LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

II. — DE LA RELIGION GRECQUE CONSIDÉRÉE DANS SES RAPPORTS AVEC LES INSTITUTIONS POLITIQUES[1].

 

 

MESSIEURS,

Si quelqu’un prétendait étudier l’histoire, même contemporaine, en faisant abstraction des questions religieuses, de l’influence qu’elles exercent encore sur les mœurs et les institutions, même sur le groupement des peuples et leurs rapports internationaux, il n’aurait qu’une vue bien incomplète des forces qui mènent le monde. Supposons que les conflits, jadis si sanglants, entre les diverses confessions chrétiennes soient à jamais apaisés ; oublions aussi, ne fût-ce que pour nous abstenir, comme disait Pythagore, de remuer le feu avec le fer, cette lente, mais irrésistible poussée qui rompt l’un après l’autre les liens forgés par le travail, des siècles entre les Églises et les États ; il y a du moins des faits matériels qui peuvent faire comprendre aux plus médiocres esprits quelle énergie possède le sentiment religieux quand il passe à l’état de préoccupation dominante et arrive à ce degré de tension agressive que, depuis Voltaire, nous appelons le fanatisme.

Pour me borner à un exemple pris en dehors de nos affaires intérieures, nul n’ignore que l’Islam, partout où il s’est implanté, oppose à la civilisation européenne une barrière à peu près infranchissable. Nous le savons mieux que personne, nous à qui il a coûté tant d’or et de sang, nous qui avons pu dompter, mais non pas assimiler encore ces belles provinces d’Afrique, où jadis le génie romain n’avait pas eu à lutter contre l’ombre et les descendants du Prophète. Comme une lave incandescente, qui, solidifiée, formera un ciment indestructible, l’Islam s’infiltre dans le centre du continent africain et y prépare un sol où ne germeront plus nos idées occidentales. La volonté d’Allah, exterminateur des infidèles, est autrement tenace et redoutable que de grotesques fétiches dont une défaite abat le prestige.

Cette singulière puissance de pénétration, l’Islam la doit en partie à la simplicité de son dogme et de son culte ; il la doit surtout à la logique parfaite qui, chez les peuples musulmans comme dans le judaïsme d’autrefois, dérive de la loi religieuse le droit public et privé, tout l’ensemble des règles sociales, depuis le régime de la propriété jusqu’à l’exercice de la souveraineté, celle-ci toujours fondée sur une investiture divine. En pays musulman, l’État est avant tout une association religieuse, présidée par un chef religieux, chargé d’observer et de faire observer la loi religieuse.

Me voici bien près de mon sujet. Je n’ai aucune envie. d’instituer entre l’islamisme et la religion des anciens Hellènes une comparaison où je n’aurais guère à relever que des disparates ; cependant, ceux qui out lu la Cité antique de notre regretté collègue M. Fustel de Coulanges retrouvent ici l’idée maîtresse qui court d’un bout à l’autre de ce livre, à savoir que, en pays gréco-romain, la Cité, ou, comme nous disons aujourd’hui, l’État, s’est édifiée sur un plan fourni ou contrôlé par la religion, avec des matériaux déjà façonnés, rapprochés et enfin soudés l’un à l’autre parle lien des pratiques religieuses, le seul qui, dans ces temps reculés, pût obliger l’homme envers son semblable.

C’est une partie — une partie seulement — du vaste sujet esquissé d’une main si sûre par mon illustre devancier que je me propose d’étudier cette année. En éliminant d’abord l’étude parallèle de la religion et des institutions romaines, à plus forte raison les généralisations séduisantes, mais prématurées, qui embrassent jusqu’aux origines supposées de la race aryenne ; en m’abstenant de noter’ l’influence de la religion sur les mille détails de la vie domestique, sur les mœurs, sur le droit privé, enfin sur tout ce qui n’apparaît pas au grand jour de la place publique, j’espère saisir d’une étreinte plus ferme et définir d’une façon plus précise les questions que je me réserve de signaler à votre attention.

Ce n’est pas qu’il soit aisé de circonscrire ainsi le domaine que nous voulons explorer, et peut-être même y faut-il un peu d’arbitraire. Dans un pays où l’individu n’avait de valeur que comme citoyen et où la vertu même se mesurait à la somme de devoirs civiques accomplis, il n’est rien qui, en un certain sens, ne pût être rattaché aux institutions politiques. Il nous faudra donc faire le triage de ce que nous voulons écarter et de ce que nous prétendons retenir, sans appliquer strictement la logique et sans raffiner sur les motifs de classification.

J’entends par institutions politiques celles qui forment comme le plan et la charpente d’une cité ou d’une confédération, qui en déterminent la forme, l’aspect extérieur et l’aménagement intérieur : en d’autres termes, les groupes élémentaires ou les catégories sociales reconnus par la loi ; le pacte fondamental, constitution ou législation, comme on voudra l’appeler, qui les réunit et fixe le degré d’autonomie nécessaire à leur existence ; la forme que revêt l’autorité et l’origine qu’elle s’attribue.

 

I

 

Les rapports de cité à cité et toutes les formalités du droit international entreront sans difficulté dans ce cadre. Nous aurons donc à étudier tout d’abord l’influence des idées religieuses sur la naissance même et l’organisation première des cités constituées à la grecque. Les détails, que rte nous fournirait pas l’histoire des métropoles, dont les origines plongent dans les brumes d’un passé légendaire, nous les retrouverons clans l’histoire des colonies, dont les fondateurs imitent de leur mieux et convertissent en réalités les antiques légendes. Une cité n’est bien enracinée au sol et n’a des chances de durée que si elle y est assise par la main des dieux ou de leurs mandataires, en un lieu désigné par révélation divine, avec le concours de cérémonies religieuses qui ont pour effet d’y attirer et d’y fixer les hôtes divins dont elle s’assure ainsi la protection. Une cité, en effet, n’est pas seulement la demeure dés hommes, mais aussi celle des dieux qui y ont élu domicile et par là se sont engagés à défendre, comme les autres habitants, leurs foyers et leurs autels. Nous pourrons constater la persistance de ces rites jusque dans la colonisation hellénistique, menée par Alexandre et ses successeurs. Si nous avons eu soin d’observer dès le début que le nom même d’une ville est une sorte de talisman et doit être emprunté à un être divin ou héroïque, les noms seuls de toutes ces Séleucies, de ces Antioches, de ces Laodicées, Apamées, Ptolémaïdes, Attalies, nous apprendront qu’à l’exemple du fils de Philippe devenu fils de Zeus Ammon, les héritiers d’Alexandre ont pris rang parmi les dieux et que l’apothéose de leurs dynasties a replacé la royauté sur sa véritable base.

La royauté est, en effet, de toutes les institutions politiques de la Grèce, celle qui se soude le plus intimement aux croyances religieuses. Je dirai même, allant au-devant de nos conclusions futures, qu’il en a été, est et sera de même en tout pays. Bien avisés, à mon sens, sont les rois qui, en dépit de tous raisonnements, protestations et apparences contraires, comprennent la solidarité du trône et de l’autel. La royauté est nécessairement un privilège, et tout privilège est précaire qui est conféré par des hommes à quelqu’un de leurs semblables, précisément parce qu’ils le considèrent comme leur semblable. En Grèce, où l’esprit égalitaire s’est éveillé de si bonne heure et s’est armé d’une logique si impérieuse, les rois n’étaient pas les semblables des autres hommes. Toute dynastie grecque se réclame d’un ancêtre divin qui l’a engendrée non par métaphore, mais au sens propre du mot. Dans les veines des rois légitimes coule un mélange de sang divin et humain qui les élève au-dessus du niveau de l’humanité. Ils commandent en vertu de leur supériorité de nature, et quiconque veut se hausser à leur rang sans avoir de pareille généalogie à montrer n’est qu’un parvenu, un tyran, dont il est facile de prévoir la déchéance et le châtiment.

Les vicissitudes de la royauté hellénique ont suivi les oscillations parallèles des croyances. Lorsque l’état de l’opinion ne permit plus d’accréditer de nouvelles filiations divines, la royauté disparut presque partout par extinction des familles privilégiées, qui ne pouvaient plus être remplacées. L’investiture divine, qui, dans Homère, se superpose à l’aptitude héréditaire pour désigner entre les membres d’une famille royale celui à qui Zeus confie le sceptre, n’aurait pas suffi, si quelque ambitieux l’eût invoquée, à transformer de simples mortels en pasteurs des peuples. Mais quelques siècles plus tard, la royauté, déracinée du sol hellénique, refleurit dans les régions où Alexandre avait semé à pleines mains et arrosé de sangles germes d’un nouvel avenir. Aussitôt la logique reprend ses droits, et celle des Hellènes ou des Macédoniens ne diffère pas sur ce point de celle des Égyptiens et des Asiatiques. Il faut de toute nécessité que les soldats de fortune qui se partagent l’empire d’Alexandre, s’ils veulent être vraiment rois, se forgent une généalogie héroïque ou même plusieurs, accommodées aux diverses religions des peuples qu’ils gouvernent. Du côté des Grecs, la chose n’alla pas sans résistance d’abord, sans sarcasmes ensuite ; mais, aidé par l’adulation et la crainte, le temps fit son œuvre. Il se créa un dogme monarchique. Ce fut un fait reconnu et une vérité officielle que Séleucus Nicator était fils d’Apollon, et que, nouvel Amphitryon ; Lagus devait céder à Zeus l’honneur d’avoir engendré Ptolémée Soter. Encouragé par les habitudes orientales et la complaisance intéressée des Grecs, le dogme monarchique se montra même plus exigeant qu’autrefois. Les rois ne furent plus seulement des descendants des dieux, mais des incarnations de la divinité, et, comme tels, objets de culte. Il importait peu que l’enveloppe de la divinité fût mortelle ; la mort n’était pour elle qu’un rajeunissement, une étape sur la route infinie du temps.

Ce qui paraît à nos esprits positifs et amis des idées claires une objection décisive, à tel point que le culte, des souverains divinisés nous semble avoir été exclusivement fondé sur l’intimidation et l’hypocrisie, n’avait aucune prise sur des intelligences passives ou mystiques. Ce serait même une erreur de croire que le dogme monarchique, bon pour des Orientaux, ait redouté les dédains de la philosophie grecque. Le panthéisme pouvait, au’ contraire, lui fournir une théorie d’apparence raisonnable, et, d’une manière générale, le régime monarchique était l’idéal des philosophes, qui fréquentaient volontiers, non sans profit d’ailleurs, les cours royales. Ils auraient, au besoin, démontré que le culte monarchique était la forme nécessaire de. la soumission chez les âmes nobles, qui ne reconnaissent d’autorité que celle des dieux.

Nous verrons ce culte accompagner fidèlement jusqu’au tombeau les dynasties hellénistiques, qui le lèguent, comme le joyau le plus précieux de leur héritage, aux Césars romains. Revenons maintenant au gouvernement des cités, à leurs institutions ou constitutions.

Le plus souvent, les cités sont censées avoir reçu de leur fondateur leur forme définitive. Les anciens ne parlaient pas sans cesse, comme nous, d’évolution ; ils s’imaginaient volontiers que, comme les êtres vivants, les États ont un père, qu’ils naissent par un effort soudain et pourvus de tous leurs organes. Les lois fondamentales passaient pour être issues de révélations divines et en tiraient leur autorité. De la foule anonyme de ces législateurs primitifs émergent quelques grandes figures, dont les contours indécis flottent sur les confins de l’histoire et de la légende. C’est, au plus lointain horizon, Minos, fils et confident de Zeus, qui se retirait tous les neuf ans dans une grotte et rapportait de ces mystérieuses entrevues avec son père les commandements sacrés dont l’ensemble a formé la législation crétoise ; un peu plus près de notre regard, mais dans la brume encore, Lycurgue, émule de Minos, qui tire son inspiration d’Apollon et la fait garantir par le témoignage de l’oracle de Delphes. Nous aurons à rechercher dans quelle mesure Pittacus de Lesbos, Zaleucus de Locres, Charondas de Catane, prétendaient’ associer à leur sagesse l’infaillibilité divine. Il suffit que la légende, malgré les protestations de la chronologie, enrôle Zaleucus et Charondas parmi les disciples de Pythagore, et Pythagore dans la clientèle de l’oracle de Delphes, pour nous faire pressentir le résultat de nos futures investigations. Or, la législation de Zaleucus et Charondas a réglé non pas seulement la constitution d’une cité, mais celles de toutes les colonies ioniennes de la Grande-Grèce et de la Sicile.

Ne croyez pas qu’Athènes, où la logique démocratique s’est pourtant donné libre carrière, ait songé un instant à asseoir sur un autre fondement que l’inspiration divine l’autorité de ses lois. Les Athéniens se vantaient à tout propos, comme les Romains, d’être, parmi les mortels, les plus pieux et ceux qui avaient reçu le plus directement dès dieux les principes de là civilisation. Leur patronne, la Vierge Athéna, était la Sagesse même de Zeus, née de son cerveau ; c’est elle qui avait élevé, instruit les ancêtres de la race, depuis Cécrops l’autochtone jusqu’à Thésée, le fondateur et le premier législateur de l’État athénien. Plus tard ; Dracon n’avait fait qu’adapter aux circonstances, codifier et fixer par l’écriture les vénérables commandements (σεμνούς θεσμούς) transmis par la tradition. Le peu que nous connaissons de ses lois, à savoir l’appareil religieux de la procédure criminelle, nous montre assez d’où venait le prestige de ces tribunaux silencieux, qui officiaient sous l’œil terrifié des coupables. Quand Solon médite de rajeunir ce legs des vieux âges, il a soin de se faire recommander parle thaumaturge Épiménide, et, au moment de se mettre à l’œuvre, il se fait donner l’investiture par l’oracle de Delphes, dont il avait acheté la bienveillance par d’éclatants services rendus au cours de la première guerre Sacrée. C’est à l’oracle encore que Clisthène demande de consacrer les nouvelles assises de la société athénienne, en assignant à ses dix tribus leurs patrons héroïques et en réglant le culte de ces éponymes. Il y eut un temps où l’officine de révélation installée sur le flanc du Parnasse était le recours ordinaire des cités travaillées par des discordes intestines et qui n’osaient pas, sans y être encouragées par Apollon, toucher aux institutions léguées par les ancêtres. Les Mégariens, au dire de Pausanias, consultèrent le dieu quand ils voulurent remplacer leur roi par des archontes électifs ; et ils ne furent pas les seuls à lui demander, comme dit Pausanias, ce qu’il fallait faire pour vivre heureux. Nous aurons à déterminer quelle somme d’influence politique est échue à l’oracle de Delphes et dans quel sens il l’a exercée.

Nous n’aurons pas besoin de nous éloigner de la montagne sainte pour rencontrer le type le plus connu et le plus complet d’un ordre d’institutions qui repose plus directement encore que la cité sur la garantie de la religion. Je veux parler des confédérations ou amphictyonies qui groupaient un certain nombre de cités autour d’un sanctuaire commun. On rencontre en pays hellénique un grand nombre de ces fédérations, mais la plupart se bornaient à conserver entre leurs adhérents le souvenir d’une origine commune. C’est ainsi que les douze villes ioniennes d’Asie Mineure avaient pour centre fédéral le temple de Poseidon Héliconios à Mycale, et les villes doriennes le temple d’Apollon Triopios. Mais l’amphictyonie pythique n’était pas enfermée ainsi dans les limites, étroites encore, de la tribu. Instituée pour protéger le temple de~Delphes, elle fut élargie par l’ambition des prêtres, intéressés à accroître le nombre de leurs protecteurs, et elle faillit devenir ce qu’elle prétendait être, l’assemblée générale ou Parlement de la nation hellénique. Nous dirons comment l’indiscipliné inhérente au génie de’ la .race, d’une part, d’autre part l’égoïsme sacerdotal, incapable de grandes pensées, rendit stérile ce remarquable effort, qui ; mieux dirigé, aurait pu changer les destinées de la Grèce. En fait, l’amphictyonie ne sut ni prévenir les guerres intestines, ni unir les Grecs contre les Barbares. En revanche, elle suscita des guerres sacrées, un fléau que les Grecs n’auraient pas connu sans elle, et, sous prétexte de guerre sacrée, elle ouvrit toutes grandes les portes de la Grèce à Philippe de Macédoine. Cependant, il nous reste des sessions tenues annuellement à Delphes et aux Thermopyles quelques principes du droit des gens, des décrets des Amphictyons, et l’écho des harangues furibondes qu’échangeaient entre eux, lors de la dernière guerre Sacrée, les dupes et les complices de Philippe. Enfin, nous ne négligerons pas de nous enquérir de la façon dont étaient nommés, dans leurs États respectifs, les députés à l’assemblée amphictyonique, en qui s’associent étrangement les qualités de magistrats, d’ambassadeurs et d’avocats.

En passant des cités aux amphictyonies, nous avons vu s’étendre le cercle dans lequel gravitent les agglomérations humaines rapprochées par l’attraction d’un foyer central. Si les forces morales pouvaient s’évaluer comme les forces physiques, nous n’aurions, pour mesurer la puissance dont nous constatons les effets, qu’à emprunter aux astronomes les calculs à l’aide desquels ils pèsent les soleils. Mais — on ne le voit nulle part mieux qu’en Grèce — l’historien doit compter avec la liberté humaine, dont l’énergie autonome, si peu qu’on lui : en accorde, échappe à tout calcul.

L’Hellène n’engageait dans toutes ces combinaisons politico-religieuses que la moindre partie de sa personnalité ; il gardait intact le libre ressort de son initiative, et il en usait le plus souvent pour aller à l’encontre du but poursuivi par l’association dont il faisait partie. Ce qu’il demandait à 1a religion, à ses cérémonies, aux réunions de plus en plus larges qu’elle seule était capable d’instituer, c’était des émotions plus fortes, des satisfactions plus rares, des jouissances plus esthétiques que celles qu’il rencontrait dans l’horizon borné de sa ville natale ; c’était d’ouvrir à ses talents, à son désir de briller, une carrière plus glorieuse, de le grandir en lui donnant un rôle, ne fût-ce que celui de spectateur, dans de grandes solennités. Ce n’est pas le souci (le ses intérêts matériels, mais la joie de partager et de savourer l’enthousiasme des foules, qui l’a amené à concevoir une patrie identifiée avec la race elle-même, une patrie dont les enfants dispersés se réunissaient de temps à autre aux assises grandioses des concours ou Jeux panhelléniques.

L’histoire des jeux nationaux, surtout des jeux Olympiques, célébrés tous les quatre ans sur les bords de l’Alphée en l’honneur de Zeus Olympios, est mêlée d’une façon si intime à l’histoire de la civilisation grecque que, par quelque côté qu’on l’aborde, on les aperçoit au bout de la perspective. Je n’ai pas à me préoccuper de l’influence qu’ils ont exercée sur la littérature et l’art, sur le développement des aptitudes lés plus éminentes du génie hellénique, mais seulement dé leur valeur en tant qu’institution susceptible d’affecter la vie politique des peuples grecs et leurs relations internationales. D’abord, l’État qui a l’honneur de posséder le sanctuaire autour duquel se célèbrent les jeux acquiert de ce fait une prééminence inaliénable et d’importantes prérogatives. Présidents nés et juges perpétuels des concours Olympiques, les Éléens avaient le devoir de veiller à ce qu’aucun Barbare ne se glissât parmi les concurrents. Quand Alexandre Ier le Philhellène, un des ancêtres d’Alexandre le Grand, voulut entrer en lice, ses compétiteurs de la Grèce, dit Hérodote, s’y opposèrent, alléguant que les Barbares ne prenaient point part aux jeux, mais les Hellènes seuls. Alors Alexandre prouva qu’il était Argien. Il l’ut donc reconnu Hellène ; il fit la course du stade et se laissa dépasser à peine par le premier. Ce jour-là, les Éléens firent entrer dans la famille hellénique sinon le peuple, du moins la dynastie qui devait confisquer l’héritage commun.

La célébration des jeux Olympiques avait donné naissance à une institution bien remarquable, politique au premier chef, l’έκεχειρία, — mot à mot l’abstention des mains, — analogue à la Trêve de Dieu du moyen âge. Dès que les hérauts éléens avaient proclamé dans les villes grecques la date du prochain concours et invité les autorités à y envoyer des délégations officielles, toutes les routes conduisant à Olympie devaient être libres. Les villes étaient responsables de la sécurité des pèlerins sur leurs territoires respectifs ; toute violation de la trêve était punie d’une amende, et, jusqu’à ce que l’amende fût payée, de l’excommunication, autrement dit de l’exclusion des jeux. Cette pénalité intimidait les plus arrogants : il arriva. que les Athéniens et les Spartiates eux-mêmes furent ainsi taxés et versèrent au Trésor de Zeus Olympios la somme exigée.

En Élide même, la Trêve de Dieu était perpétuelle. L’historien Éphore assurait que, lors de l’invasion dorienne, tous les chefs Héraclides s’étaient engagés par serment à considérer l’Élide comme une terre consacrée à Zeus et à traiter en sacrilège quiconque l’envahirait à main armée, comme aussi celui qui ne la défendrait pas selon son pouvoir. Tout corps d’armée ayant à traverser le pays devait livrer ses armes à l’entrée pour ne les recevoir que de l’autre côté’ de la frontière. Ainsi, c’est la religion qui, devançant les combinaisons diplomatiques, a créé le régime des États neutres, spectateurs désintéressés des tempêtes qui grondent alentour. Ajouterai-je, pour ramener tout de suite les choses à leur juste mesure, que les Éléens se lassèrent les premiers de cette trop paisible existence ? Ils oublièrent leur privilège pour avoir, eux aussi, le droit de se battre, et il est question d’une lutte acharnée qui ensanglanta l’enceinte sacrée de l’Altis, envahie par les Lacédémoniens.

Les grands jeux nationaux nous montrent. la puissance d’attraction et d’agglutination inhérente aux idées religieuses étendant son action, action superficielle, mais visible et persistante, jusqu’aux confins du monde grec. Au delà, il ne reste plus à étudier que les rapports des Grecs avec les peuples qu’ils s’obstinaient à appeler les Barbares. Là, nous nous arrêterons, comme des voyageurs qui ont fixé un terme à leurs explorations et entendent s’y tenir. Sans doute, c’est la religion encore, invoquée de part et d’autre, qui scellait les armistices, pactes et traités passés entre Grecs et Barbares. Son intervention était même d’autant plus nécessaire qu’il n’y avait, pour garantir ces arrangements, ni confiance réciproque, ni souci de l’opinion. L’opinion, en Grèce, considérait les Barbares comme des êtres inférieurs, faits pour être exploités par les gens civilisés.

Aristote, au début de sa Politique, trouve que le Barbare a une nature d’esclave et que tout est dans l’ordre quand l’Hellène commande et que le Barbare obéit. Tite-Live fait dire à un orateur qui veut pousser la Ligue étolienne à s’allier avec Philippe contre les Romains : A l’égard des étrangers, des Barbares, c’est et ce sera pour les Grecs la guerre à perpétuité. Ce n’est pas, en effet, pour des motifs susceptibles de changer d’un jour à l’autre qu’ils sont nos ennemis ; c’est par nature, et la nature est immuable. Les Grecs n’avaient guère pour les Barbares plus de curiosité que de bienveillance. Ils considéraient les langues étrangères comme d’informes jargons et ne songeaient pas à les apprendre ; tout au plus en retenaient-ils quelques bribes à l’usage des faiseurs d’étymologies. Peut-être même, comme le dit malicieusement un personnage d’un dialogue de Platon (Le Politique), les gens du commun se figuraient-ils que tous les Barbares ensemble ne formaient qu’une seule et même engeance.

Cet orgueil national, loin de céder aux humiliations de la décadence, se raidit contre le malheur des temps. Lorsque la Grèce était florissante, les beaux esprits se plaisaient à étonner leurs compatriotes en soutenant, comme Rousseau au siècle dernier, que la civilisation pervertit le bon sens et que les vrais sages se trouvaient chez les Barbares. On entendait parler de Scythes comme Anacharsis et Toxaris, de Gètes comme Zamolxis, qui, venus en Grèce, avaient été pour les hommes les plus remarquables un objet d’admiration. On découvrait que les Grecs avaient emprunté leur théologie à l’Égypte, et leur philosophie par moitié à l’Égypte et à la Chaldée. Mais, quand les Grecs eurent appris à leurs dépens qu’il y avait des peuples plus forts qu’eux, ils se consolèrent en pensant qu’il n’y en avait pas de plus intelligents. Ils goûtèrent le plaisir exquis de recevoir les hommages des Romains leurs vainqueurs, qui se firent leurs disciples et méritèrent à ce prix de ne plus être appelés des Barbares. Ils maintinrent si bien leurs prérogatives que l’hellénisme resta la forme nécessaire et unique de la civilisation et finit par s’assimiler, même au point de vue politique, l’empire romain, devenu l’empire grec.

C’est assez dire que, parmi les institutions politiques et religieuses de la Grèce, nous n’en trouverions aucune qui ait eu pour but de faciliter les rapports entre Grecs et. Barbares. Les Grecs cherchaient, au contraire, à se défendre contre l’intrusion de l’étranger, surtout de l’étranger qui voulait se glisser dans les rangs des vrais Hellènes : Les prêtres donnaient l’exemple de la vigilance. Quand les Eumolpides d’Éleusis annonçaient l’ouverture des Mystères, ils avaient soin d’en interdire l’accès aux Barbares.

Ainsi, Messieurs, la cité envisagée dans ses éléments premiers, dans ses diverses formes de gouvernement, toutes dérivées de la royauté originelle, dans sa renaissance sous forme de colonie ; ensuite la fédération, principalement celle du type amphictyonique ; en dernier lieu, la solidarité de la race entière affirmée par les concours nationaux, tels sont les trois domaines dans lesquels nous aurons à rechercher l’influence des idées et pratiques religieuses sur les institutions.

Cette influence, — peut-être vous en êtes-vous aperçus déjà, — je ne suis nullement disposé à l’exagérer. Je compte même vous faire remarquer que si, en Grèce, la religion est partout, elle n’est entrée nulle part ni dans les profondeurs de la conscience morale, -ni dans les sources alors si limpides de l’intelligence. On ne la voit si bien que parce qu’elle est toute en surface. C’est un décor qu’il ne faut pas oublier si l’on veut comprendre la vie privée et publique des Grecs, leur éducation, leurs créations littéraires et artistiques ; mais c’est un décor qui n’a pas toujours un rapport étroit avec les préoccupations véritables des acteurs et qui tient debout — je vais y insister — par la force de l’habitude.

 

II

 

Messieurs, bien que je doive rencontrer souvent l’occasion de considérer le détail des pratiques religieuses des Grecs, je croirais manquer aux règles d’une bonne méthode si j’entreprenais d’exposer le rôle politique de la religion grecque sans avoir défini, dans la mesure du possible, ce qu’était cette religion, ce qu’elle contenait de notions intellectuelles, d’excitations morales, de menaces, de promesses, associées à la pratique un peu machinale du culte.

Il y a des expressions tellement claires qu’il est impossible de les expliquer, c’est-à-dire de les traduire en termes plus clairs encore. On s’imagine volontiers que le mot religion est du nombre : mais quand on songe à la diversité des religions positives,’dont chacune se croit très différente des autres, et à la diversité non moins grande des opinions émises sur la nature propre de la religion en soi, autrement dit du sentiment, sens ou instinct religieux, on demeure à bon droit perplexe. Il en est qui s’obstinent à chercher le siège du sentiment religieux dans les plus hautes régions de l’âme, celles que dore un reflet de l’infini, où fleurissent l’amour, le dévouement, l’abnégation de soi. C’est là un beau thème à effusions éloquentes ; mais je crains bien que cette psychologie hantée par la vision. du sublime ne soit irrémédiablement’ brouillée avec l’histoire. Elle oblige à considérer comme des déviations et aberrations du sentiment religieux les pratiques cruelles, obscènes ou simplement enfantines, qui constituent’ les cultes primitifs et dont bon nombre se retrouvent, à l’état de survivance, dans les cultes lés plus épurés. On peut même dire que, vu de ces hauteurs, tout culte paraît puéril, et l’on arriverait ainsi à retrancher de la religion le culte, sans lequel elle ne peut vivre. D’autres, à l’extrême opposé, partant de ce principe que l’homme ne s’intéresse qu’à lui-même, font naître la religion sur les tombeaux et voient dans le principe mystérieux qui s’est détaché du cadavre pour errer invisible à travers la Nature la première ébauche de la Divinité. Entre ces deux explications, que j’estime aussi artificielles l’une que l’autre, s’échelonnent quantité de systèmes intermédiaires dont je n’ai heureusement pas à vous entretenir.

Mais ces vues générales, concentrées sur la question d’essence ou d’origine, peuvent passer pour relativement simples si,on les compare aux efforts incohérents qui ont été faits pour soulever, déchirer ou rendre transparent le voile brillant des religions qu’on appelle la mythologie. Aucune religion ne s’est enveloppée d’une parure plus éclatante que la religion grecque. Comme Arachné la fileuse, l’imagination hellénique s’est complue dans son œuvre ; elle a varié à l’infini la trame de ses mythes, les accommodant au goût du jour et aux prétentions locales, brodant des ornements nouveaux sur le rond ancien, avec un parfait dédain de l’unité de doctrine et de l’effet d’ensemble. Je me sers à dessein d’expressions comme voile et parure. C’est qu’en effet, à l’inverse de ce que l’on croit généralement, la mythologie grecque, qui n’a jamais été un dogme, ne tient que par un lien assez lâche à la religion proprement dite. Celle-ci était toute en pratiques et en cérémonies expliquées par des légendes qui, accréditées en certains lieux, étaient contredites par des légendes rivales, accréditées en d’autres lieux, et, par ce seul fait, ne pouvaient se convertir en articles de foi. Aussi, pendant que la religion gardait ses rites traditionnels, qui étaient pour ainsi dire propriété publique clans chaque État, les poètes, moralistes, érudits, purent remanier à leur gré, émonder, disséquer la mythologie, qui n’était la propriété de personne. Dès l’antiquité même, la mythologie grecque a été le sujet de libres discussions, qui, précisément parce qu’elles étaient libres, aboutissaient aux résultats les plus divergents. Il y eut un système d’exégèse historique, qui convertit les légendes en histoire et finit, avec Évhémère, par considérer le panthéon hellénique comme une collection de grands hommes divinisés ; il y eut aussi des systèmes d’exégèse symbolique ou allégorique, au moyen desquels on faisait à volonté de la mythologie un traité de physique, de philosophie, de sciences occultes, ou, par un tour de force plus étonnant encore, un cours de morale. Comme on le voit, les Grecs, qui, une fois devenus chrétiens, furent sans contredit les plus subtils théologiens du monde, avaient acquis à l’avance, dans l’exercice de cet art, une certaine virtuosité. Ils n’auraient rien laissé à dire aux érudits modernes, si ceux-ci, las de ressasser et de combiner à doses variables l’évhémérisme et le symbolisme, ne s’étaient avisés d’employer un outil inconnu de leurs devanciers, la philologie comparée.

M. Max Müller proclama un jour que la mythologie, en général, n’est qu’une maladie du langage. C’est en prenant des métaphores dans le sens littéral, des adjectifs pour des substantifs, des abstractions pour des réalités concrètes, que les peuples indo-européens ont transformé en un inextricable fouillis de mystères un petit nombre d’observations fort simples, tellement simples que celui-ci avec le Jour et la Nuit, celui-là avec l’éclair et le tonnerre, se chargent de tout expliquer.

La découverte de la maladie du langage fit en son temps autant de bruit que celle des microbes. Elle rajeunissait le symbolisme qui, même représenté par un Creuzer et un Gladstone, ne rencontrait plus que des incrédules quand il prétendait avoir retrouvé dans la mythologie classique les débris soit de l’antique sagesse des prêtres chaldéens ou égyptiens, soit de la révélation biblique. Il ne s’agissait plus de secrets que des gens prodigieusement doctes auraient enterrés dans des symboles, comme l’avare enfouit son trésor, ou de Révélation surnaturelle, visible seulement pour les yeux des croyants ; mais, au contraire, d’une théorie qui ne demandait aux peuples primitifs que de la candeur, de l’ignorance et la faculté d’oublier le lendemain ce qu’ils comprenaient la veille. Oui, sans doute ; mais cette faculté d’oublier et de défigurer était prodigieuse pour que, de la rougeur du soleil levant ou d’une pluie d’orage, l’imagination ait pu tirer tant de drames remplis d’adultères, d’incestes et de massacres. Si primitifs qu’on les suppose, il est difficile de croire que les Aryas d’autrefois se soient dupés eux-mêmes à ce point. Aussi, les champions les plus avisés du système essayent maintenant de parer l’objection en substituant à l’altération inconsciente des mots et des idées le déguisement voulu, intentionnel, ce qu’ils appellent la devinette primitive. Il y avait, paraît-il, chez les peuples primitifs, quantité d’esprits retors qui s’amusaient à faire deviner aux autres ce qu’ils dédaignaient de dire simplement. La mythologie est toujours une collection de jeux de mots, mais de jeux de mots faits exprès. Ce sont des énigmes, charades, rébus et calembours dont l’explication, on ne sait trop pourquoi, s’est perdue en route. Je doute fort que cet expédient puisse consolider un système qui croule de toutes parts. Il y a une invraisemblance criante à admettre que les premiers hommes avaient sur la Nature des idées nettes, positives, tandis que leurs descendants ne les comprenaient plus et s’embourbaient de plus en plus dans les métaphores ; à renverser la marche connue des civilisations ; à mettre la lumière au commencement et les ténèbres à la fin. C’est toujours, sous une autre forme, le rêve de l’âge d’or, du temps où l’homme était plus près de Dieu, ou des dieux, ou de la Nature, et en était plus raisonnable ou plus heureux. Enfin, le principal instrument d’exploration employé par la mythologie comparée s’est émoussé. Pour diagnostiquer les maladies du langage, il faut pouvoir remonter au langage primitif, à celui qui était encore sain. Or, les Védas, que l’on prenait pour l’œuvre naïve d’une civilisation naissante, passent maintenant pour des compilations de sacristie, longuement méditées et surchargées à dessein de galimatias hiératique. D’autre part, on ne sait plus où placer le berceau de la race aryenne ; on parle maintenant du nord de l’Europe, et, au train dont vont les choses, le sanscrit, qui sert de pierre de touche pour toutes les étymologies, finira par être classé parmi les plus récents des idiomes indo-européens.

Aussi y a-t-il déjà toute une école, celle des folkloristes, qui recommence à nouveaux frais l’enquête sur les mythologies, en comparant non plus les mots, mais les idées, en les ramenant à leur forme la plus simple, observée chez les peuples plus arriérés, ceux que nous appelons les sauvages.

Messieurs, je résiste de mon mieux aux sollicitations d’un sujet qui foisonne et déborde en dehors du plan que je me suis tracé. Ce n’est pas de la mythologie grecque que je yeux m’occuper ; j’entendais simplement vous avertir que la mythologie n’est point la partie vitale, essentielle de la religion hellénique. Sans doute, l’influence de la théologie d’un Homère, d’un Hésiode, d’un Pindare, n’est point chose négligeable ; mais le fonds de la religion grecque, de celle qui a réellement vécu et produit des effets historiquement appréciables, c’est le culte, ce sont les coutumes implantées et comme rivées par la tradition dans l’organisme même des cités. Ces coutumes suffisent pour restituer l’état d’esprit qui les a’ créées ; elles contiennent, à l’état fossile, pour ainsi dire, l’empreinte des cerveaux d’où elles sont sorties. Obligé d’être bref, je vous demande la permission d’exposer, sans argumentation ni controverse, de quelle façon je les comprends.

Si je commence par déclarer que la plupart de ces coutumes sont archaïques et correspondent à un degré de civilisation tout à fait inférieur, de beaucoup inférieur à celui que suppose la mythologie littéraire, il est presque superflu d’ajouter que nous avons affaire à une religion polythéiste. Toutes les religions sont nées, comme leur rivale et leur héritière, la science, du besoin d’expliquer la Nature,. et tous les cultes sont nés du besoin plus impérieux encore d’établir entre les puissances qui la mènent et l’homme des rapports définis, garantissant à celui-ci la sécurité du présent et l’espoir du lendemain. Or, pas plus que la science, les religions ne sont arrivées du premier coup à concevoir l’unité des forces naturelles. Le prétendu monothéisme des Pélasges, eux-mêmes prétendus ancêtres des Grecs, n’est qu’un hommage peut-être sincère, mais absolument gratuit, à la conception biblique ou symbolique — la différence n’est pas grande- des commencements de la civilisation. M. Renan a été plus poète qu’historien le jour où il a écrit : Le désert est monothéiste. Même dans le désert, où on ne nous dit pas que les Pélasges aient jamais rêvé, il y a la terre et le firmament, et c’est trop encore pour qu’une intelligence fruste arrive à l’idée de force ou moteur unique. A la première oasis, le pèlerin sentira qu’il y a antagonisme entre le soleil qui le brûle et la source qui le rafraîchit.

Du reste, on pourrait soutenir que le monothéisme pur est une conception métaphysique et n’a jamais existé à l’état de religion. La religion veut un culte qui lui permette d’entrer en rapport avec la divinité et d’agir sur sa volonté par le sacrifice et la prière. Or, comment émouvoir un Dieu cristallisé dans ses perfections immuables et dont les volontés sont éternelles ? Aussi les religions les plus monothéistes ont besoin, pour ne pas se laisser envahir par le froid mortel de la métaphysique, d’une certaine dose de polythéisme, qui est leur nourriture humaine et les réchauffe. La plus monothéiste des religions actuelles, l’Islam, a sa démonologie et ses reliques, ses anges et ses saints.

Mais le nom de polythéisme est encore trop relevé pour caractériser la religion primitive des Grecs, celle qui a engendré leur culte. Dans les théologies polythéistes ; les dieux sont les directeurs du grand atelier de la Nature, ou tout au moins des contremaîtres : ce ne sont plus des ouvriers. On ne conçoit pas cependant que l’on puisse se passer d’ouvriers : ceux-ci existent, mais sont relégués dans une catégorie inférieure, celle que les Grecs appelaient démons et les Romains génies. Remontons par la pensée au temps où cette hiérarchie factice n’était pas établie, où cette ligne de démarcation n’était pas tracée ; nous touchons enfin à la forme première des religions, classée par nos savants sous le nom d’animisme.

On étudie aujourd’hui l’animisme chez les Papous, les Nègres et les Peaux-Rouges ; on pourrait presque aussi bien l’observer chez nos enfants, qui le retrouvent d’instinct. Il consiste à penser que tout mouvement dans la Nature est produit, comme les actes humains, par quelque volonté cachée dans l’objet qui se meut ou résiste à l’impulsion. Cette volonté est libre ou contrainte, bienveillante ou malveillante, éprouve ou inspire l’amour ou la haine. Ainsi l’enfant bat l’objet qui l’a heurté et auquel il suppose l’intention de le blesser. Il n’y a pas de différence essentielle entre les êtres animés et les objets en apparence inanimés, encore moins entre l’animal et l’homme. Cette conception satisfait la première, la toute première curiosité de l’esprit. Elle a fait un progrès considérable lorsque des philosophes sans le savoir ont imaginé que les volontés en question ne faisaient pas partie intégrante des objets où elles étaient recélées ; qu’elles y étaient entrées et en pouvaient sortir pour rentrer dans des, objets semblables, ou analogues, ou différents, ou même très différents. Ce fut une idée aussi féconde que celle de la survivance des âmes humaines, et il est même probable que ces deux idées connexes se sont engendrées réciproquement. Voilà donc le monde divisé en deux parties, ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas ; et, dans ce qu’on ne voit pas, des myriades d’êtres errants, des esprits, si vous le voulez, domiciliés au jour, le jour, qui, sont cause de tout ce qu’on voit.

Quel large champ, Messieurs, ouvert à l’imagination, ensemencé par elle, et quelle ample moisson de cultes, de rites de toute sorte, peut en sortir ! N’oubliez pas que le culte est ce qui préoccupe le plus l’homme, qui se sent faible en face de la Nature qu’il ne tient à connaître les puissances qui l’entourent que pour apprendre la façon de traiter avec elles, d’en obtenir des services gratuits ou rémunérés, par accord, par ruse, ou même, si faire se peut, par intimidation. La première chose à faire est d’avoir l’are auquel on s’adresse à la portée de la voix et de la main, de la voix qui prie, de la main qui offre. Pour répondre à ce besoin surgit une classe d’hommes qui savent les moyens d’enchanter, d’attirer, de mener où ils veulent les êtres invisibles ; ils savent même, et c’est sans aucun doute le triomphe de leur art, les enfermer dans le logement qu’ils leur ont choisi, de façon à les rendre abordables en tout temps ou même à les dominer. Les objets — objets quelconques — dans lesquels les esprits sont fixés deviennent des dieux factices (factitii), ou, comme nous le disons d’après la forme portugaise du mot latin, des fétiches.

Avant de vous avouer que les Grecs étaient fétichistes et le sont restés, me permettrez-vous de me dévouer pour mes clients et de vous dire que je ne trouve pas le fétichisme si déraisonnable ? Que même les pratiques matérielles des cultes, en général inintelligibles avec le monothéisme épuré, ne sont réellement en harmonie qu’avec les théologies les plus enfantines ? Gardons-nous de tourner en ridicule ces superstitions, comme nous disons ; elles ont la vie dure, et on en retrouve les racines — souvent même plus que les racines — chez les peuples les plus cultivés. Les Grecs, l’âge de la réflexion une fois venu, ont cherché à déguiser la naïveté de leurs ancêtres ; mais les retouches faites aux légendes n’ont pas fait disparaître les fétiches, obstinément conservés par le culte.

Les fétiches les plus communs chez les peuples orientaux étaient les pierres sacrées ou bétyles, généralement noires et peut-être d’origine météorique. Les pierres sacrées ne manquaient pas en Grèce. Les prêtres de Delphes eux-mêmes n’avaient pas osé expulser de leur temple une certaine pierre sur laquelle on versait de l’huile tous les jours et qu’on habillait de laine les jours de fête. La légende retouchée voulait que ce fût la pierre avalée par Kronos an lieu et place, de Zeus. C’était un fétiche tout comme les Charites d’Orchomène (les Grâces !), figurées par de simples pierres. Fétiche encore, et tout à fait comparable à ceux du Dahomey, ce prétendu Apollon Amycléen, un pilier de trente coudées de haut, debout sur un trône, surmonté d’un casque, et tenant dans des mains informes une lance et un arc. Fétiches toutes ces choses mystérieuses enfermées dans des arches saintes que l’on transportait en grande cérémonie d’un lieu à un autre à certains jours, tous ces palladiums et talismans auxquels était attachée la fortune des cités, tous ces Shiva, troncs d’arbre à peine dégrossis, qui jouissaient d’une vénération refusée aux œuvres des Phidias et des Praxitèle. Fétiches tous ces arbres sacrés dont l’érudit Bôtticher a fait le dénombrement, à commencer par le chêne prophétique de Dodone ; tous ces animaux symboliques qui çà et là grouillaient autour des temples, jusque dans l’Acropole d’Athènes, et dont le plus connu est le serpent d’Épidaure, conservé jusqu’à nos jours dans le blason de la médecine et de la pharmacie.

On retrouve même en Grèce le souvenir tout au moins de cette forme particulière de fétichisme qu’on appelle totémisme, d’un vocable emprunté aux Peaux Rouges, autrement dit le culte des animaux considérés comme incarnation des esprits et ancêtres des familles humaines. C’est ainsi qu’il faut expliquer ces dieux à pieds de bouc, Ægipans, Satyres et Silènes, et aussi les mythes étranges de Zeus promenant, ses fantaisies amoureuses sous la l’orme de taureau ou de cygne, ceux du Minotaure, des Centaures, des dieux déguisés en animaux pour échapper aux géants, et tant d’autres légendes que les Grecs eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de trouver saugrenues. On sait qu’Ovide a fait tout un poème avec les métamorphoses animales, végétales, minérales, des dieux et héros. La forme extérieure importe peu au fétichiste. Il accepte l’incarnation sous forme humaine, mais sa logique préfère que ses esprits ou dieux ne prennent pas l’apparence humaine ; car celle-là, il en tonnait le contenu ordinaire, et il pense que les dieux sont autre chose. Il les loge de préférence dans des formes composites, monstrueuses, qui, créées exprès pour eux, leur constituent une personnalité propre.

Seuls entre tous les peuples connus, les Grecs ont rompu à un certain moment avec cette logique spéciale et attribué à. leurs dieux la l’orme humaine, grandie, embellie, subtilisée, nourrie du nectar et de l’ambroisie qui donnent l’immortalité. Ils sont sortis ou ont voulu sortir par là du fétichisme et mis fin aux transmigrations des esprits. L’anthropomorphisme est devenu le caractère distinctif de la religion grecque, ou plutôt de la théologie poétique. Mais tout l’effort de la civilisation grecque n’a pas réussi à éliminer du culte soit tous les fétiches, soit toutes les pratiques liées au fétichisme. S’ils y avaient réussi, d’ailleurs, les théologiens auraient du même coup tué le culte lui-même, qui, je le répète, ne se comprend bien que soudé aux croyances les plus rudimentaires.

Les esprits de la Nature ou dieux du fétichisme sont pour la plupart incléments et brutaux comme la Nature elle-même. On n’achète leurs services qu’en leur sacrifiant ce qu’ils exigent, et ils ont un regrettable appétit pour la chair humaine. Les sacrifices humains sont, dans toutes les religions primitives, l’offrande par excellence. Chez les peuples civilisés, les dieux se contentent de la chair et du sang des animaux, ou de gâteaux, de libations, de parfums ; ils en viennent même — ô progrès inévitable ! — à aimer les riches demeures, les mobiliers somptueux et les coffres-forts bien garnis. Les temples les plus renommés de la Grèce ont fini par être des banques internationales. Mais le goût originel persiste ; il est sous-entendu — c’est un principe que ne renient pas les théologies les plus raffinées — que le sacrifice d’une vie humaine dépasse en valeur toutes les offrandes qui lui ont été substituées, et, quand les dieux sont en colère, ils n’acceptent pas d’autre paiement.

Ils sont nombreux, j’ai regret à le dire, les cultes qui en Grèce ont exigé des victimes humaines. Laissons de côté les banquets anthropophagiques de Tantale et d’Atrée, les jeunes filles envoyées au Minotaure ou exposées à des monstres divers, Iphigénie immolée par Agamemnon et Polyxène par Achille, les expiations homicides soi-disant ordonnées .par des oracles, toutes légendes significatives, mais enfin placées hors de l’histoire. Il est attesté que la tyrannie des traditions liturgiques a imposé aux Hellènes de l’époque historique des sacrifices humains qui répugnaient à leur philanthropie. Et ce n’était pas seulement de grossiers Arcadiens, adorateurs de Zeus Lykaios, des Thessaliens adorateurs de Zeus Laphystios, des Spartiates, des insulaires, trop fidèles disciples des Phéniciens, qui apaisaient ainsi leurs dieux. On raconte qu’Épiménide purifia la ville d’Athènes avec du sang humain ; que Thémistocle ; avant la bataille de Salamine, immola trois jeunes prisonniers perses à Dionysos Crudivoré (Ώμηστής). Enfin, ce qui est plus certain et aussi plus grave, c’est que le rituel athénien ordonnait de sacrifier tous les ans, aux Thargélies, un couple humain qu’on appelait les φαρμακοί. Nous ignorons seulement si le sacrifice s’accomplissait jusqu’au bout ou si les prêtres déclaraient Artémis satisfaite avec quelques gouttes de sang. J’ajoute, pour atténuer dans une certaine mesure votre réprobation, que, partout où les cultes avaient de ces exigences, on choisissait comme victimes des criminels condamnés à mort pour d’autres raisons, ou, si la cérémonie se réduisait à un simulacre, de pauvres diables payés pour la subir.

Lorsqu’il s’agissait de dieux moins puissants ou d’humeur plus débonnaire, au lieu de satisfaire leurs caprices, on pouvait essayer de l’intimidation. Ainsi, Pan, qui passait partout pour inspirer les terreurs paniques, n’était redoutable que de loin, et ses adorateurs arcadiens en prenaient à leur aise avec lui. Quand ils avaient fait maigre chasse, ils fouettaient son image avec une poignée de tiges d’oignon, pour lui apprendre à mieux rabattre le gibier, au lieu de l’effaroucher.

Je pourrais multiplier ces exemples pour établir le seul fait qu’il, m’importe de retenir : à savoir, que les cultes helléniques, dans leurs parties populaires et vitales, sont restés ce qu’ils étaient aux temps barbares. Mais je crois en avoir assez dit pour caractériser la religion grecque, ou plutôt les religions grecques, car, en fait, chaque cité a la sienne, découpée dans le fonds commun à la race. Vous avez vu, d’un, côté, l’absence de dogmes, remplacés par une mythologie flottante, compilation de légendes locales qui n’a jamais été coordonnée, unifiée, soustraite à la libre discussion ; de l’autre côté, un culte archaïque, fractionné, lui aussi, en rites locaux, qui, obstinément maintenu par le respect des ancêtres et des pactes conclus par eux avec les dieux, a pu être embelli, enrichi de pratiques nouvelles, mais non pas détaché de ses grossières origines.

La seule question que nous ayons maintenant à résoudre est celle-ci : quel genre d’influence pouvait exercer sur les individus, sur les États, une pareille religion ? J’entends, vous le sentez bien, une influence religieuse, exercée sur les consciences, et non pas sur l’art et la littérature. D’influence de cette sorte, la mythologie n’en a exercé aucune, et j’estime que nous ne saurions trop nous en applaudir. Si la religion grecque avait pu instituer tin enseignement dogmatique, cet enseignement eût prévenu, découragé, arrêté la libre recherche des causes ; les cerveaux se, seraient rétrécis par compression ; le flambeau de la science ne se fût pas allumé il y a vingt-cinq siècles sur les bords de la mer Égée et rallumé dans notre Occident à la Renaissance. Mais, en, revanche, le culte, que je vous ai dépeint immobilisé dans sa barbarie native, a été un instrument de civilisation et de progrès. Ne criez pas au paradoxe. Il laissait les intelligences libres, mais il tenait les volontés : il était vraiment la religio au sens propre du mot, la forme propre de l’obligation de conscience. Toute obligation contractée sous la garantie des cérémonies religieuses prenait une force singulière, due non pas au sens moral, mais à la crainte des dieux pris à témoin de l’engagement. Quels étaient ces dieux et de quels châtiments disposaient-ils, il n’était pas nécessaire de le demander à la mythologie. Le peuple avait conservé les terreurs superstitieuses des vieux âges, incorporées aux fétiches qu’ils lui avaient légués ; les hommes éclairés pensaient que les dieux, quels qu’ils fussent, devaient être garants de la bonne foi, et ils inscrivaient eux-mêmes dans l’histoire des exemples terribles de la justice divine. La naïveté même des rites archaïques atteste leur puissance. Pourquoi n’ont-ils pas été supprimés quand ils étaient devenus un anachronisme ou même une offense à la délicatesse des mœurs adoucies ? Parce qu’ils représentaient des engagements pris par les ancêtres avec les dieux protecteurs de la société, et que nul n’eût osé y toucher sans le consentement de ces puissances invisibles. Toute modification n’était pas impossible ; mais il y fallait une extrême prudence, des consultations minutieuses pour constater l’acquiescement des dieux. On se tournait alors, je vous l’ai déjà dit et aurai l’occasion de le répéter, vers les oracles ; mais l’oracle de Delphes lui-même ne parvenait pas à rassurer tout le monde, car on doutait plus aisément de sa véracité que de la force obligatoire des traditions nationales. C’est grâce à ce sentiment de la religion ou obligation que les sociétés ont pu naître et durer.

En résumé, si les Grecs ont heureusement secoué tout joug intellectuel, ils ont accepté, avec un merveilleux discernement, le joug dont ils avaient besoin, l’obligation de rester fidèles aux usages établis, aux promesses et conventions faites sous l’œil des dieux, en leur présence, présence constatée par les hommages du culte. L’artificieux Ulysse était un modèle fort admiré en Grèce : il fallait, pour contraindre ces trop ingénieux esprits, un frein que chacun ne pût pas desserrer à son gré. La religion, sous forme de culte reconnu et partagé, est l’élément qui chez eux donne aux organismes politiques cohésion et stabilité. Je l’affirme aujourd’hui ; ma tâche de cette année consistera à le démontrer.

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (9 déc. 1892).