LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

III. — DES LOIS AGRAIRES DANS L’ANTIQUITÉ[1].

 

 

MESSIEURS,

En choisissant cette année pour sujet d’études les lois agraires édictées par les cités antiques, en Grèce et à Rome, c’est-à-dire les mesures législatives par lesquelles l’État a cru devoir régler et modifier artificiellement la répartition de la propriété foncière entre les citoyens, je crois aborder une des questions les plus importantes que puisse offrir à nos recherches l’histoire du monde gréco-romain. Il s’agit, en effet, d’intérêts dont rien ne peut distraire, de préoccupations auxquelles nul n’échappe et qui se retrouvent, toujours les mêmes, sous tous les régimes. Les luttes guerrières engagées d’un peuple à l’autre, les agitations politiques qui mettent aux prises diverses classes de la société ne sont, pour ainsi dire, que des mouvements de surface ; au-dessous, il y a ce travail latent qu’un de nos contemporains a appelé la lutte pour la vie et qui ne peut pas plus s’interrompre que la vie elle-même.

Cette lutte est régie par des lois naturelles qui dépassent mon sujet comme elles échappent à ma compétence. C’est aux économistes d’en saisir le sens et d’en étudier l’action. Je n’ai à m’occuper ici que des influences troublantes apportées dans le jeu des forces naturelles par la raison humaine armée du pouvoir de l’État et intervenant au nom d’un intérêt d’ordre supérieur, qui, en Grèce, est toujours l’idée de justice. Encore dois-je faire dans ces dispositions légales un choix très restreint. Il me faut, afin de circonscrire mon sujet, négliger celles qui ont agi directement sur les personnes, en modifiant, soit par l’éducation, soit par des devoirs sociaux diversement distribués, la force de résistance de l’individu, pour ne m’occuper que de celles qui visent la propriété. Ce n’est pas tout. Des diverses formes de la propriété, une seule, entre ici en considération : la propriété foncière ; et mon intention n’est pas d’étudier les garanties dont l’État a pu l’entourer, les règlements par lesquels il l’assure et la conserve, mais seulement je pourrais dire, mais au contraire de noter les occasions exceptionnelles où il a cru devoir soit la créer par un acte de sa volonté, soit la répartir suivant un plan préconçu, soit lui imposer une mesure limitative, en vue de maintenir le système adopté.

En dépit de toutes ces éliminations, le sujet est bien vaste encore : mais le resserrer davantage serait l’écourter et en rendre l’intelligence plus difficile. On ne peut étudier les lois agraires de Rome, par exemple, sans en indiquer les causes et le but ; c’est-à-dire, sans trouver, à l’origine, des conditions sociales analogues à celles qui ont provoqué les expériences aventureuses des républiques grecques, et, à la fin, l’influence des idées grecques représentée, avec une singulière hauteur de vues, parles Gracques. En commençant par la Grèce et en n’abordant l’histoire romaine qu’à son heure, après avoir fait ailleurs une ample provision de faits et d’idées, nous éviterons les parallèles rétrospectifs, les explications complémentaires, et nous verrons s’ordonner en une série continue les efforts faits par les pouvoirs publics pour résoudre le problème complexe dont on ne croyait pas devoir abandonner la solution au hasard.

L’objet de cette première leçon est, d’abord, de vous montrer comment le problème se posait aux yeux des anciens, c’est-à-dire comment s’est fait sentir le désaccord entre la distribution réelle des biens-fonds au sein de la société et la distribution que l’on considérait, au point de vue antique, comme rationnelle ; en second lieu, d’indiquer comment l’État a été amené à s’attribuer le droit et le devoir d’intervenir dans là question ; enfin, de vous donner par avance un aperçu des moyens qu’il a employés pour remédier au mal.

Delà, trois parties, dont je vais esquisser à grands traits les données.

 

I

 

Pindare, reprenant pour son compte le mot d’un des Sept Sages, s’écrie quelque part, avec un certain accent de mélancolie : χρήματα, χρήματ' άνήρ : c’est l’argent, l’argent qui fait l’homme ! Pindare n’était ni de ceux qui dédaignent la richesse ; ni de ceux qui se prosternent devant elle. Il appartient à une époque où la Grèce avait atteint sa pleine maturité : il représente donc, en quelque sorte, l’opinion moyenne de ses compatriotes sur le rôle Social de la richesse. Il constate qu’elle donné à qui la possède ce à quoi les Grecs tenaient le plus. : les honneurs et le pouvoir, et le regret qu’il accorde à l’âge d’or, au temps où les Muses ne réclamaient point de salaire, montre bien qu’il trouverait le monde encore mieux fait si la valeur personnelle n’avait pas besoin d’être doublée de cette valeur tirée des choses. Il me serait facile de vous faire entendre des protestations plus irritées : je n’aurais qu’à prendre au hasard un des fragments qui nous restent des poésies de Théognis de Mégare. Celui-là n’est pas de ceux qui déplorent, d’une manière générale, les maladresses de Plutus aveugle : il a à se plaindre de l’injustice des hommes. Grand seigneur ruiné par une révolution, il invective et ceux qui l’ont dépouillé et la pauvreté qui est la compagne de son exil. Il verse des larmes amères en songeant aux délices dont il jouissait autrefois, et ses narines se dilatent d’émotion et de colère quand le vent lui apporte l’odeur embaumée des champs qu’il possédait naguère.

On ne rencontre point chez les poètes, c’est-à-dire chez les interprètes des idées courantes, les organes du bon sens national, on ne rencontre point, dis-je, chez eux le mépris des richesses. Les héros d’Homère sont aussi fiers de leurs palais dorés et de leurs belles armures que de leurs exploits. Tous ceux dont les Muses ont immortalisé le nom, figures idéales ou personnages authentiques, apparaissent toujours environnés d’un éclat extérieur qui est comme la parure nécessaire d’une existence honorée, et rien n’a plus scandalisé les Athéniens étrangers aux spéculations philosophiques lue les héros en haillons amenés sur la scène par Euripide.

Mais on peut remarquer aussi, dans ce goût raisonnable pour ce qui embellit et ennoblit la vie matérielle, le trait caractéristique du génie national, la mesure. Les Hellènes ont toujours considéré comme une folie l’envie insatiable d’acquérir, et les richesses incalculables comme une curiosité dont leur imagination s’occupait volontiers, mais qu’ils plaçaient toujours hors de chez eux. C’est toujours dans le lointain qu’apparaissent ces millionnaires de l’antiquité, Tantale ou Midas aux temps légendaires, plus tard, Crésus, en dernier lieu, le Grand-Roi, et ce n’est pas avec une admiration sans bornes qu’on parlait d’eux : La légende de Midas n’est pas précisément respectueuse. Solon s’était chargé de dire à Crésus ce que pensait un sage de toutes ses magnificences ; quant au Grand-Roi, les Grecs s’applaudissaient volontiers de l’avoir battu d’abord et exploité ensuite. Les moralistes et même les hommes d’État de la Grèce ont été de tout temps attentifs à signaler les vices que fait naître l’excès de la richesse et le souci exclusif des intérêts matériels. Tyrtée s’écriait : C’est la cupidité qui perdra Sparte, et, des siècles après, Platon résumait tout ce qui s’était dit jusque-là sur le sujet dans ce mot dont on retrouve l’écho dans l’Évangile : Il est impossible d’être à la fois très riche et vertueux.

Ainsi, les Grecs, au lieu de rêver, à la façon des Orientaux, de splendeurs vertigineuses et de possessions illimitées, ont estimé les choses au point de vue des besoins de l’homme ; ils ont fait, là aussi, de l’homme la mesure de toutes choses, et déclaré que tout ce qui dépasse cette mesure est ou indifférent ou nuisible. Cette modération, innée au tempérament national, parait de bon augure pour le repos des sociétés constituées en pays grec ; mais ne voyez-vous pas déjà poindre l’idée, ou, si vous aimez mieux, l’idéal, que vont poursuivre les législateurs préoccupés de maintenir au sein des cités un juste équilibre ? S’il a manqué quelque chose à ce peuple, doué d’une raison si haute et si droite, ç’a été de savoir se défier à temps de la raison elle-même et de reconnaître que les lois du monde ne sont pas contenues dans la dialectique.

La valeur personnelle étant ainsi, et avec raison, distinguée de la valeur des choses, on fut amené à les comparer l’une et l’autre de plus près qu’on n’aurait fait si on les avait moins nettement séparées. Pour se garder de toute erreur dans cette comparaison, il eût fallu en étudier les deux termes avec un soin égal ; mais les Grecs n’ont fait qu’ébaucher la science économique, tandis qu’ils ont retourné en tous sens les problèmes moraux. Ils ont fait peu d’attention aux lois fatales qui mènent les choses, et ils ont cru trop facilement que ces lois non seulement devaient, mais pouvaient se soumettre à la grande loi morale, à la justice. C’est donc au point de vue de la dignité humaine et de l’utilité morale qu’ils ont étudié la répartition de la richesse, et il n’est pas étonnant qu’ils aient voulu établir une certaine harmonie entre les personnes et les choses, entre ce que l’homme vaut et ce qu’il possède.

Ils se sont de bonne heure convaincus que cette harmonie ne s’établissait pas et surtout ne se maintenait pas d’elle-même. Le premier usage qu’ils ont fait de cet instinct moral qui maintenait si fièrement les qualités personnelles, le talent et la vertu, en dehors et au-dessus des richesses, a été de constater que les hommes les plus dignes d’estime ne sont pas toujours les mieux pourvus. Nombre de méchants sont riches, dit Solon, alors que de braves gens sont pauvres. La divinité, remarque Théognis, donne les biens même à l’homme le plus pervers. Il prouve même, par son propre exemple, que l’honnêteté ne mène pas à la fortune. J’ai perdu mes biens, s’écrie-t-il, par ma loyauté : je les aurais conservés par la mauvaise foi.

En présence de ce désaccord entre l’idéal moral de la justice et la réalité, il n’y avait que deux partis à prendre : se résigner, ou travailler à rendre la réalité conforme à l’idéal. Je ne sais si la résignation avant la lutte peut jamais être une vertu : en tout cas, ce n’est pas une vertu grecque. Les Hellènes ont toujours été des hommes d’action, et leur histoire ne marche d’un pas si rapide que parce qu’elle est menée par une forte volonté. Solon, ce Solon auquel je reviens de préférence, comme au Sage le plus modéré et le plus doux qu’ait produit la Grèce, engage bien les hommes vertueux à voir sans colère en des mains indignes des biens qui passent de l’un à l’autre et qu’on n’emporte point dans l’Hadès ; mais il n’en a pas moins passé sa vie à introduire dans la constitution d’Athènes toute la somme de justice qu’il a crue conciliable avec le respect du passé. Toute idée engendre également bien des conséquences opposées. La haute opinion que les Hellènes avaient de la valeur intrinsèque de l’homme leur rendait plus facile le dédain de tout ce qui lui est extérieur ; mais elle ne leur permettait pas de renoncer aux avantages moraux de la richesse, considérée comme affranchissant l’homme d’une sujétion humiliante à l’égard des besoins matériels et lui donnant, avec plus de loisir et d’éducation, le moyen de faire de sa vie un plus noble emploi. C’est pour la même raison qu’en méprisant et punissant même la paresse, ils n’en considéraient pas moins le travail manuel salarié comme ayant en soi quelque chose d’avilissant. Les Grecs qui sont restés en communion d’idées avec leur race n’ont donc en aucun temps professé à l’endroit des biens extérieurs une indifférence dédaigneuse ou résignée : ils ont, au contraire, envisagé la pauvreté comme une espèce de servitude qui déprime les plus belles aspirations de notre nature et regardé comme mal faite une société oit nulle précaution n’était prise contre un pareil malheur.

La propriété foncière était la forme de la richesse dont on pouvait le moins se désintéresser, car elle était, à l’exclusion de toute autre, la garantie de la liberté personnelle et la condition nécessaire des droits civils et politiques. Aujourd’hui que le développement illimité de la richesse mobilière a relégué pour ainsi dire au second plan cette première assise de la fortune publique et que des constitutions complaisantes ont laissé au citoyen la faculté de se détacher du sol même de la patrie, nous avons peine à comprendre à quel point la vie était instable et précaire dans l’antiquité pour qui n’avait point un champ et une demeure à lui. Le foyer, la nationalité, c’est-à-dire la religion domestique et là participation au culte public et à la vie sociale, n’étaient point comme aujourd’hui des entités métaphoriques que l’individu porte partout avec lui. On né restait en communion avec ses ancêtres qu’à la condition de posséder, de protéger et d’honorer leurs tombeaux ; on n’avait de dieux domestiques que si on leur rendait un culte autour du loyer héréditaire ; on ne faisait corps avec la terre natale, on n’avait un intérêt personnel à la défendre que quand on en tenait au moins une parcelle pour sienne. La richesse mobilière, l’argent, ne pouvait donner ni cette stabilité qui est, par définition, contraire à sa nature, ni surtout cette attache locale sans laquelle on ne croyait pas que la société pût compter sur ses membres à l’heure du danger. L’Hellène qui n’avait pas son assiette sur le sol était un déclassé qui se sentait environné d’une légitime défiance et n’était séparé de la condition des esclaves que par une mince barrière. Il devait avoir sa place au soleil, si petite qu’elle fût. L’homme qui habitait ailleurs que dans sa propre maison était moins qu’un pauvre ce ne pouvait être qu’un étranger, simplement toléré dans un pays où il lui était défendu d’enraciner ses traditions domestiques.

Dans ces conditions et avec ces idées, qui m’amènent au vif de mon sujet, les questions relatives à là répartition de la propriété foncière étaient de celles qui ne peuvent pas attendre. Il ne s’agissait plus simplement de souhaiter, par pur amour de la justice, une proportion raisonnable entre la valeur des hommes et celle des choses on de redresser, dans le domaine de la théorie, les erreurs de la Providence ; la société avait un intérêt capital à ne pas laisser se désagréger les molécules vivantes qui la composent et à leur donner autre chose qu’une existence facile à transporter en tous lieux. Les sectes philosophiques apparues au temps de la décadence ont été seules à penser autrement ; jusque-là, tous les Hellènes avaient été unanimes à proclamer la propriété foncière indispensable à l’homme libre, à juger périlleux tout dérangement de cet ordre nécessaire, à chercher en pareil cas le remède et à l’attendre de l’État.

 

II

 

Les expériences inquiétantes qui, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont été ou tentées ou réclamées sur la foi de théories oit l’on retrouve un certain nombre des idées précédemment exposées, nous ont rendus quelque peu défiants à l’égard des droits de l’État sur les propriétés privées. Il y a eu, contre la notion antique de l’État, une réaction qui a peut-être dépassé le but et fondé sur des exagérations en sens inverse des dogmes aussi fragiles. On professe volontiers aujourd’hui qu’en échange des garanties qu’il accorde à la propriété privée, l’État n’acquiert aucun droit sur elle, et que, s’il peut prélever, sous forme d’impôt, une certaine partie du revenu, c’est simplement parce que l’individu est censé y avoir consenti en contresignant, pour sa part et dans son propre intérêt, le pacte social. Quoi qu’il en soit, nous devons, pour apprécier sainement les lois dont nous nous sommes proposé l’étude, nous replacer au point de vue de ceux qui les ont faites.

Les Grecs, qui savaient être à l’occasion des dialecticiens retors, raisonnaient en général d’une manière très simple. Ils ont soigneusement fermé leur science sociale, ce qu’ils appelaient l’art politique (ποιτική τέχνη), à toutes les abstractions dont l’encombrent les esprits spéculatifs. Ils posaient en principe que l’homme ne peut atteindre tout son développement physique, intellectuel et moral que dans la société et par la société. Ils le définissaient un animal politique (ζώον πολιτικόν). L’individu doit donc à la société plus que celle-ci ne lui doit : il est, par nature, subordonné à la collectivité sans laquelle il ne peut pas vivre et qui peut vivre sans lui. En fait, sinon en théorie, le tout préexiste à la partie ; la société est plus ancienne que chacun de ses membres ; elle a des droits antérieurs et supérieurs.

Nous voici déjà un peu loin des idées familières à nos contemporains, dont l’idéal de liberté individuelle eût paru aux Grecs la propre formule de l’anarchie. Mais poursuivons. La société réglée, en possession de tous ses organes, capable d’avoir une volonté d’ensemble, s’appelle la cité (πόλις) ou, comme nous disons aujourd’hui, l’État. C’est l’État qui crée, et qui, à plus forte raison, restreint ou élargit les droits de l’individu, entre autres le droit de propriété. Nous avons tant ouï parler de droit naturel que cette proposition ainsi exprimée nous paraît absolument contraire à la vérité. C’est que nous entendons par droit naturel une notion extrêmement raffinée, la notion de ce qu’il est juste d’accorder ou de refuser à un être vivant, étant donnée sa nature. Ce prétendu droit naturel ne peut être garanti que par tout l’effort d’une civilisation achevée. Les Grecs ne prenaient point la question de si haut. Aux heures où ils ne rêvaient point de l’âge d’or, ils constataient que la force est le seul droit créé et reconnu par la nature. Partout où l’on trouve une force contenue par une idée, par le droit, il y a une intervention de la raison épurée par la culture. Or, il n’y a de culture intellectuelle que dans la société, et la société n’agit que par l’État. L’existence de l’État est donc, en dernière analyse, la condition essentielle de l’existence, ou, ce qui est la même chose en pratique, de l’efficacité réelle du droit, et on peut dire en toute vérité que, sans l’État, il n’y aurait point de droit réel, c’est-à-dire reconnu et respecté.

Les Grecs appliquaient sans hésitation leurs principes à la propriété foncière. Ils auraient été fort embarrassés de dire au juste quelle était l’influence de l’État sur la circulation des biens mobiliers, et c’est précisément pour cela qu’ils ont refusé de tenir compte dans leur politique de cette propriété invisible (άφανής ούσία) dont ils ignoraient le véritable caractère. Mais ils n’en étaient que plus à l’aise pour expliquer l’origine de la propriété foncière. Ils supposaient qu’au moment où la société s’était constituée, généralement sous la protection d’un dieu et sous là conduite d’un héros, il y avait eu, non pas une prise de possession inégale et désordonnée ; mais un partage des terres régulièrement exécuté par l’autorité, à la fois divine et humaine, de l’État naissant. Cet acte solennel s’était répété autant de fois qu’il y avait de cités distinctes, et c’est ainsi que s’était créé sur toute la surface du monde civilisé le droit de propriété.

Il ne faudrait pas croire que ce fût là seulement une vue théorique, une utopie transportée dans le passé. Si les Grecs n’avaient pas gardé un souvenir bien précis de la naissance des cités de la mère patrie, il leur arrivait souvent, plusieurs fois dans un siècle, de fonder des villes semblables aux métropoles par le procédé qu’ils supposaient avoir servi aux œkistes d’autrefois. Le chef des colons, assisté de devins et souvent muni au préalable d’un oracle, faisait du territoire occupé trois parts : une pour les dieux, une pour l’État, et, une troisième pour les particuliers, celle-ci subdivisée en autant de lots qu’il y avait de familles à pourvoir. Les Romains n’agissaient pas autrement, et j’attire d’autant plus volontiers votre attention là-dessus que la fondation des colonies joue un grand rôle dans l’histoire des lois agraires.

L’opinion qui dérivait de l’investiture de l’État le droit de propriété appliqué aux biens-fonds était donc chez eux appuyée d’une démonstration expérimentale, et il n’y avait pas lieu de s’en défier. On peut même dire que, pour le monde gréco-romain, elle est historiquement vraie et qu’elle n’est tout à fait fausse nulle part ; car, je le répète, le droit de propriété serait un vain. mot sans la garantie qui en assure le respect, et cette garantie par laquelle le droit devient une réalité, c’est toujours, en dernière analyse, l’État qui la donne.

Mais l’État, après avoir ainsi créé la propriété individuelle, ne pouvait pas s’être dessaisi d’une faculté inhérente à sa nature. Il ne pouvait pas s’être engagé de telle sorte qu’il lui fût désormais interdit de retoucher son œuvre, le cas échéant, au nom de l’intérêt général, qui ne doit jamais être sacrifié à une moindre somme d’intérêts particuliers. La logique nous entraîne, à la suite des anciens politiques, dans une voie où la raison ne peut s’arrêter que devant ses propres objections. A moins de faire de la propriété un dogme de plus, un mystère, ajouté à tant d’autres, il faut bien convenir que, comme elle n’existerait pas en fait sans la garantie sociale, elle n’est pas, en droit, au-dessus du droit de la société. Ce qui fait la stabilité du droit individuel en cette matière, c’est que les sociétés ont reconnu, après mûre expérience, le péril qu’il y a pour’ elles-mêmes à le mettre en question. Elles se contentent maintenant de parer aux abus possibles de ce droit, par l’expropriation pour cause d’utilité publique. Le principe ancien de l’omnipotence de l’État dans les limites de la justice est toujours au fond de nos mœurs et de nos lois, et nous n’entendons pas plus que les anciens laisser entraver l’intérêt général bien constaté par l’exercice d’un droit individuel ; mais nous avons compris que, quand tous les intérêts individuels sont d’un côté, c’est cela même qui constitue l’intérêt général.

En Grèce, l’État ne se croyait pas obligé d’user avec tant de discrétion de ses prérogatives. Ce que nous avons déjà dit de l’importance sociale de la propriété foncière explique qu’il ait surveillé celle-ci avec une sollicitude dangereuse. C’est par la terre qu’il estimait la capacité civique de ses membres : qu’il s’agit d’impôts ou de service militaire, la terre était la mesure de ses exigences et le gage dont il se saisissait le plus aisément. De même que l’État n’existait qu’à condition d’avoir un territoire à lui, le citoyen n’était apte à toutes les fonctions sociales que quand sa valeur personnelle était garantie par un avoir au grand jour (φανερά ούσία). A Sparte, le Dorien qui avait perdu son lot de : terre (κλήρος) et, par conséquent, ne pouvait plus apporter sa contribution en nature aux Syssities, cessait d’être l’égal des autres (όμοιος) ; il devenait comme étranger dans son propre pays. A Athènes, la constitution de Solon répartit les droits et les devoirs civiques d’après l’estimation des propriétés foncières, et, même au temps où la démocratie pure eut proclamé l’égalité parfaite entre tous les citoyens, on trouvait tout naturel qu’un débiteur de l’État fût privé de ses droits politiques jusqu’à ce qu’il eût payé sa dette. En un mot, l’État avait besoin que ses membres fussent propriétaires, et de la façon qui seule lui donnait prise sur eux, c’est-à-dire propriétaires de biens-fonds.

Aussi l’autorité publique avait-elle soin de tenir des catalogues des propriétés immobilières (άπογραφαί) et même de faire dresser des cadastres (διαγράμματα). Ce n’était là que la partie la plus facile de sa tâche. Elle s’ingéniait à corriger de son mieux les influences perturbatrices qui tendaient à diminuer le nombre des propriétaires à mesure qu’augmentait le nombre des citoyens. La loi universelle de la gravitation s’applique aussi à la propriété, et les latifundia se forment sur un sol préalablement morcelé comme les soleils avec la poussière cosmique. Les premières parties qui s’agrègent exercent sur les autres une attraction fatale, et le noyau grossit parce qu’il a commencé. On avait beau déclarer que les dieux-bornes (θεοί όριοι) qui donnent à la propriété sa consécration religieuse s’indignent d’être déplacés ; partages, mariages, testaments, aliénations volontaires ou forcées, le mouvement enfin qu’impriment aux choses comme aux personnes les lois inéluctables de la vie, conspiraient contre leur repos. L’équilibre social se dérangeait tous les jours, et c’était contre la nature même que l’État devait engager la lutte, s’il tenait à faire prévaloir l’idéal d’ordre et de stabilité qu’il portait en lui.

On avait alors une telle foi dans sa toute-puissance que cette lutte n’effraya personne. Entre les lois appliquées et les systèmes improvisés par les théoriciens, il n’y a qu’une différence de mesure : législateurs et rêveurs s’accordent à penser que l’État, dont la fonction propre est de tirer les hommes de leur barbarie native, a non seulement le droit, mais le devoir de ne pas les y laisser retourner.

En Grèce, ce principe est accepté sans réserve. Le pouvoir législatif est toujours libre d’aviser aux moyens de protéger l’harmonie établie contre les assauts que lui livre chaque jour l’instinct égoïste inné à l’individu, et la raison d’État triomphe des résistances particulières moins par la force que par l’ascendant moral qu’elle a pris sur les consciences. A Rome, il n’y a pas non plus de droit contre la loi ; mais l’État prend soin de ne pas compromettre le prestige de son infaillibilité par des essais incohérents. Ce qu’il aune fois ordonné (jussum) devient le droit (jus) et le devient pour toujours. Il se forme des habitudes définitives qui se précisent avec le temps, mais qui ne changent plus. En ce qui concerne la propriété particulièrement, les Romains l’ont réglée de main de maître et avec une connaissance si profonde de la nature humaine qu’ils ont été, sous ce rapport, les législateurs du monde entier. Quand on a voulu rapprocher dans des codes tout ce qu’ils avaient édicté sur la matière pendant plus de dix siècles, il s’est trouvé que, durant ce long espace de temps, le génie romain ne s’était jamais mis en contradiction avec lui-même et qu’il avait développé avec une merveilleuse logique les règles générales fixées par ses premières lois. C’est que leur droit civil est resté en dehors de ce que nous appelons aujourd’hui la politique, tandis qu’en Grèce la façon d’entendre la propriété changeait avec les régimes.

On a remarqué avec raison que les Grecs n’ont pas dans leur langue d’expression équivalente au jus des Romains. Ils parlent sans cesse de ce qui est juste (δίκαιον) ou convenable (προσήκον), ou, quand ils veulent un argument sans réplique, de la loi (νόμος) ; mais ils n’ont pas la notion impérieuse, dogmatique, du droit tel que l’entendent les Romains. C’est pour cela qu’ils n’avaient point de jurisconsultes de profession et qu’ils se sentaient tout rassurés quand ils avaient mis dans leurs tribunaux des hommes âgés et de bon sens.

C’est donc en Grèce qu’il faut nous attendre à trouver les solutions les plus variées de la question agraire. Chaque cité grecque, si nous connaissions mieux son histoire, nous offrirait plus d’essais à détailler que l’histoire romaine tout entière. Mais, en dehors de Sparte et d’Athènes, l’oubli s’est fait sur tant d’expériences poursuivies de divers côtés à la fois, et les lois agraires de Rome, bien qu’elles ne soient que des expédients qui n’engagent aucune question de principe, devront, à cause du retentissement qu’elles ont eu, nous occuper plus longtemps.

Je voudrais maintenant, pour m’acquitter de toutes mes promesses, passer brièvement en revue les divers moyens auxquels l’État ; revêtu par la civilisation gréco-romaine d’une si large autorité ; a eu recours en vue de prévenir la désorganisation matérielle et morale dont l’eût menacé la présence dans son sein d’un grand nombre de citoyens sans terres. L’occasion sera bonne pour faire le départ de ce que je dois laisser en dehors de mon sujet et de ce que je dois retenir pour nos études ultérieures.

 

III

 

Pour suivre un ordre logique, il nous faudra d’abord considérer, là où nous pourrons en trouver quelque trace historique, la constitution de la propriété foncière individuelle par l’État. Cette étude, allégée de toutes considérations théoriques, sera vite terminée, car elle ne peut porter que sur un très petit nombre d’exemples. Nous ne connaissons guère en Grèce d’autre organisation originelle de la propriété que celle dont Lycurgue passe pour être l’auteur. Quant aux colonies, l’acte initial qui les assoit sur le sol est intéressant, mais il se répète partout dans les mêmes conditions, et les quelques variantes qui ont pu y être introduites étaient empruntées aux habitudes particulières des métropoles. A Rome, je ne citerai que pour mémoire les problématiques assignations de terres faites à diverses reprises par les rois, de Romulus à Servius Tullius.

La propriété une fois établie, ordinairement par voie de lotissement en portions égales, il s’agit de maintenir autant que possible l’ordre établi. C’est une tache dont l’État romain n’a point voulu se charger, mais qui n’a point été jugée aussi inexécutable par diverses cités grecques, notamment par Sparte. Les règlements imaginés dans ce but sont des plus intéressants, mais ils touchent à une foule de points qui n’entrent point ici en considération et doivent être réservés pour une histoire complète de la propriété foncière[2]. Je me bornerai à dire, d’une manière générale, que parfois l’État avait recours à l’inaliénabilité pour empêcher la dépossession des familles, à la communauté pour empêcher la division des lots, aux mariages convenablement assortis ou aux adoptions pour pourvoir les déshérités, et à la fixation d’un maximum légal pour prévenir les envahissements de la grande propriété. Cette dernière catégorie de lois sera cependant l’objet d’un examen plus attentif, parce que, à Rome, un certain nombre de lois agraires ont traité de modo agrorum, et, bien qu’elles n’aient point visé, comme en Grèce, la propriété privée au sens vrai du mot, il y a lieu de faire sur ce point des comparaisons instructives.

L’impuissance de l’État à perpétuer l’équilibre primordial apparaitbient8tau grand jour, en dépit de toutes ces précautions. C’est alors que les utopistes suggèrent les résolutions violentes, les confiscations en masse, les brusques retours à l’égalité primitive. On trouve de ces révolutions agraires dans les villes de Sicile au Ve siècle avant notre ère, et Sparte, un instant ramenée par Agis IV à son point de départ (242 av. J.-C.), n’est pas un médiocre exemple de ces tentatives audacieuses. En dehors de ces moyens aussi inutiles que violents, il en est un autre, plus pratique et plus efficace, dont l’emploi fréquent, en Grèce comme à Rome, est le fond de l’histoire des lois agraires ; je veux dire la distribution faite par l’État aux particuliers de terres distraites de son propre domaine. Au lieu de compromettre les situations acquises, et d’enlever aux uns pour donner aux autres, l’État se dépouille lui-même et crée une nouvelle somme de propriété individuelle. Il fait ainsi, en échange d’obligations, qu’il précise à son gré, une place à des gens qui n’en trouvaient plus d’inoccupée.

En Grèce, où, vu la pauvreté du sol, la population est relativement dense et où chaque cité est à l’étroit dans les bornes de son territoire, les assignations de terres domaniales ne pouvaient guère se faire qu’à la suite d’une conquête, en dehors et loin de ce territoire, c’est-à-dire dans des conditions qui détachaient matériellement les bénéficiaires de la cité. Or, la vie politique étant indispensable non seulement à la dignité, mais à la sécurité des individus, il fallait que ces colons ainsi expatriés pussent constituer entre eux une cité nouvelle ayant, comme celle qui l’engendrait, ses lois et ses dieux. On a ainsi la colonisation à la grecque qui, les auteurs le répètent sur tous les tons, est l’équivalent exact de la génération naturelle et établit entre la métropole, la ville mère, et la colonie des relations calquées sur celles de la famille.

Ce mode d’institution de la propriété individuelle n’est pas, sans doute, étranger à mon sujet, mais il peut en être aisément distrait : il est assez important et assez précis pour constituer à lui seul un chapitre distinct, qu’il faut laisser à l’histoire politique de l’antiquité. Du reste, la plupart des colonies grecques ont dû leur existence moins à des mesures législatives, à des lois agraires ; qu’à l’expansion toute spontanée de la race. Le plus souvent, les colons s’en allaient, à leurs risques et périls, chercher un rivage hospitalier et se chargeaient eux-mêmes de conquérir le sol sur lequel ils allaient asseoir leur demeure. L’État ne décrétait pas d’office l’établissement d’une colonie ; si l’humeur aventureuse des citoyens avait besoin d’une excitation immédiate, le conseil d’un oracle, quelques paroles tombées des lèvres de la Pythie de Delphes, agissaient plus efficacement que toutes les résolutions votées sur l’agora.

Ce que je me propose, au contraire, d’étudier en détail, tant en Grèce qu’en Italie, c’est l’assignation de terres proprement dite, c’est-à-dire l’opération délicate par laquelle l’État cherche à pourvoir de biens-fonds ceux de ses membres qui en manquent, sans pour cela les retrancher de son sein. L’assignation ainsi entendue est toujours un acte de la puissance publique et ordinairement une modification apportée aux lois existantes : elle est l’indice d’une civilisation plus avancée, d’une conception plus raffinée de l’État et en même temps d’un attachement plus grand à la patrie. Celle-ci ne se déplace plus aussi facilement que par le passé, et l’État, au contraire, est devenu une association morale dont le lien peut conserver au delà dès frontières toute sa puissance d’attraction. Il y a une cité vivante, plus mobile et plus extensible que l’assiette matérielle qui lui sert de fondement, mais non pas de limite.

Il faut s’attendre, par conséquent, à trouver le système des assignations ; appliqué avec cette réserve du droit de cité, dans les villes qui, avec un vif sentiment de leur dignité, avaient une force de cohésion exceptionnelle. Sparte et Athènes sont les seules villes grecques qu’on puisse, à ce point de vue, mettre en parallèle avec Rome. Sparte élevait ses Doriens de telle sorte qu’ils ne pouvaient’ vivre ailleurs que dans la vallée de l’Eurotas, et, par surcroît de précaution, elle leur défendait d’en sortir. Elle s’interdisait, par conséquent, et la fondation de colonies lointaines et les assignations de terres en pays étrangers. La seule manière qui lui .restât de multiplier le nombre des lots mis à la disposition des citoyens était d’agrandir son territoire, sans en rompre la continuité, aux dépens des régions limitrophes. Elle n’eut qu’une fois l’occasion de pratiquer cette opération en grand, après les, guerres de Messénie. L’autonomie politique de la Messénie fut supprimée et son sol partagé en lots, conformément à la méthode, recommandée par Lycurgue. Athènes se considérait comme la mère ou métropole de toutes les villes d’Ionie ; c’est là un titre dont on la laissait se parer en l’absence d’arguments contraires et que l’histoire a trop longtemps pris au sérieux. En réalité, les Athéniens n’ont jamais, fondé de colonies aux dépens de la population de l’Attique : c’est à peine si on peut citer trois villes, décorées du nom de colonies athéniennes (Thurii, Amphipolis, Bréa), parce que leur établissement,-avait, été décidé à Athènes ; encore ont-elles eu peu de vitalité et de durée. Le fait, paraît étonnant quand on songe qu’Athènes a eu de tout temps des vaisseaux en mer et qu’elle avait, elle aussi, le génie expansif de la race ionienne. Tandis qu’une ville comme Milet avait semé sur les côtes de la. Propontide et du Pont-Euxin, jusqu’à quatre-vingts colonies, tandis que la petite. Mégare, dont les Athéniens se moquaient si volontiers, s’était donné ainsi au moins six filles plus grandes que leur mère, Athènes a gardé pour elle toutes ses forces les plus aventureux de ses enfants ne voulaient pas cesser d’être Athéniens.

Quand l’amour et l’orgueil de la patrie sont entrés si avant dans l’âme, ils peuvent, comme tous les sentiments excessifs, aller. contre leur but. Les lois agraires que firent les Athéniens pour les ménager, tout en les conciliant avec l’intérêt de l’État, n’ont abouti qu’à des résultats négatifs. Salamine une fois conquise et partagée, il n’y avait plus autour de l’Attique d’annexions à faire. Les Doriens du Péloponnèse n’auraient point laissé supprimer Mégare, qui était comme leur avant-garde, et les Athéniens furent battus chaque fois qu’ils s’avisèrent de vouloir reculer leur frontière du côté de la Béotie. Ne pouvant agrandir leur territoire et ne voulant point se séparer de la patrie, les Athéniens imaginèrent un moyen terme, la κληρουχία, c’est-à-dire l’assignation de lots sis en pays conquis, avec réserve du droit de cité à Athènes et du titre d’Athéniens pour les nouveaux propriétaires. A partir de 506 avant J.-C., les Athéniens se servent régulièrement de ce procédé pour assurer leurs conquêtes et pourvoir les familles pauvres. Isocrate, dans son Panégyrique, vante la modération des Athéniens qui se contentaient de réserver à leurs nationaux quelques terres dans des pays où ils auraient pu tout prendre. L’apologie est assez hautaine, mais elle n’a pas changé l’opinion des anciens sur les confiscations arbitraires par lesquelles les Athéniens faisaient une place à leurs clérouques et sur l’insupportable gêne que causait aux cités affligées de ces colons la présence d’un corps étranger ainsi introduit dans leur organisme. Diodore dit très nettement que les Athéniens avaient terni leur gloire par le partage des terres des peuples soumis. Les Athéniens eux-mêmes finirent par reculer devant la réprobation générale. En 378 avant notre ère, au rapport du même historien, ils décidèrent que les terres seraient rendues aux anciens propriétaires, et ils défendirent par une loi à tout Athénien de cultiver la terre en dehors de l’Attique. On revint quelque temps après au système condamné ce jour-là, mais plutôt pour flatter les prolétaires que pour sauvegarder l’intérêt public. L’État, en effet, ne parvenait pas toujours à se débarrasser par ce moyen des faméliques et à les transformer en agriculteurs. Lorsque, en 427, on distribua à des clérouques presque tout le territoire de Lesbos, ceux-ci restèrent à Athènes et se contentèrent de percevoir leurs fermages.

Après avoir étudié les expédients imaginés à Athènes en matière d’assignations de biens-fonds, nous serons parfaitement préparés à comprendre la raison d’être et l’enchaînement des lois agraires à Rome. Nous n’aurons pas de principes ou de faits nouveaux à invoquer ; nous verrons seulement principes et faits s’accuser avec cette précision que le génie romain mettait dans toutes ses œuvres. Il n’y a pas de différence bien tranchée entre la colonie romaine à l’origine et la clérouchie athénienne, et Denys d’Halicarnasse se sert sans hésiter du verbe κληρουχήσαι pour désigner l’installation de colons romains sur une portion de territoire enlevé aux villes vaincues. Mais les Romains savaient mieux ce qu’ils voulaient et surtout savaient mieux vouloir que les Athéniens. Leurs colonies étaient avant tout des garnisons à demeure en pays ennemi, et c’est le nom qu’on leur donne souvent. Il fallait donc et que le colon restât citoyen romain, inscrit comme autrefois dans sa tribu, et qu’il fût obligé de tenir son poste après l’avoir accepté. Il pouvait même être, à l’occasion, contraint d’aller ainsi faire acte de propriétaire et de soldat. En 492, quand il s’agit de coloniser Vélitre, le nombre de colons volontaires étant insuffisant, on tira au sort les noms des citoyens qui furent enrôlés d’office jusqu’à concurrence du chiffre fixé.

La fondation des colonies romaines, — au sens juridique du mot, — qui commence sous les rois et se termine vers la fin du deuxième siècle avant notre ère, est donc avant tout une opération militaire et ne demande point de notre part une attention spéciale. Je me contenterai de constater que les lois portées à ce sujet sont bien des lois agraires, qu’elles sont même souvent appelées de ce nom, et d’en montrer d’un peu loin les conséquences économiques, afin d’avoir plus de temps à consacrer à l’examen de ce que tout le monde entend, sans nulle équivoque, par lois agraires proprement dites.

Celles-ci ne sont pas si différentes qu’on le croit’ généralement des premières : elles répondent à d’autres préoccupations, mais emploient les mêmes moyens. La question qu’elles agitent, c’est toujours la conversion du domaine public en propriétés particulières. Que cette aliénation des terres domaniales, faite au loin et en masse, aboutisse à l’établissement d’une colonie, ou qu’elle se fractionne en lots isolément distribués (ager viritanus), le procédé est à peu près identique. Ce qui est autre, c’est le but. Le but est celui que nous avons déjà fait ressortir dans les considérations préliminaires : donner à tous les citoyens la terre, qui fait la dignité de leur existence, et leur inspirer le goût de l’agriculture, qui passe avec raison pour la plus saine occupation d’un peuple.

De Spurius Cassius (486) aux Gracques, c’est-à-dire durant plus de trois siècles et demi, les lois, projets de loi, plébiscites agraires, ont été nombreux, et toute proposition de ce genre a soulevé des orages.

Ces troubles, et le peu de précision des textes historiques qui les relatent, ont accrédité une erreur qui se dissipera d’elle-même par une étude attentive. On a cru, et Gracchus-Babœuf le croyait plus que personne, on a cru, dis-je, qu’il s’agissait d’enlever aux riches leurs propriétés pour les distribuer aux pauvres. La propriété à Rome était chose trop sacrée pour qu’on fît sur elle de pareilles expériences. La vérité est que les lois agraires les plus hardies n’ont jamais menacé la propriété privée, mais qu’elles ont alarmé dans leurs intérêts ceux qui tendaient à transformer en propriété privée, par un long usage et par la négligence ou la complicité des magistrats ; des terres domaniales dont ils n’étaient, au fond, que lès fermiers. Quand on fondait une colonie, c’était généralement au lendemain de la conquête ; l’État distribuait sans opposition des terres qu’il venait d’acquérir et dont la propriété était achetée au prix d’une sorte d’exil : mais les auteurs de lois agraires visaient presque toujours les terres domaniales qui étaient les plus rapprochées de Rome,  qui étaient conquises depuis longtemps et qui, depuis longtemps aussi, étaient aux mains de tenanciers habitués à se regarder comme des propriétaires. De là, des protestations violentes répondant à des revendications hardies et une obstination égale des deux côtés. Le premier auteur d’une loi agraire de cette espèce, Sp. Cassius Viscellinus, fut accusé de haute trahison et condamné à mort : son nom est inscrit en tête du martyrologe qui porte au bas les noms des deux Gracques et de Livius Drusus.

Ces agitations sans cesse renaissantes, qui étaient non pas’ la cause, mais l’effet d’une situation économique mal ordonnée, donnent à l’histoire des lois agraires un intérêt dramatique sur lequel je n’ai pas l’intention d’insister. Ce n’est pas une série de tableaux mouvementés, de débats irrités et d’insurrections, que je me propose de faire passer sous vos yeux, mais une suite de projets et de mesures qui procèdent d’une même préoccupation, qui se fondent sur le même point de droit et veulent atteindre, par des voies en somme peu différentes, au même résultat. La loi de Sp. Cassius a été représentée vingt fois, avec des atténuations et des exagérations variées, dans l’espace d’un siècle. Les tribuns se passaient d’année en année ce brandon de discorde. Tantôt ils réclament une révision générale des titres de propriété, afin d’établir le compte des usurpations entreprises sur le domaine public ; tantôt ils se bornent à demander l’aliénation d’une partie spécifiée de ce domaine en faveur des nécessiteux, soit sous forme d’assignation de terres, soit sous forme de vente dont le produit sera employé à éteindre les dettes des insolvables, des citoyens devenus la proie, ou, pour parler d’une façon plus juridique, la propriété, de leurs créanciers.

Toutes ces lois se heurtent à une résistance obstinée, car, en dépit du droit, le temps fait son office ; la prescription s’établit d’elle-même et les possessions longtemps distraites de l’ager publicus deviennent, quoi qu’on fasse, des propriétés privées. De temps à autre aussi, la fondation de nouvelles colonies militaires éclaircit les rangs des assaillants ; l’attaque mollit et la tranquillité se rétablit peu à peu. La loi de Licinius Stolon (367), que son auteur, dit-on, s’empressa d’oublier tout le premier, se bornait à imposer un maximum aux possessions découpées dans l’ager publicus. Dire que nul n’en devait posséder plus de 500 arpents, c’était déclarer implicitement qu’au-dessous de ce chiffre la possession vaudrait désormais la propriété.

Le parti de la revendication inconditionnelle avoue donc sa défaite et renonce à appliquer le droit dans toute sa rigueur. A partir de ce moment, le silence se fait jusqu’au temps des Gracques, silence à peine troublé un instant par la loi agraire de C. Flaminius en 232. Dans cet intervalle, les guerres continuelles ruinèrent le petit cultivateur sans cesse distrait de ses travaux ; le travail à bon marché des esclaves réduisit journaliers et artisans .à la mendicité, et les grosses fortunes s’accrurent de tous les débris lancés dans la circulation par cet effondrement de la prospérité des classes moyennes. Bientôt il n’y eut plus à Rome que des grands propriétaires et des prolétaires dégoûtés du travail-. Pendant que la grande, république dominait le monde, la majeure partie des Romains, comme le disait si énergiquement Tiberius Gracchus, était réduite à envier la condition du fauve qui a au moins sa tanière !

Les Gracques firent, pour guérir cette plaie sociale qui compromettait la stabilité de l’État lui-même, un effort suprême. L’histoire ne connaît guère d’illusion plus généreuse que celle à laquelle ces deux jeunes hommes, nobles, riches et doués d’une brillante intelligence, ont sacrifié leur vie. Élevés par deux précepteurs grecs, le stoïcien Blossius de Cumes et le rhéteur Diophane de Mitylène, ils ont cru qu’il n’était point de tache dont ne vint à bout la raison disposant de la puissance publique. C’est en vain qu’ils firent au passé des concessions plus larges que celles stipulées par la loi de Licinius Stolon ; en vain qu’ils combinèrent avec les assignations de terres en Italie la colonisation à la grecque ; en vain qu’ils empruntèrent à la Grèce la, garantie de l’inaliénabilité pour les lots à distribuer : la force des choses fut plus forte qu’eux. Ils s’attendaient peut-être à la résistance des riches : ils furent perdus par l’ingratitude de ceux à qui ils ne voulaient pas donner un foyer et des champs sans leur imposer en même temps l’obligation de la résidence et du travail.

Je disais que leur enthousiasme philanthropique leur a coûté la vie : il leur a coûté davantage. L’honneur de leur mémoire est resté flétri par l’implacable rancune de ceux qu’ils avaient fait trembler. Deux siècles plus tard, Juvénal leur appliquait encore, sans prendre la peine de contrôler l’opinion courante, l’épithète de factieux : Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?

Messieurs, l’histoire doit la justice à tout le monde, surtout à ceux qui l’ont attendue longtemps. Je vous montrerai- le contraste instructif qu’il y a entre la perfection théorique et l’impuissance totale de la réforme entreprise par les Gracques ; mais je constaterai aussi qu’une grande et noble idée a été vaincue avec eux.

Démolir pièce à pièce leur œuvre fut, l’affaire de dix ans et de trois lois. A partir de ce moment, la question est jugée. Ceux qui voudront distribuer des terres, savent désormais qu’il ne faut rien attendre de l’intervention régulière et pacifique du pouvoir législatif. Dans tous les projets de lois agraires qui éclosent au jour le jour sur le Forum, on reconnaît la main de deux ou trois ambitieux qui lancent en avant des agitateurs à gages, se réservant de parler haut le jour où ils’ auront derrière eux une armée.

Marius, Sylla, César, ont soin d’assurer à leurs vétérans une dotation en biens-fonds prélevés sur le domaine de l’État ; et l’on peut dire, d’une manière générale, que, depuis les Gracques jusqu’à la consommation de l’histoire romaine, tout ce qui a été aliéné du domaine public l’a été au profit des soldats et sur la proposition de leurs chefs. L’histoire des lois agraires revient ainsi à son point de départ. Les généraux victorieux, les imperatores, qui vont devenir les empereurs, ramènent au profit de leur autorité l’ancien usage, qui consistait à installer en divers lieux de véritables garnisons de soldats laboureurs. Le développement de l’idée qui a suggéré les lois agraires est donc ainsi arrivé à son terme : les expériences ne se recommencent plus et les agitations d’autrefois se transforment tout doucement en souvenirs lointains.

Tel est, Messieurs, vil de haut et d’un regard rapide le chemin quelque peu sinueux que nous avons à parcourir. Nous passerons, sans nous enflammer, à côté de bien des ardeurs éteintes ; car, si la notion de l’État, longtemps obscurcie par les habitudes féodales et l’anarchie compliquée du moyen âge, se restaure aujourd’hui sous l’influence de l’éducation classique, si nous sentons, aussi vivement qu’autrefois, combien la vie politique élargit l’horizon étroit où s’enfermerait sans elle l’existence de chacun de nous, les lois agraires sont de celles que nous ne serons plus tentés d’emprunter à l’antiquité. Nous étudierons donc le passé, sans aliéner notre droit de critiquer et de juger, mais en gardant, pour une civilisation d’oie procède la, nôtre ; cette bienveillance sereine qui convient à la fois et à une légitime gratitude et à la dignité de l’histoire.

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’histoire Ancienne à la Sorbonne (12 déc. 1879).

[2] Je ne me refuse pas le plaisir d’avertir en passant que cette histoire complète a été faite depuis pour la Grèce, et d’une façon magistrale, par M. Paul Guiraud (La propriété roncière en Grèce jusqu’à la conquête romaine. Paris, Hachette, 1893).