LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

VII. — L’AGONIE DE LA RÉPUBLIQUE ATHÉNIENNE[1].

 

 

MESSIEURS,

Imaginez un peuple intelligent et fier, habitué de longue date à se conduire lui-même ou à ne se laisser conduire que par des hommes .de son choix et n’ayant point, dans l’adversité, la triste consolation d’imputer ses fautes à d’autres qu’à lui-même, — imaginez, dis-je, ce peuple terrassé par des agresseurs qu’il considère comme des Barbares, humilié, anxieux, surexcité, croyant enfin trouver l’occasion d’une revanche et allant ainsi au-devant d’une désillusion amère : tel est le peuple athénien durant les seize années qui s’écoulent de la bataillé de Chéronée à celle de Crannon.

C’est l’histoire de ces seize années qui doit nous occuper au cours de ce semestre. Vue à distance, elle nous apparaît comme une sorte de drame intime qui se déroule au bruit lointain des conquêtes d’Alexandre ; une mêlée de passions ardentes, mais dépourvues de moyens d’action et s’usant sur place dans dés luttes mesquines ; un conflit permanent, mais par cela même monotone, entre ceux qui espèrent et ceux qui se résignent, entre ceux qui parlent de dignité et ceux qui font de la prudence la première des vertus. Il semble que les héroïques aventures du jeune roi de Macédoine doivent exciter un intérêt autrement puissant : le sillon sanglant tracé par son épée des rives du Granique à celle de l’Indus fascine l’imagination, et, quand on le voit y semer à pleines mains l’avenir, on est tenté de faire peu de cas des récriminations d’un petit peuple vieilli, qui voudrait retourner en arrière et faire revivre le passé.

Mais, Messieurs, la grandeur des hommes et des peuples ne se mesure pas à la largeur des espaces parcourus, au nombre de bras qu’ils ont mis en œuvre et de volontés qu’ils ont courbées sous le joug. Aujourd’hui que le temps a fait le triage de ce qui était périssable et de ce qui demeure immortel, la parole d’un Démosthène retentit plus haut que les, acclamations triomphales des soldats macédoniens : elle trouve plus d’écho et éveille plus de sympathies dans nos cœurs. La postérité contemple avec un certain étonnement le foudre de guerre qui se rue sur l’Asie en laissant comme avertissement à la Grèce les ruines fumantes de Thèbes, mais elle se demande si le génie de c’et Alexandre était aussi raisonnable qu’il était impérieux et si ce qu’il a édifié valait ce qu’il a détruit. Elle prête, au contraire, une oreille complaisante à la parole de l’orateur athénien qui, au lendemain comme à la veille d’une défaite, répète, à la façon de l’Hector homérique, que le devoir du citoyen est de combattre pour sa patrie. L’œuvre d’Alexandre a passé ; elle a épuisé depuis longtemps toutes ses conséquences : les idées remuées par Démosthène sont toujours vivantes ; les problèmes moraux qu’il agitait se poseront encore à nos arrière-neveux, et aujourd’hui même cette grande voix est de celles qu’il y a profit à entendre, plaisir à écouter.

Ne croyez donc pas que, pour être enfermée dans un étroit espace, l’histoire d’Athènes à cette époque doive être d’un médiocre intérêt. C’est, comme je le disais, un drame intime à côté d’une épopée guerrière, mais un drame vraiment humain, où les acteurs se meuvent dans un milieu qui nous deviendra aisément familier et obéissent à des passions dont nous mesurerons sans peine l’énergie.

Une fois engagé dans l’action, je n’aurai d’autre souci que de suivre l’ordre chronologique, laissant les nouvelles du dehors arriver au fur et à mesure à Athènes, les conjectures et les projets se former dans les cerveaux en travail, les incidents naître et les conflits s’engager au jour le jour, assistant aux grands procès politiques, recueillant les arguments des deux parties et enregistrant les jugements, en un mot, cherchant à reproduire dans sa complexité le mouvement quotidien de la vie réelle et le contemplant à la façon du chœur antique, en témoin sympathique, attentif et discret. Je vous dois aujourd’hui le prologue de la pièce : je dois vous faire connaître les personnages et reconstituer — si faire se peut — l’ensemble des circonstances qui déterminent l’attitude de chacun d’eux.

 

I

 

Le caractère propre d’Athènes, celui qui lui assigne son rôle dans l’histoire, est d’être une démocratie, de l’être d’instinct et si foncièrement qu’elle n’aurait pu développer sous un autre régime social les aptitudes particulières de son génie. Aussi la cité était-elle arrivée de bonne heure à cet état qui devait être pour elle l’état normal, et elle y était arrivée sans secousses, sans révolutions, sans passer par ces crises sanglantes qui laissent après elles des ferments de haine et attachent aux œuvres nées de la violence une sorte de malédiction. C’est que l’idée maîtresse qui domine l’histoire intérieure d’Athènes et en règle l’évolution est pacifique et morale entre toutes. Tandis que, dans la plupart des villes grecques, la démocratie a été une réaction brutale contre les régimes oligarchiques, souvent même une revanche du pauvre contre le riche ; la démocratie athénienne a eu pour principe générateur l’ambition de faire régner dans la cité l’harmonie qui naît d’une équitable répartition des droits et des devoirs. Je suis loin de prétendre que la démocratie athénienne ait réalisé cet idéal de justice ; je croirais même volontiers qu’elle s’en est éloignée d’autant plus qu’elle s’efforçait davantage d’y atteindre, comme un, homme qui prendrait le reflet pour la source de lumière : je dis seulement que, si haut que nous remontions dans son histoire, nous voyons le peuple athénien préoccupé d’adapter ses ;constitutions à ce qui lui semble juste et considérant ce souci de la justice comme son plus beau titre de gloire[2].

Il faut juger du caractère des peuples moins encore par ce qu’ils sont que par ce qu’ils veulent être. Les Athéniens tenaient si fort à passer pour des ennemis nés de l’injustice, qu’ils ont pris soin d’effacer eux-mêmes de leur histoire tout ce qui eût pu donner un démenti à cette prétention. La tradition orthodoxe à Athènes voulait que la race athénienne fût autochtone, et Isocrate dans son Panégyrique ne manque pas de proclamer bien haut que, seuls de tous les Grecs, les Athéniens n’ont pris à personne la terre dont ils sont les enfants. Cette assertion, qui revient à chaque instant dans les discours de leurs orateurs, ne leur paraissait point invraisemblable, parce qu’il leur eût déplu de croire leurs ancêtres coupables de spoliation et le plus incontestable de leurs droits fondé en dernière analyse sur la force. Ils avaient eu des rois d’origine diverse, de brusques changements de dynasties aboutissant à l’abolition du régime monarchique, toutes choses qui ne vont guère sans conflits et sans violences ; mais ils avaient si bien remanié et raccordé leurs légendes qu’ils s’en étaient fait comme un certificat de loyauté et de justice. Sans doute, Thésée avait trouvé un jour son trône occupé par un usurpateur, Ménesthée, et il s’était emporté jusqu’à maudire Athènes ; mais le héros oubliait qu’il revenait des Enfers, un pays d’où l’on ne revient guère. Encore les Athéniens voulurent-ils plus tard apaiser cette grande ombre en chargeant Cimon de ramener de Scyros les cendres de Thésée. Si les Théséides cédèrent la place aux Nélides, c’est que, entre un roi pusillanime et un compétiteur vaillant, la couronne devait aller au plus digne. Puis, la royauté tombe d’elle-même comme un fruit mûr ; après le dévouement de Codrus, personne ne se sent digne de succéder à un si généreux patriote. De Codrus il Solon, quelle transition insensible du régime monarchique à la démocratie ! Ce sont toujours des mesures débattues à l’amiable qui conservent durant plus :de trois siècles la prééminence de la famille royale en amoindrissant peu à peu le pouvoir qu’elle détient : on voit se succéder des archontes à vie, des archontes décennaux, des archontes annuels, ou plutôt des collèges d’archontes : il semble que, sons la douce pression de l’opinion publique, les inégalités s’aplanissent et s’éliminent d’elles-mêmes, jusqu’au jour où le sage Solon pétrit comme une pâte docile cette société toujours prête à accepter le joug de lois équitables.

Le principe qui sert de base à la constitution de Solon est encore emprunté à la théorie de la justice : mettre chacun à sa place et n’accorder de droits qu’en échange de devoirs. Si la hiérarchie sociale est fondée sur l’estimation des fortunes, c’est que la richesse présume le loisir, l’instruction, et par là même la capacité, dont l’État ne peut s’assurer directement et pour chaque individu. On ne tient compte dans ce classement que de la propriété foncière, parce que c’est la seule qui attache le citoyen au sol et l’intéresse sûrement à la défense de la patrie. Le droit de suffrage était accordé à tous ; mais l’éligibilité aux fonctions publiques était graduée en raison des charges qui incombaient aux citoyens, et ces charges étaient elles-mêmes proportionnelles au capital possédé. Enfin, Solon ne cherche point, comme Lycurgue, à rendre ses lois immuables : il prévoit et admet que, les circonstances changeant, la constitution élaborée par lui puisse être modifiée par des retouches opportunes.

Les retouches ne manquèrent pas, et on les crut toujours dictées par l’esprit même qui animait le grand législateur. N’eût-il pas, compris lui-même, au lendemain de Marathon, de Salamine et de Platée, que, tous les Athéniens ayant été à la peine, ils devaient être tous à l’honneur ? C’est Aristide qui, dit-on, ouvrit à tous l’accès des magistratures[3], et la preuve que sa loi fut considérée comme un acte de justice, c’est qu’il y gagna le surnom de Juste.

A partir de ce moment, la démocratie athénienne a atteint le degré de développement qu’elle ne saurait dépasser sans danger ; mais c’est une loi fatale en ce monde qu’une évolution commencée se poursuive toujours dans le même sens, épuise de cette façon son énergie et prenne fin par l’effort même qu’elle fait pour se continuer. Les logiciens, ce fléau des sociétés intelligentes, sont là pour hâter un mouvement toujours trop lent à leur gré. Même après la réforme d’Aristide, les apôtres de la justice à outrance trouvaient dans la constitution bien des choses à changer. Dans un pays où tout pouvoir émanait du suffrage populaire, n’était-il pas choquant qu’une assemblée comme l’Aréopage, qui se recrutait elle-même et dont les membres étaient nommés à vie, pût statuer sur la légalité des décrets du peuple et en arrêter l’exécution par son veto ? La loi d’Éphialte dépouilla l’Aréopage de ce droit, sous prétexte qu’une commission de gardiens des lois nommés par le peuple remplirait mieux cet office. Le peuple s’affranchit même de la tutelle du Conseil renouvelé tous les ans parle suffrage populaire. A quoi bon attendre l’autorisation du Conseil pour saisir d’un projet de loi l’assemblée populaire, puisque l’autorité du mandataire s’efface devant celle du mandant et que la volonté du peuple ne saurait être enchaînée par celle de ses délégués ? Aussi fut-il permis à tout citoyen de proposer et de faire voter séance tenante des amendements aux projets débattus ; puis, sous le nom d’amendements, des projets tout nouveaux. Sans doute, la bonne foi risquait d’être surprise ; mais, en pareil cas, on intentait un procès pour illégalité à l’auteur de la proposition, et une fraction du peuple, sous forme de jury, pouvait réparer les inadvertances du peuple convoqué en assemblée plénière. Ce biais paraît étrange, mais on le trouvait à Athènes beaucoup plus logique que l’intervention d’un pouvoir quelconque distinct du peuple lui-même.

Ce n’est pas tout. Était-il juste, puisque la loi d’Aristide déclarait tous les citoyens aptes à toutes les fonctions, était-il juste que la gratuité de ces mêmes fonctions en écartât les citoyens pauvres ? L’était-il davantage que l’État prît aux citoyens le meilleur de leur temps, tantôt au Conseil, tantôt dans les jurys, tantôt dans les assemblées populaires, sans leur allouer une indemnité ? Aussi une série de lois introduisirent le système des salaires, qui supprimait dans la mesure du possible les conséquences naturelles de l’inégalité des fortunes. De même pour l’impôt. On trouva injuste de faire contribuer lès petites fortunes dans la même proportion que les grandes, autrement dit, de ne pas distinguer entre le nécessaire et le superflu, et l’on créa l’impôt progressif sous forme de prestations ou liturgies qui pesaient exclusivement sur les classes riches.

Remarquez que ces raisonnements — fortifiés par une foule d’arguments que je passe sous silence — sont à première vue irréfutables, et qu’il a fallu l’expérience des mauvais jours pour en montrer les lamentables effets. C’est ainsi que, les yeux toujours fixés sur son idéal de justice et croyant s’en approcher à chaque pas, Athènes descendait la pente qui mène à la décadence les sociétés éprises de logique. De même qu’un seul organe ne suffit pas à constituer un corps vivant et qu’un aliment unique ne saurait y entretenir longtemps la vie, de même une société ne dure qu’à condition de ne pas concentrer sa ; raison d’être dans un seul principe, de ne pas faire de sa constitution une construction logique où tout procède d’un axiome qui la traverse de part en part, d’un axe rectiligne autour duquel elle ne peut plus que tourner dans un cercle vicieux. Si un peuple avait le malheur de pouvoir satisfaire à son gré ce besoin de logique, — qui est aussi impérieux qu’il est funeste, — s’il arrivait à placer à la base, au centre, au sommet de son œuvre, un dogme qui l’expliquerait tout entière, il aurait peut-être la constitution de ses rêves, mais il serait temps pour lui d’en changer, ou plutôt le changement se ferait de lui-même.

L’histoire est à ce sujet pleine d’enseignements que démêlait déjà l’œil clairvoyant d’Aristote et que Platon lui-même, si entiché qu’il soit de recettes infaillibles, avait entrevus avant lui. Aristote ne se lasse point de répéter que tous les régimes peuvent être bons suivant les temps et les lieux, pourvu qu’ils soient tempérés, et que le meilleur est celui qui associe le plus intimement des principes hétérogènes, destinés à se faire mutuellement contrepoids. Il indique après Platon, dans une langue moins poétique, mais d’un trait plus sûr, comment les — régimes fondés sur un principe unique dégénèrent fatalement, par exagération de leur tendance, en un régime opposé : il a saisi, bien longtemps avant le nébuleux Hegel, cette loi du devenir incessant qui forme, détruit et reforme sans cesse l’association des contraires dont est fait le monde réel.

Je n’ai pas besoin de chercher une transition pour passer de ces aperçus généraux aux hommes qui ont dirigé, je pourrais dire, gouverné le peuple athénien à l’époque dans laquelle doivent se renfermer nos recherches. C’est qu’en effet, la démocratie, par cela même qu’elle est le plus impersonnel des régimes, engendre nécessairement ce qu’elle cherche à éliminer : le pouvoir personnel. C’est là un fait qui a été remarqué de tout temps. Comme tout souverain, le peuple ne peut manquer d’avoir ses favoris. Cet être collectif a besoin, pour que ses volontés éparses et flottantes prennent une direction déterminée, qu’une individualité sympathique l’entraîne à sa suite.

Tel a été le rôle des hommes d’État qui ont laissé leurs noms gravés dans les annales d’Athènes.

 

II

 

S’il l’allait en croire les détracteurs du régime démocratique à Athènes, le peuple athénien montrait peu de discernement dans ses choix. Aristophane nous montre le bonhomme Démos à peu près tombé en enfance, hésitant entre un corroyeur et un charcutier qui le comblent des plus grossières flatteries et finissant par donner la préférence au plus sot des deux. On remplirait un volume de toutes les protestations élevées, sous forme de railleries ou de doléances, contre la loi du nombre, qu’on représente toujours comme une force aveugle au service d’ambitieux sans scrupules. Il y a beaucoup de parti pris et d’injustice dans ces récriminations : des hommes comme Thémistocle, Aristide, Périclès, Démosthène, font assez bonne figure dans l’histoire, et nous reconnaîtrons avec Montesquieu que ces choit heureux ne sont pas l’effet du hasard. Mais ce n’est pas non plus sans raison que le nom de démagogue ou meneur du peuple est devenu, dans l’antiquité même, synonyme de malhonnête homme et d’ennemi des gens de bien. Il est certain que le régime démocratique a plus besoin que tout autre d’une haute moralité répandue jusque dans les masses populaires, de ce que Montesquieu appelle la vertu. Sa supériorité vient uniquement de ce que rien n’y gêne la sélection naturelle, le triage qui doit mettre chacun à sa véritable place ; de ce que, le pouvoir n’appartenant de droit à personne, le peuple peut toujours y élever les plus dignes. Mais qu’une idée fausse, une seule, vienne déranger le jeu de ce vaste mécanisme, que la sélection cesse de se produire ou se produise en sens inverse, et tout est bien près de se désorganiser. Or, l’idée fausse, je vous l’ai déjà signalée ; nous la voyons s’introduire à Athènes sous forme de déduction logique et s’ancrer dans les esprits avec cette ténacité particulière aux opinions qui plaisent. Si l’autorité vient du suffrage populaire, si lés fonctionnaires ne sont que les mandataires du peuple, la perfection du système serait de soumettre directement au peuple lui-même toutes les affaires gouvernementales, quelles qu’elles fussent. Plus d’embarras, le peuple étant infaillible, ou, ce qui revient au même, ayant le droit de se tromper ; les questions les plus épineuses peuvent être résolues de cette façon sans qu’il soit nécessaire d’en confier l’examen à des hommes particulièrement compétents. Le gouvernement direct par le peuple, l’idéal des logiciens de la démocratie, était réalisable à Athènes, et, en dépit des leçons de l’expérience, malgré les déceptions, les repentirs même d’un peuple qui a eu souvent le courage d’avouer ses erreurs, il y devint le régime normal, celui qui fonctionnait déjà au temps de Périclès et auquel on était revenu au temps de Démosthène.

Mais c’est ici qu’apparaît la contradiction. Mis perpétuellement en face de questions trop complexes pour que le bon sens suffit à les trancher, obligé de légiférer à tout propos, de diriger la politique extérieure, étourdi par dés discussions bruyantes et confuses, le peuple retombait, par la force des choses, sous la tutelle à laquelle il prétendait échapper ; seulement, au lieu d’obéir à des magistrats investis d’une autorité limitée et responsables de leurs actes, il suivait au hasard l’avis de conseillers improvisés, sans mandat défini, sans responsabilité effective. L’histoire a flétri du nom de démagogues ceux qui ont exercé une influence malsaine, mais les plus sages et les plus désintéressés étaient aussi des démagogues à leur manière : ils ne pouvaient faire prévaloir leurs idées qu’en menant le peuple, en conquérant au jour le jour une autorité morale, non prévue par les lois. Ceux qui gouvernent Athènes, ce ne sont ni les archontes, réduits depuis longtemps au rôle de présidents des jurys, ni les stratèges, simples agents d’exécution, ni le Conseil, dont l’office se borne à diriger par l’intermédiaire de ses prytanes et proèdres les débats de l’assemblée populaire : ce sont les orateurs. Ce sont eux qui rédigent les lois et décrets, dictent la correspondance diplomatique, se chargent des ambassades, contrôlent les rapports, dénoncent les intrigues, improvisent dés remèdes pour les cas urgents, bref, pensent, parlent et agissent pour le peuple. Ce qu’ils craignent par-dessus tout, ce n’est pas de commettre des fautes, c’est d’être pris au dépourvu : ils sont tenus d’avoir sur toute espèce de questions une opinion toute prête ; le peuple athénien n’admire rien tant que la souplesse de l’esprit et la fertilité de l’invention.

Est-il besoin d’ajouter qu’il l’allait à cette activité un mobile, et que ce ne pouvait pas être l’abnégation ? Le goût du pouvoir et les satisfactions d’amour-propre, le désir d’être utile à la cité, étaient sans doute, pour les âmes nobles, un stimulant énergique ; mais, comme la mer, à laquelle on l’a souvent comparé, le peuple a ses caprices soudains : on ne possède jamais sa faveur qu’à titre précaire, et la tentation est grande de l’utiliser pour acquérir des biens moins aléatoires. Le, même raisonnement en vertu duquel le peuple s’allouait des indemnités et gratifications pour s’occuper de ses propres affaires fortifiait contre les scrupules la conscience de ceux qui le servaient gratuitement. De là ces accusations, vraies ou fausses, dont retentit à chaque instant la tribune et que les orateurs se renvoient de l’un à l’autre. On n’entend parler que de vendus ; on croit les partisans de la Macédoine payés par l’or de Philippe et les patriotes soutenus par l’or du roi de Perse : le peuple finit par se défier de tout et de tous et ne plus distinguer entre ses amis et ses ennemis.

Nous connaissons maintenant l’atmosphère dans laquelle vivent, le champ clos où se mesurent les hommes d’État athéniens à l’époque douloureuse dont je dois vous retracer l’histoire ; il me reste à vous présenter les orateurs en vogue et à dénombrer les partis.

 

III

 

Au lendemain de la bataille de Chéronée et de la paix négociée par Démade, les partis se retrouvaient tels qu’ils étaient auparavant. Les patriotes, dirigés par. Démosthène, n’avaient point perdu tout espoir de revanche : le parti macédonien cachait sa joie, un peu par pudeur, beaucoup par crainte des représailles ; enfin, ce que j’appellerai le tiers parti, composé par portions égales de dédaigneux, de mécontents, de résignés, éprouvait plus de chagrin que de colère et se consolait à demi du malheur public en songeant qu’il l’avait bien prévu. Dans les pays gouvernés par l’opinion, il y a le plus souvent deux partis nettement opposés l’un à l’autre, et un troisième qui se trouve être le véritable arbitre du combat. A Athènes, ce tiers parti n’était pas nombreux, mais il immobilisait un capital intellectuel dont la démocratie dévoyée eût eu grand besoin. Je vous ai montré tout à l’heure la démocratie athénienne atteignant sous Périclès le stade moyen de son développement, le moment, unique dans son histoire, où il y avait équilibre entre la liberté et la discipline : c’est au moment où elle dépasse cette période de maturité que, en vertu d’une loi historique aussi certaine que celle de la gravitation, elle éveille une force antagoniste, une réaction dirigée non seulement contre ses actes, mais contre son principe. Ce fut le malheur d’Athènes que l’ordre de choses existant y ait paru être incompatible avec les données de la science, ou, comme on disait alors, de la philosophie.

Si féconde qu’elle ait été en systèmes, la philosophie grecque n’en a point enfanté qui fût favorable à l’idée démocratique. Elle s’est obstinément enfermée dans un raisonnement qu’on peut résumer ainsi : le gouvernement des sociétés appartient de droit aux plus sages, et la sagesse ne se trouve point dans le plus grand nombre. Elle n’a point voulu accepter la transaction qui consiste à faire élire cette minorité de sages par le grand nombre, attendu qu’elle déniait au nombre et l’aptitude à discerner la sagesse et surtout le droit de lui donner l’investiture. Pour le démocrate, les gouvernants sont les mandataires du peuple ; dans l’État philosophique, ils commandent en vertu d’une supériorité intrinsèque, inaliénable, qui les soustrait à toute responsabilité. Entre des principes ainsi poussés des deux parts à l’extrême, toute conciliation était impossible. Aussi, bien qu’Athènes ait été le rendez-vous de toutes les écoles philosophiques, les philosophes y étaient perpétuellement accusés d’inculquer à là jeunesse le mépris des institutions démocratiques. Les faits parurent donner raison aux défiances populaires. On affecta de voir dans les oligarques qui, à la fin de la guerre du Péloponnèse, profitèrent de la détresse d’Athènes et de la présence de l’étranger pour renverser la Constitution, des disciples des philosophes, et Socrate expia les crimes de Critias. La mort de Socrate rendit la démocratie et la philosophie à jamais irréconciliables. On aurait pu écrire à la porte des écoles : nul n’entre ici s’il se croit obligé dans sa conscience par la loi du nombre.

Ce n’est pas impunément, Messieurs, qu’une société se divise ainsi contre elle-même et qu’une démocratie passe, à tort où à raison, pour n’être plus qu’une machine à compter les suffrages. Ce que j’appelais le parti des dédaigneux a plus fait pour la ruine d’Athènes que le parti macédonien lui-même : il a attiré à lui l’élite de la société, étouffé chez ses adhérents la flamme généreuse du patriotisme et les a habitués à ne pas regarder comme un mal sans compensation les dures leçons qui pourraient être infligées au peuple athénien. Ceux qui avaient le cœur trop haut placé pour se désintéresser ainsi des destinées de leur patrie ne savaient que communiquer autour d’eux le découragement dont ils étaient atteints. Rien de plus caractéristique à cet égard que le rôle de Phocion, le disciple de Platon, l’ami de Xénocrate. Il avait toutes les vertus et tous les talents, et il les mit consciencieusement au service de son pays, mais il n’attendait rien de bon de ses efforts : il lui manquait la confiance dans le présent, la foi dans l’avenir. On le savait brave : il avait fait ses preuves comme général, et on l’entendait recommander invariablement la paix à tout prit, avec cette ironie mordante qui lui valut plus tard le sort de Socrate. Phocion méprisa toute sa vie ses compatriotes et mourut à quatre-vingts ans sans être détrompé. Il se trouva une assemblée tumultueuse pour le condamner sans l’entendre, une populace assez lâche pour l’insulter pendant qu’il allait au supplice, et un geôlier assez cupide pour lui faire payer douze drachmes la dose de ciguë réglementaire. Phocion emprunta cet argent à un ami et se plaignit qu’on ne pût même pas mourir gratis à Athènes :

L’attitude de Phocion, un personnage que nous retrouverons au cours du récit, nous montre ce qu’il y avait de dissolvant dans cette désespérance passée en habitude. Il est le seul de son parti que nous voyions mêlé à la vie active, mais nous apercevons derrière lui un groupe silencieux qui s’accommodera aisément du joug macédonien. Restent les deux partis dont le conflit permanent tient la cité en haleine, les patriotes et les agents de la Macédoine.

Hâtons-nous de dire, à l’honneur d’Athènes, que les patriotes sont les plus nombreux. Même après Chéronée, on les voit se serrer autour de leur chef, Démosthène. Je ne crois pas utile de tracer ici le portrait, de l’indomptable adversaire de Philippe : nous l’aurons constamment sous les yeux et il n’est pas de figure qui doive nous devenir plus familière. Du reste, il n’en est pas de plus facile à saisir et à fixer. A l’époque où nous voici parvenus, Démosthène ne vit plus que pour une idée, il n’a plus qu’une passion : préparer la revanche et guetter le moment opportun. Tout chez lui se ramène à cette idée fixe : il ne voit dans. les incidents de chaque jour que des chances favorables ou défavorables pour la lutte future ; il n’a plus pour ainsi dire ni amis ni ennemis personnels ; il est identifié avec l’âme de la patrie. C’est cette obsession qui a fait son génie ; c’est par elle qu’il s’est élevé au-dessus de rivaux mieux pourvus que lui de talents naturels.

Tout autre était Hypéride, un homme de plaisir qui se contenta longtemps de gagner beaucoup d’argent et de le dépenser joyeusement dans la compagnie des lemmes galantes, jusqu’au jour où il prit, lui aussi, le Macédonien en haine et travailla avec Démosthène au relèvement de la patrie. Ce n’était pas pour Démosthène un allié bien sûr que ce brillant et mobile esprit : Démosthène le vit bien lors de l’affaire d’Harpale, où il n’eut pas d’accusateur plus acharné qu’Hypéride. Chacun comprend la vertu à sa façon : Hypéride poursuivait avec une âpreté singulière deux vices dont il était exempt, l’hypocrisie et la vénalité. Le patriotisme n’était chez lui ni un souci constant de la chose publique, ni la notion d’un devoir précis ; il était fait surtout d’antipathie pour les intrigants. Trop inconstant pour être un chef de parti, trop indépendant pour accepter une discipline, Hypéride rendit de réels services à la cause nationale, mais où et comme il lui plut. Il faut du moins constater à son honneur que son zèle grandit avec le danger et qu’il sut mourir pour une noble cause.

Le seul homme que l’estime de la postérité puisse ranger à côté de Démosthène, c’est l’orateur Lycurgue. Issu de la vieille famille sacerdotale des Étéoboutades, formé par les leçons de Platon et d’Isocrate, il ne se sentait pas un goût bien vif pour le régime démocratique, mais il se fit toujours un devoir d’associer dans ses affections les dieux et les institutions de la cité. Comme Démosthène, il avait fécondé par un travail acharné son intelligence naturellement, lente. Dépourvu dé talents éminents, il avait du moins un grand sens pratique, une remarquable entente des choses de l’administration et une probité qui, en un autre pays, n’eût pas laissé prise au soupçon. Nommé surintendant des finances en 338, l’année même de la bataille de Chéronée, il fit tourner au profit de l’État la confiance qu’il inspirait. Des particuliers lui prêtèrent l’argent nécessaire aux premières avances : il sut exciter le zèle des riches, provoquer des dons volontaires, recouvrer les créances de l’État. Au bout de douze ans, les recettes du Trésor avaient doublé ; Lycurgue avait pu porter à 400 trirèmes l’effectif de la flotte, aménager des cales pour les navires, achever l’Arsenal, le théâtre de Dionysos, le stade panathénaïque, bâtir le gymnase du Lycée, couvrir les frais des théorika ou distributions gratuites au peuple et grossir la réserve métallique déposée sous forme de vases précieux au Parthénon. Il n’avait pas fait toutes ces grandes choses sans s’attirer bien des inimitiés, qui le harcelèrent toute sa vie et s’acharnèrent après lui sur ses enfants.

De ce héros du devoir aux coryphées du parti macédonien, la chute est grande. Ce n’est pas que dé ce côté le talent manque. Athènes n’a pas eu peut-être de parleur plus séduisant qu’Eschine et d’homme. plus spirituel que Démade 2 mais quel triste — emploi de l’intelligence, mise au service d’appétits vulgaires, et à quel point étaient dégradés des hommes qui, sans passion, sans rancunes privées à satisfaire, sans griefs politiques à venger, travaillaient, moyennant salaire, a asservir leur patrie ! J’ai eu soin de mettre à part les citoyens qui croyaient pouvoir être ennemis des institutions sans trahir leurs devoirs, ceux même qui, sincères dans leur pessimisme ; méprisaient trop leur génération pour la croire capable de résolutions viriles : il ne s’agit ici que des hommes d’affaires aux gages de la Macédoine, c’est-à-dire d’Eschine et de Démade.

Eschine est l’antithèse complète de Démosthène. Ce sont deux caractères tellement opposés qu’ils ne sont jamais parvenus, je ne dis pas à s’entendre, mais à se comprendre. Pour Démosthène, Eschine est une sorte de vipère, toujours gonflée de, venin, un être foncièrement vicieux, qui hait d’instinct la vertu et ne peut que mal faire. Démosthène prête à son adversaire sa propre ténacité, la logique qui conforme ses actes à ses opinions : ce qui lui échappe, c’est la versatilité, l’inconséquence, l’absence clé principes et de volonté personnelle, l’immoralité presque naïve d’Eschine. Eschine a commencé par être scribe et acteur, c’est-à-dire à débiter pour l’usage du public la pensée des autres : il reste comédien toute sa vie. Il préfère les rôles lucratifs, mais il en eût tout aussi bien joué un autre. Il lui arriva même de jouer sur le champ de bataille le rôle d’un brave, avec beaucoup plus de succès que Démosthène, qui passa toujours pour avoir jeté son bouclier à Chéronée. A la tribune, il avait grand air ; sa belle prestance et sa voit harmonieuse contrastaient avec la mine souffreteuse et la voix grêle de Démosthène. Ce qu’on ne dit pas assez, c’est qu’il n’y montait pas précisément pour son plaisir ; il eût certainement souhaité de gagner sa vie à moins de risques. On s’imagine volontiers à distance qu’Eschine était un orateur de profession, qu’il s’était préparé, comme Démosthène, à la carrière politique. Rien n’est moins exact. Eschine était un homme à tout faire, et la façon dont il utilisait ses talents lui importait peu : il n’était pas plus fier qu’il n’était scrupuleux. Il avait commencé par prendre pour patron Aristophon, puis Eubule, puis Philippe de Macédoine ; il aimait à travailler ainsi. en sous-ordre, craignant le grand jour et lès responsabilités. Aussi ne cherchait-il pas volontiers querelle aux autres : il n’a guère accusé que pour se défendre, et, s’il est entré en conflit avec Démosthène, c’est à coup sûr malgré lui. Je parlais tout à l’heure de naïveté ; il en reste, mélangée à beaucoup de cynisme, chez. ce personnage qu’on nolis dépeint comme si retors. Il fut positivement ébloui à la cour de Philippe ; et si flatté d’être l’ami du roi que celui-ci dut l’acheter au rabais. Quand on lui reproche d’être vendu aux Macédoniens, d’avoir des propriétés à Olynthe, à Pydna, en Béotie, il est visiblement étonné qu’on lui en fasse un crime : il se défend d’avoir trahi son pays, mais non pas d’avoir accepté dés présents, chose qui n’est interdite par aucune loi. Il accuse Timarque des vices les plus honteux, mais il avoue qu’il a les mêmes goûts, avec cette différence qu’il ne cherche pas, dans ces fréquentations suspectes, autre chose que son plaisir. Bref, Eschine n’est à aucun degré un homme d’État, et il ne faudrait pas prendre trop au sérieux ce rival de rencontre que Démosthène a rivé à sa gloire. C’est une nature souple, mais vulgaire, qui a pour ainsi dire emprunté du dehors les vices qu’il a, les vertus qu’il se donne et les grands mots qu’il déclame, en un mot, un comédien.

Démade, lui, un ancien matelot improvisé diplomate après Chéronée, ne prenait point de masque : il se montrait tel que la nature l’avait fait, ignoble et spirituel. Il savait que les Athéniens avaient besoin de lui tant que les Macédoniens seraient les plus forts, et qu’il pouvait les railler impunément. Il ne cachait pas l’origine de ses petits profits. Un acteur se vantait d’avoir gagné un talent par une seule représentation : la belle affaire, repartit Démade, que de gagner un talent à s’égosiller ; moi, j’en ai reçu dix du roi pour me taire ! Quand on lui demandait ce qu’il avait fait de tout l’argent tiré par lui des coffres du roi de Macédoine, il frappait sur son ventre, le gouffre où tout allait s’engloutir. Un jour qu’il dînait chez Phocion, trouvant le menu assez sommaire : Phocion, dit-il, je ne comprends pas comment, puisque vous pouvez dîner ainsi, vous prenez part aux affaires publiques. Improvisateur merveilleux, il amusait l’auditoire et déconcertait ses adversaires par des saillies imprévues. Il coupait le fil des solides démonstrations de Démosthène cri le traitant de buveur d’eau et d’hirondelle agitée : il tournait en ridicule tout sentiment généreux et engageait les Athéniens à ne pas s’estimer plus haut qu’ils ne valaient. Que lui parlait-on du grand peuple athénien et de son passé ! Athènes n’était plus qu’une vieille femme en pantoufles, qui humait à petits coups sa tisane : cette fière démocratie tomberait en décomposition si les largesses publiques n’étaient là pour en recoller les morceaux. Il fit ce qu’il put pour que ces comparaisons triviales devinssent l’expression adéquate de la vérité : il assista à la crise qui consomma l’humiliation d’Athènes et fit disparaître le groupe des patriotes avec la placidité d’un homme qui vérifie l’exactitude de ses calculs. Il ne se doutait pas qu’Antipater, qui le méprisait et n’avait plus besoin de lui, allait profiter du premier prétexte pour le pousser avec dégoût sur le fer de ses bourreaux.

 

IV

 

Si dégénérée que fût Athènes, la Macédoine mit quarante ans à l’abattre. Il est inutile de vous exposer longuement les péripéties de la lutte avant la bataille de Chéronée, où doit commencer notre récit, et d’analyser en détail les traits de l’infatigable personnage qui tient constamment les Athéniens en haleine, de Philippe de Macédoine. Il n’est guère de figure plus connue que celle du père d’Alexandre. Ses amis et ses ennemis ont fouillé les replis de cette forte et tortueuse nature. On suit pas à pas ses détours : on le voit guetter sa proie, bondir au moment opportun et reprendre ses allures doucereuses pour tendre de nouvelles embûches, comme ces grands félins qu’on voit tour à tour terribles dans la lutte et séduisants au repos. Je ne sais s’il avait les grandes. visées que lui prêtent quelques historiens, si l’absorption de la Grèce par la Macédoine lui apparaissait comme un but ou comme le moyen de grouper sous sa main toutes les forces dont il avait besoin pour renverser l’empire des Perses. Je me défie de ces vastes esquisses historiques, qui sortent de la réflexion plutôt que des faits eux-mêmes. Il est probable que Philippe s’est fixé sa tâche au jour le jour, et que son ambition a grandi avec le succès.

Il était arrivé au trône en 359, trois ans après la bataille de Mantinée et la mort d’Épaminondas. La grandeur éphémère de Thèbes venait de s’écrouler d’un seul coup ; Sparte tranquillisée avait repris son sommeil ; la Ligue maritime reformée depuis vingt ans sous l’hégémonie d’Athènes était prête à se dissoudre, grâce à l’habitude qu’avaient gardée les Athéniens de traiter leurs alliés en sujets. Cette habitude, ils l’avaient prise au temps de Périclès, alors que les milices athéniennes étaient l’armée de la Ligue : maintenant qu’ils préféraient soudoyer des mercenaires, ils croyaient pouvoir, sans remplir les mêmes devoirs, revendiquer les mêmes droits. L’armée et la diplomatie du roi de Macédoine, battant de toutes parts cet édifice ruineux, en ont bientôt disjoint l’assemblage. Philippe commence par prendre Amphipolis, sous prétexte de la rendre aux Athéniens ; puis Pydna, qui leur appartenait encore. Alors, il conclut une alliance avec Olynthe et prend Potidée aux Athéniens pour la donner aux Olynthiens. Pendant ce temps, les alliés d’Athènes se révoltaient, battaient la flotte athénienne à Chios, à Samos, et reconquéraient leur indépendance. Les Athéniens surpris, déçus, affolés, hésitaient, discouraient sans fin, envoyaient de divers côtés des secours qui arrivaient partout trop tard, et finissaient par s’en prendre à leurs généraux. Après la mort de Chabrias, tué à Chios (357), après la retraite du vieil Iphicrate, que l’on récompensait de ses longs services en l’accusant de trahison, après la condamnation de Timothée, dont les façons aristocratiques avaient indisposé le jury, Athènes n’avait plus d’autres hommes de guerre qu’un soudard comme Charès et un condottiere étranger comme Charidème. Mais Eubule consola les Athéniens de leurs mésaventures en leur faisant de bonnes finances, en triplant le théorikon et leur persuadant qu’ils n’avaient jamais été aussi heureux.

Cependant, tout marchait à souhait pour Philippe. Les Thébains, pour satisfaire une vieille rancune contre les Phocidiens, leurs voisins, avaient allumé la deuxième guerre Sacrée. Pendant que les cités grecques prenaient parti pour ou contre les soi-disant sacrilèges, Philippe enlevait Méthone, — secourue trop tard, comme toujours, par les Athéniens, — encourageait à la révolte l’Eubée, d’où les Athéniens furent expulsés en quelques mois, s’emparait après un long siège d’Olynthe, en dépit des adjurations de Démosthène et des, demi-mesures des Athéniens, qui, une fois Olynthe rasée, signèrent avec lui la paix dite de Philocrate (346), puis se faisait appeler par les Thébains pour mettre les Phocidiens à la raison et installait triomphalement la Macédoine dans le conseil des Amphictyons. En 345, il n’y avait guère au nord des Thermopyles que Périnthe et Byzance dont il ne fût pas encore maître, et il commençait à étendre son protectorat sur le Péloponnèse, sous prétexte de protéger contre Sparte l’indépendance des Argiens et des Messéniens.

En 339, ses agents, Eschine entre autres, ont soin de provoquer une nouvelle guerre Sacrée qui rend nécessaire une nouvelle intervention du roi de Macédoine. Démosthène a raconté dans une page immortelle l’effet produit à Athènes par la nouvelle que Philippe était entré à Élatée. On eût dit que le feu venait de prendre aux quatre coins de la ville. Les Athéniens, ralliés autour de Démosthène, oublient leur vieille haine pour les Thébains ; ils improvisent une coalition et mettent sur pied une armée qui va se briser contre les phalanges macédoniennes à Chéronée. Cette fois, Philippe est bien le maître ; une Diète hellénique convoquée à Corinthe lui décerne l’hégémonie de la Grèce.

Cet aperçu sommaire nous met à même de reprendre un autre jour le récit au point où je le laisse aujourd’hui. S’il fallait dégager des faits si rapidement passés en revue une conclusion préalable, je craindrais d’y retrouver cette loi fatale dont je vous parlais en commençant, loi qui semble condamner l’effort humain à tourner contre le but et à réaliser dans la pratique l’inverse de la théorie. J’ai cru vous montrer qu’au dedans, par une préoccupation constante de la justice et un souci jaloux de l’égalité envisagée comme partie intégrante de la justice, Athènes avait installé chez elle une sorte de despotisme populaire, qui mettait trop sou — vent l’arbitraire à la place de la justice et la faveur à1a place de l’égalité. Je pourrais ajouter — et cette observation vise les cités grecques en général — que c’est pour avoir trop aimé leur liberté qu’elles ont perdu leur indépendance. Ce que chaque ville était en petit, la Grèce l’était en grand, un agrégat incessamment mobile de molécules autonomes, raisonneuses, incapables de subordonner leur volonté à une autre et d’entrer avec abnégation dans un plan d’ensemble. Cette cohésion, que la Grèce dans son ensemble et les cités grecques dans leur sphère restreinte n’avaient jamais eue, faisait précisément la force de la Macédoine. C’est à une monarchie militaire, à un peuple armé et obéissant à la volonté d’un seul homme que les Hellènes ont affaire, et c’est ce contraste, beaucoup plus que la disproportion des forces, qui rend la lutte si inégale.

Cette disproportion n’était pas, au début surtout, aussi grande qu’on le suppose. Olynthe, une ville beaucoup moins puissante qu’Athènes, résista dix-huit mois à Philippe et ne fut prise que par trahison. Même dans la campagne qui aboutit à Chéronée, Philippe battit en détail autant de troupes qu’il en avait lui-même. Ce n’était donc pas une folie de la part de Démosthène que de prêcher la lutte à outrance : le succès n’était pas impossible et il eût peut-être couronné des efforts mieux combinés. Mais ce qui manquait à la Grèce, c’était précisément la faculté de penser et d’agir avec ensemble. Chaque cité prise à part était elle-même une collection de volontés qu’il fallait d’abord grouper en faisceau ; l’ennemi avait tout le temps de prévoir des résolutions si longuement élaborées par la discussion au grand jour. Philippe n’avait pas besoin d’être un diplomate si consommé pour pénétrer les plans de ses adversaires et leur cacher les siens : il n’avait qu’à écouter et à se taire. La Macédoine avait donc sur ses adversaires — j’allais dire, sur ses victimes — tous les avantages que donnent la concentration et l’énergie de l’autorité, la rapidité et le secret des décisions. Dans la lutte que les peuples comme les individus soutiennent pour conquérir jour par jour le droit de vivre, elle était incontestablement mieux armée que ceux qu’elle a vaincus.

Est-ce à dire, Messieurs, que la monarchie militaire ait seule le privilège de rendre les peuples forts et de leur rendre en puissance matérielle ce qu’elle leur enlève de liberté ? Ce privilège, elle ne l’a pas seule, témoin l’étonnante fortune de la République romaine, et elle ne l’a pas longtemps, car nulle part la décadence n’a été plus prompte et plus irrémédiable qu’au sein des empires improvisés par la conquête. Ils n’ont pas échappé, eux non plus, à la loi des contrastes et à l’avortement final de leurs desseins. L’énergie acquise par le pouvoir central est comme une somme de contributions prélevées sur l’initiative individuelle ; la cohésion que ce pouvoir donne à l’ensemble, il l’obtient en dissolvant pour ainsi dire les molécules qui en forment la substance. Un peuple entraîné dans cette évolution en vient à n’être plus qu’un chiffre composé d’unités sans valeur, une foule où il n’est personne qui soit quelqu’un. A cet état de dégénérescence, il est incapable de résister au moindre choc ; il est exactement le contraire de ce qu’il avait voulu être.

J’ai peut-être abusé, Messieurs, des considérations abstraites pour mieux graver dans votre esprit un fait d’expérience ; à savoir qu’un principe tend, toujours à se développer dans le même sens, à écarter tous les obstacles, à éliminer les principes opposés, et se détruit enfin par son exagération même ; que plus ce principe est simple, plus il prend la forme d’un axiome logique, plus il marche vite à sa perfection, c’est-à-dire à sa ruine ; que, par conséquent, une société est d’autant plus stable qu’elle repose sur un plus grand nombre de soutiens indépendants, d’habitudes et de droits d’origine diverse, et que, si la logique est une belle chose, nous vivons dans un monde où les plus belles choses ont le pire destin. Laissons là toute cette philosophie de l’histoire qui aura toujours le malheur — elle le sait elle-même — de passer aux yeux du grand nombre pour un assemblage de paradoxes. Revenons aux acteurs concrets dont l’antagonisme est le sujet même de nos études, aux Athéniens et aux Macédoniens.

J’ai assez gourmandé le peuple du Pnyx ; il est temps que je lui rende justice. Je n’ai pour cela qu’à le mettre en parallèle avec ses vainqueurs. En histoire, tout se juge par les résultats. Qu’a produit la conquête macédonienne, étendue successivement à la Grèce, à l’Asie, à l’Égypte ? De grandes choses, sans doute ; je veux dire, de grands changements dans la destinée de millions d’hommes. Plais enfin, tout ce bruit s’est apaisé : le peu de civilisation hellénique porté par Alexandre sur les bords du Nil, de l’Euphrate et de l’Indus, en a été éliminé par de nouvelles vicissitudes. De toute cette activité déployée, que reste-t-il ? Rien. Je dis rien dont nous ayons conscience, rien qui se soit ajouté au capital intellectuel et moral de l’humanité. Je ne me sens redevable aux Macédoniens d’aucune idée ; d’aucun sentiment que je n’aurais pas eu sans eux : ils me restent étrangers ; comme Dante, je regarde et je passe. Pour Athènes, je n’ai même pas besoin de poser la question ; vous y avez déjà répondu. C’est un foyer dont nous sentons encore la chaleur et la lumière : lettres, arts, sciences, toutes les manifestations de l’intelligence humaine, ses œuvres les plus impérissables, se sont élaborées, affinées, associées dans leur harmonie sur cet étroit espace et sont devenues ensuite le bien commun de tous les peuples. Pareil à ces ferments qui concentrent et transportent sous un petit volume une prodigieuse énergie, le génie athénien exerce encore aujourd’hui son influence féconde : il a suffi de quelques lettrés échappés de Byzance pour inoculer à l’Italie du XVe siècle, et par l’Italie à l’Europe, le goût du beau, l’audace des libres recherches et la passion de la vérité. Que dis-je ! cette force morale s’est transformée de nos jours en force matérielle pour protéger les descendants des Hellènes d’autrefois. On a vu des armées s’ébranler pour aller arracher à la servitude cette autre Terre Sainte, et la reconnaissance, élevée à la hauteur d’une religion, faire revivre au XIXe siècle l’esprit des croisades. La Grèce a été délivrée du joug des Turcs par des peuples qui révéraient encore en elle, si défigurée qu’elle fût par des siècles de servitude, la mère de leur civilisation. Qui a jamais songé à délivrer la Macédoine par respect pour le nom de Philippe et d’Alexandre ? Aujourd’hui, le temps a prononcé entre Athènes et la Macédoine. Celle-ci a passé, l’autre demeure ; la revanche de l’esprit sur la force brutale est complète.

Cette revanche définitive, constatons-la une fois pour toutes, mais n’oublions pas que les patriotes du temps de Démosthène n’en ont pas joui, qu’ils en espéraient une autre et que, celle-là, les dieux la leur ont refusée. Je ne voudrais pas trop vous consoler par avance de leurs déceptions et émousser la sympathie que je compte réclamer, dès ma prochaine leçon, pour les vaincus de Chéronée.

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (10 déc. 1880).

[2] Voyez cette thèse, ici résumée, développée plus tard, comme sujet spécial, dans la leçon d’ouverture de 1884 (ci-dessus, n° IV).

[3] L’assertion de Plutarque (Aristide, 22) a été révisée depuis la publication de l’Άθηναίων πολιτεία d’Aristote (1891). On sait maintenant que l’éligibilité à l’archontat (sous forme de tirage au sort) fut, à une époque indéterminée, — probablement au temps d’Aristide, — étendue de la première classe à la seconde plus tard (en 457), de la seconde classe à la troisième. Au IVe siècle, on ne trouve plus d’inéligibles : seulement, les candidats qui, faute de propriétés immobilières, n’appartenaient pas aux trois premières classes, étaient autorisés à ne pas déclarer qu’ils appartenaient a la quatrième. C’était une façon de tourner la loi au profit de la richesse mobilière, disqualifiée en théorie, acceptée en pratique.