La Renaissance des lettres, en France, est avant tout un mouvement philologique — comme on parle aujourd'hui —. C'est un simple retour aux sources. L'intelligence pure n'a pas grand'chose à voir là-dedans, et il n'est pas un philosophe durant la Renaissance qui puisse entrer seulement en comparaison avec les métaphysiciens de la grande école scholastique du moyen âge. D'ailleurs on est bien loin, au fond, de rompre avec le moyen âge : le credo de l'autorité garde toute sa force et l'on continue d'admettre que certains génies quasi-divins du passé ont mis dans leurs ouvrages l'essentiel de toute pensée, de toute science. Seulement leurs textes se sont corrompus et ont été obscurcis par cette brodure de gloses dont parle Rabelais. Il faut l'écarter et revenir à la source. Voilà tout. C'est faute de bien entendre cela qu'on se fait souvent une idée si fausse des rapports de la Renaissance et de la Réforme française, au moins de la première Réforme, avant Calvin. Au début du XVIe siècle, tous les humanistes ou, comme nous dirions, les intellectuels, souhaitaient une réforme de l'Église. C'est d'abord que certains abus ecclésiastiques étaient vraiment par trop choquants pour le bon sens. C'est aussi que l'esprit critique et, en l'espèce, philologique renaissait : on voulait revenir aux sources, aux textes sacrés, à la Bible, et faire disparaître cet amas de commentaires, philosophiques plus ou moins, dont on les avait obscurcis de siècle en siècle. Au début la Réforme n'est guère qu'un état d'esprit. Puis de 1536 à 1550 l'influence de Calvin s'établit, triomphe et la Réforme change de caractère. Le libre examen, l'esprit critique était son principe : l'homme de Genève brise avec tout cela et établit un dogme : en somme, Michel Servet fut par lui brûlé en tant que schismatique. Les gens qui avaient gardé, comme Rabelais, l'esprit de la première Réforme ne sont plus aux yeux de Calvin que des libertins — le mot est de l'époque —, les plus haïssables des hommes. On peut donc dire, en gros, que pour les intellectuels de la Renaissance toutes les sciences se résument en une science qui n'a pas encore son nom : la philologie. En effet, puisque l'essentiel s'en trouve dans les livres des anciens, il n'est que de déchiffrer ceux-ci. Ce n'est pas facile : les manuscrits qu'on possède sont corrompus, défigurés par les interprétations, les commentaires, les développements ; il faut mettre au jour les bonnes copies, corriger les mauvaises leçons, établir des textes purs. Mais pour cela il faut connaître pleinement les langues antiques, rompre avec le latin du moyen âge, revenir au latin pur ; il faut apprendre le grec, et que de difficultés à cela, sans grammaires, sans dictionnaires, ou peu s'en faut ! Songez que si peu de gens le savent encore ! D'ailleurs, il est si suspect à l'Église que Rabelais a dû quitter son couvent de cordeliers parce qu'il l'étudiait, et qu'environ le temps où Nostradamus séjourne à Bordeaux, une simple lettre en grec — signée d'Erasme, il est vrai — suffira à faire arrêter et emprisonner par le Parlement de Toulouse un personnage illustre et fort bien en cour comme l'évêque de Rieux, Jean de Pins, excellent prêtre et ancien ambassadeur du roi. La médecine, comme le reste, n'est qu'une branche des litterœ humaniores. L'observation directe, en effet, n'y a encore qu'un rôle infime. On étudie la physique, la physiologie, l'anatomie en étudiant Aristote ; en étudiant Pline et Théophraste, on étudie l'histoire naturelle ; c'est dans Hippocrate, Galien et autres qu'on apprend la médecine. Car connaître les ouvrages des anciens, c'est la connaître. Voilà pourquoi tous les humanistes sont compétents en médecine et au point que beaucoup prennent leur doctorat. Jusqu'au xv e siècle, la médecine arabe avait régné absolument à Montpellier, et au temps de Nostradamus la moitié des cours, ou peu s'en faut, se faisait encore sur Avicenne[1] ; mais tous les jeunes, comme nous dirions, l'attaquaient et reprochaient aux Arabes, en général, d'avoir corrompu les préceptes des anciens : là, comme ailleurs, la Renaissance voulait revenir aux sources. En tout cas, il n'était personne pour qui une référence à un manuscrit grec bien écrit n'eût infiniment plus de poids que les enseignements de l'expérience ; l'autorité restait le souverain critérium. Au début du XVIIe siècle encore, Riolan objectera à Hervey que les anastomoses entre les grosses artères et les grosses veines existent nécessairement puisque Galien les a décrites, et Primerose lui dira : Voudrais-tu faire entendre que tu sais ce qu'Aristote ignorait ? Aristote a tout observé et personne ne doit se risquer à le contredire. Molière n'exagère guère : Monsieur, dit le paysan au médecin, il n'en peut plus et il dit qu'il sent dans la tête les plus grandes douleurs du monde. — Le malade est un sot, réplique le docteur, d'autant plus que, dans la maladie dont il est attaqué, ce n'est pas la tête, selon Galien, mais la rate, qui lui doit faire mal. Et lorsque Rabelais publie son édition des Aphorismes d'Hippocrate, il ne songe pas un instant à contrôler par l'expérience les dires du médecin grec : il s'efforce seulement de corriger les leçons suspectes, de les remplacer par d'autres. Enfin c'est Nostradamus lui-même qui rapporte qu'Erasme ayant demandé à Nicolas Leoniceni, de Ferrare, pourquoy il ne pratiquoit et visitoit les malades, l'autre luy répondit, comme il avoit de coutume, sagement, qu'il faisoit beaucoup plus de profit et utilité d'apprendre les autres en lisant, qu'en exerçant, et moins de fâcherie, car il n'est possible que un personnage qui a beaucoup de malades à voir, qu'il puisse ne étudier, ne rien écrire. Il faut se pénétrer de cela afin de comprendre pourquoi Nostradamus — car il devait déjà latiniser son nom —, Rabelais et bien d'autres jugeaient utile de faire leur tour de France et d'écouter l'enseignement des humanistes célèbres de leur temps avant de s'inscrire régulièrement à une Faculté de médecine. Lorsqu'il partit en 1525, Nostradamus avait vingt-deux ans. On l'imagine cheminant par petites étapes sur sa mule, herborisant et s'informant des simples — comme Rabelais qui y prit toujours grand intérêt —, causant avec les apothicaires et s'enquérant des recettes de médicaments et de confitures dont il devait faire plus tard un soigneux recueil. En 1526, il passe en Avignon — c'est lui-même qui nous le dit — où il apprend à composer une gelée de coings d'une souveraine beauté, bonté, saveur et excellence, propre pour être présentée devant un roy et qui se guarde bonne longuement, si délicieuse, en effet, qu'on en fait un présent à monseigneur le grand-maître de Rhodes à son passage dans la ville. De là, il gagne Toulouse et Bordeaux. Toulouse avait alors son Capitole comme Rome et, si elle n'avait plus ses consuls, ses magistrats municipaux s'intitulaient fièrement barons du Capitole ou capitouls. Mais celle que Martial, Ausone et Sidoine Apollinaire appelaient la ville de Pallas et saint Jérôme la Rome de la Garonne avait bien perdu de son libéralisme passé. Depuis trois siècles l'Inquisition y régnait ; ses habitants étaient devenus les plus intolérants du royaume ; et Michel Servet déclare que Saragosse même, où il venait de passer trois ans, était moins bourdonnante de messes, moins sonnante de cloches et moins fournie de reliques. Aussi bien Jean de Cahors n'allait pas tarder à être brûlé sur la place Salins (1532) et Jean de Boyssonné, le bon vivant, condamné à l'amende honorable (1532). Sous l'arche centrale du nouveau pont Saint-Michel, achevé en 1508, pendait une grande cage de fer où l'on enfermait les blasphémateurs avant de les plonger dans la Garonne jusqu'à tant que mort s'ensuivît. C'est une erreur, au reste, que de croire que les Universités font florir le libéralisme intellectuel ; en fait, cela ne se vérifie pas le moins du monde. Au moyen âge, c'était la Sorbonne qui donnait le ton à celle de Paris, et l'on sait assez qu'Oxford ne s'est pas toujours montrée fort progressiste ; quant aux Universités d'Outre-Rhin, elles étaient avant la guerre ce qu'elles sont redevenues depuis : on sait que ce sont les étudiants qui viennent de donner le signal des autodafés de livres à Berlin. Cette constatation, qui peut étonner d'abord, surprendra moins si l'on songe que l'esprit professeur est l'antithèse même de l'esprit critique ; je dis l'esprit professeur et non l'esprit savant, qui peuvent se superposer dans un même individu, mais ne sauraient se mélanger... Le fanatisme de Toulouse ne nuisait donc pas à son Université. Celle-ci était célèbre par son École de droit, et une foule d'étrangers, Espagnols, Allemands, Anglais y venaient étudier Accurse et Barthole. Mais sa Faculté de théologie et sa Faculté des arts — où l'on enseignait aussi la médecine — n'étaient pas sans lustre, et l'Université au total ne renfermait pas moins de dix mille écoliers. Ceux-ci, s'ils laissaient à l'occasion brûler leurs régents tout vifs comme harengs saurets, étaient au temps de Nostradamus excellents danseurs, bons escrimeurs, et renommés pour leur adresse à faire voler le pesant espadon ou épée à deux mains. Mais tout porte à croire que le jeune Juif goûtait peu ce sport violent. Prit-il seulement la peine d'aller visiter comme Pantagruel cet antique moulin de Bazacle sur la Garonne, le plus beau du royaume, et où la merveille n'était pas tant le grand nombre des meules, que la hardiesse de la chaussée qui coupait le fleuve en biaisant d'un bord à l'autre et faisait une cascade surprenante ? En revanche, il dut suivre les cours renommés du très docte et vertueux Jean de Boyssonné et voir plus d'une fois Mgr Jean de Pins, l'évêque de Rieux, qui vivait plus souvent dans son appartement du couvent des Carmes ou dans sa grande maison de Toulouse que dans son petit diocèse — qu'il administrait pourtant fort bien —, et dont le style latin, quoique à vrai dire peu correct, faisait alors l'admiration de tous les lettrés d'Europe. Les quelques particularités que nous savons sur ce premier voyage de Nostradamus dans les villes de la Garonne, c'est par quelques mots qu'il nous en dit dans son Opuscule. Comme il n'y distingue pas ce premier voyage de celui qu'il fit aux mêmes lieux une dizaine d'années plus tard, il n'est pas possible de savoir s'il prenait dès lors aux produits de beauté — comme nous appelons cela présentement — et aux recettes de confitures autant d'intérêt qu'il en prit par la suite. N'oublions pas que son propre grand-père paternel avait eu jadis des ennuis pour le goût qu'il avait de lui-même concasser ses drogues, piler ses herbes et composer ses pâtes. Nostradamus avait de qui tenir et il est vraisemblable qu'il ne manquait pas d'aller dès lors visiter curieusement les apothicaires et épiciers. L'Université de Bordeaux devait lui laisser plus de loisirs pour cela que celle de Toulouse : elle brillait alors si peu que les jurats se trouvaient sur le point de congédier une grande partie des professeurs en raison de la pénurie des étudiants. Dans la ville, notre homme, pas plus que Pantagruel, ne trouva grand exercice, sinon des gabarriers jouant aux luettes sur la grève — c'est un jeu de cartes espagnol et les gabarriers sont les déchargeurs de gabarres, les dockers —. Il y apprit du moins plusieurs bonnes recettes de confitures et je l'imagine courant les étroites et puantes rues, où les ordures formaient dans le ruisseau central des collines pourrissantes que personne n'ôtait jamais, pour visiter les principaux droguistes. C'était déjà la cité des commères fortes en gueule, et les tripières de la rue Maucouyade — Mal Coiffée — ni les poissonnières de la rue Maubec — Mauvais Bec — ne le cédaient en rien aux écaillères des Halles parisiennes : on n'avait trouvé d'autre moyen de les calmer que de leur infliger des amendes de dix sols, et celles qui ne pouvaient payer étaient trempées trois fois de suite dans la Garonne, ce qui ne manquait pas de les réfrigérer. En 1528 la peste apparut, bientôt suivie de la famine. C'est alors que Nostradamus commença, je pense, d'exercer la médecine bien qu'il n'eût encore aucun titre qui le lui permît ; mais on n'était pas là-dessus aussi regardant qu'aujourd'hui. Puis il regagna Montpellier. Espérons qu'il ne déménagea pas à la cloche de bois ; en ce temps-là les étudiants, surtout en cas de peste, ne faisaient pas le moindre scrupule de s'en aller sans payer leur loyer. |