LES GRANDS ILLUMINÉS - NOSTRADAMUS

 

XII.

 

 

On raconte que, comme des cabans reprochaient un jour à Nostradamus d'être sorcier et lui promettaient qu'après sa mort le diable viendrait sûrement lo tirassar per los peds, il leur répondit : Allez, méchants pieds poudreux, vous ne me marcherez jamais sur la gorge, ni pendant ma vie, ni après ma mort. Il se trompait, le pauvre homme. Au XVIIe siècle, le peuple croyait encore qu'il s'était fait enfermer vivant dans son tombeau avec une lampe, du papier, des plumes et des livres, et que quiconque se hasarderait à lever la lame périrait sur-le-champ. Mais cette croyance n'empêcha pas les révolutionnaires de détruire en 1791 l'église des Cordeliers. Les restes et le portrait de Nostradamus, ainsi que celui de son fils — que César y avait joint —, furent transportés à Saint-Laurent.

Et l'on sait assez que l'auteur des Prophéties vit encore dans la mémoire des hommes. Certes il s'est trouvé de tout temps des gens pour protester contre la créance accordée à ses quatrains, et cela dès le XVIe siècle, nous l'avons vu[1]. Néanmoins, comme il est naturel, ceux qui ont étudié les prédictions de Nostradamus sont surtout ceux qui y avaient foi. Jean-Aimé de Chavigny vient en tête, qui publiait en 1594 la Première face du Janus françois et, en 1603, ses Pléiades ; puis Jaubert en 1665, Guynaud en 1693, Haitze en 1712, Bouys en 1806, Eugène Bareste en 1840, Anatole Le Pelletier en 1867, l'abbé Torné en 1862, Élisée du Vignois en 1911, Charles Nicoullaud en 1914 et une foule d'autres. Il ne saurait être question de reproduire l'amas de ces commentaires plus ou moins ingénieux : il y faudrait une bibliothèque. On se contentera de donner quelque idée des plus célèbres quatrains et de leur traduction la plus plausible d'après ces interprètes.

Nous avons parlé des prétendues prédictions par Nostradamus de la mort d'Henri II et de celle de François II. En voici une autre où l'on veut voir l'annonce de l'assassinat d'Henri III :

Quand chef Pérouse n'osera sa tunique

Sans au couvert tout nud s'expolier

Seront prins sept faict Aristocratique

Le père et fils mort par poincte au colier.

Le Pelletier traduit ainsi : Quand un souverain de Pérouse n'osera se dépouiller de sa tunique de crainte de se trouver tout nu au lieu de rester couvert, le dernier des sept — les enfants d'Henri II et de Catherine étaient sept, comme on sait — quel événement considérable, aristocratique ! — sera pris comme ses aînés ; le père et le fils mourront par un coup de pointe au col. Et Le Peletier paraphrase sa version de la sorte : Quand Sixte-Quint — chef de Pérouse — n'osera excommunier Henri III, de crainte que l'Église romaine — déjà dépouillée en 1534 par le schisme d'Angleterre — ne soit entièrement mise à nu par un schisme gallican, c'en sera fini de la postérité d'Henri II — seront prins sept — par un événement mémorable : Henri III périra comme son père d'un coup de pointe à la gorge. Évidemment tout est dans tout ! Notons pourtant que Sixte-Quint n'a pas songé à excommunier Henri III ; que la postérité d'Henri II n'a pas fini avec Henri III, puisque la reine Margot a continué de vivre ; et que le coup de couteau de Jacques Clément n'a pas été porté au col, non plus que le coup de lance de Montgommery. A part cela, tout va bien.

Lorsqu'on verra grand peuple tourmenté

Et la loy saincte en totale ruine

Par autres loix toute la Chrestienté

Quand d'or d'argent trouve nouvelle mine.

Ce quatrain paraît assez clair. On sait que les arrivages d'or et d'argent en Espagne, provenant de l'Amérique du Sud, ont bouleversé l'économie au XVIe siècle. Mais les commentateurs modernes ont préféré voir dans ces vers une prophétie de l'invention du papier-monnaie par Law, ou bien de la création des assignats décrétée par l'Assemblée nationale le 19 décembre 1792, — et pourquoi pas de l'inflation contemporaine ?

Gand et Bruceles marcheront contre Anvers

Senat de Londres mettront à mort leur Roy

Le sel et vin luy seront à l'envers

Pour eux avoir le règne en désarroy.

Cela s'interprète comme une prophétie de la mort de Charles Ier. Mais seul le second vers s'y rapporte. Gand et Bruxelles n'ont pas marché alors contre Anvers et que signifient les deux derniers vers ? — Autre prophétie sur l'Angleterre :

Le grand empire sera par Angleterre

Le pempotam des ans plus de trois cens

Grandes copies passer par mer et terre

Les Lusitains n'en seront pas contens.

Le grand empire de l'Angleterre sera tout puissant durant trois cents ans, de grandes troupes — copies — passeront par mer et par terre ; les Portugais n'en seront pas contents. Est-ce que ces troupes, dont le passage fâchera le Portugal, seront anglaises ou, au contraire, marcheront contre la Grande-Bretagne ? Ce n'est pas dit. Mais on a été frappé par le premier vers qui semble prédire la toute-puissance anglaise, à condition de traduire pempotam comme nous avons fait. Et cette toute-puissance, qu'est-ce à dire ? Elle n'existe nullement avant le XXe siècle.

Voici maintenant quelques oracles fameux où l'on a vu des allusions à la Révolution et à l'Empire :

De nuict viendra par la forest de Reines

Deux pars vaultorte Hene la pierre blanche

Le moyne noir en gris dedans Varennes

Esleu cap cause tempeste feu sang tranche.

Il était naturel que les mots de Reines et de Varennes, de feu, sang, tranche attirassent l'attention et semblassent indiquer la fuite de Louis XVI habillé de gris et capturé à Varennes, puis la guillotine. Mais il faut donner ici la traduction de Le Pelletier, c'est une merveille : Deux épouxdeux parts —, le Roi délaissé — moyne : seul, en grec !) et vêtu de gris — le noir moyne en gris — et la Reine — Herne, car il suffit de changer l'h en i pour trouver dans herne l'anagramme de reine —, cette pierre précieuse vêtue de blanc — la pierre blanche —, sortiront de nuit par la porteforest, c'est, paraît-il, : fores qui signifie porte — prendront un chemin détournévaultorte : val tors qui signifie chemin tortu ! — et entreront dans Varennes. L'élection de CapetCap esleu, autrement dit la transformation de l'antique monarchie absolue en monarchie constitutionnelle — causera la tempête, le feu, le sang, le couperet tranchanttranche —. Il n'y a rien à ajouter.

Puisque nous voilà arrivés à la Révolution, ne manquons pas de citer quelques mots fameux de l'Épître à Henri II : A l'an mil sept cens nonante deux que l'on cuydera estre une rénovation du siècle, que précèdent ceux-ci : Et sera le commencement, comprenant ce de ce que durera et commençant icelle année sera faicte plus grande persécution à l'Église Chrestienne qui n'a esté faicte en Afrique, et que suit enfin cette phrase : Trembleront tous les royaumes de la Chrétienté et aussi des infidèles par l'espace de vingt-cinq ans. — Mais d'autres astrologues étaient tombés plus juste, et d'abord Turrel, auteur de La Période, c'est-à-dire la fin du monde contenant la disposition des choses terrestres par la vertu et influence des corps célestes composé... 2 septembre 1531 : Parlons, dit-il, de la huitième maxime et merveilleuse conjonction que les astrologues disent être faite environ les ans de Notre Seigneur mil sept cens octante et neuf... et oultre vingt-cinq ans après sera la quatrième et dernière station de l'Altitudinaire firmament. Toutes ces choses considérées et calculées, concluent les astrologues que si le monde jusques-là durequ'est à Dieu tant congneu —, de très grandes et admirables mutations et altercations seront au monde ; mesmement des sectes et des lois. Richard Roussat, dans le Livre et estat et mutation des temps prouvant par autorités de l'Écriture sainte et par raisons astrologales la fin du monde estre prochaine (Lyon, 1550), répète à peu près le texte précédent et donne la prophétie comme étant celle de tous les astrologues de son temps. Nostradamus n'était donc pas original dans cette prédiction, qui était alors courante. Cela n'empêche point qu'elle ne soit frappante et, aussi bien, elle a poussé beaucoup de gens de nos jours, à croire à l'astrologie. Mais revenons aux Centuries :

Des principaux de cité rebellée

Qui tiendront fort pour liberté ravoir

Détrancher mâles infelice mêlée

Cris hurlemens à Nantes piteux voir.

Cela doit se traduire ainsi : les principaux d'une cité révoltée tiendront ferme pour ravoir la liberté ; les mâles, on les détranchera, mêlée malheureuse, cris, hurlements à Nantes, piteux spectacle. Bien entendu, on a reconnu là l'annonce des noyades de Carrier, mais, si l'on y songe, il n'y a pas d'autre raison pour cela que le nom de Nantes.

Un Empereur naistra près d'Italie

Qui à l'Empire sera vendu bien cher

Diront avec quels gens il se ralie

Qu'on trouvera moins prince que boucher.

Un Empereur naistra près d'Italie... Et ne peut-on trouver dans les deux derniers vers la prédiction de la noblesse impériale ? Il est d'ailleurs croyable que notre astrologue pense à tout autre chose qu'un empereur des Français — du moins si l'on s'en rapporte à son Épître à Henri II —, mais cela ne fait rien ; ce n'est pas mal.

De la cité marine et tributaire

La tête rase prendra la satrapie

Chasser sordide qui puis sera contraire

Par quatorze ans tiendra la satrapie.

La tête rase ? Le petit tondu, parbleu ! qui tiendra l'empire quatorze ans. Mais l'empire de quoi ? De la cité marine et tributaire, dit le quatrain. Cela ne va pas très bien avec la France.

Le divin mal surprendra le grand prince

Un peu devant aura femme épousée

Son appui et crédit à un coup viendra mince

Conseil mourra pour la tête rasée.

C'est-à-dire — paraît-il — : Peu après son mariage avec Marie-Louise le divin mal prendra Napoléon ; sa puissance décroîtra ; le petit tondu deviendra déraisonnable.

Le grand Empire sera tost translaté

En lieu petit, qui bien tost viendra croistre

Lieu bien infime d'exigüe comté

Où au milieu viendra poser son sceptre.

C'est l'île d'Elbe ou Sainte-Hélène ; du moins on peut le croire à condition de n'être pas trop sévère, car enfin qui bientost viendra croistre, on ne voit pas très bien ce que cela veut dire ; et puis il n'y a pas de comté.

Passons sur la prédiction du mot de Cambronne que Le Pelletier veut à toute force que le prophète ait entendu, et venons à celle de l'assassinat du duc de Berry :

Chef de Fossan aura gorge couppée

Par le ducteur du limier et lévrier

Le faict par ceux du mont Tarpée

Saturne en Leo 13 de Fevrier.

Il paraît qu'il y a un lieu dit Fossan dans les anciens États Sardes et Louvet était quelque chose comme palefrenier : alors vous voyez...

Mais arrêtons-nous là. J'ai choisi les quatrains qui me semblent les plus frappants, quelques vers entre des milliers. On remarquera que dans chaque quatrain certains vers seulement sont à peu près applicables aux événements.

Aussi y a-t-il une école qui estime qu'on ne déchiffrera les Prophéties qu'après en avoir découvert la clé astrologique ; elle est à la recherche de ladite clé. L'un des maîtres, M. Pierre Piobb l'a retrouvée, comme il l'expose dans deux curieux ouvrages et, bien entendu, ses traductions ne sauraient s'accorder avec celles de ses prédécesseurs — on y voit que Nostradamus, bien loin d'être réactionnaire comme on l'avait cru, est franchement républicain — ; néanmoins les prédictions ne s'appliquent pas moins bien aux événements de l'histoire tels que nous les connaissons aujourd'hui. Pour donner une idée des résultats auxquels conduit la clé de M. Piobb, contentons-nous de dire que, selon lui, les vers dispersés dans les Centuries et qui prédisent le premier Empire sont les suivants :

Un empereur naîtra près d'Italie (Cent. I, quatrain 60)

De la cité marine et tributaire[2] (VII, 13)

Qui aura tant d'honneurs et caresses. (VI, 83)

Élu sera renard ne sonnant mot[3] (VIII, 41)

Un qui de plomb voudra être cupide[4] (IV, 88)

Dans le Danube et du Rhin viendra boire[5] (V, 68)

Grande hécatombe, triomphe, faire fêtes, (II, 16)

Puis hors de Gaule du tout sera chassé, (IV, 12).....

Bellérophon mourir[6]. (VIII, 13)

On peut objecter a priori à tout système mathématique qui prétend déchiffrer Nostradamus que celui-ci a plusieurs fois déclaré lui-même, et formellement, qu'il n'avait pas établi ses Prophéties d'après l'astrologie uniquement, mais aussi selon son inspiration innée de descendant de la tribu d'Issachar ; qu'en outre, il semble indiquer qu'il les a établies également selon la magie — il l'indique discrètement, non ouvertement, c'est vrai, mais il y était obligé sous peine de poursuites dont il eut toute sa vie terriblement peur —. Bref, il se serait servi : 1° de l'astrologie ; 2° de sa propre inspiration innée ; 3° de la magie. D'où il résulte qu'une clé mathématique ne devrait pas pouvoir s'appliquer.

Enfin, en admettant que Nostradamus ait composé ses Prophéties selon des calculs purement astrologiques, c'est-à-dire scientifiquement — du point de vue de son temps —, et par conséquent qu'il puisse y avoir de son œuvre une clé rigoureusement mathématique, M. Piobb a-t-il vraiment retrouvé celle-ci ? — Il est plus que sobre d'éclaircissements techniques sur sa méthode.

Voici ce qui m'en fait douter : selon son système, le devin a prédit exactement les événements de l'histoire antérieurs au livre de M. Piobb — qui est de 1927 —, mais d'une façon parfaitement fausse les faits postérieurs, tels que M. Piobb nous les expose, du moins autant que nous pouvons en juger en 1933, après six ans écoulés. Il est difficile de croire que la clé puisse être bonne et Nostradamus clairvoyant jusqu'à l'époque exactement où M. Piobb fait paraître son ouvrage, et que la clé et l'astrologue perdent leurs qualités aussitôt après.

Il semble bien, d'ailleurs, qu'on puisse retrouver dans les quatrains le souvenir de certains faits antérieurs à leur composition. Si c'est vrai, comme il semble, le prophète ne prédit pas : il postdit, et, en ce cas, le soin de tourner ses vers ambigus a dû bien l'amuser. En outre, à lire les Centuries d'un œil non prévenu, on y croit voir assez souvent le reflet des inquiétudes causées à leur auteur, non certes par l'anticléricalisme de la Révolution française, mais par les guerres de religion qu'il voyait commencer au royaume au temps où il écrivait...

Laissons tout cela, car il faudrait un autre volume pour le justifier, et constatons seulement qu'il est bien curieux de comparer entre eux les interprètes du devin. Ils s'accordent mal : il n'y a peut-être pas un seul quatrain qui ait reçu de tout le monde la même interprétation ; certains en ont autant que de commentateurs... Ah ! merveilleux Nostradamus, habile homme ! Son ambiguïté est infinie, l'ingéniosité de ses lecteurs aussi ; ne doutons pas que, dans quelques siècles, on ne continue à trouver de nouveaux sens aux Centuries : le goût des énigmes, charades, mots croisés, etc., et notre soif de connaître l'avenir sont éternels.

 

 

 



[1] Citons encore, notamment, les Nouveaux mémoires d'histoire, de critique et de littérature de l'abbé d'ARTIGNY (1749-1756) et l'Entretien de Rabelais et de Nostradamus (1690).

[2] La Corse.

[3] Élu par ruse, sans mot dire.

[4] Cupidus plumbi, préoccupé de répandre du plomb, des balles.

[5] Ex Rheno, venant du Rhin.

[6] Il résulte du système, paraît-il, que les premiers mots de ce vers doivent être écartés et ne sont qu'une indication de manœuvre de la clé.