LEÇONS D’HISTOIRE  ROMAINE - RÉPUBLIQUE ET EMPIRE

 

II. — LES ROMAINS ET L’ORIENT HELLÉNISTIQUE[1].

 

 

Prétendre, sans autre préambule, que les Romains n’ont pas été un peuple belliqueux ferait crier au paradoxe. On sait assez que ce peuple a passé son enfance à déposséder ses plus proches voisins, sa jeunesse à soumettre l’Italie, son âge mûr à étendre sa domination jusque par delà les limites du monde méditerranéen, sa vieillesse à défendre ses conquêtes, le plus souvent par la méthode offensive, en poussant des incursions et faisant des rondes armées autour de ses frontières. Il est aisé de constater que son histoire est une longue suite de guerres enchaînées les unes aux autres, et qu’il s’est usé, en fin de compte, à cette formidable tâche. A proprement parler, dit Saint-Évremond, les Romains étaient des voisins fâcheux et violents, qui voulaient chasser les justes possesseurs de leurs maisons et labourer, la force à la main, les champs des autres. Montesquieu est plus explicite encore. Romulus, dit-il, et ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes ou des terres ; ils revenaient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus,... cela y causait une grande joie (ajoutons : et pas l’ombre de scrupule). Par la suite, la République ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n’y avait pas un moment de perdu pour l’ambition : ils engageaient le Sénat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis... Or la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé moyen de la lui rendre utile. Rome étant une ville sans commerce et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour s’enrichir. Les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts : l’une se vendait au profit du public ; l’autre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d’une rente en faveur de la république.... Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente. Et plus loin : Les Romains se destinant à la guerre, et la regardant comme le seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à la perfectionner. Que l’on joigne à ces fortes paroles les déclamations des rhéteurs de loin les temps sur le repaire de brigands que l’ut d’abord et toujours le Capitole, sur l’aigle romaine, digne symbole d’un peuple de proie, qui y avait établi son aire et prenait de là son vol pour assaillir le troupeau des nations éperdues, ou sur la louve, symbolique aussi, qui avait transmis à ses nourrissons le goût du meurtre et des rapines, sur l’insolente fortune des Romains, qui avaient ramassé dans le sang les dépouilles de l’univers : il semble bien que la cause est entendue et le jugement définitif.

Et pourtant, je crois qu’il est bon — en histoire, tout au moins — de réviser les jugements définitifs, autrement dit, de ne jamais considérer comme définitifs les jugements sommaires. La réalité est complexe, et c’est avoir beaucoup profité que d’avoir appris à se défier des idées simples, des aperçus rectilignes qui ne montrent qu’un aspect isolé du réel, quand ils ne passent pas à côté de la vérité pour aller droit aux chimères. Plutarque a longuement disserté sur la Fortune des Romains et la Fortune d’Alexandre, pour opposer la dose de chance qui est entrée dans les succès des armes romaines à la vertu du conquérant philosophe, champion et propagateur de la civilisation hellénique. Il ne va pas jusqu’à dire que les Romains aient manqué d’aptitudes militaires et aient fait la guerre malgré eux ; mais il le laisse entendre en insistant de préférence sur leurs guerres défensives, en montrant comment, au rebours d’Alexandre, ils ont été aidés par les circonstances, et en concluant qu’il leur a fallu, pour édifier leur empire, l’assistance visible de la Fortune. Je voudrais aller plus loin et signaler, comme des traits dominants de leur caractère, un fonds d’humeur pacifique, le goût des travaux de la paix, l’aptitude au labeur patient et inoffensif, toutes qualités qui contrastent avec l’emploi qu’ils ont fait de leur rare énergie.

I

Remarquons tout d’abord, puisqu’il y aura souvent contraste entre les faits et les idées, que l’idée qu’un peuple se fait de lui-même, de son propre caractère, la façon dont il apprécie sa propre histoire, dont il juge ses actes passés et conçoit sa tâche future, n’est pas chose indifférente. Une opinion est aussi un fait, un fait qui en engendre d’autres et qui est souvent plus fécond en conséquences que des actes ou des séries d’actes matériels. Or, les Romains, tout en glorifiant le courage militaire, tout en reconnaissant le droit de conquête connue le fondement de l’autorité qu’exerçait le peuple-roi sur les autres peuples, les Romains, dis-je, n’admettaient pas que eux ou leurs ancêtres eussent jamais fait la guerre pour le bénéfice de la victoire ; qu’ils eussent jamais convoité le bien d’autrui et cherché, dans une querelle injuste, le moyen de s’en emparer par violence. Ils prétendaient ne faire et n’avoir fait que des guerres légitimes, tantôt pour se défendre, tantôt pour venger des injures que des lâches auraient pu seuls supporter, et ne s’être engagés que comme à regret dans la voie qui les a menés à la conquête du monde.

Considérons, dans la longue série de leurs entreprises, la période initiale de chaque prise d’armes. Il est rare qu’on ne trouve pas ces vaillants Romains non pas précisément intimidés, mais quelque peu défiants de leurs forces et redoutant pour la patrie les coups de la Fortune. Ils sont graves et soucieux ; ils demandent à leurs dieux de leur venir en aide, et le général qui va les commander ne quitte pas Rome sans être allé porter ses prières et ses vœux à Jupiter Capitolin. S’il s’agit d’une guerre offensive, les fétiaux ont pesé dans les balances de leur droit sacré les griefs de la cité, et le soldat, qui vient de quitter la charrue, part assuré de combattre pour une juste cause. La conquête du Latium est ainsi la conséquence d’une suite ininterrompue d’agressions de la part des Rutules, des Èques, des Herniques, des Volsques, petits peuples remuants, irritables, jaloux, — belliqueux, ceux-là, — qui voltigent et bourdonnent comme des frelons autour de la ruche. Viennent ensuite les terribles guerres du Samnium. Avec quel ‘soin, de quel air solennel et pénétré Tite-Live s’attache à en rejeter toute la responsabilité sur les Samnites ! Ceux-ci étaient les alliés du peuple romain mais voici qu’ils cherchent une injuste querelle à leurs voisins de Campanie, lesquels implorent le secours et la protection des Romains. Le Sénat refuse d’abord d’écouter les supplications des opprimés ; puis il essaie d’une médiation amicale qui, par malheur, provoque chez les Samnites une explosion de colère et les pousse à une agression immédiate. Ainsi commence une guerre qui, interrompue de temps à autre par des traités boiteux, toujours rallumée par la rancune et la perfidie des Samnites, se termine au bout d’un siècle et demi par la soumission totale de l’Italie du Sud. Sur cette guerre du Samnium se greffe, en manière d’épisode, la guerre avec Pyrrhus, pure agression de la part du roi d’Épire, occasion de gloire sans remords et sans tache pour les Romains.

Puis s’engage le grand duel avec Carthage, encore une alliée de la veille, qu’il faut se résigner à combattre, parce qu’elle accapare successivement toutes les îles de la mer Tyrrhénienne, et que, si on lui laisse achever la conquête de la Sicile, l’Italie va se trouver comme enserrée par les tentacules de cette hydre marine. Nous ne savons plus comment Tite-Live avait accommodé au goût patriotique l’exposé des origines du conflit. C’est un Grec, ami des Romains, mais capable d’une certaine indépendance de jugement, qui tient la plume. Polybe nous initie aux perplexités du Sénat romain en face de la requête des Mamertins, qui invoquent son secours contre les Syracusains. Rome avait un intérêt évident à se faire des amis de l’autre côté du détroit de Messine ; mais les Mamertins étaient une bande de soudards italiens qui, quelques années auparavant, avaient volé la ville grecque de Messine — maison, femmes et enfants — à ses habitants et légitimes possesseurs. La vertu romaine s’effarouchait à l’idée de tendre la main à de pareils bandits. Mais, d’autre part, ces bandits étaient des Italiens, et Rome, protectrice de l’Italie, allait-elle les laisser massacrer, sans autre forme de procès, par le Grec Hiéron de Syracuse, un autre aventurier, qui, lui, avait volé son titre de roi et confisqué la liberté de ses concitoyens ? Suivant Polybe, le Sénat ne put surmonter ses scrupules, et ce fut le peuple qui décida l’intervention. Il ne s’agissait, entendons-le bien, que de protéger des Italiens assiégés contre la menace d’une exécution sommaire. Seulement, avant que les Romains eussent passé le détroit, un autre parti avait introduit dans Messine les Carthaginois, également à titre de médiateurs et protecteurs. Le général romain voulut cependant exécuter sa consigne jusqu’au bout, et c’est ainsi que les médiateurs officieux en vinrent à se battre entre eux. On sait d’ailleurs avec quelle insistance les historiens romains flétrissent la mauvaise foi punique, qu’ils ont réussi à faire passer en proverbe ; avec quelle adresse ils lui opposent la loyauté et la correction romaines. Ils veulent absolument que la deuxième guerre punique ait été commencée, sans raison avouable, par Carthage, contre laquelle il fallait bien enfin protéger Massinissa, allié du peuple romain.

Que dire de la conquête de l’Orient, qui mit les Romains aux prises non plus avec des Sémites ou des Ibères, mais avec une race dont, il ne leur déplaisait pas de se dire les parents et les disciples ! A peine Hannibal est-il abattu que les Romains, au lieu du repos qu’ils espéraient, ont une nouvelle guerre à soutenir contre Philippe V de Macédoine. Ils ne pouvaient ni oublier que Philippe avait été l’allié d’Hannibal, ni le laisser impunément molester leurs amis et clients, Attale de Pergame, Rhodes, Athènes elle-même, la ville sainte dont les larmes firent déborder la coupe fatale. La guerre de Macédoine engendra la guerre de Syrie ; mais à qui la faille, sinon à ce vaniteux Antiochus le Grand, qui, excité par Hannibal, mais incapable de suivre ses conseils à la lettre, s’en vint sottement provoquer les Romains au moment Oh ils étaient le mieux à portée de lui infliger une rude leçon ? Puis, c’est le tour de la Grèce, de ces Hellènes que les Romains s’entendaient si bien à protéger, à qui ils voulaient faire une vie douce et exemple de tracas. Mais aussi, pourquoi, au lieu de témoigner aux Romains leur reconnaissance, saisissaient-ils toutes les occasions de manifester leur antipathie et se battaient-ils entre eux, sans antre motif que de pourchasser chez eux les amis de Rome ? C’est la Ligue Achéenne qui, comme saisie de la folie du suicide, attaque les Romains et se brise au premier choc, au milieu d’une débandade qui inspire é l’ennemi plus de pitié que de colère.

La complète de l’Orient s’achève par des moyens pacifiques, d’une façon qui rappelle les romans édifiants où la vertu est toujours récompensée. Les dynasties qui s’éteignent lèguent leurs possessions héréditaires aux Romains, comme aux seuls maîtres capables d’assurer le bonheur de leurs sujets. Ainsi fait Attale de Pergame en 133 avant J.-C., Apion de Cyrène en 96, Nicomède de Bithynie en 74. Les Romains, en héritiers discrets, s’assurent que les testaments sont valides et qu’ils n’ont aucun concurrent légitime. En cas de cloute, ils s’abstiennent ; du moins on assure que l’Égypte leur fut léguée par un acte authentique un demi-siècle avant que l’agression de Cléopâtre et l’extinction de la dynastie des Lagides les obligeassent é en prendre définitivement possession.

II

Voilé comment les Romains comprenaient et écrivaient leur histoire. Leur idéal, fixé pour toujours par le génie de Virgile, est le pieux Énée, le héros pacifique et persécuté, qui ne demande que le droit de vivre et épuise tous les recours aux dieux et, aux hommes avant de tirer l’épée, mais qui, une fois échauffé par un juste courroux, fait mordre la poussière aux plus vaillants. Et n’oublions pas que, pendant de longs siècles, pas une voix ne s’est élevée, même du sein des peuples conquis, pour protester contre ces brevets de loyauté et de modération que se décernaient les Romains. L’univers était non seulement conquis, mais assimilé, rassuré, calmé, j’allais dire assoupi dans les délices de cette paix romaine dont le bienfait compensait et au delà les souffrances ou les humiliations passées.

Les moralistes les plus empressés à saisir les occasions de dire à leurs concitoyens quelques vérités désagréables, un Salluste, un Tacite, un Juvénal, ne pensent pas sur ce point autrement que tout le monde. Rome une fois prospère, dit Salluste, son opulence excita l’envie. Aussi rois et peuples voisins de l’attaquer à main armée ; de ses amis, peu l’aident, car la crainte retient les autres loin du danger. Mais les Romains, au dedans comme au dehors, redoublent d’efforts, de diligence, de préparatifs ; ils s’encouragent l’un l’autre, vont à la rencontre de l’ennemi, abritent sous leurs armes leur liberté, leur patrie, leurs parents. Puis, quand ils avaient écarté les périls à force de courage, ils portaient secours à leurs alliés et amis, et s’attiraient des amitiés plutôt en donnant qu’en recevant des bienfaits. Salluste n’ignore pas qu’on peut voir l’histoire de Rome sous un autre biais. Il l’ignore si peu qu’il rédige, an nom de Mithridate écrivant, au roi des Parthes, un véritable réquisitoire contre l’ambition et l’avarice des Romains ; mais il ne suppose pas un instant qu’on puisse considérer les invectives de Mithridate comme l’expression de sa propre pensée. Les historiens anciens écrivent l’histoire comme un poète fait une tragédie. Le recueil des Conciones contient un certain nombre de harangues où les Romains sont fort malmenés, mais toujours placées dans la bouche des ennemis de Rome. Tacite, qui oppose si volontiers les vertus barbares à la corruption romaine, ne conçoit aucun doute sur la légitimité des droits acquis par l’usage intelligent de la force. C’est précisément la conquête (le la Bretagne, une des plus inutiles à la sécurité de l’empire, qui a l’ait la gloire de son beau-père Agricola. Tacite trouve fâcheux que l’humeur pacifique d’un gouverneur de Bretagne ait fait perdre à Agricola une première occasion de montrer sa valeur. Vectius Bolanus, dit-il, gouvernait alors la Bretagne, plus pacifiquement que ne méritent des peuples intraitables. Sans doute, lui aussi est trop bon rhéteur pour marchander au chef ennemi les ressources de son éloquence il a ciselé le discours de Galgacus avec un talent de procureur, et il y est éloquent, jusqu’à l’imprudence. Les Romains, dit Galgacus à ses Bretons, vous ne désarmerez, pas leur orgueil par l’obéissance et la soumission. Brigands dont le monde est la proie, depuis que la terre manque ù leurs ravages, ils fouillent le sein des mers. Avares si leur ennemi est riche, ambitieux s’il est pauvre, ni l’Orient, ni l’Occident ne les ont assouvis. Seuls de tous les mortels, ils convoitent avec la même fureur les richesses et l’indigence. Emporter, massacrer, ravir, voilà ce que, dans leur langage menteur, ils nomment l’empire : dès qu’ils ont fait le vide, ils appellent cela la paix. Il y avait quelque audace à travestir ainsi la Paix, la Paix d’Auguste, la Paix Éternelle, la formule qui justifiait la domination de Rome et signalait son empire comme une sorte de paradis terrestre ; mais Tacite en laissait toute la responsabilité à Galgacus. Ce sont paroles de Breton exaspéré et très fort en rhétorique : ce ne sont pas des arguments sérieux, et la preuve, c’est qu’Agricola est glorifié pour y avoir répondu par une victoire qui coûta la vie à dix mille Barbares. Juvénal tourne en hideuse caricature le portrait du Romain de son temps, mais il n’en est que plus prompt à vanter, par opposition, les vertus des ancêtres, vertus dont fout partie le désintéressement et l’horreur de l’injustice. Veut-il montrer le néant de la gloire, la vanité de l’ambition ? Il pèsera les cendres d’Hannibal, il nous montrera d’un geste dédaigneux le sarcophage oui est enfermé cet Alexandre qui trouvait le monde trop étroit pour lui : mais il ne touchera pas aux vieilles idoles patriotiques, aux Decius, aux Fabricius, pas plus, d’ailleurs, qu’aux Scipions et aux Césars. N’allons pas, trompés par son indignation, mous imaginer qu’il conteste, même aux Romains de son temps, la supériorité, même morale, sur les autres pouilles : il nous répondrait que les Égyptiens sont des brutes ; les Juifs, une engeance sordide ; les Grecs, des hâbleurs et des filous ; les Gaulois, des bavards ; que les Romains se sont pervertis au contact de l’étranger, et que, si à Rome la corruption coule à pleins bords, c’est que depuis longtemps l’Oronte de Syrie s’est déversé dans le Tibre.

Du reste, à l’époque impériale, sous la poussée des religions et des philosophies, qui toutes inclinaient à chercher ailleurs que dans le libre jeu des volontés humaines les causes des grands événements et à les trouver dans l’action des puissances surnaturelles, la question se déplace. Il ne s’agit plus de savoir si les Romains ont été portés par tempérament ou contraints par les circonstances à l’aire la guerre : ils deviennent les instruments de la Providence, et, clans l’estime des penseurs, ils ne perdent pas an change. Plutarque, on l’a vu plus haut, attribuait une bonne part de leur succès à la Fortune. Or, la Fortune, pour Plutarque, c’est une façon de Providence, une providence un peu fantasque, d’une logique et d’une justice peu sûres, mais souveraine maîtresse de nos destinées. On voit poindre ici l’idée qui sera si largement exploitée par la suite, l’idée que l’empire romain est une œuvre divine, édifiée plutôt par la volonté d’en haut que par celle des Romains eux-mêmes.

On en était si bien persuadé, au bout de quelques siècles, que, quand l’édifice commenta à chanceler, on eut aussitôt recours, pour expliquer le fait, à des causes surnaturelles. Aux veux des fidèles de l’ancienne religion, c’était, à n’en pas douter, les dieux d’autrefois qui, honnis par les chrétiens, cessaient enfin de protéger un peuple ingrat, dont le Dieu des chrétiens ne paraissait pas avoir grand souci. En ce temps, où le mysticisme avait partout étouffé l’esprit scientifique, l’argument avait une portée redoutable. Succès et prospérité avec l’ancienne religion ; appauvrissement et désastres avec la nouvelle : c’étaient là des faits palpables, et la logique de l’époque n’en demandait pas davantage pour conclure. La prise de Rome par les Goths valait tous les syllogismes du monde. Saint Augustin vit le danger. Il chargea son disciple, le prêtre Paul Orose, de rédiger une compilation historique où figureraient toutes les calamités qui avaient désolé le monde sous le règne des faux dieux, et lui-même prit sa plume, la plus acérée pour percer il jour toutes ces prétendues félicités d’autrefois, qui, eussent-elles été réelles, ne valaient pas la félicité promise aux croyants dans la Cité de Dieu.

Le panégyrique de la cité de Dieu a pour préface le procès de la cité terrestre. L’occasion était belle pour déchirer tous les voiles, pour fustiger tontes les hypocrisies, pour appliquer à l’empire romain la sentence évangélique : Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée. Et, pourtant, notre fougueux théologien n’en fait rien. Il a beau être Africain et chrétien, il est Romain malgré tout et ne peut se défendre de penser en Romain. Il ira bien jusqu’à signaler comme des crimes les fratricides commis par Romulus et le jeune Horace, le rapt des Sabines, la destruction d’Albe en qui revivait Ilion par les descendants des Albains et des Troyens ; mais, sévère pour des faits isolés, il accepte toutes les excuses traditionnelles dès qu’il s’agit de la politique générale qui a fait de Rome le centre du inonde. Il est tout à fait de l’avis de Salluste, qu’il cite textuellement. Les Romains n’ont en le bonheur et la gloire de vaincre que parce qu’ils ont eu le malheur d’être perpétuellement attaqués par leurs voisins. Il n’ont joui de la paix que aussi longtemps qu’il a plu aux gens habitant tout autour de leurs frontières de ne pas leur déclarer la guerre. Saint Augustin nous montre Rome tenue dans une alarme perpétuelle, assaillie par les Gaulois, par Pyrrhus, par Hannibal, par Mithridate ; il parle de la rage des nations étrangères, de la cruauté des Barbares, et il s’écrie : Où donc étaient alors ces dieux qu’il faut, pense-t-on, honorer pour la médiocre et trompeuse félicité de ce monde, alors que les Romains, dont ils obtenaient les hommages par les plus impudents mensonges, étaient en proie a de telles calamités ? Les Romains ont en aussi, il le reconnaît, leurs accès de rage, la folie du meurtre ; mais c’est contre eux-mêmes qu’elle se déchaînait : la justice de l’histoire n’a à leur demander compte que du sang versé clans les guerres civiles.

L’opinion du polémiste chrétien s’affirme mieux encore au cours des explications quelque peu embarrassées où il s’engage pour abattre enfin la terrible objection : bonheur autrefois, sous la protection des dieux nationaux ; malheur aujourd’hui sous la houlette du Christ. D’abord, peut-on dire que les Romains étaient. heureux lorsqu’ils avaient constamment l’épée à la main, l’œil au guet, le souci au cœur ? On sait ce que coûte de larmes et de sang la construction d’un vaste empire, et de quel nom il faudrait appeler les conquérants qui s’attaquent, sans juste raison, au bien d’autrui. L’un d’eux reçut un jour une bonne leçon d’un pirate qu’il allait pendre et à qui il faisait honte de son métier. Je fais en petit, répliqua le pirate, ce que tu fais dans l’univers entier : comme je n’ai qu’un petit bâtiment, on m’appelle brigand ; toi, qui as une grande flotte, on t’appelle général (imperator). De qui croirait-on que parle saint Augustin ? De Pompée ? de César ? Non : il s’agit d’Alexandre. Voici un grand empire fondé par la conquête. Porter la guerre chez les voisins, dit saint Augustin, partir de là pour entreprendre d’autres guerres, écraser et subjuguer des peuples qui ne vous ont rien fait, uniquement par ambition de régner, comment faut-il appeler cela, sinon un brigandage en grand ? Est-ce bien, cette fois, de l’empire romain qu’il est question ? Non, mais de l’empire assyrien.

Sans doute, on peut soupçonner là un procédé littéraire fort connu. Voltaire aussi parlait des Chinois ou des Persans pour bafouer nos usages, et les sarcasmes qu’il adressait aux derviches, fakirs, bonzes, lamas ou talapoins retombaient sur les [mètres et les moines. Saint Augustin sait fort bien manier le sarcasme ; les dieux de Varron l’éprouvent à leurs dépens : mais ici, saint Augustin exprime bien ou croit bien exprimer le fond de sa pensée. Comme tous ses contemporains, il ne conçoit pas pour la société humaine d’autre forme possible et stable que la grande communauté des peuples sous le sceptre impérial. L’empire est à ses yeux une œuvre divine, préparée pour servir comme de moule à l’Église chrétienne et d’instrument il la propagation de l’Évangile. Entre tant de peuples que Dieu aurait pu appeler à cette tache, il a choisi les Romains pour récompenser leurs vertus humaines, leur dévouement à la pairie, leur respect de la discipline, de la règle, de la justice, qui a fait d’eux les législateurs des nations. Dieu sait faire servir il ses desseins mate les vices des hommes, mais il aime encore mieux tirer parti de leurs qualités. Il n’eût pas collaboré à une œuvre de fraude et de violence : si les Romains n’avaient pas été des ouvriers clignes de ses complaisances, il les eût rejetés, comme il avait brisé déjà la puissance des Assyriens, des Perses et des Macédoniens.

Voilà des raisonnements bien dangereux, qui se prêtent également à soutenir le pour et le contre. Il est peu rassurant de voir ce bras de la Providence tiraillé, à la façon d’une grande machine inerte, par les fanatiques de toute origine et les sectaires de toute nuance qui cherchent à le faire retomber de tout son poids sur qui leur déplait. Que demain l’empire romain s’écroule, le voilà condamné d’en haut, et les Barbares transformés leur tour en hommes providentiels. Saint Augustin glisse sur cette pente : Ne démontre-t-il pas que la félicité chrétienne est indépendante des choses extérieures, et n’avoue-t-il pas, imprudence plus grave, que les chrétiens comptent déjà des coreligionnaires, par conséquent, des amis, chez les Barbares ? Mais ses contradictions même sont une garantie de sa sincérité. Du reste, son plus ou moins de sincérité importe peu : il suffit de constater que le panégyriste de la cité de Dieu n’a pas voulu ou n’a pas osé contrecarrer l’opinion courante sur les origines dis la cité terrestre actuelle et ce que j’appellerais volontiers l’honorabilité de ses fondateurs.

Cet état d’esprit n’est pas moins intéressant à observer chez le disciple de saint Augustin, Paul Orose, qui, lui, échappe au danger de passer pour trop intelligent. Orose accomplit consciencieusement la tâche assignée par son maître : il charge le fond de sa chronique des plus sombres couleurs, et, de temps à autre, il se frappe le front pour faire sortir de son étroite cervelle des considérations édifiantes ou terrifiantes. Il n’aboutit guère qu’à ressasser les idées du maître. Il est également enchanté d’être Romain et chrétien, citoyen d’un empire romain et chrétien où la fraternité universelle a remplacé les vieilles haines de peuple à peuple. Rome a policé le monde, conformément au plan providentiel : que veut-on de plus et faut-il gémir sur les malheurs des peuples qu’elle a asservis ? Une fois sur ce terrain, on sent bien que notre historien hésite. Il se souvient qu’il est Espagnol, que ses ancêtres ont été harcelés chez eux, deux siècles durant, par les Romains, et que d’autres nations en pourraient dire autant. Mais il se tire d’embarras par une brusque volte-face : Je ne vais pas demander, dit-il, à tant de peuples vaincus et de rois détrônés... ce qu’ils pensaient alors des Romains... Il serait aussi stupide de s’enquérir de leur avis que cruel de ne pas plaindre leur misère. Ceux qu’il plaint le plus, en définitive, ce sont les Romains qui, durant sept cents ans, à l’entendre, n’ont eu de repos qu’un seul été. Il nous montre toujours Rome assaillie de toutes parts, luttant pendant quatre cents ans contre l’Italie, qui, tant qu’elle put oser, ne songea qu’à la détruire.

En voilà assez pour démontrer que les Romains n’ont jamais consenti à se reconnaître l’instinct belliqueux, l’humeur querelleuse et conquérante, et qu’il leur plaisait d’attribuer le succès de leurs armes à la justice de leur cause, devenue l’aliment de leur courage. Ils eussent été choqués d’être comparés même à un Alexandre, à plus forte raison à ces foudres de guerre, mais de guerre forcenée et purement destructive, qu’on appelle les Gaulois. Remarquons en passant — la chose en vaut la peine — que l’antiquité classique a connu ou peut-être créé, avec un peu d’histoire et beaucoup de légendes, un type de peuple belliqueux, les Gaulois, et que ç’a été pour le charger de ses rancunes et, de ses malédictions. A moins de nier qu’un peuple libre ne tende nécessairement à conformer ses actes à l’idée qu’il se fait de son caractère, il faut bien admettre que, même dans cette période d’expansion où il avait constamment les armes à la main, le peuple romain, pris dans son ensemble, croyait ne faire que des guerres défensives ou des guerres offensives justifiées. Avec ce sens de la justice formelle qui le caractérise et dont le droit romain est l’éternel monument, il est impossible qu’il ait, mis l’admirable énergie de son patriotisme au service de causes réprouvées par sa conscience.

Mais, si on se replace en dehors de l’âme romaine, les faits historiques apparaissent sous un autre jour. Il n’est pas besoin de se mettre au point de vue d’un Grec ou d’un Carthaginois pour s’apercevoir que, si Rome s’est brouillée successivement avec tous ses voisins, la cause en doit être dans Rome elle-même. Toutes ces guerres qui s’engendrent l’une l’autre, il semble bien que Ruine les a semées, pour ainsi dire, en formulant au moindre prétexte des exigences intolérables, en glissant dans chaque traité de paix des clauses inexécutables, qui lui fournissaient des griefs nouveaux au moment voulu. Les Romains ne sont ni des pirates, ni des bandits, sans doute : ils ne se battent pas uniquement pour ravager et piller ; mais il est évident qu’ils exploitent méthodiquement, la légèreté, l’irascibilité, l’imprévoyance, ou même  la bonne foi de leurs voisins, et je ne serais pas le dernier à trouver extrêmement déplaisante l’allure hypocrite de ces gens pieux, qui, tout en se décernant des certificats d’honnêteté, trouvent moyen de s’emparer du bien d’autrui. Il est certain que Rome a vécu de la guerre, qu’elle en a contracté l’habitude et même le goût, qui vient toujours avec le succès.

D’autre part, on ne saurait effacer cet autre portrait du peuple romain, celui qui flottait dans sa propre imagination et se reflétait dans sa conscience patriotique, qui plane pour ainsi dire au-dessus de la littérature latine, si fertile en éloges de la vie champêtre, du labeur paisible, des héros laboureurs quittant la charrue pour l’épée et revenant au sillon commencé, si prodigue d’anathèmes pour les vaines fumées de la gloire, pour les intrigues de l’ambition, surtout pour les horreurs de la guerre, bella matribus detestata. Qu’on ne dise pas que ce sont là des fantômes littéraires, un idéal qui prend justement le contre-pied du réel, un rêve dont le principal attrait est d’être chimérique. Il ne faut, pas faire li des fantômes littéraires et s’imaginer qu’ils restent toujours loin du monde des vivants. Énée, le Troyen père des Romains, n’est qu’un mythe, et même un mythe d’importation étrangère : il n’en est pas moins vrai que son souvenir s’est mêlé, pour exciter les courages, aux luttes engagées entre Pyrrhos et les Romains, entre le descendant d’Achille et ceux des Troyens ; qu’en 250 avant notre ère, les Romains prenaient les Acarnaniens sous leur protection, parce que les Acarnaniens étaient les seuls Hellènes dont les ancêtres n’eussent point pris part au siège de Troie ; que, quinze ou vingt ans après, ils sollicitaient d’un roi Séleucide l’exemption d’impôts pour leurs frères, les habitants de la Nouvelle-Ilion, et que — fait autrement important — la dynastie des Jules assit sa légitimité sur cette généalogie fantastique. Je ne vois pas pourquoi nous refuserions au type du laboureur, laboureur par goût, soldat par nécessité, même si ce type n’était qu’une création littéraire, l’honneur d’avoir agi de même sur les pensées et les actes des Romains.

III

Il y a là une contradiction entre l’idée et le fait, entre l’histoire romaine vue du dedans ou vue par l’extérieur, une antithèse qui ne peut être résolue par élimination de l’un des deux termes. Elle s’explique d’une façon assez intelligible si l’on y introduit un troisième facteur, si l’on veut bien distinguer entre le peuple romain pris en bloc et l’aristocratie qui le mène. On se retrouve ainsi d’accord avec les autorités les plus hautes, et l’on n’a besoin de récuser ni Bossuet, ni Montesquieu. Tout ce qu’ils ont dit, le premier avec plus de largeur et d’indulgence, le second avec une précision plus pénétrante, de la politique du Sénat, du plan qu’il a suivi, des siècles durant, avec une inébranlable constance, de l’art avec lequel il savait semer la discorde chez les autres, entretenir les rivalités, se servir des faibles pour harceler et exaspérer les forts, tout cela paraît vérité pure dès qu’il s’agit du cerveau de Rome. J’insisterais même, au besoin, plus qu’ils ne l’ont fait, sur la casuistique si souvent déloyale de ces graves Pères Conscrits, et je rappellerais, comme argument complémentaire, l’odieuse morale que Machiavel a tirée de Tite-Live. Si l’on me contestait le droit de distinguer entre le Sénat et le peuple, sous prétexte que le Sénat se recrute dans le peuple même, je répondrais que cette distinction, déjà visible dans la fameuse formule S. P. Q. R., s’affirme très nettement d’un bout à l’autre de l’histoire romaine. Les institutions romaines étaient si peu démocratiques que le triomphe de la démocratie, triomphe éphémère d’ailleurs, les a faussées et brisées. La grandeur (le Rome a été l’œuvre d’un gouvernement aristocratique, dépositaire de traditions constantes, capable de vues suivies, et ayant, pour instrument un peuple habitué à suivre son impulsion.

Mais, pour que cet instrument fût docile et développât toute son énergie, il fallait que le peuple eût la conviction de lutter pour ]e bon droit, non pas pour la justice abstraite, mais pour son droit, à lui, rendu visible et palpable dans chaque cas déterminé. Ce fut, le rôle du Sénat, et la condition même de son autorité, d’agencer ses combinaisons de telle sorte que, la guerre venant à éclater, la logique populaire considérât toujours l’ennemi comme l’agresseur. Bossuet, et Montesquieu vantent à l’envi l’habileté du Sénat, et ils ne pensent qu’à l’art avec lequel il savait circonvenir l’ennemi. Ce n’est pas assez. J’estime qu’il employait autant, et plus d’habileté à tranquilliser la conscience du peuple romain, et même — ce qui est le comble de l’art — à se faire jusqu’à un certain point illusion à lui-même. La distinction invoquée tout à l’heure entre le cerveau et le bras de la cité est opportune et pertinente ; mais il ne faudrait pas la pousser jusqu’à l’antinomie et s’imaginer que, tandis que. le peuple était pleinement convaincu de la justice de sa cause, le Sénat assumait allègrement, avec le cynisme d’une conscience blasée, la responsabilité de toutes les injustices utiles. A ce point de vue, Sénat et peuple sont bien de même race. Il fallait que le Sénat, délibérant sur une guerre à entreprendre, se donnât à lui-même des raisons tirées d’ailleurs que de l’intérêt égoïste et brutalement avoué. M’allait que sa cause Mt de celles qui se plaident et se gagnent devant un tribunal appliquant les formes strictes de la légalité. Tant qu’il y eut à Rouie quelque foi religieuse, on avait peur d’être, désavoué par les dieux, si on les engageait malgré eux dans une entreprise déloyale. Plus tard, la foi fut remplacée par l’esprit juridique, non pas plus timoré, mais plus pointilleux encore et plus soucieux des formes extérieures. En un mot, il l’allait que le Sénat mit la main sur un grief qui parût valable à une assemblée de légistes.

Il y parvenait sans mensonges grossiers, sans fraude proprement dite, par une singulière dextérité à découvrir dans les relations internationales des incorrections de forme, des vives de procédure annulant les engagements pris ou constituant une violation de pactes dans lesquels on avait inséré des mots à longue portée, comme amitié, alliance, remise à la discrétion du peuple romain, tous termes résumant une foule de sous-entendus ignorés de l’autre partie contractante. Un ami du peuple romain n’avait plus le droit d’être l’ami de tout le monde ; à plus forte raison un, allié s’apercevait-il bientôt que ses chers alliés de Rome avaient le droit de s’ingérer dans ses affaires. Quelquefois ils abusaient, dit Montesquieu, de la subtilité des termes de leur langue. Ils détruisirent Carthage, disant qu’ils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville. Ou sait comment les Étoliens, qui s’étaient abandonnés à leur foi, furent trompés : les Romains prétendirent que la signification de ces mots, s’abandonner à la foi d’un ennemi, emportait la perte de toutes choses, des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même. Polybe dit, en effet, que les Étoliens n’avaient pas compris le sens du mot fides (πίστις) : mais, en droit strict, ils étaient dans leur tort, et les Romains avaient pour eux la légalité, qui chez eux était synonyme de justice. Dans un pays où tout le inonde, hommes et dieux, avait l’esprit formaliste, où un mot changé dans une formule rendait une prière inefficace, une action juridique nulle, un grief qui eût passé ailleurs pour chimérique devenait une bonne et valable cause de guerre. Les armées romaines ressemblent souvent à des bandes de recors, menées par des huissiers qui, dûment requis par le tribunal, vont opérer une saisie chez des débiteurs récalcitrants.

Pour arriver ainsi à mettre toujours le droit formel de son côté, le Sénat avait dei porter à sa perfection l’art de la diplomatie. C’est de son sein même qu’il tirait, tout pénétrés de sa pensée, ces ambassadeurs (legati) qui portaient dans les plis de leur toge la paix ou la guerre, et qui. an besoin, se transformaient sur place en généraux. Il n’y avait pas à Rome de diplomates de carrière, confinés dans les notes et les protocoles : c’étaient souvent les mêmes hommes qui maniaient tour torr, et également bien, la plume et l’épée. On rencontre et là les deux Scipions, les Paul Émile, les Metellus, tantôt en campagne, tantôt en mission diplomatique, et l’on ne saurait souhaiter d’ambassadeurs plus retors sous leur air grave, plus prompts à profiter des incorrections commises par d’autres, sachant mieux, quand il fallait à tout prix créer un grief, user de l’expédient suprême, qui consistait à se faire insulter. Les plus dévoués ou les plus maladroits se faisaient tuer.

Prenons comme exemple la conquête de l’Orient hellénistique, qu’on peut bien appeler le chef-d’œuvre de la diplomatie romaine. La guerre n’y joue qu’un rôle très secondaire : on dirait un orage de courte durée qui décharge à grands coups de tonnerre, sur les plaines de Cynocéphales, de Pydna, de Magnésie, les nuages accumulés par le lent travail de la diplomatie. En dehors de ces rares secousses, ce ne sont qu’allées et venues d’ambassades, de commissions d’enquête et de délimitation, allant à Rome ou partant de Rome, ou se donnant rendez-vous en un endroit convenu, s’attendant, se croisant en route, recevant des instructions nouvelles, se séparant sans avoir rien fait ou rien achevé, s’ajournant, surchargeant la discussion de questions connexes ou d’exigences imprévues qui ouvrent de nouvelles séries de négociations, signant des préliminaires désavoués ensuite, ou des traités équivoques, semés de pièges et gros de chicanes futures, enfin, ourdissant, étendant sur six royaumes et je ne sais combien de républiques des trames où viennent se prendre les essaims légers, agités, discordants. de tous ces Hellènes ou hellénisés qui peuplent les rivages orientaux. Il suffira pour le moment, à titre d’échantillon prélevé sur ce vaste sujet, de donner un aperçu de la façon dont furent employés les dix-huit mois qui précèdent le début de la première — ou, si l’on veut, seconde — guerre de Macédoine (200-197 av. J.-C.).

Posons sur l’échiquier, comme pièce principale, Philippe V de Macédoine, qui avait manifesté naguère l’intention de faire cause commune avec Hannibal et, voyant la chance tourner, avait fait sa paix avec les Romains avant de s’être engagé à fond (205 av. J.-C.). Autour de lui s’agitent tons ceux qui se sentent menacés par son ambition, Attale de Pergame, les Rhodiens du côté de l’Asie, les Étoliens de l’autre côté, avec des roitelets épirotes, dalmates, athamanes, dardaniens. A l’arrière-plan, des puissances d’attitude équivoque, qui pourront être, suivant les cas, alliées ou ennemies de Philippe, la Ligue Achéenne, la Syrie, l’Égypte. Enfin, les officieux qui, soi-disant par philanthropie ou par philhellénisme, viennent offrir leur médiation et leurs services, c’est-à-dire les Romains, et, à côté d’eux, un comparse dont la risible vanité rappelle les fanfarons de comédie, le peuple athénien, récemment libéré de la tutelle macédonienne. Celui-ci se trouvait impliqué dans la querelle par un coup de tète que Tite-Live juge avec raison indigne et le fait de dégénérés. En 201, deux jeunes Acarnaniens s’étant fourvoyés dans le temple d’Éleusis durant la célébration des Mystères avaient été appréhendés et mis à mort comme sacrilèges, bien qu’il fût évident qu’ils étaient entrés par erreur. Les Acarnaniens avaient vengé le meurtre de leurs compatriotes en ravageant l’Attique, avec la permission de Philippe et l’aide des Macédoniens. De là, à Athènes, grief et rancune.

Attale et les Rhodiens, attaqués chez eux par Philippe, viennent de battre leur agresseur. Aussitôt une ambassade athénienne vient féliciter Attale et l’invite à se rendre à Athènes, où il se rencontre avec une ambassade romaine en route pour Alexandrie. L’enthousiasme du peuple athénien, accru encore par l’arrivée d’une ambassade rhodienne, est à son comble et se traduit par des flagorneries de laquais. Après lecture d’un mémorandum (άνάμνησις) rédigé par Attale, le peuple athénien déclare la guerre à Philippe. Il est douteux que ces vaillants eussent envie de se battre : en tout cas, ils avaient bien choisi le moment. Dès que le général macédonien Nicanor met le pied en Attique, il est arrêté par l’intervention des ambassadeurs romains, lesquels interdisent à Philippe de molester qui que ce soit des Hellènes. Cette note comminatoire est aussitôt portée à la connaissance des Étoliens, Achéens, Épirotes et autres intéressés. Pendant que l’ambassade romaine va s’immiscer dans les affaires de l’Égypte et de la Syrie, Philippe attaque Abydos sur l’Hellespont. Aussitôt les ambassadeurs romains, avertis par les Rhodiens, dépêchent un des leurs à Abydos pour réitérer à Philippe la défense de toucher aux villes helléniques. Philippe n’en a cure et saccage Abydos. Suit une conférence des diplomates achéens, pergaméniens et romains à Rhodes. Rien n’est décidé, sinon que le Sénat de Rome décidera. Sur ces entrefaites accourt à Ronge une ambassade athénienne. Les Athéniens, affolés par la crainte d’une invasion, implorent assistance. Le Sénat estime qu’il y a lieu de déclarer la guerre à Philippe : mais le peuple, qui n’est pas si féru d’atticisme, refuse à la presque unanimité de voter la déclaration de guerre.

Nous surprenons ici, en plein effet, l’antagonisme entre les calculs de l’aristocratie dirigeante et l’humeur plutôt pacifique du peuple. Le Sénat réussit à convaincre le peuple que Philippe, un autre Pyrrhus ou un autre Hannibal, s’apprête à envahir l’Italie. La guerre est votée. On croirait que l’ère des négociations est close. Jamais les diplomates et les courriers n’ont eu plus de besogne. Toute la Grèce est en ébullition : les envoyés de Rome et ceux de la Macédoine y cherchent des adhérents, et il faut, une interminable série de colloques pour décider la Ligne Achéenne à prendre parti pour les Romains ; il faut réchauffer le zèle d’Attale et des Rhodiens, qui hésitent entre le désir d’accabler Philippe et la crainte d’être ensuite trop protégés par les Romains ; enfin, l’Égypte, qui ne se soucie pas non plus d’attirer les flottes romaines dans la mer Égée, s’offre à protéger les Athéniens, c’est-à-dire, à faire disparaître le prétexte officiel de la guerre. Les opérations militaires une fois entamées, les légats sénatoriaux ont encore fort à faire pour maintenir les alliances consenties, pour prévenir les revirements d’opinion et pour amadouer le Séleucide, qui avait commencé à faire une diversion utile à Philippe en envahissant les possessions d’Attale. La ténacité romaine vint ü bout de toutes les difficultés, et la victoire de Cynocéphales (197) mit la Grèce entière sous le protectorat romain.

La conquête de l’Orient, ainsi commencée, se poursuivit par les mêmes moyens et avec le même succès, jusqu’au jour où César Octavien l’acheva en triomphant non pas d’Antoine, mais de Cléopâtre, qui avait, elle aussi, provoqué de justes représailles et lassé la patience du peuple romain. Il n’est pas de sujet dont l’étude permette mieux de se rendre compte, après Polybe, Bossuet et Montesquieu, de la conduite que les Romains tinrent pour soumettre tous les peuples. — même et surtout les peuples qui se croyaient plus intelligents qu’eux.

 

 

 



[1] Leçon du 8 déc. 1893.