LES GRANDS ILLUMINÉS - NOSTRADAMUS

 

VI.

 

 

La plaine de la Crau n'est certes pas ce qu'on eût appelé jadis un site enchanteur, tout au moins dans sa partie méridionale. Le caillou y pousse plus aisément que les plantes et la poussière blanche de la Provence y tend des voiles épais et redoutables. Le canal de Craponne y a apporté la vie à l'est et à l'ouest, mais en 1547 il n'existait pas encore, et il est difficile de se représenter un pays plus sec que celui où s'élevait alors la petite ville de Salon. Elle était déjà entourée d'oliviers, car ils se plaisent dans ce terroir pauvre, et les moulins tournaient tout le jour pour tirer de leurs fruits cette huile odorante que chaque maîtresse de maison garde aujourd'hui encore dans ses dames-jeanne de terre. En revanche, pas une goutte d'eau, sinon au fond des puits et des citernes ; point de légumes, sinon à force d'arrosoirs. En 1544 l'inondation avait envahi les celliers des maisons et gâta l'huile, le vin aussi, qui se trouvaient encuvés des tonneaux que les eaux sales défoncèrent et cette fois les Salonois avaient trouvé que c'était trop. Mais d'ordinaire le climat était fort sain. C'est pourquoi les consuls s'inquiétèrent lorsqu'il se produisit en 1547 quelques cas d'une maladie épidémique : n'était-ce point la peste ? On fit appel à Nostradamus que ses campagnes médicales d'Aix et de Lyon avaient fait connaître, et il s'empressa d'arriver.

Or, il resta. Il se sentait las, sans doute, de courir les routes et songeait à se créer un nouveau foyer. Mais il avait d'autres raisons : ses amis, paraît-il, lui avaient moyenné un bon mariage à Salon. Il y avait là une demoiselle Anne Ponsard, qui avait une sœur jumelle[1] et qui, dit Astruc, était de fort bonne maison ; veuve d'un certain Jean Beaulme, elle avait du bien. Sans doute plut-elle ; et Nostradamus dut songer aussi que, pour un médecin qui n'entend pas restreindre le champ de ses opérations, Salon était situé commodément entre Marseille, Aix, Arles et Avignon. Bref, le contrat fut passé par devant maître Étienne d'Hozier, notaire dans la ville, et le mariage eut lieu peu après.

Mais il fallait une maison. Le médecin se mit en quête. Il trouva son affaire au quartier Farreiroux, dans la petite rue qui porte aujourd'hui son nom[2]. La demeure qu'il acheta — et qu'on montre encore — tenait d'une part au moulin d'Estienne Lassalle et de l'autre à la maison des hoirs de Jeannette Texier. Juste au-dessus d'elle le château du roi élevait sur la colline ses murailles et ses tours à créneaux. Elle n'était pas bien vaste, ni bien claire, car elle donnait sur une rue étroite, mais Nostradamus dut s'y trouver à son aise, lui qui depuis si longtemps n'avait connu que des auberges ou des logis de passage.

Pourtant il ne renonça pas définitivement aux voyages. Dès la fin de 1548 ou en 1549, il est à Gênes, fort en peine d'une demi-livre de laudanum, et vers le même temps sans doute à Savone, où il constate que l'apothicaire au monde qui réussit le mieux le sirop rosat laxatif, c'est messer Antonio Vigerchio, épicier de ladite ville et homme de bien, et où il fait faire pour la femme de messer Bernardo Grasso, laquelle ne devait pas tarder à devenir veuve — espérons que ce n'est pas la faute du médecin —, et pour la fiancée de messer Jean Ferlin de Carmagnolle, un remède de sa composition, fort bon pour les lentilles du visage, et qui en l'espace d'une seule nuit agissait d'une façon vraiment miraculeuse. Plusieurs fois encore, par la suite, il devait quitter Salon pour se rendre à l'appel de riches ou de puissants clients. Entre 1553 et 1556, il se rendra à Carcassonne pour y soigner l'évêque révérendissime, Mgr Amand ou Amédée de Foy, à qui il administrera à diverses reprises, et avec le plus heureux effet, une pommade de sa composition. Et d'autres personnages plus considérables encore l'appelleront. Mais il n'est plus question pour lui de courir le monde comme jadis. Toute une famille allait bientôt l'attacher à cette maison, parfumée par l'odeur des confitures qui cuisaient dans leurs bassines pendant que tournait le rouet de Mademoiselle sa femme. Il devait avoir trois filles — dont l'une entrera dans la famille des sieurs de Sève — et trois garçons. L'aîné de ceux-ci, César, né avant mars 1555, aura même quelque célébrité. Et d'abord parce qu'étant encore petit, voire au maillot, son père lui dédiera ses fameuses Centuries en lui adressant une épître liminaire, obscure à souhait. Puis parce qu'il composera, outre quelques poésies, une histoire de Provence extrêmement précieuse, car elle comporte un récit exact des événements dont l'auteur avait été témoin. César excellera à la peinture, deviendra premier consul de Salon en 1598 et, marié tard à Claire de Grignan, fille de Jean de Grignan et de Jeanne de Craponne, il mourra à Saint-Rémy, en 1628 ou 1629, de la peste. La peste joue un grand rôle dans la famille Nostradamus. Elle régnait en Provence lors de la naissance de notre héros, qui vint ainsi au monde sub signo pestilentiœ, et c'est à la soigner qu'il a gagné sa première notoriété, comme j'ai dit.

Celle-ci, à Salon, se développait de jour en jour : c'est qu'à son renom de médecin Nostradamus ajoutait maintenant celui d'astrologue. Il avait eu soin de se faire aménager sur le toit de sa maison un cabinet d'où l'on découvrait le vaste ciel et où conduisait le petit escalier tournant du logis. C'est là qu'il établissait ses horoscopes avant de prescrire ses ordonnances, car la médecine et l'astrologie faisaient bon ménage et elles étaient loin encore du temps de leur divorce.

Les savants de la Renaissance auraient sans doute souscrit à cette consultation officielle sur la peste, où la Faculté de Paris proclamait au XIVe siècle : Nous pensons que les astres, aidés des secours de la nature, s'efforcent par leur céleste puissance de protéger la race humaine et de la guérir de ses maux, et, de concert avec le soleil, de percer l'épaisseur des nuages par la force du feu. Marsile Fircin, Jérôme Cardan considéraient comme acquis que les vieillards doivent redouter Saturne, les jeunes hommes ressentir l'influence de Vénus et les dames éprouver les conjonctions de Mars. Ronsard ne mettait pas en doute que l'on ne pût prédire l'avenir de diverses façons[3] :

Dès longtemps les écrits des antiques Prophètes,

Les songes menaçants, les hideuses comètes,

Las ! nous avaient prédit que l'an soixante et deux

Rendroit de tous côtés les Français malheureux.

Et ailleurs :

Certainement le Ciel, marri de la ruine

D'un sceptre si gaillard, en a montré le signe ;

Depuis un an entier n'a cessé de pleurer.

On a vu la Comète ardente demeurer

Droit sur notre pays...

Le médecin Textor mesure la gravité d'une maladie contagieuse à la conjonction pestifère et ruineuse d'aucuns astres ou aspect malin des étoiles. Le docteur Claude Fabri déclare que la queue d'une comète tournée vers l'Orient fait prévoir une épidémie. Et dans la seconde moitié du XVIIe siècle encore, Daniel de Foe rapportera dans son Journal de l'année de la peste — 1665 — qu'on avait observé aux cieux une étoile brillante devant que la maladie éclatât, mais que pour sa part il n'a accordé nulle importance à cela, sachant que les astronomes assignent des causes naturelles à de tels phénomènes et même calculent ou prétendent calculer leurs mouvements et révolutions...

Bref, au XVIe siècle, l'astrologie n'était nullement une charlatanerie : elle était une science à laquelle presque tout le monde et les esprits les plus éminents croyaient dur comme fer. Certes, il était des gens pour refuser leur foi aux prédictions des astrologues ; mais c'est qu'ils récusaient le talent et la compétence de ceux-ci et non pas qu'ils mettaient en doute le principe. De même on peut, de nos jours, admettre que l'écriture témoigne du caractère, du tempérament de ceux qui la tracent, et constater en revanche qu'on n'est pas encore parvenu à en élucider les témoignages.

Nous avons vu qu'un des grands-pères de Nostradamus pour le moins, médecin fort notable, était astrologue : dès sa jeunesse notre homme avait reçu de lui les principes de sa science et il est à croire qu'il n'avait jamais cessé d'étudier les astres et leurs influences. En quoi, au reste, il ne faisait que son métier de médecin : n'était-il pas prescrit dans maint traité de ne composer les drogues et de ne les administrer que sous des conjonctions favorables ? La tradition rapporte qu'il se risquait à prédire l'avenir bien longtemps avant son installation à Salon. Qu'en faut-il croire ? Je ne sais. En tout cas il est vraisemblable qu'à peine arrivé il se mit à vaticiner. Désormais, et jusqu'à sa mort, il s'intitulera fièrement médecin-astrophile dans les documents officiels.

A vrai dire, ce nouveau métier n'allait pas sans quelques inconvénients. Certes l'Église n'interdisait l'astrologie, du moins en pratique ; néanmoins on peut croire que le populaire confondait un peu les astrologues avec les sorciers et, tout en les craignant, les aimait peu. Par ailleurs il ne manquait pas de bonnes gens pour juger que tous ces savants, ces humanistes, astrologues ou non, sentaient le fagot, ou du moins étaient suspects d'adopter les nouvelles manières réformées de pratiquer leur religion ; et, quant à cela, ils n'avaient ordinairement pas tort, il faut le reconnaître. Ces années 1547 et suivantes sont celles où les querelles religieuses commencent à prendre une tournure violente : or, c'étaient des nobles, des gens riches, des intellectuels, qui avaient des tendances au calvinisme ; le peuple restait papiste presque partout. Certes Nostradamus ne perdait jamais l'occasion d'affirmer qu'il était fort opposé à ces huguenots haïs du populaire. Les gens d'esprit étroit ne l'en regardaient pas moins un peu de travers. C'est tout cela qui explique sans doute pourquoi il se plaint amèrement des Salonois dès 1552, les appelant bêtes brutes et gens barbares, ennemis mortels de bonnes lettres et de mémorable érudition.

Avec qui pouvait-il causer avec plaisir dans cette petite ville ? Il y avait là un bon apothicaire, François Bérard, homme digne de l'âge d'or, dit-il, et qui composait les drogues à la perfection. Il y avait, sinon à Salon même, du moins aux environs — devers nous —, écrit-il, le médecin François Valeriola, remarquable pour sa singulière humanité, son savoir prompt et sa mémoire tenacissime. Dans la ville même, il y avait le notaire qui l'avait marié, Étienne d'Hozier, ancêtre des célèbres généalogistes, qui devait être un peu parent de Nostradamus — peut-être par Anne Ponsard — ; il y avait aussi la famille Suffren ; mais il y avait surtout les Craponne.

Guillaume de Craponne — ou Crapone —, descendant d'une famille italienne, qui avait émigré de Pise à Montpellier en 1495, avait épousé une fille noble de Salon, Mlle Marck, munie d'une riche dot, et en 1516 il était venu habiter la ville où sa femme était née. C'est là qu'il engendra, en 1519, le fameux Adam de Craponne, escuyer de la ville de Montpellier, habitant de la ville de Salon, comme il s'intitulait. Tout porte à croire que Nostradamus avait de bons rapports avec les Craponne ; son fils César épousera une fille dont la mère portait leur nom.

Il ne faudrait, d'ailleurs, pas croire qu'il était grave et sombre, notre astrologue. C'était un assez petit homme, de corps robuste, allègre, vigoureux, mais vif et agité comme ceux de sa race, irascible en outre, et ses yeux gris et ordinairement doux devenaient flamboyants dans la colère. Il avait la barbe longue et épaisse — parbleu ! — le visage sévère quand il le fallait, mais ordinairement riant et plein d'humanité, les joues vermeilles et tous les sens aigus et très entiers, y compris celui de la gourmandise sans doute, lui qui aimait tant les confitures. Plutôt taciturne avec cela, pensant beaucoup et parlant peu, mais discourant à merveille quand il le fallait, et doué d'une mémoire admirable, il aimait la liberté de langage et se montrait volontiers joyeux, facétieux même, d'ailleurs assez mordant. On voit encore aux archives de Salon une sorte de fronton triangulaire en marbre, qui de son temps se trouvait sur une fontaine et où l'on avait gravé une inscription plaisante composée par lui, qui est ainsi conçue :

1553

SI HUMANO INGENIO PERPETUO SAL

LONÆ CIVIB. PARARI VINA POTUISSENT

NON AMŒNUM QUEM CERNITIS FON

TEM AQUARUM S. P. Q. SALON. MAGNA

IMPENSA NON ADDUXISSET

DUCTA. N. PALAMEDE MARC

O ET ANTON. PAULO COSS.

M. NOSTRADAMUS

DIIS IMMORTALIB.

OB SALONENSES

M. D. LIII.

Car c'était sa spécialité, les inscriptions, et ses compatriotes recouraient volontiers au talent qu'il avait de les composer. La tradition — encore ! — rapporte qu'il possédait une maison à Mouriès, près de Marseille, sur la façade de laquelle il avait inscrit ces trois mots :

SOLI SOLI SOLI

Qu'est-ce à dire ? Au seul — en prenant soli pour le datif de solus — soleil de la terre — solum — ? Plus habile que moi qui saura traduire. Nostradamus aimait les énigmes.

Patient au travail, d'ailleurs, notre homme ne dormait guère que quatre ou cinq heures par nuit. C'est qu'il faut veiller pour observer les astres. Il passait beaucoup de temps à ses calculs, car ses horoscopes et prédictions avaient de plus en plus de succès. Aussi, en 1550, se risqua-t-il à publier un almanach, une pronostication, comme on disait. Ces petits livrets populaires qu'on vendait aux foires et que déjà les colporteurs répandaient avaient en ce temps-là un public immense, et c'est pour les railler en même temps que pour profiter de leur vogue que Rabelais, fort pressé d'argent, composa la Pantragrueline Pronostication et plusieurs autres opuscules du même genre aujourd'hui perdus.

Ces premiers almanachs de Nostradamus le sont aussi et il n'y a pas à s'en étonner. Personne, avant le romantisme, n'éprouvait la moindre curiosité du peuple, de ses mœurs et de sa littérature, et la bibliomanie n'était pas encore inventée. C'est pourquoi ce qu'il y a de plus rare aujourd'hui, ce sont les ouvrages populaires. Ces antiques livrets de colportage, tirés à très grand nombre, mais sur du mauvais papier, se détruisaient vite, car on les soignait peu, et durant des siècles les bibliophiles n'ont pas songé à les garder. On sait que les premières parties du grand roman de Rabelais s'adressaient à ce grand public populaire, et personne, ni leur auteur, ne les regardait comme de la littérature : c'est pourquoi plusieurs de leurs éditions les plus anciennes ne sont plus représentées que par un seul et unique exemplaire sauvé par miracle, et il se peut que certaines d'entre elles aient entièrement péri. De même les almanachs de Nostradamus.

Celui de 1550 ayant eu du succès, l'auteur voulut exploiter ce filon et en publia par la suite et jusqu'à sa mort au moins un chaque année, mais on n'en a retrouvé qu'une demi-douzaine[4]. Du moins une procuration qu'il donnait à maître Antoine de Royer, dit Lizerot, imprimeur à Lyon, nous a été conservée. Elle avait pour objet de permettre à Lizerot de retirer des mains de Bertot dit La Bourgogne, imprimeur, la Pronostication pour l'année 1554. Nostradamus avait envoyé son manuscrit par courrier à pied pour qu'on l'imprimât telle qu'elle était écrite, mais l'imprimeur en avait fait une copie corrompue et mutilée, tellement que l'on jugeroit la matière estre inepte et facile à homme ignare, ce qui porteroit un tort grave à l'auteur : en conséquence de quoi Nostradamus charge son mandataire d'imprimer textuellement ladite pronostication et de se faire remettre par Bertot ses Éphémérides en françois, si celui-ci ne les a pas livrés à sire Jaume Paul, marchand de Salon, à qui il avait donné commission de les réclamer.

 

 

 



[1] Ou peut-être s'appelait-elle Anne Pontia Cremella ou Jumelle.

[2] Le boulevard Nostradamus, qui existe aujourd'hui aussi à Salon, mène à la place de la Grippe.

[3] Il crée même un néologisme : en-astré, en-astré de malheur.

[4] Voir la bibliographie sommaire, à la fin de ce volume.