LES GRANDS ILLUMINÉS - NOSTRADAMUS

 

VIII.

 

 

Donc, les almanachs se vendent admirablement, l'opuscule des fardements, senteurs et confitures fort bien aussi et la clientèle afflue auprès du médecin-astrophile : Nostradamus commence d'être célèbre. Aussi n'est-il pas d'événement d'apparence sur lequel on ne le consulte et dont on ne lui demande ce qu'il présage. En 1554 on lui apporte ainsi un enfant à deux têtes, né au village de Senas, puis un chevreau non moins bicéphale, né à celui d'Auroux, aux portes de Salon, et il déclare au gouverneur de Provence qu'il y faut voir l'augure de la guerre de religion qui ne va pas tarder à s'élever comme un monstre à la double gueule[1]. C'est que dans le pays qu'il habite les dissensions commencent à s'envenimer : le mépris des huguenots plus ou moins avoués pour le peuple papiste allume ses colères et l'on peut croire que les cordeliers du couvent ne font rien pour la calmer. Bien des gens, sans doute, regardent d'un œil inquiet et malveillant la maison de l'astrologue faiseur de drogues, car encore qu'il n'y ait pas plus fidèle que Nostradamus aux offices et plus attaché à fréquenter les sacrements, beaucoup ne peuvent s'empêcher de le considérer comme un luthérien secret.

A vrai dire, si l'on jetait un coup d'œil indiscret dans le laboratoire-observatoire où il passe les nuits à ses nocturnes et prophétiques supputations, il n'est pas certain qu'on n'y trouverait pas autre chose que les lunettes, l'astrolabe, le sablier, la sphère armillaire de l'astrologue, les mortiers, pilons, bocaux, pots et balances du faiseur de drogues, auprès de l'écritoire et de la bibliothèque du savant. Si ses livres sont mal couverts et mal vestus, ils sont du moins nombreux et souvent feuilletés. On y voit un Cœlius Calcagninus, un Lucain, Tite-Live in-folio, un grand et vieil Martial commenté, un précieux recueil manuscrit des lettres du roi René et une foule d'autres ouvrages qui passeront au XVIIe siècle dans l'armoire aux bouquins du savant Peiresc. Mais ne trouve-t-on point aussi, dans ce cabinet de Nostradamus, la baguette divinatoire, l'autel aux pentacles ou étoiles à cinq branches, la fontaine, le miroir magique, les bassins et autres ustensiles du magicien ? Car durant cette année 1554 il achève ses Prophéties qu'il va publier en 1555. Et comment donc les établit-il ? C'est le moment de nous le demander.

Or, il nous l'a dit lui-même. Il les établit astrologiquement, c'est-à-dire par une série de calculs très compliqués, fondés sur les positions relatives des astres à des époques données : ce sont des horoscopes. Bon ! Mais est-ce là son seul procédé ? Ouvrons son fameux livre de prophéties : dès le début, dans l'épître liminaire à son fils César, nous y trouvons ceci :

Il n'est possible te laisser par écrit ce que seroit par l'injure du temps oblitéré, car la parole héréditaire de l'occulte prédiction sera dans mon estomac intercluse, autrement dit : Il n'est pas possible de te laisser mon secret par écrit, car il serait détruit par l'injure du temps, et le don de prédiction que je possède héréditairement périra avec moi. Pour comprendre cet héréditairement, il faut savoir que Nostradamus se glorifiait de ce que sa famille fût issue de la tribu d'Issachar, l'un des douze fils de Jacob, tribu dont il est dit dans les Paralipomènes (l. 1, c. 12, vers. 32) que ses membres auront le pouvoir de prédire l'avenir : ... de filiis quoque Issachar, viri eruditi qui noverunt singula tempora.

Ainsi notre homme déclare qu'il prophétise non seulement scientifiquement, en quelque sorte, et d'après les astres, mais aussi en vertu d'un don qui lui est propre, qu'il a hérité de ses ancêtres et qui finira avec lui. Cela nous est corroboré par divers autres passages de ses deux préfaces :

Soli numine divino afflati praesagiunt et spiritu prophetico particularia — ceux-là seuls qui sont inspirés par la divinité prédisent les faits particuliers avec un esprit prophétique —, dit-il d'abord. Plus loin il déclare que sans l'inspiration de Dieu on ne peut avoir une parfaite connaissance des causes, puisque toute inspiration prophétique reçoit son principal principe du Créateur d'abord et ensuite de l'occasion et de la nature[2]. Plus loin encore il parle de l'astrologie judicielle, par laquelle et moyennant inspiration et révélation divine avons nos prophéties rédigé par écrit. Plus loin toujours il dit que les choses qui doivent advenir se peuvent prophétiser par les nocturnes et célestes lumières [les astres] et par l'esprit de prophétie. Enfin il assure qu'on reçoit parfois d'occultes prédictions par le subtil esprit du feu, pendant qu'on contemple le plus haut des astres et que l'entendement s'agite et devient vigilant aux paroles surtout, les surprend et les note par écrit[3].

De même, dans sa seconde préface, l'Épître à Henri II, il parle de ses nocturnes et prophétiques supputations composées plutôt d'un naturel instinct accompagné d'une fureur prophétique, que par règle de poésie, et ces mots peuvent, à vrai dire, se rapporter à la forme des Centuries qui sont rédigées en vers plutôt qu'à la vaticination même, mais il ajoute aussitôt et la plupart composé et accordé à la calculation astronomique, ce qui veut dire que toutes ne le sont pas, sauf erreur. Plus loin il écrit encore qu'il présage à la fois par son instinct naturel héréditaire et par ses longs calculs astrologiques[4].

Bref, il ne se donne pas pour un astrologue pur, mais pour un voyant aussi, qui complète par un don de prophétie héréditaire ce que lui révèlent ses calculs. Et c'est un point très important.

Bien mieux, on peut croire que Nostradamus recourt à la magie : La raison pure, dit-il, dans l'Épître à César, ne peut pénétrer l'occulte, sinon par la voix faite au limbe moyennant l'exigüe flamme etc. — nous verrons tout à l'heure ce que c'est là : pour le moment il suffit de savoir qu'il s'agit d'une opération magique —. Mais ne t'adonne pas à cette magie réprouvée par l'Église... Et encore que cette branche de la philosophie occulte ne fût pas interdite, je n'ai pas voulu divulguer ses moyens de persuasion irrésistible, quoique j'aie découvert des ouvrages qui étaient restés ignorés durant de longs siècles. Après lecture, je les ai brûlés et la flamme qui les consumait était aussi claire que le feu de la foudre et illuminait la maison comme dans un incendie[5].

A vrai dire, si ce texte prouve que Nostradamus s'était intéressé à la magie, il ne prouve pas qu'il s'y était livré pour obtenir la connaissance des choses futures ; il proteste, au contraire, qu'il ne l'a pas fait. Mais, dans l'Épître à Henri II, il déclare qu'une partie de ses prophéties a été faite tripode œneo, par ou sur le trépied d'airain. Rappelons-nous ce trépied et lisons maintenant les deux quatrains par lesquels débute le volume des Prophéties :

Étant assis de nuit secret étude,

Seul, reposé sur la selle d'airain :

Flamme exigüe sortant de solitude

Fait prospérer ce qui n'est à croire vain.

La verge en main, mise au milieu de Branches,

De l'onde il mouille et le limbe et le pied :

Un peur et voix frémissent par les manches.

Splendeur divine. Le divin près s'assied.

Qu'est-à dire ? Selon la tradition grecque, Branchus était un jeune homme qui plut à Apollon et en reçut le don de prophétie ; il avait un temple à Milet. D'autre part, on a longtemps attribué à Jamblique, philosophe qui vivait au iv e siècle après Jésus-Christ un célèbre traité, intitulé le Livre des Mystères égyptiens ou réponse à l'Épître de Porphyre à Anebon, qui fut traduit en latin par Marsile Ficin en 1497 et que Nostradamus, par conséquent, put connaître. En français les passages de cet ouvrage qui nous intéressent doivent se tourner ainsi[6].

La Sybille de Delphes recevait le dieu de deux manières, soit par un certain esprit subtil et igné qui se précipitait sur quelqu'un hors de la bouche d'un certain autre, soit en s'asseyant au fond du sanctuaire sur un siège d'airain à trois ou quatre pieds, consacré au dieu, où elle se trouvait exposée des deux côtés à l'esprit divin qui l'illuminait d'un rayon de feu sacré...

Une prêtresse, ou s'asseoit dans l'axe ou tient à la main une baguette donnée par quelque dieu, ou bien trempe dans l'eau soit ses pieds, soit le bord de sa robe, ou encore aspire une vapeur sortant d'une certaine eau et s'emplit ainsi de la splendeur divine ; et, participant du dieu, elle vaticine. Car, par ces pratiques, elle se met en état d'accepter le dieu qu'elle reçoit...

Porphyre dit qu'il ne faut pas mépriser l'art qui, par de certaines vapeurs produites par le feu sous d'opportunes influences des astres, crée dans l'air des images de dieux, semblables en quelque manière aux dieux et ayant comme eux quelque pouvoir.

 

Nous avons là de quoi interpréter les deux quatrains que j'ai cités. Et, comme on voit, Nostradamus, au début même de son livre, se montre en train d'accomplir les rites magiques, selon Jamblique. C'est la nuit ; il est assis sur la sellette ou trépied d'airain ; une petite flamme s'élève. La baguette divinatoire à la main, comme dans le temple de Branchus, il trempe le bas de sa robe et son pied dans l'eau ; la splendeur divine, le dieu qui s'asseoit près de lui, tout y est.

Un autre quatrain semble se référer à d'autres opérations de magie :

Le dix Calendes d'Avril de faict gothique

Ressuscité encor par gens malins,

Le feu estainct, assemblée diabolique

Cherchant les os de d'Amant et Pselin.

Traduction : Le dix des calendes d'avril — c'est-à-dire le 23 mars — en comptant à la mode antique — la magie fut ou sera — ressuscitée par de mauvaises gens. La lumière éteinte — il y a eu ou il y aura — une assemblée diabolique cherchant les os de d'Amant et Psellin. Les os de d'Amant qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Peut-être faut-il lire les os du Daemon de Psellin ? Psellin, comme on disait jadis, ou Psellos composa au XIe siècle, entre une multitude d'ouvrages, un De operatione daemonum. Ce curieux traité ne fut traduit en français qu'en 1573, par Pierre Moreau[7], mais il l'avait été en latin par Marsile Ficin en même temps que le De Mysteriis Ægyptorum attribué à Jamblique et put, par conséquent, être connu de Nostradamus tout de même que ce dernier ouvrage. Voici, d'après Psellos, comment se faisait la conjuration :

Il y a une certaine vaticination qui se fait dans un bassin, au moyen de laquelle les paysans prédisent souvent l'avenir... Les devins prennent donc un bassin plein d'eau et congru pour les démons cachés dans les profondeurs. Ce bassin plein d'eau paraît en quelque sorte onduler, comme pour rendre un son ; l'eau même contenue dans le vase ne diffère pas du tout des eaux naturelles, mais elle excelle aux poèmes par une vertu qui lui est infuse et elle est ainsi plus apte à recevoir ensuite l'esprit fatidique. Ce genre de démons est, en effet, singulier, terrestre, sensible aux enchantements ; et, dès que l'eau commence à rendre des sons, le démon émet quelques mots indistincts et dépourvus de sens, témoignant ainsi sa satisfaction aux gens présents ; mais ensuite, lorsque l'eau commence à déborder, il susurre certains sons prédisant l'avenir dans une certaine mesure. Il y a un esprit de ce genre qui erre çà et là, parce qu'il a obtenu le droit de pénétrer dans la région solaire — donc dans l'atmosphère terrestre —, et cette espèce de démons s'applique à parler à voix basse, afin qu'en raison de l'obscurité de leur voix indistincte, leurs mensonges soient moins faciles à saisir.

 

Tel est le rite magique auquel Nostradamus fait allusion dans ce quatrain. Mais que vient faire ici le dix des calendes d'avril ou 23 mars ? Pour comprendre, il faut se reporter à un autre passage de Psellos. Les Euchètes — secte d'hérétiques — dit-il, afin de concevoir des démons par la poitrine, perpètrent de déplorables sacrifices. Ils s'assemblent le jour où trépassa le Sauveur — le Vendredi saint —, le soir, dans un lieu convenu, avec des jeunes femmes de leur connaissance, et après certains rites célébrés les lumières éteintes, ils s'unissent soit avec leur sœur, soit avec leur fille. Il se peut que, dans son quatrain, Nostradamus rappelle qu'il s'est célébré ou prédise qu'il se célébrera un vendredi saint, 23 mars, une messe noire de ce genre. Il se peut aussi qu'une légère confusion se soit établie dans son esprit entre cette sorte de messe noire et la conjuration par le bassin dont j'ai parlé ci-dessus. Si la scène doit se passer dans l'avenir, inutile de pousser plus loin. S'il veut dire qu'elle s'est passée, au contraire, et de son vivant, il est facile de préciser la date. Entre 1503, date de la naissance de Nostradamus, et 1566, date de sa mort, le vendredi saint n'est tombé un 23 mars qu'en 1543 et en 1554. Ce serait donc, en ce cas, le 23 mars 1543 ou, plus vraisemblablement, le 23 mars 1554, un peu moins d'un an avant la publication de ses Prophéties, à l'époque où il les préparait, qu'il se serait livré à cette conjuration redoutable. Et l'on s'amuse de l'imaginer dans son observatoire, la nuit, au milieu du silence de la ville endormie, qui tend l'oreille près de son bassin plein d'eau pour saisir les voix confuses des démons malins.

 

 

 



[1] Du moins à ce que rapporte H. Bouche.

[2] La parfaite des causes notice — comprenez : la parfaite notice ou connaissance des causes — ne se peut acquérir sans cette divine inspiration, vu que toute inspiration prophétique reçoit prenant son principal principe mouvant de Dieu le créateur, puis de l'heur et nature.

[3] Quant aux occultes vaticinations qu'on vient à recevoir par le subtil esprit du feu, qui quelquefois par l'entendement agité, contemplant le plus haut des astres, comme étant vigilant mesme qu'aux prononciations, estant surpris écrits, prononçant sans contrainte, moins atteint d'inverecunde loquacité ; mais quoi ! tout procédoit de la puissance divine du grand Dieu éternel de qui toute bonté procède.

[4] Pour mon naturel instinct, qui m'a été donné par mes avites, ne cuidant présager, et ajoutant et accordant icelui naturel instinct avec ma longue supputation vrai.

[5] Voici son jargon : Car l'entendement créé intellectuellement ne peut voir occultement, sinon par la voix faite au limbe moyennant la exigüe flamme, en laquelle partie les causes futures se viendront à incliner. Et aussi, mon fils, je te supplie que tu ne veuilles employer ton entendement à telles rêveries et vanités qui sèchent les corps et mettent à perdition l'âme, donnant trouble au faible sens, même la vanité de la plus qu'exécrable magie réprouvée jadis par les sacrées Écritures et par les divins canons (...). Et, combien que celle occulte philosophie ne fusse réprouvée, n'ay oncque voulu présenter leurs effrénées persuasions, combien que plusieurs volumes qui ont été cachés par de longs siècles me sont été manifestés. Mais doutant ce qui adviendrait, en ai fait après lecture présent à Vulcan, que, cependant qu'il les venait à dévorer, la flamme léchant l'air rendait une clarté insolite, plus claire que naturelle flamme, comme lumière de feu de clystre [foudre] fulgurant, illuminant subtil la maison, comme si elle fût été en subite conflagration.

[6] A. LE PELLETIER, I, p. 55-56.

[7] Cette traduction a été réimprimée dans la Revue des Études grecques, janvier-mars 1920.