LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

VIII. — LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION MACÉDONIENNE[1].

 

 

MESSIEURS,

Je vous ai entretenus, durant la dernière année scolaire[2], des qualités et des défauts, du patriotisme réel mais souvent malavisé et inconséquent, des espérances et des mécomptes de la démocratie athénienne, le seul gouvernement démocratique qui ait duré assez longtemps pour qu’on puisse considérer son histoire comme une expérience faite.

Cette histoire aboutit à la bataille de Chéronée, c’est-à-dire à l’établissement de la domination macédonienne, qui, depuis lors, sous des formes diverses, tantôt brutale et représentée par des garnisaires, tantôt à demi déguisée sous les clauses de traités léonins, pèse non seulement sur Athènes, mais sur la Grèce entière.

Le sujet que je me propose de traiter cette année continue donc le précédent, avec un peu plus de champ et une plus grande variété d’acteurs. Nous quittons pour ainsi dire — avec la permission d’y rentrer toutes les fois que nous le jugerons à propos — l’étroit espace où s’agitait un petit peuple toujours en fièvre de projets, un jour découragé trop tôt, le lendemain téméraire à contretemps, mené par des orateurs à peu près irresponsables, qui n’avaient pas tous le désintéressement, la prévoyance et la fermeté d’âme d’un Démosthène. Le rôle politique d’Athènes est fini ; après un ou deux efforts faits pour secouer le joug, efforts suscités et dirigés l’un par Démosthène, l’autre par un neveu de Démosthène, les Athéniens vont se résigner à n’être plus que les panégyristes de leurs glorieux ancêtres. S’ils se vengent quelque jour du Macédonien, ce sera en appelant contre lui le Romain, le Barbare d’Occident, qui se montrera pour les Hellènes en général, et surtout pour Athènes, un maître plus fruste, mais moins tracassier.

Je voudrais aujourd’hui, comme je le fais depuis tantôt vingt ans en pareille occurrence, dégager des faits dont le détail nous occupera par la suite quelques idées générales qui en fassent comprendre la nature, l’enchaînement et la portée.

 

I

 

C’est un passe-temps oiseux que de se demander, à chaque heure décisive, ou, comme on dit aujourd’hui, à chaque tournant de l’histoire, ce qui fût arrivé si les choses avaient tourné autrement. Les Grecs se sont amusés à ce jeu quand leur propre déchéance leur eut fait des loisirs ; ils y cherchaient et trouvaient des consolations d’amour-propre. Nul doute que les Athéniens n’aient supputé longtemps les chances d’avenir qui leur étaient réservées s’ils avaient été vainqueurs au lieu d’être vaincus à. Chéronée par Philippe, à Crannon par Antipater, dans leurs murs mêmes par Antigone Gonatas. Plus tard, les Grecs, à . certains jours où l’arrogance froide des Romains, pour qui ils n’étaient plus que des petits Grecs (Græculi), leur faisait sentir trop vivement le contraste entre l’humilité de leur condition présente et l’orgueil de leurs souvenirs, les Grecs, dis-je, attribuaient à la Fortune, c’est-à-dire à la chance, les victoires de Rome. Ils se plaisaient à poser la question de savoir ce qui fût advenu si la mort prématurée d’Alexandre n’avait pas empêché le conquérant de l’Asie de mener ses phalanges à la conquête de l’Occident ; si Pyrrhus avait été plus prudent et mieux secondé ; si Antiochus le Grand avait su s’allier à temps avec Philippe, et l’un et l’autre avec Hannibal. La conclusion à laquelle ils arrivaient, c’est que l’hégémonie du monde aurait appartenu à leur race, et que l’empire romain eût été, ce qu’il devint en effet, plus tard et pour d’autres raisons, un empire grec.

Les Grecs dont je parle et que je crois entendre dans les dissertations de Plutarque voyaient les choses sous un tout autre jour que les vaincus de Chéronée, de Crannon, de Sellasie ; ils ne distinguaient plus entre la Grèce et la Macédoine, qui, dans le recul de la perspective, leur apparaissaient comme soudées par l’unité de race. Ils oubliaient que la conquête macédonienne, qu’ils tenaient pour grecque la où elle avait subjugué des Barbares, avait paru en Grèce même une invasion de Barbares ; qu’elle y avait arrêté la vie politique et précipité la décadence. Plutarque fait le panégyrique d’Alexandre : il lui reconnaît, ou lui prête, l’intention d’étendre sur les Barbares l’influence du commerce avec les Grecs, de civiliser dans ses courses l’univers entier, de semer la Grèce en tous lieux, répandant sur les nations des germes de justice et de paix, de refondre, comme un métal frappé d’une empreinte barbare, les peuples qu’il veut couler dans le moule de la civilisation grecque. En un mot, les Grecs du temps de l’Empire avaient pris à leur compte l’œuvre historique de la Macédoine, à laquelle leurs ancêtres avaient collaboré malgré eux

ils avaient tranché dans le sens macédonien un débat qui s’est ranimé sous nos yeux dans ces derniers temps et où ont été agités les plus graves problèmes qui s’imposent à l’attention de l’humanité entière.

Les dernières pages de l’Histoire Grecque de E. Curtius expriment l’acier regret de voir disparaître, foulée aux pieds par le soudard macédonien, la floraison du génie grec, qui avait ses racines et son aliment dans l’amour de la patrie et de la liberté. Le soudard, le roi étranger, c’est d’abord et surtout Philippe. Le Macédonien, dit E. Curtius, savait reconnaître et employer les talents, la culture, toutes les forces intellectuelles des Hellènes : il rendait hommage à la gloire de leur passé ; il flattait leur vanité ; mais, en définitive, il n’avait aucune sympathie pour les Hellènes en tant que nation. Ces patriotes, il les haïssait comme des ennemis irréconciliables ; les traîtres qui lui avaient livré leur pays, il les méprisait. Bien qu’il dût aux Grecs tous les résultats qu’il avait obtenus, bien qu’ils lui fussent indispensables pour ses desseins ultérieurs, il se borna néanmoins à s’en servir pour son ambition dynastique, sans accorder à la nation une part indépendante dans sa gloire, sans songer à un relèvement des Hellènes devenus membres de son empire. Aussi l’entrée de la Grèce dans l’empire macédonien ne fut-elle pas le commencement d’une ère nouvelle, qui aurait éliminé les éléments morts et provoqué le développement de germes nouveaux ; elle fut au contraire un recul, une chute complète. La foi religieuse avait perdu depuis longtemps sa puissance ; la pensée philosophique ne pouvait conduire que quelques individus à une plus haute conception des devoirs de l’homme : l’art pouvait bien jeter une lueur consolante et rassérénante sur les cités qui avaient été le théâtre d’un glorieux passé, mais il ne pouvait leur donner aucune consistance morale. Les seuls instincts qui pouvaient encore agir sur le peuple grec, refouler l’égoïsme et éveiller le, dévouement à des idées plus hautes, naissaient du sentiment de la communauté, de l’attachement à la cité et à la patrie, de la fidélité à la loi et à la tradition, de la piété envers les ancêtres, de l’amour de la liberté. Tous les nobles sentiments qui avaient éclaté dans les derniers temps avaient leur raison d’être dans l’idée de l’État. Aussi, lorsque le peuple se vit interdire ce terrain, lorsqu’il n’eut plus de patrie et que sa vie municipale elle-même fut en souffrance, il dut perdre toutes les vertus qu’il avait héritées du passé. C’est pour cela que la domination macédonienne a exercé sur les Grecs une influence démoralisante. Le bien-être matériel, le confort de la vie de petite ville, voilà ce que là foule chercha à se procurer. Tous les nobles instincts allèrent s’affaiblissant de jour en jour[3]. Plus loin, tout en constatant que les loisirs faits en Grèce aux esprits d’élite ont profité à la science, l’historien tient à l’aire remarquer que les États déprimés par la domination étrangère avaient encore assez d’énergie pour ne pas mourir tout à fait et que les forces populaires n’étaient pas tout à fait usées.

En écrivant ces belles pages, animées d’un souffle libéral, E. Curtius savait à qui s’adressait cette protestation. Il avait sous les yeux l’Histoire de l’Hellénisme de J.-G. Droysen, son collègue à l’Université de Berlin, l’historien qui vénère dans Alexandre l’instrument de la Providence, l’incarnation de l’Idée hégélienne, quelque chose comme une portion de Dieu. Droysen n’entend pas porter le deuil de la liberté grecque : il considère les regrets de cette sorte non seulement comme superflus, mais comme procédant d’une sentimentalité puérile. Qu’avait produit, après tout, cette liberté ? L’émiettement, le fractionnement du peuple grec en une foule de petits Mats autonomes, molécules anarchiques qui, minées au dedans par la lutte des partis, s’usaient l’une contre l’autre dans des conflits incessants. Toutes ces forces, resserrées dans un espace trop petit et incapables de s’unir, s’annulaient réciproquement et se détruisaient sur place, sans fournir de travail utile. Il s’était accumulé dans ce pays, dit Droysen, une quantité d’éléments de fermentation qui eût suffi à bouleverser un monde ; de sorte que les Hellènes, tant qu’ils resteraient attachés au sol natal et à leurs coutumes, ne pouvaient que se déchirer et se dévorer les uns les autres, comme l’engeance née du  dragon de Cadmus. Il fallait que quelque crise vînt apaiser leurs turbulentes discordes, ouvrir à leur activité un champ nouveau, plus vaste et plus fécond, enflammer toutes les nobles passions pour de grandes pensées, enfin, donner à cette pléthore de vitalité encore énergique de l’air et de la lumière[4].

Il fallait ! Comme ce qu’il faut arrive toujours et à point nommé dans le monde hégélien, on voit paraître d’abord le précurseur d’Alexandre, puis Alexandre lui-même, le Messie grec, l’homme prodigieux dont la mission est d’étendre la civilisation grecque jusqu’aux confins du monde connu et de s’en servir pour repétrir l’espèce humaine. Comment ne pas prendre en pitié, en face d’une telle œuvre, l’effort stérile et la courte vue de ceux qui ont tenté de l’empêcher ! Comme apparaît mesquin le patriotisme d’un Démosthène, qui luttait contre plus fort que lui pour conserver aux Athéniens le droit de continuer à vivre à leur guise, la liberté de l’indiscipline, sans savoir que, dans le plan providentiel, les faibles sont faits pour être asservis, absorbés ou supprimés par les forts !

C’est là, en définitive, qu’aboutit le débat institué à propos des, Grecs et des Macédoniens, et c’est parce qu’il soulève ainsi une question de morale à la fois théorique et pratique, universelle et toujours actuelle, que je le trouvais tout à l’heure si intéressant. Les forts ont-ils le droit de subjuguer les faibles pour les faire servir à leurs desseins, et ce droit leur est-il conféré par leur force même, signe manifeste et irrécusable de leur supériorité ? Pour un hégélien, là chose ne fait pas de doute. La force crée le droit ; ou, ce qui revient au même, elle l’affirme par son triomphe : tout ce qui est faible est indigne de vivre ; c’est un organe usé que l’Idée-Providence supporte impatiemment et se prépare à éliminer, par la main des forts, de là grande machine cosmique, du monde visible conduit par elle, à travers les étapes d’un progrès incessant, vers la perfection absolue.

L’hégélianisme a envahi non seulement l’histoire, refaite de fond en comble depuis soixante ans par ses adeptes, mais jusqu’à l’enseignement des juristes, je veux dire, non pas des Jurisconsultes, mais des théoriciens du droit. -Les juristes hégéliens admettent volontiers, sans être bien sûrs que ce soit chose utile, ils admettent, dis-je, que la société protège les faibles, et que, dans l’intérieur d’une société, le droit soit opposé à la force. Encore ont-ils soin de faire remarquer que le droit ne s’applique pas tout seul ; qu’il serait comme inexistant sans l’appui de la forée, et que la société ne pourrait pas protéger les faibles si elle n’était elle-même plus forte que l’individu le plus viol8nt et le mieux armé. Niais dans les rapports entre sociétés, entre États différents, et en général, dans tout conflit, extérieur ou intérieur, de nature politique, la force a son plein jeu et son plein effet : elle est identique au droit ; elle le crée. Celui-là a. raison, celui-là travaillé à réaliser le plan providentiel qui triomphe de son adversaire. Le vaincu n`est plus qu’une non-valeur, qui a été éliminée par l’Idée souveraine et dont il serait pour ainsi dire impie de déplorer la disgrâce. Voici ce qu’écrivait en 1852 un chef d’école, le professeur le plus couru de l’Université de Gœttingen, R. von Jhering, dans son éloquent Esprit du droit romain[5] : Notre distinction du droit et de la force est-elle bien exacte en fait ? N’y a-t-il pas, aujourd’hui même, de terrain sur lequel on les voit marcher la main dans la main ? Nous avons déclaré la guerre à la force, dans la sphère étroite de la vie civile... mais la force, bannie des humbles régions de la vie privée, s’est réfugiée sur les sommets où s’agite l’histoire du monde. Lorsqu’un peuple opprimé s’affranchit de la tyrannie qui pèse sur lui [saluons ! il s’agit de la Révolution française, de la chute des Bourbons après celle des Stuarts] ; lorsqu’un gouvernement rejette loin de lui le joug d’une constitution funeste, imposée dans un moment d’atonie par des masses ignorantes [ceci vise le déblayage opéré en Allemagne par la Prusse en 1849 et le coup d’État fait chez nous en 1851] ; lorsque l’épée du conquérant fait crouler un État vermoulu et taille des lois au peuple vaincu [ceci a une portée générale, et nous avons besoin de nous souvenir que cette page date d’avant 1870], que répond nôtre théorie du droit et de la force ? Elle accepte le changement comme un fait accompli et sauveur. En d’autres termes, elle ne peut se soustraire à l’aveu que la force, comme telle, peut quand même détruire ou créer le droit. L’Histoire.... ne se laisse pas emprisonner dans les toiles d’araignée d’une théorie ; sitôt qu’elle s’agite, elle en brise d’un seul coup tous les fils, laissant à la théorie le soin de les renouer pour le nouvel état du monde. Que conclure de là ? Si aujourd’hui même nous voyons encore la force créer le droit, quelle autre mère aurait-il eue à l’origine ?

Aujourd’hui même : vous l’entendez, Messieurs, il ne s’agit plus seulement de l’histoire du passé, qui fournit des exemples, mais aussi et surtout de celle qui se fait et qui applique les enseignements de l’autre. Du reste, Droysen, l’auteur de l’Histoire de l’hellénisme, a écrit plus tard, en treize volumes, l’Histoire de la politique prussienne jusqu’à la fin du règne de Frédéric II, et il est évident que, sur le dos des Grecs et des Macédoniens, c’est encore le procès de l’Allemagne particulariste, condamnée par l’Idée hégélienne à être absorbée par la Prusse, qu’il instruit. La Macédoine, peuple jeune, belliqueux, plein de sève, discipliné et mené par des chefs infaillibles, c’est la Prusse : les cités grecques, lassées par des siècles d’agitation brouillonne et stérile, ce sont les petits États d’Allemagne, qui, une fois unifiés et encadrés sous une main de fer, constitueront une force irrésistible. On sait, nous savons mieux que personne, quelles redoutables prophéties gisaient au fond de ces aperçus élaborés dans le silence du cabinet, dans les ateliers de la science germanique. Ln vertu du balancement de la thèse et de l’antithèse hégélienne, ce n’est pas vers l’Orient que, cette fois, les nouveaux Macédoniens, les nouveaux Alexandres, devaient diriger leurs phalanges.

Sans doute, Messieurs, en tant que système philosophique, l’Idéalisme hégélien est mort, de la mort qui attend tous les systèmes, toujours mis à mal par, quelque vice de construction et remplacés par d’autres aussi peu solides ; mais son esprit vit encore. Comme cet esprit n’était au fond qu’un déguisement philosophique de la foi en la Providence, qui ne fait rien en vain et a voulu tout ce qui arrive effectivement, il se perpétue avec cette foi elle-même, en lui communiquant une hardiesse qu’elle n’avait pas au temps où elle se bornait à chercher dans le passé les traces de l’intervention divine et à l’espérer pour l’avenir. Enfin, l’esprit hégélien, résumé ici dans l’admiration pour la force et le mépris de la faiblesse, s’est préparé un refuge, peut-être inexpugnable, dans les sciences qui s’occupent des êtres organisés, ou, comme on dit aujourd’hui, les sciences biologiques.

L’évolutionnisme, qu’on appelle aussi darwinisme, du nom de son plus illustre représentant, est aussi connu que le fut jamais l’hégélianisme, et il intéresse un plus grand nombre d’intelligences. Il enseigne aussi que la nature élimine les faibles au profit des forts ; que les individus ou les rares qui ne peuvent pas s’accommoder aux exigences du milieu dans lequel ils vivent sont condamnés à disparaître. Appliquée aux races humaines, aux types ethniques ou aux nations, cette théorie ressemble singulièrement à l’hégélianisme, et ceux qui voient dans la sélection naturelle un instrument de progrès continu effacent entre elle et lui toute différence. Mais, Messieurs, il y a précisément là, à ce point de contact, une différence qu’il ne faut pas laisser, effacer. L’évolutionniste, en proclamant nécessaires la sélection et l’adaptation, ne dit pas, s’il se contente des faits observés, que le résultat obtenu soit nécessairement un progrès. Il admet des régressions en sens inverse ; il lui est permis, s’il fait cas de la science et de l’art, de déplorer que des civilisations brillantes et affinées aient été jetées bas par des invasions de Barbares, au risque de ne jamais refleurir. L’œuvre de la force est un fait qu’il constate ; il ne l’appelle pas un droit : il ne se croit pas obligé d’en faire le panégyrique et de déclarer, les yeux levés vers l’Idéal, que tout s’achemine vers le mieux dans le meilleur des mondes. C’est, au contraire, cette attitude de confidents de leur Idée ou Être suprême, de gens qui, entrés dans les secrets du grand Tout, font fi de la morale humaine, faite pour les étroits cerveaux du vulgaire ; c’est cet implacable optimisme qui rend les hégéliens insupportables et odieuse leur indifférence pour la souffrance de tout ce qui tombe, de tout ce qui meurt, de tout ce qui disparaît. Il faut, je le répète, séparer de leur cause celle de la science, et ne, pas confondre la doctrine de la lutte pour la vie, constatation, non appréciation morale de faits naturels, avec la glorification, ou pour mieux dire la sanctification, du succès.

Il convient, d’autre part, de prendre garde que dans des affirmations erronées tout n’est pas nécessairement faux. Un sophisme contient toujours une part de vérité, que l’on peut garder après avoir percé à jour le vice du raisonnement. Il y a des erreurs qui sont des malentendus, nés eux-mêmes d’une définition insuffisante des mots. Si l’on dit que jusqu’ici, historiquement parlant, la force a créé un droit reconnu par les légistes sous le nom de droit de conquête et ne se distinguant plus, au bout d’un certain temps, de la possession ou propriété légitime, on ne fait qu’énoncer un fait qui s’est réellement produit à diverses époques et en divers lieux. On n’affirme point par là que, au moment de la conquête, le conquérant avait le droit parce qu’il avait la force, et qu’il a fait un usage légitime de cette force en prenant le bien ou la liberté d’autrui. Il y a même un droit de conquête que nous considérons comme légitime en soi : c’est celui que nous exerçons„en ce moment même, sur des peuples de civilisation inférieure et qui ne sont pas constitués en États réguliers, ayant conscience d’un droit opposé au nôtre. L’emploi de la force — remplacé, autant qu’on le peut, par des moyens pacifiques — serait quand même immoral, si nous .prétendions ne chercher dans la conquête que notre propre avantage, exploiter, asservir, à plus forte raison supprimer ces races inférieures. Mais la force, née de la supériorité d’intelligence, — ce qui est déjà une origine avouable, — est ici réconciliée avec le droit par la morale, qui est la première et dernière raison d’être du droit. Le droit de conquête n’est plus ce qu’il était autrefois, l’asservissement et la dépossession brutale du vaincu. Nous l’envisageons comme : un devoir de protection et d’éducation : les peuples qui passent sous notre domination sont arrachés à l’esclavage, à des superstitions homicides, à la dégradation née de la paresse et de l’ignorance. Ce que nous leur proposons, c’est de se laisser mener à l’école, c’est de vivre, travailler et multiplier en pais à l’ombre de notre drapeau.

Nous voici bien loin, je pense, du culte de la force célébrée comme première et unique origine du droit, de l’abominable théorie en vertu de laquelle quiconque est fort se sent investi par là d’une mission d’exécuteur et de fossoyeur providentiel, chargé de hâter la mort des organismes usés et d’en faire disparaître les restes. Je viens de dire — et sans faire, je crois, de concession dangereuse à ceux que je combats — que les peuples civilisés peuvent s’attribuer le droit de civiliser les peuples, barbares, comme on oblige les enfants à subir la contrainte (le l’éducation, une contrainte dont ils seront un jour reconnaissants. Libre aux esprits chagrins, ou simplement amis du paradoxe, de faire après Rousseau le procès à la civilisation. Ceux-là pèchent par ignorance du sujet, — par ignoratio elenchi, comme disaient les scolastiques — ils ne veulent voir de la civilisation que ses vices, et la barbarie leur apparaît, à travers les légendes de l’âge d’or, douce, indolente, innocente. Il y a ingratitude envers nos pères, envers ceux qui ont travaillé et ceux qui travaillent encore à accroître le patrimoine intellectuel de l’humanité, il y a, dis-je, ingratitude à douter des bienfaits de la civilisation. Ce n’est pas seulement la science qui progresse sous nos yeux ; c’est aussi la moralité publique : cela, je l’affirme, au nom de l’histoire, avec d’autant plus d’énergie qu’il est de mode aujourd’hui de le nier. Il ne serait pas difficile à un historien de trouver dans le passé, dans notre passé, des faits plus graves que nos scandales du jour et qui ne révoltaient pas à ce point le sens moral de l’époque.

Messieurs, je sens que je résiste mal à la tentation d’élargir mon sujet et que je risque même d’en sortir. J’y reviens, par le chemin le plus court. Fermons le circuit décrit autour de la question des Grecs et des Macédoniens en disant que, si la force mise au service de la civilisation, appliquée dans un esprit de justice et d’humanité, peut s’identifier avec le droit, il n’en est jamais ainsi quand la conquête s’exerce entre peuples civilisés, adultes, ayant conscience de leur droit de vivre sous le régime qu’ils ont accepté ou choisi. Celle-la est un crime ; elle fait au sentiment le plus noble et le plus désintéressé que l’âme antique ait légué à l’âme moderne des blessures qui saignent toujours et ne se ferment plus.

 

II

 

Pour nous donc et le cas qui nous occupe, — je ne parlerai plus, même par allusion, de celui qui nous préoccupe, — la question de principe, tranchée par Droysen dans le sens macédonien, est résolue dans le sens contraire. La domination macédonienne, imposée par tin peuple encore fruste et soldatesque à une race ou branche de la race autrement douée pour les œuvres de l’intelligence, n’a apporté aux Hellènes ni une idée nouvelle, ni une conception plus haute de la morale, ni une excitation à employer autrement et mieux ce qui leur restait d’énergie : Elle les a terrassés et découragés ; elle a pour ainsi dire vidé leur âme des sentiments où elle puisait son réconfort et ajouté à leurs défauts naturels les vices des peuples asservis. Certes, ce sera pour nous un affligeant spectacle que de voir Athènes, l’Athènes d’Aristide, de Périclès et de Démosthène, ramper devant. Démétrios Poliorcète, déifier ce soudard libertin et le loger, avec son harem de courtisanes, dans le Parthénon, le temple de la Vierge.

Mais nous ne sommes pas ici pour déplorer. Nous avons le droit, et j’en use, de protester contre l’ambition égoïste de Philippe et contre l’orgueil d’Alexandre exigeant non seulement de ses sujets orientaux, mais des Hellènes eux-mêmes, les honneurs divins. Aller plus loin serait retomber dans la question que je signalais en commençant comme oiseuse ; nous aurions l’air de savoir de science certaine et de préférer ce qui fût arrivé si les choses s’étaient passées autrement. Ce qui n’est pas oiseux, ce qui doit nous permettre de dégager des faits accomplis un enseignement utile, c’est de rechercher lion pas toutes les causes, — la tache serait interminable, — mais la cause principale de l’affaiblissement progressif et de l’asservissement final de la Grèce.

Cette cause, c’est la même qui, en d’autres temps, avait fait la force et la prospérité des cités grecques. C’est l’excès d’une qualité tournée en défaut par le changement des circonstances. La culture intellectuelle — les psychologues qui veulent bien consulter les faits d’observation l’ont remarqué depuis longtemps — la culture intellectuelle développe non pas l’égoïsme inconscient et bestial, mais le sentiment conscient de la personnalité. L’individu sent ce qu’il vaut, et, bien qu’il en conçoive une plus grande estime de l’homme en général, ce serait être naïvement optimiste que de prétendre qu’il sent aussi bien ce que valent les autres. Les Grecs ont eu 1 un très haut degré ce sentiment de leur valeur individuelle. Ils l’étendaient n toute la race quand ils se comparaient aux Barbares ; ils avaient un profond mépris pour ces foules anonymes qui se laissaient mener au fouet par un despote, se ruaient comme un troupeau sur son ordre, sans savoir où ni pourquoi, et venaient s’enferrer, à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine, à Platée, sur les lances tenues par des hommes libres, résolus à mourir pour leur patrie. Mais quand la question de race n’était pas en jeu ou se rétrécissait à des rivalités entre tribus, l’Hellène ne regardait pas ait- delà de l’horizon étroit de sa petite patrie, de sa cité. C’est à elle seulement qu’il consentait à sacrifier une part de sa liberté individuelle : encore la récupérait-il largement en estime, en honneurs, en gloire toutes choses que l’individu ne peut pas se procurer à lui-même et que le Grec comptait parmi les biens les plus précieux de la vie. La cité grecque a été, Aristote le constate, un groupe d’hommes qui voulaient rester associés pour pouvoir exercer pleinement leurs aptitudes individuelles.

Seulement — et voilà où cette préoccupation personnelle commence à être une cause de faiblesse politique —, l’Hellène, pour tenir plus de place dans sa cité, ne voulait pas que celle-ci fat grande. Il lui plaisait qu’elle fût forte, respectée, glorieuse ; qu’elle eût l’hégémonie sur un grand nombre d’alliés ou de sujets ; mais il ne voulait pas que le corps des citoyens s’étendît au delà de la portée de s’a main, que son suffrage fût comme une goutte d’eau dans la mer, que son éloquence allât se perdre dans des lointains sans écho et sa renommée se heurter à l’indifférence de gens qui ne l’auraient jamais vu. Il lui fallait une scène à sa taille. Toutes les constitutions grecques entourent la cité de barrières qui la défendent contre l’intrusion des étrangers et rendent extrêmement difficile l’acquisition du droit de cité. Lysias, qui avait pourtant rendu de grands services à la Restauration démocratique de 403 et que Thrasybule avait fait inscrire parmi les citoyens, dut redescendre au rang de métèque : pour les Athéniens, il est resté ce que l’avait fait son origine, un Syracusain. Sparte pratiquait de temps à autre la ξένηλασία, l’expulsion des étrangers. Les philosophes qui spéculaient sur la politique et les questions sociales, Aristote aussi bien que Platon, réclamaient, pour appliquer leurs théories, des cités médiocrement peuplées : au cas où la population, par l’effet de sa propre fécondité, dépasserait certaines limites, ils prévoient la fondation de colonies, c’est-à-dire de nouvelles cités autonomes, rattachées seulement par quelques devoirs de politesse à la mère patrie.

Ainsi, le morcellement des forces de la race en molécules presque impénétrables et rebelles à l’agglutination n’était pas seulement en Grèce un fait, produit par les circonstances et modifiable par d’autres circonstances ; c’était un principe, une chose raisonnée et voulue. Dans cet état d’esprit, il n’y avait qu’un mode de groupement possible, la fédération, ce que les Grecs appelaient la συμμαχία. L’idée de s’associer vint naturellement aux Grecs en face de dangers communs. Ils n’avaient pas perdu la notion de leur solidarité en tant que race, notion entretenue par l’usage d’une même langue et par la célébration des jeux panhelléniques, et il semble qu’il ne leur eût pas fallu une forte dose d’abnégation pour se liguer au moins contre le Barbare. Ce fut la pensée d’Aristide après la crise des guerres médiques, où un certain nombre de villes grecques — pas toutes — avaient uni leurs efforts. Mais il n’y avait qu’un Aristide à Athènes, et j’imagine qu’il n’y en avait pas beaucoup d’autres en Grèce, je veut dire, d’hommes qui entrent loyalement dans un pacte et se croient tenus par leur parole donnée. Il faut bien l’avouer, s’il est une vertu qui a manqué aux Grecs d’autrefois, ergoteurs subtils et commerçants retors, c’est la loyauté. Le héros qu’ils admiraient le plus et dont ils ont fait comme le type de la race, c’est l’artificieux Ulysse, l’homme fertile en expédients, qui sait prendre tous les déguisements et mentir à propos. La première ligue contre le Mède fut d’abord comme décapitée par une querelle de préséance. Les Spartiates, mortifiés d’avoir été joués par les Athéniens, se retirèrent et entraînèrent dans leur abstention les villes du Péloponnèse. La ligue devint une fédération maritime sous l’hégémonie d’Athènes. Mais les Athéniens, qui avaient d’abord paru ne prétendre qu’à une présidence honorifique, voulurent de présidents devenir maîtres et traiter leurs alliés en sujets. De là des révoltes partielles que les Athéniens réprimèrent avec cruauté, et enfin un soulèvement général qui les prit à revers au cours de la guerre du Péloponnèse, .alors qu’ils avaient sur les bras toutes les forces de Sparte et de ses alliés. Les Athéniens, qui avaient ainsi falsifié — en quelque sorte le pacte fédéral, se montraient moins scrupuleux encore envers ceux qui, ne l’ayant pas signé, croyaient pouvoir rester indépendants. C’est, dans la bouche des Athéniens — j’ai regret à le dire — que se rencontre, éternisée par le récit de Thucydide, l’apologie la plus effrontée de la force et du droit fondé sur la force qu’enregistre l’histoire. Les Athéniens veulent contraindre les habitants de Mélos à entrer dans leur Ligue, et ceux-ci s’y refusent en invoquant, d’une part, les convenances, étant d’origine lacédémonienne, de l’autre, la justice, qui leur assure le droit de rester neutres. Les Athéniens font fi de ce qu’ils appellent de belles phrases ; ils ne connaissent que leur intérêt. Il faut, disent leurs parlementaires, partir d’un principe que vous connaissez comme nous : c’est que, dans les affaires humaines, on se règle sur la justice quand de part et d’autre on en sent la nécessité, mais que les forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent..... En vous subjuguant, nous augmenterons le nombre de nos sujets et nous assurerons notre sécurité. Sur ce, les Méliens déclarent avoir confiance dans la justice divine. Les Athéniens haussent les épaules. Nous pensons que chacun, la divinité au moyen de l’opinion, l’espèce humaine par tous les moyens, commande partout où il est le plus fort, et que c’est une nécessité de nature. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons faite ni appliquée les premiers ; nous l’avons trouvée établie et elle durera à jamais. Nous en usons, bien convaincus qu’à notre place, armés du même pouvoir, vous et d’autres agiraient de même.

Quel langage, Messieurs, et comme ces Athéniens seront bienvenus par la suite, eux ou leurs descendants, à protester quand on leur appliquera à leur tour la loi de nature ! C’est la fable du Loup et l’Agneau : encore le loup prend-il la peine de chercher des griefs contre sa victime, et son hypocrisie se vioque moins ouvertement de la Justice. Et la conclusion de l’aventure ne fut pas moins sanglante que elle de la fable. Écoutez Thucydide. Après un long siège, la trahison s’en étant mêlée [il y a toujours des traîtres dans l’histoire grecque !], les assiégés se rendirent à discrétion. Les Athéniens passèrent au fil de l’épée tous les adultes tombés en leur pouvoir et réduisirent en servitude les femmes et les enfants. Ils repeuplèrent filé en y envoyant plus tard cinq cents colons. Et les gens qui commettaient ces horreurs étaient des lettrés ! Ils appliquaient même à la lettre les vers où Homère dépeint le sort d’une ville assiégée. Les Curètes ayant pris Calydon, raconte à Achille le vieux Phœnix, ils tuent les hommes ; le feu réduit la ville en cendres, et d’autres emmènent les enfants et les femmes à l’ample ceinture. Il est heureux, et pour les Athéniens et pour l’humanité, que ni Lysandre, ni les Macédoniens ne leur aient appliqué jusqu’au bout la formule homérique.

Après la guerre du Péloponnèse, Sparte victorieuse voulut organiser une ligue, mais toujours sur le pied d’inégalité, et avec l’appui du Grand-Roi, auquel elle abandonnait tous les Grecs d’Asie. Nous avons dit l’an dernier comment l’attentat commis par elle contre la liberté des Thébains suscita Épaminondas, qui mit à néant la ligue péloponnésienne et refoula pour toujours Sparte dans son isolement. Les Athéniens essayèrent encore de reconstituer une fédération dont ils seraient les chefs, mais ils ne furent pas plus fidèles qu’autrefois à leurs serments. Les démagogues prenaient les terres des alliés pour les distribuer à leur clientèle et rognaient la solde des mercenaires ; ceux-ci extorquaient alors des vivres et de l’argent aux amis, quand ils n’avaient pas de villes ennemies à mettre au pillage. Le résultat fut une guerre Sociale. Tout se débanda, juste au moment où le Macédonien, où Philippe commençait ses envahissements. Une guerre Sacrée, hypocrite et déloyale s’il en fut, éclatant sur ces entrefaites, acheva de mettre la Grèce en désarroi. Quand le Macédonien, introduit dans la place par les Grecs eux-mêmes, jeta le masque et parla en maître, il ne se trouva pour lui résister, et sans succès, que les Athéniens et les Thébains.

Nous voici revenus à Chéronée et à la date de 338, qui sera cette année notre point de départ. Après avoir constaté dans la période antérieure l’effet désastreux de l’incapacité des Grecs à s’unir, à s’associer loyalement en vue d’un but commun, jetons un coup d’œil rapide sur ce que leur réserve l’âge suivant. Vous avez entendu les historiens philosophes, représentés excellemment par Droysen, parler de régénération par la conquête, d’expansion du génie grec, de l’accomplissement de la mission historique de la Grèce, qui, enfin unie sous la main d’Alexandre, a pu vider à son avantage une vieille querelle commencée au temps de la guerre de Troie et signalée par Hérodote comme étant la raison d’être des guerres médiques. Ils ne font guère que développer, en le surchargeant de théories antipathiques au sens moral, le thème sur lequel s’exerçait, de bonne foi et avec des illusions tenaces, l’éloquence du vieil Isocrate. Isocrate se croyait fort bon patriote en conseillant à Philippe, d’une part, aux Hellènes, d’autre part, de s’unir et de tourner leur effort commun contre le Grand-Roi. Il rêvait une fédération dans laquelle l’unité serait réalisée sans dommage pour la liberté. On dit qu’il perdit toutes ses illusions d’un seul coup au moment de la bataille de Chéronée, et la légende ajoute qu’il en mourut.

Les historiens modernes, mieux placés pour juger des réalités, ne devraient ni ignorer, ni oublier que la conquête macédonienne n’amena aucunement les Grecs à vivre d’une vie commune et à concourir aux mêmes desseins. S’imaginer qu’elle s’établit solidement tout d’un coup et sur tous, apaisant les rivalités et agrégeant les molécules jusque-là rebelles à l’union, c’est par trop simplifier les choses. En Grèce, les serments, même librement prêtés, n’engageaient guère les consciences ; à plus forte raison, arrachés par la force. Tout était mensonge dans le pacte dicté par Philippe à la Diète panhellénique de Corinthe et juré par les délégués de toutes les villes grecques — de toutes, excepté Sparte, qui aima mieux se laisser dépouiller de son territoire que de saluer le maître. Il y était dit que les Hellènes étaient désormais libres et autonomes, unis dans une paix commune, entre eux et avec la Macédoine, et prêts à combattre le Barbare sous les ordres du roi Philippe, leur généralissime. La vérité vraie, c’est que, avec des garnisons macédoniennes aux points stratégiques, à Thèbes, à Chalcis, à Corinthe, à Ambracie, et un parti macédonien dans chaque cité, les Grecs n’avaient qu’à obéir. Aussitôt qu’on apprit la mort de Philippe, Thébains et Athéniens déclarèrent le pacte rompu. Après la destruction de Thèbes, il fallut renouveler les serments aux mains d’Alexandre, qui eut soin d’y ajouter, pour le temps de son absence, la surveillance d’Antipater.

La mort d’Alexandre est le signal d’un soulèvement plus sérieux de la part des Grecs et d’un écrasement plus complet. Mais ce n’est encore ni l’union, ni l’unité, même dans la servitude. L’empire d’Alexandre se disloqué ; ses généraux s’y taillent des royaumes et se font entre eux d’interminables guerres qui ont leur contrecoup en Grèce. Chaque prétendant lance des circulaires aux villes grecques, déclarant qu’il les reconnaît pour « libres et autonomes », selon la formule consacrée, et les invitant à s’émanciper du joug de son adversaire. Chacun soudoie des partisans qui déclament, intriguent, recrutent des mercenaires pour le compte de leurs patrons et ne laissent même pas à leurs compatriotes le repos dans la résignation. Athènes, encouragée par les émissaires de Ptolémée Philadelphe, se fait battre une dernière fois par le roi de Macédoine, Antigone Gonatas, qui laisse pendant huit ans une garnison dans le Musée et ne la retire que quand il voit les Athéniens désormais bien convaincus de leur impuissance.

 

III

 

C’est à ce moment même, vers le milieu du nie siècle, qu’apparaît enfin — c’est-à-dire trop tard — le premier essai non plus d’alliance seulement, mais de gouvernement fédératif, la constitution de la Ligue achéenne. Pour la première fois, Droysen le constate lui-même, on vit des républiques helléniques, par une décision librement prise, renonçant à leur autonomie jalouse et à leur isolement, se grouper dans les cadres d’une communauté politique au sein de laquelle chaque État ne conservait plus que l’autonomie municipale et qui était gouvernée non plus par le dêmos, soit celui des villes, soit celui de la confédération, mais par un pouvoir élu dans l’assemblée générale de la Ligue[6]. Cette assemblée de délégués était un pouvoir représentatif, qui déléguait à son tour l’autorité exécutive à deux stratèges annuels, assistés d’une section permanente de conseillers ou damiorges, chacun de ces damiorges représentant une ville de la Ligue. Enfin, les confédérés adoptaient tous le même calendrier, les mêmes monnaies, poids et mesures.

Il y avait là l’ébauche d’une nation. Ce que n’avaient ni su ni voulu faire les fières et égoïstes cités de premier rang, cinq petites villes d’Achaïe l’avaient essayé avec succès. Elles avaient secoué le joug macédonien, en choisissant le moment où les compétiteurs au trône de Macédoine se battaient entre eux, et elles s’étaient soudées les unes aux autres en prévision d’un retour de« l’ennemi commun. La Ligue achéenne grandit rapidement, et il semblait que les Grecs, instruits par l’expérience, allaient enfin se grouper en nation ; mais le progrès s’arrêta bientôt. Ni Athènes, ni Sparte ne voulurent entrer dans la Ligue et laisser passer sur elles le niveau de l’égalité. D’autre part, la création de la Ligue étolienne fit reculer plus loin encore la perspective de l’unification finale. Le plus souvent en hostilité ouverte, les deux Ligués eurent encore, chacune de son côté, la prétention de recruter des adhésions par la force. Ç’est ainsi que la Ligue achéenne en vint à appeler le Macédonien à son secours pour vaincre la résistance de Sparte et à trahir ainsi la cause nationale dont la défense était sa raison d’être. Le grand homme de l’époque, le stratège Aratus, se montra en cette occasion égoïste, intrigant et déloyal. Plus tard, ce fut encore l’interminable querelle entre Sparte et la Ligue achéenne qui amena l’intervention des Romains, la déroute finale de la Ligue et la réduction de la Grèce en province romaine.

En résumé, les Hellènes, tout en ayant conscience de l’unité de leur race, unité attestée par la langue et la religion, la littérature et l’art, unité célébrée dans les concours panhelléniques, affirmée par un commun mépris du Barbare, — les Hellènes, disons-nous, ne sont jamais arrivés à former une nation. Leur forte individualité ne se résignait pas à accepter la discipline sans but immédiat, l’obéissance à une autorité éloignée, le sacrifice anonyme de soi, sans lesquels il est impossible de constituer et de conserver un corps de nation. En dehors de leur petite patrie locale, ils n’ont connu qu’une patrie idéale, raite d’idées et de sentiments communs qu’ils emportaient partout avec eut. Aussi se sont-ils dispersés avec une facilité extrême sur tout le pourtour de la Méditerranée et de la mer Noire, gardant partout leur physionomie propre et veillant à ne point laisser infuser de sang barbare dans leurs généalogies. Sans doute, les peuples chez qui s’est exalté ainsi dans chaque exemplaire de la race le sentiment de la valeur personnelle ou ethnique ont produit de puissantes intelligences et de grandes idées. L’histoire n’en connaît que deux de ce tempérament : les Hellènes et les Juifs. Les Hellènes ont dégagé de toute entrave l’art et la science ; les Juifs ont créé le type des religions universelles ; les deux ensemble ont fait le christianisme. Mais quand il s’agit de la lutte pour la vie politique, quand il faut résister par la force à la force, au choc de masses agglomérées et disciplinées, le goût de l’autonomie chez l’individu ou les petits groupes d’individus est une cause d’irrémédiable faiblesse. Or, les peuples avaient besoin autrefois d’être forts pour avoir le droit de vivre, et on assure que, en dépit des progrès de la civilisation, cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui.

Ne restons pas, Messieurs, sur cette conclusion pessimiste, qui mêlerait peut-être quelque tristesse à l’accomplissement de nos devoirs patriotiques. J’ai assez flétri la force brutale ; je l’ai mise assez vivement hors du droit et à la porte de la morale pour qu’il me soit permis de marquer l’exacte portée de cette condamnation. Que la force ne crée pas le droit entendu dans le sens de justice, cela est hors de doute, sauf pour ceux qui voient dans toute œuvre de la force une exécution ordonnée par la justice divine. Mais la force n’est par nature ni morale, ni immorale : tout dépend de l’emploi qui en est fait. Elle se réconcilie même très bien avec la morale par ses origines. Chez l’individu, elle est un don de nature, ordinairement accru par le travail, par l’effort, qui est acte méritoire ; chez les nations de même, avec cette différence que la part de la nature y est plutôt moindre et celle de l’effort plus grande. Chez les peuples civilisés, — laissons de côté les avalanches de barbares, comme on en a vu autrefois, qui passaient et fondaient au soleil, — chez les peuples civilisés, la force matérielle elle-même ne se crée et ne s’entretient que par le jeu de forces morales. Un peuple n’est pas puissant parce qu’il est nombreux, s’il est lâche ; il ne l’est pas non plus s’il est divisé et s’épuise en discordes intestines, si l’individu n’y a plus souci que de son intérêt propre. Par contre, un petit peuple peut être fort s’il a les vertus qui manquent à celui-là, et il peut compenser sa faiblesse numérique en méritant l’alliance ou la protection des autres.

Les Grecs ont créé de petits États dont chacun représentait une incroyable somme d’énergie, mais ces petits États n’ont su ni garder leur cohésion intérieure, ni se fendre dans un État plus vaste, ni se fédérer, quand grandissaient autour d’eux des forces antagonistes ; et cela, faute de certaines vertus qui leur ont toujours manqué. La force d’un État, Messieurs, est faite de tout ce que l’individu consent à sacrifier de son indépendance, de son or, de son sang, à l’intérêt général ; les peuples forts sont ceux chez lesquels le citoyen acquiert une valeur personnelle et a conscience de ses droits, mais se rend compte que son droit commence seulement là où finit son devoir.

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (6 déc. 1897).

[2] Voyez ci-dessus la leçon n° VI. La date des faits visés m’a paru indiquer, entre les deux cours consécutifs, la place de la leçon de 1880 (n° VII).

[3] E. Curtius, Griechische Geschichte, III6, p. 726-727 [Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, V, p. 448].

[4] J. G. Droysen, Geschichte des Hellenismus, I2, p. 30 [Histoire de l’hellénisme, trad. Bouché-Leclercq, I, p. 31]. Je n’ai pu que résumer ici les aperçus, jugements et comparaisons exposés et motivés en 1883 dans mon Avant-propos du Traducteur (Ibid., p. III-XXXVI).

[5] Geist des römischen Rechts auf den verschiedenen Stufen seiner Entwickelung, Leipzig, 1852-1863 [Traduction O. de Meulenaere, tome III, p. 109]. Peut-être est-il bon d’avertir que, dans le débit oratoire, les gloses insérées par moi dans le texte de Jhering étaient plus nettement distinguées et soulignées par le changement de ton qu’elles ne peuvent l’être ici par des crochets. Ceci soit dit pour garder le lecteur de toute confusion.

[6] J.-G. Droysen, Histoire de l’Hellénisme, III, p. 196.