien prétendu ne donner à l'Empire qu'un chef de parade, auprès duquel il comptait conserver toute l'autorité réelle. Il dut bientôt reconnaître son erreur. Le malheureux prince mourut assassiné, probablement par ordre de Ricimer. Le Suève, jusqu'à sa mort, disposa à son gré de la pourpre romaine, mais, chose digne de remarque, sans jamais oser s'en revêtir. Après lui, des fantômes d'empereurs continuèrent à passer rapidement sur le trône des Césars, où l'on vit monter en dernier lieu un enfant, Romulus Augustule.

Fin de l'empire d'Occident. Il est probable que les Barbares, dont l'armée romaine était entièrement composée, avaient reçu, en guise de solde, des terres à cultiver ; mais des terres insuffisantes, sinon pour leurs besoins, du moins au gré de leur ambition. Ils voyaient partout les nations germaniques s'établir dans l'Empire et recevoir ou s'approprier une partie du sol. Il leur sembla que des alliés devaient être traités au moins aussi bien que des envahisseurs ou des fédérés infidèles ; il leur fallut de plus amples propriétés. Odoacre, un de leurs chefs, officier dans la garde impériale, fut chargé par l'armée de demander pour elle le tiers du sol italique. Oreste, père du jeune empereur, et ancien secrétaire d'Attila, prit la parole pour son fils et repoussa la requête. L'attitude du patrice pouvait être courageuse, elle n'était pas prudente en face d'une armée qui avait conscience de sa force et qui était décidée à en user. Le refus impérial excita une révolte. Odoacre avec l'armée barbare s'empara de Ravenne, tua Oreste et relégua le jeune Augustule dans la Campanie. Pour lui, il établit sa résidence à Ravenne, et fut salué Roi par ses soldats.

Ainsi finit l'empire d'Occident (476), au milieu de l'indifférence générale. Au fond, l'événement avait fort peu d'importance. La chute de l'empire d'Occident, nous l'avons dit, datait en réalité de plusieurs années ; depuis longtemps, il n'en restait plus qu'une ombre, qu'Odoacre fit disparaître, pour lui en substituer une autre. Les derniers empereurs d'Occident n'avaient guère que paradé sous la pourpre ; Ricimer gouvernait en réalité derrière eux. Odoacre régna en Italie sous le nom de l'empereur d'Orient. Il exerça le pouvoir souverain, mais refusa d'en prendre les insignes et le titre. Il affectait le plus grand respect et une entière soumission à l'égard de l'empereur Zénon, dont il se donnait comme le simple lieutenant. Il conserva toute l'ancienne constitution. Le souverain de Constantinople était censé régner sur les deux empires réunis. L'usurpation n'eut pas d'autre effet que de mettre fin à cette suite d'empereurs nominaux, qui avaient passé sur le trône sans exercer le pouvoir.