HISTOIRE DES LAGIDES

TOME DEUXIÈME. — DÉCADENCE ET FIN DE LA DYNASTIE (181-30 avant J.-C.)

 

CHAPITRE XV. — LE RÈGNE DE CLÉOPATRE VI PHILOPATOR (51-30). PTOLÉMÉE XIV PHILOPATOR (51-47). PTOLÉMÉE XV PHILOPATOR (47-44). PTOLÉMÉE XVI (CÆSAR) PHILOPATOR PHILOMÉTOR (43-30).

 

 

§ I. — CLÉOPATRE VI PHILOPATOR ET PTOLÉMÉE XIV PHILOPATOR (51-47).

C’était un étrange couple que celui qui s’assit en 51 sur le trône des Pharaons. La reine Cléopâtre (VI) avait environ dix-sept ans, et son frère tout au plus dix[1]. On devine quelle avait dû âtre l’éducation de ces princes, élevés dans une cour corrompue, au milieu de flatteurs sans vergogne et d’agioteurs sans conscience, n’ayant gardé de leurs impressions d’enfance que le souvenir de discordes domestiques, d’intrigues ténébreuses, et une vague terreur des soulèvements populaires aussi bien que de l’insolence des Romains. Aussi ne s’étonne-t-on pas de retrouver tous les vices héréditaires de la dynastie accumulés dans le tempérament de la belle, ambitieuse et impudente courtisane, qui, comme une fleur vénéneuse éclose sur une tige malsaine, allait être la dernière gloire et la dernière flétrissure de la maison des Lagides[2]. Ce que la légende lui prodigue et que l’histoire ne lui conteste pas, c’est le don de plaire, une puissance de séduction qui tenait moins peut-être à sa beauté qu’à la vivacité et à la souplesse de son intelligence. Plutarque prétend que Cléopâtre savait presque toutes les langues orientales, tandis que ses ancêtres n’avaient jamais eu la curiosité ou la patience d’apprendre l’égyptien et que certains d’entre eux avaient même oublié le parler macédonien[3]. Sa langue, dit-il, était comme un instrument à plusieurs cordes, et la douceur de sa voix ajoutait au charme de sa conversation. C’est un trait de ressemblance de plus avec les courtisanes célèbres de l’antiquité, de celles qui brillaient aux dépens des honnêtes femmes condamnées à vivre, ignorantes et vulgaires, dans l’ombre du gynécée.

Cléopâtre joignait à ses talents une volonté énergique. Elle n’entendait pas se contenter du titre de reine ; elle voulait régner. De là des froissements et bientôt des conflits avec l’espèce de triumvirat qui administrait le royaume au nom du jeune Ptolémée XIV. C’étaient l’eunuque Pothin, le nourricier de l’enfant, le maître de rhétorique Théodote de Chios et l’Égyptien Achillas, trois valets de chambre qui avaient pris goût au métier de ministres et dont l’un était la tête, l’autre la langue, et le troisième le bras de l’association[4]. Autant qu’on en peut juger par les événements extérieurs, Cléopâtre n’était pas précisément populaire à Alexandrie. Les régents eurent sans doute l’adresse de lui laisser la responsabilité de la politique étrangère, c’est-à-dire des complaisances que les Romains se croyaient en droit d’exiger des enfants de leur protégé. C’était là le point délicat, toujours douloureux, et depuis longtemps, à l’amour-propre des Alexandrins.

Il y eut, tout au début du règne, une affaire fâcheuse dont les causes sont pour nous assez énigmatiques. On a vu plus haut que Gabinius avait laissé à Ptolémée Aulète, pour protéger sa personne, un corps de mercenaires, la plupart Gaulois et Germains. Ces gardes du corps avaient trouvé le séjour d’Alexandrie fort à leur gré ; ils cessaient peu à peu de se considérer comme des soldats romains et fraternisaient volontiers avec la population. La plupart d’entre eux s’étaient mis en ménage et avaient des enfants. Ils durent être désagréablement surpris lorsque le proconsul de Syrie, M. Calpurnius Bibulus, leur envoya deux de ses fils pour les inviter à le rejoindre en Syrie, où il s’attendait à être attaqué par les Parthes. De quel droit ce Bibulus, l’ennemi de César, de Pompée et de Gabinius, l’homme qui s’était opposé de toutes ses forces à la restauration de Ptolémée Aulète, venait-il leur donner des ordres ? Voulait-il, par hasard, sous un fallacieux prétexte, reprendre ses anciennes menées et défaire ce qu’ils avaient fait ? Les Gabiniens accueillirent les deux jeunes gens par des insultes, et il se trouva parmi eux des furieux qui les massacrèrent[5]. Il n’est pas sûr qu’Achillas ait approuvé ce lâche assassinat ; mais ce fut Cléopâtre qui se chargea de le punir. Elle envoya les meurtriers tout garrottés à Bibulus pour qu’il tirât vengeance du crime. Mais le Romain renvoya sur le champ à Cléopâtre les bourreaux de son sang intacts, disant que le droit d’infliger le châtiment appartenait non à lui, mais au Sénat[6]. L’affaire ne paraît pas avoir eu d’autre suite : le Sénat avait d’autres soucis. On était à la veille de la crise que faisait prévoir la rivalité, déjà tournée en hostilités prémonitoires, de Pompée et de César.

Les Alexandrins en ressentirent les premières secousses, et l’avenir leur réservait dans ce grand drame un des premiers rôles. Pompée se considérait comme le patron de la dynastie[7] et ne supposait pas que des Lagides pussent lui refuser quelque chose. Au moment où il rassemblait toutes les forces de l’Orient pour lutter contre César, il envoya son fils aîné Cneius à Alexandrie, avec mission d’en ramener des navires, des soldats et des subsides. L’Égypte ne pouvait que perdre à sortir de sa neutralité et à prendre parti dans la guerre civile qui allait s’allumer, mais personne n’eût osé éconduire un tel solliciteur. Cléopâtre fit les yeux doux au jeune Pompée et eut la satisfaction d’essayer sur lui le pouvoir de ses charmes[8]. Cneius Pompée repartit avec une escadre égyptienne de cinquante ou soixante navires, sur lesquels il embarqua cinq cents hommes de la garnison laissée par Gabinius et une provision de blé (49)[9]. Du reste, il ne sut pas faire usage utile de ce contingent, qui alla grossir l’immense flotte stationnée à Dyrrhachion sous le commandement en chef de M. Bibulus. Cette flotte laissa les légions de César traverser l’Adriatique, et Pompée lui-même se priva de son concours en allant chercher son destin dans les plaines de Thessalie. Après Pharsale (9 août), l’escadre égyptienne rentra à Alexandrie sans avoir rien fait, ramenant avec elle les Gabiniens[10].

Il est à supposer que les Alexandrins ne virent pas sans un certain dépit le gracieux accueil fait à Cn. Pompée, et ils durent crier à la trahison quand leurs vaisseaux de guerre partirent pour prendre part, sans intérêt aucun, aux querelles intestines de ces arrogants et odieux Romains. Les régents surent tourner contre Cléopâtre le mécontentement populaire. On se persuada qu’elle poursuivait quelque but inavoué et qu’elle se préparait à détrôner son frère-époux[11]. Bref, quelque temps avant Pharsale, et dans des circonstances que nous ignorons, elle fut expulsée d’Alexandrie[12]. Mais Cléopâtre n’était pas femme à abandonner ainsi la partie. Elle se réfugia soit dans la Thébaïde, où un chroniqueur byzantin prétend qu’elle fut exilée[13], soit plutôt chez les tribus arabes qui confinaient à la frontière orientale de l’Égypte, et elle se mit à recruter des mercenaires pour rentrer de force à Alexandrie. Il fallait se hâter de lui fermer le passage. Les régents, emmenant avec eux le jeune roi, allèrent se poster avec une armée en avant de Péluse, au promontoire Kasion, à courte distance du camp de Cléopâtre[14]. C’est là que, le 28 septembre de l’an 48, le vaincu de Pharsale vint leur demander asile et qu’eut lieu la scène tragique dont le souvenir a été depuis lors pour les historiens, les moralistes, les poètes, les déclamateurs, un inépuisable sujet de réflexions[15].

Affolé et comme frappé de stupeur par sa défaite, Pompée n’avait pas songé à réunir les imposants débris de ses forces ; il avait déserté le premier sa propre cause et courbé la tête sous l’arrêt du destin. Depuis quarante jours, il errait incertain, irrésolu, le long des rivages de la mer Égée, partout précédé par la fatale nouvelle et n’osant, au moment d’aborder, ni affronter la pitié, ni braver les refus. On l’avait vu, monté sur un bateau de transports, à Amphipolis, à Mitylène, où il avait pris à bord sa femme Cornélie avec son fils cadet Sextus et loué quelques embarcations supplémentaires pour recueillir çà et là des compagnons d’infortune ; puis à Attalia en Pamphylie, à Sydra en Cilicie. Là, après avoir parlé un instant de se réfugier chez les Parthes, il s’était décidé, sur le conseil de son ami Théophane de Mitylène, à faire voile pour l’Égypte, où la reconnaissance des enfants de Ptolémée Aulète lui permettait de compter sur une généreuse hospitalité. C’est à Cypre sans doute qu’il fut informé des derniers événements survenus en Égypte. C’était pour lui un contretemps fâcheux ; il ne pouvait plus mettre le cap sur Alexandrie. Mais, d’autre part, on venait de lui signifier que, du consentement unanime des habitants d’Antioche et des négociants romains qui y résidaient, l’accès d’Antioche lui était interdit[16]. Enfin, il se décida à aller trouver les gouvernants égyptiens là où ils étaient. Et maintenant, il arrivait avec une flottille et deux mille hommes recrutés en route un peu au hasard, des domestiques plutôt que des soldats[17].

Les navires restèrent prudemment au large, pendant que débarquaient les parlementaires envoyés par Pompée. Ceux-ci demandèrent au roi l’hospitalité pour l’ami de son père ; puis, rencontrant dans l’armée égyptienne d’anciens soldats de Pompée, les Gabiniens, ils eurent le tort de lier conversation avec eux et de leur recommander directement l’infortuné général, les exhortant à remplir leur devoir envers Pompée et à ne pas mépriser sa fortune[18]. Pothin, qui ne voulait ni de Pompée ni de César en Égypte, et qui pensait que recevoir l’un, c’était attirer l’autre, prit bonne note de cette incorrection. Dans le conseil convoqué par lui, les opinions les plus diverses se firent jour. Les uns, comme le vieil Achorée de Lucain[19], rappelèrent que Pompée était pour eux un ami et un allié ; les autres jugeaient prudent de ne pas le recevoir. Théodote, le professeur de rhétorique, développa en belles phrases les idées de Pothin. Recevoir Pompée, dit-il en substance, c’est se donner César pour ennemi et Pompée pour maître ; le repousser, c’est faire que Pompée nous en voudra de l’avoir chassé, et César d’être obligé de le poursuivre. Le mieux est donc de l’envoyer chercher et de le faire périr. Ainsi, nous obligerons l’un sans avoir à redouter l’autre. Et il ajouta, dit-on, en souriant : un mort ne mord pas[20].

La mort de Pompée fut donc résolue et Achillas chargé de l’exécution. Il y fallait une certaine habileté : il s’agissait de ne pas éveiller la défiance de Pompée, qui aurait pu s’enfuir ; de l’éloigner des siens, qui auraient pu le défendre ; et de le tuer avant qu’il ne fût arrivé à terre, où ses vétérans, déjà prévenus, auraient pu le protéger. Le reste importait peu : il serait en tout cas facile de cerner la flottille pompéienne pendant que son attention serait absorbée par les péripéties du drame et de la prendre comme dans un filet. L’abominable plan fut suivi de point en point. Pendant que les envoyés de Pompée allaient porter à leur maître l’invitation royale, Achillas, accompagné de deux officiers gabiniens qui avaient accepté ce triste rôle, le tribun militaire L. Septimius et le centurion Salvius, et de trois ou quatre valets, Achillas, dis-je, monta dans une simple barque de pêcheur, où il n’y avait plus de place que pour quelques personnes. C’était une précaution prise pour isoler Pompée et prévenir toute résistance de sa part. En même temps, l’armée se déployait sur le rivage, le roi, vêtu de pourpre, au milieu, et les vaisseaux de guerre se garnissaient de leurs équipages. Ces allures étranges, tant de pompe, d’une part, de l’autre, une mauvaise barque pour aller chercher l’hôte du roi, parurent suspectes aux amis de Pompée. Il était encore temps de fuir : Pompée attendit. Cependant le bateau s’approcha, et Septimius, s’étant levé le premier, salua Pompée en latin du titre d’Imperator. Achillas lui fit ses politesses en grec et l’invita à descendre dans la barque, sous prétexte qu’il y avait beaucoup de bas-fonds, et que, à cause des bancs de sable, la mer n’avait pas assez d’eau pour porter une trière. — Pompée embrasse Cornélie, qui le pleurait déjà comme perdu, et il ordonne à deux centurions de sa suite, à son affranchi Philippe et à un serviteur nommé Scythès, d’embarquer avant lui. Au moment où Achillas lui tendait la main du bateau, se retournant vers sa femme et son fils, il prononça ces vers de Sophocle : Tout homme qui entre chez un tyran est son esclave, y fût-il venu libre. Ce furent les dernières paroles qu’il adressa aux siens, et il entra dans la barque.

La distance était longue de la trière au rivage. Comme, durant le trajet, personne ne lui adressait un mot aimable, il se tourna vers Septimius. N’avons-nous pas, dit-il, si je ne me trompe, fait la guerre ensemble ? Septimius ne fit qu’un signe de tête, sans une parole, sans marque d’intérêt. Il se fit de nouveau un profond silence. Pompée prit un petit cahier où il avait écrit un discours en grec qu’il se proposait d’adresser à Ptolémée, et se mit à lire. Lorsqu’ils furent près de terre, Cornélie, inquiète, regardait avec ses amis, du haut de la trière, ce qui allait arriver. Elle commençait à se rassurer en voyant les gens du roi venir en foule au débarquement, comme pour le recevoir avec honneur. A ce moment, Pompée prenait la main de Philippe pour se lever plus facilement. Septimius lui porte par derrière un premier coup d’épée au travers du corps ; puis Salvius après lui, puis Achillas tirèrent leurs coutelas. Pompée, prenant sa toge des deux mains, s’en couvre le visage, et, sans rien dire ni faire d’indigne de lui, poussant simplement un soupir, s’abandonne à leurs coups. Ceux qui étaient dans le navire, voyant ce meurtre, poussèrent des lamentations qui retentirent jusqu’au rivage et prirent la fuite, après avoir levé les ancres en toute hâte. Ils eurent un vent excellent pour gagner la haute mer, si bien que les Égyptiens renoncèrent à les poursuivre. Les assassins coupèrent la tête de Pompée et jetèrent hors de la barque le corps tout nu, le laissant aux curieux de ce spectacle. Philippe resta près de lui, jusqu’à ce qu’ils en eussent rassasié leurs regards : après quoi, il lava le corps dans la mer et l’enveloppa, n’ayant pas autre chose, dans une de ses tuniques. Puis, regardant autour de lui sur la grève, il trouva des débris d’un petit bateau, pourris de vétusté, mais suffisants pour faire un bûcher à un cadavre nu et qui n’était plus entier. Pendant qu’il ramassait et mettait en tas ces débris, survint un Romain déjà vieux et qui, dans sa jeunesse, avait fait ses premières campagnes sous Pompée. Qui es-tu, l’ami, dit-il, toi qui prépares les funérailles du grand Pompée ? Son affranchi, répondit Philippe. — Eh bien ! reprit l’inconnu, tu n’auras pas seul cet honneur. Laisse-moi m’associer à cette pieuse trouvaille, pour que mon séjour à l’étranger me procure au moins, en compensation de tant de chagrins qu’il m’a causés, la consolation de toucher et d’ensevelir de mes mains le plus grand capitaine de Rome. Telles furent les funérailles de Pompée. Le lendemain, L. Lentulus, ignorant ce qui s’était passé, car il venait de Cypre, et longeant la côte, vit le feu du bûcher, et, auprès, Philippe, qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Quel est donc, dit-il, celui qui a achevé ici sa destinée et est entré dans le repos ? Puis, un moment après et avec un soupir : Peut-être, dit-il, est-ce toi, Pompée le Grand ! Peu de temps après, il débarqua, fut pris et mis à mort. Telle fut la fin de Pompée[21].

Nous n’avons pas voulu remplacer par une sèche analyse le récit classique de Plutarque. Il y a fort à parier que l’art y a corrigé la triviale brutalité des faits, et que le hasard n’a pas été assez intelligent pour amener au moment voulu le vétéran attendri, ou pour faire passer dans la lueur du bûcher le navire qui portait cet autre exilé, amené, lui aussi, au bourreau par le caprice du destin. Mais le tableau est fait de main de maître, et il est maintenant plus vrai que la réalité même, car il traduit en symboles vivants, habilement groupés dans la perspective, l’afflux d’idées et de sentiments qu’éveille dans l’âme la claire vue du néant des choses humaines. Lucain n’y ajoute que des détails oiseux et des déclamations importunes, plus propres à distraire l’attention qu’à l’enfoncer dans la mélancolie des méditations solitaires. Comme avant lui César, comme après lui Appien, Plutarque rejette la responsabilité du crime sur ses véritables auteurs ; il épargne le malheureux adolescent qui assistait du haut de son trône à l’odieux forfait[22]. Ce sont les invectives de Lucain qui, à treize siècles de distance, ont excité l’indignation de Dante et lui ont fait graver sur un cercle de l’enfer le nom de Ptolémée, comme symbole de traîtrise, au plus profond du gouffre, au dessous de Caïn, au dessous d’Anténor, à côté de Judas[23].

Quelques jours après la mort de Pompée, César, qui s’était lancé sur les traces de son adversaire, arrivait à Alexandrie[24]. Pour aller plus vite, il n’avait pris avec lui que deux légions, réduites à 3.200 hommes en tout et 800 cavaliers. Bien qu’il comptât sur le bruit de sa victoire pour lui ouvrir toutes les portes et qu’il n’eût pas une haute opinion du courage des Alexandrins, il se garda de débarquer avant d’avoir pris ses informations. L’Égypte, qui s’était alliée officiellement avec Pompée, était pour lui une terre ennemie, et il devait s’attendre à trouver Pompée lui-même organisant la résistance dans Alexandrie. Pendant qu’il prenait ses précautions, on fut informé à Péluse de son arrivée. Le régent Théodote vint lui apporter à son bord l’horrible trophée que les assassins avaient évidemment gardé pour cet usage, la tête et l’anneau de Pompée. César, le voile une fois levé, s’assura qu’il n’était point dupe de quelque supercherie ; puis, les larmes lui vinrent aux yeux, larmes sincères sans doute, car il y a place dans l’âme humaine pour des sentiments complexes, et César n’était ni une intelligence étroite ni un cœur sans pitié[25]. Rassuré alors, et même plus complètement qu’il n’aurait dû, César débarqua[26] et entra, précédé de ses licteurs, dans la grande ville. Il s’aperçut aussitôt que les Alexandrins n’entendaient pas lui laisser prendre chez eux ces allures de consul romain et de conquérant. La garnison était en rumeur, et la foule se pressait menaçante autour du cortège. Que venait faire cet étranger dans la capitale, pendant que le souverain et son armée étaient absents[27] ? Allait-on le laisser s’installer ainsi dans le palais des Ptolémées et exiger des Alexandrins une obéissance qu’ils ne devaient qu’à leur roi ? N’était-ce pas l’homme qui avait cherché déjà plus d’une fois à confisquer l’Égypte, et qui, en attendant l’occasion favorable, avait, au grand dommage du pauvre peuple, épuisé le Trésor sous le précédent règne ? Sans doute, il était encore créancier de la famille royale, et il venait se saisir de son gage[28] ; sans doute aussi, il allait profiter de la querelle survenue entre Ptolémée et Cléopâtre pour disposer à son gré de la couronne et la vendre encore une fois au plus offrant. La colère de ce peuple, que César avait cru plus docile, ne tarda pas à se faire sentir. Dès le premier jour, il y eut des rixes ; les jours suivants, on joua du couteau dans les différents quartiers de la ville, où quantité de soldats romains furent assassinés[29].

En fait, les Alexandrins ne se trompaient pas. C’était bien en maure, en arbitre, en créancier aussi, que César entrait et prétendait rester aussi longtemps qu’il lui plairait à Alexandrie. Sans se préoccuper autrement des clameurs d’une populace qu’il méprisait et que tiendraient bientôt en respect les légions mandées par lui d’Asie, il commença par évoquer à son tribunal le litige dynastique, en sa qualité de consul et de promoteur du traité qui avait, onze ans auparavant, reconnu à Ptolémée Aulète le titre de roi légitime et d’allié du peuple romain. Il signifia à Ptolémée XIV et à Cléopâtre qu’il leur saurait gré de licencier leurs armées et de venir lui soumettre leur différend. Le premier ministre Pothin se décida à ramener le jeune roi à Alexandrie[30] ; mais il n’eut garde de congédier ses soldats, qu’il laissa à Péluse sous le commandement d’Achillas. Cléopâtre, qui, se sentant plus faible, ne pouvait que gagner à un arbitrage, obéit avec empressement aux injonctions de César. Comme elle n’osait Pas encore se risquer, sans autre précaution, sur le sol de l’Égypte, elle négocia avec César par des intermédiaires qui sondèrent le terrain et le trouvèrent très favorable[31]. Elle apprit par eux, si elle ne le savait déjà, que le consul-dictateur était fort sensible aux charmes du beau sexe, et que, auprès de ce descendant de Vénus, elle ne saurait avoir de meilleur avocat qu’elle-même[32]. La royale courtisane combina son plan en conséquence. Invitée par César lui-même à presser son retour, elle s’approcha d’Alexandrie sans donner l’éveil à la police de Pothin ; puis, par une nuit favorable, son compagnon et confident Apollodore de Sicile l’amena dans une petite barque en face du palais, où il l’introduisit roulée dans une couverture[33].

César admira l’esprit inventif de sa belle cliente et céda de bonne grâce à l’irrésistible séduction de ses attraits. Éblouissante à voir, suave à entendre, suivant l’expression de Dion Cassius, l’enchanteresse eut bientôt cause gagnée : ses yeux suppliants et sa douce voix valaient les meilleurs arguments du monde[34]. Du reste, sa cause en elle-même était juste : elle ne demandait que la restitution de l’état de choses établi par le testament de Ptolémée Aulète et défait par la violence. Dion Cassius rapporte que, dès le lendemain, César envoya chercher le jeune roi pour le réconcilier séance tenante avec sa sœur ; mais que Ptolémée, à la vue de Cléopâtre, entra dans une violente colère, jeta à terre son diadème et courut ameuter le peuple en criant à la trahison ; que le palais, où le roi avait été ramené de force par les soldats de César, fut bientôt assiégé par terre et par mer ; que César, effrayé de ce soulèvement, prit le parti, pour l’apaiser, de se rendre avec Ptolémée et Cléopâtre à une assemblée plénière du peuple, où il fit lire le testament de Ptolémée Aulète. Là, il démontra la parfaite légalité de son intervention, la conformité de sa sentence arbitrale avec les intentions du feu roi, et acheva de calmer les esprits en promettant de restituer à l’Égypte l’île de Cypre, qui serait attribuée en apanage aux deux autres enfants de Ptolémée Aulète, Arsinoé et Ptolémée le cadet. Cette espèce de prologue de la Guerre alexandrine se concilie difficilement avec les autres témoignages, et la prétendue cession de l’île de Cypre, alors province romaine, pourrait n’être qu’une réminiscence des règnes antérieurs[35]. En tout cas, ce n’était qu’une promesse, un expédient de circonstance sur lequel il serait toujours temps de revenir. Il est probable que Dion Cassius s’est exagéré la gravité de ce premier tressaillement populaire et que l’émeute fut conjurée avant d’éclater, par des pourparlers à l’amiable. La réconciliation entre le frère et la sœur eut donc lieu, suivant le désir de César, et fut célébrée par un grand festin[36]. Elle aurait pu être sincère, si les conseillers du roi avaient su se résigner à leur propre déchéance ; mais elle n’amena qu’une détente apparente, durant laquelle chacun des deux partis s’efforçait de ne pas être dupe de l’autre.

César avait l’œil sur les menées de Pothin, qui avait déjà essayé, parait-il, de l’empoisonner, et il se gardait bien soit de partir, soit de laisser échapper le roi, qui, en réalité, lui servait d’otage et se trouvait prisonnier dans son propre palais[37]. Il affectait, pour sa part, une grande tranquillité, se promenant par la ville, assistant avec le public aux cours de philosophie et passant volontiers les nuits en festins, ce qui était encore une façon d’associer la vigilance au plaisir[38]. Pothin, de son côté, poussait à une rupture qu’il avait intérêt à brusquer, sans attendre que le Romain eût fait venir d’autres troupes à Alexandrie. Ses agents travaillaient l’opinion populaire, déplorant l’humiliation du roi, insinuant que César se réservait de l’écarter tout à fait pour donner la souveraineté à sa concubine, si l’on n’y mettait bon ordre. En même temps, il irritait les soldats romains en ne leur donnant pour rations que du vieux blé gâté, le roi en le condamnant à manger dans de la vaisselle commune, sous prétexte que César avait reçu en nantissement la vaisselle d’or et d’argent, et César lui-même en refusant de lui rembourser le reliquat de sa créance avant qu’il ne fût parti[39]. Il poussa l’habileté jusqu’à dépouiller les temples, en faisant savoir qu’il y était contraint par les exigences de César et la pénurie du Trésor, de façon à exalter le fanatisme religieux chez les Égyptiens de race, indifférents aux querelles politiques[40]. Quand il jugea le moment venu, il envoya ses instructions à Achillas, qui, laissant à Péluse une garnison assez forte pour intercepter le passage aux légions césariennes d’Asie, marcha sur Alexandrie avec 2.000 cavaliers et 20.000 hommes de pied[41]. Il était évident que, à l’approche de l’armée égyptienne, la capitale, une ville de trois cent mille âmes[42], allait se soulever d’un élan irrésistible, et que César, pour s’être oublié trop longtemps dans les bras de Cléopâtre, allait être pris au piège.

On ne peut pas tout à fait croire César sur parole quand il assure qu’il était forcément retenu à Alexandrie par les vents étésiens, qui sont des plus contraires à ceux qui partent de ce port[43]. Le grand homme, avec une pudeur dont il faut lui savoir gré, jette un voile discret sur la véritable cause de son imprudence. C’était, en effet, une imprudence — l’événement le prouva assez — que de courir le risque d’être enfermé dans une ville populeuse, animée de sentiments hostiles, avec des forces tout à fait insuffisantes. L’armée d’Achillas n’était nullement à dédaigner. Elle se composait de Gabiniens, c’est-à-dire de vétérans qui, pour avoir désappris la discipline romaine, n’avaient point oublié pour cela leur ancien métier ; de pirates, de bandits recrutés en Cilicie et en Syrie, de déserteurs, d’exilés, d’esclaves et de forçats en rupture de ban ; tous gens aguerris par une longue série d’aventures et vieillis dans les nombreuses guerres d’Alexandrie, héros d’émeutes et artistes en barricades[44]. César, au contraire, n’avait avec lui que des légionnaires, trop peu nombreux pour qu’il pût livrer bataille hors de la ville et inexpérimentés dans la guerre des rues. Quand César fut informé des mouvements de l’armée égyptienne, il fit prendre les armes à ses soldats et invita le roi à arrêter lui-même la marche d’Achillas en lui signifiant ses volontés. La cour envoya donc à la rencontre du général deux personnages considérables, Dioscoride et Sérapion : mais Achillas, sans vouloir les entendre, donna ordre de les mettre à mort. L’un fut tué, et l’autre emporté par les siens en piteux état. Il n’y avait plus à. parlementer, mais à combattre[45].

Pour suivre les péripéties de la Guerre alexandrine[46], il faut se rendre un compte exact de la disposition des lieux qui en furent le théâtre. Alexandrie, bâtie à 18 km. de la Bouche Canopique sur l’étroite langue de terre qui s’étend entre le lac Maréotis et la mer, formait un parallélogramme allongé, de 30 stades (4 km. 725) environ sur une largeur moyenne de 7 à 8 stades, orienté du S.-O. au N.-E. Ce parallélogramme, sillonné de larges rues rectilignes parallèles aux axes et perpendiculaires entre elles, comprenait deux parties distinctes, subdivisées elles-mêmes en quartiers : Rhakotis ou la Ville-Vieille, au S.-O., avec l’acropole et le Serapeum, et au N.-E., Bruchion, où se trouvaient le palais royal, le Musée, le Stade et le Gymnase. La rade, fermée du côté de la haute mer par l’île de Pharos, était divisée au milieu par une digue artificielle (Heplastadion) menée du quai à peu près dans l’axe de la rue transversale qui séparait Bruchion de Rhakotis, et formait ainsi deux ports communiquant entre eux par deux passages ménagés dans la digue : le Grand-Port en face de Bruchion, l’Eunostos ou Port du Bon-Retour, en face de Rhakotis. Le Grand-Port, limité du côté de l’E. par la pointe de Lochias, s’ouvrait au N. sur la haute mer par une entrée ou passe assez difficile, resserrée entre la célèbre tour du Phare et les récifs de l’Acrolochias. L’Eunostos était largement ouvert au S.-0. et offrait un abri moins sûr ; mais dans l’Eunostos même, au milieu du quai de Rhakotis, était ménagé un petit bassin dit la Cassette (Ht.66)T6ç), où venait déboucher un canal mettant le lac Maréotis en communication avec la mer et conduisant, par une branche latérale qui tournait à l’E. en longeant le lac Maréotis, jusqu’au bras Canopique du Nil. Comme il n’y avait dans Alexandrie ni sources, ni puits, c’est ce canal latéral qui l’approvisionnait d’eau douce. Cette eau, souvent limoneuse, était amenée par des conduites souterraines dans des citernes, où elle se clarifiait par le repos[47].

César se trouvait donc, avec la cour, dans le palais royal, non loin de l’angle S.-E. du Grand-Port, sa petite armée occupant les rues et maisons d’alentour, lorsque les troupes d’Achillas débouchèrent par la porte Canopique et prirent possession du reste de la ville. Aussitôt l’effervescence prévue se manifesta. Le mot d’ordre fut de courir au palais pour délivrer le roi et exterminer les insolents étrangers qui se croyaient déjà en pays conquis[48]. Achillas se hâta de cerner le quartier où les Romains s’étaient retranchés, mais les premières tentatives ne tournèrent pas à son avantage. Il trouva les rues barrées par des cohortes et les maisons transformées en forteresses. C’est du côté du port que se tourna le principal effort de l’attaque et de la défense. Par une négligence qu’explique à peine le désir de ne pas trahir avant le temps leurs intentions hostiles, les Alexandrins avaient laissé dans le Grand-Port, sans équipages et sans surveillance, toute leur flotte, 72 navires de guerre, y compris les 50 trières et pentères nouvellement revenues de Dyrrhachion. Les troupes d’Achillas cherchèrent à s’en emparer ; mais César, qui se sentait perdu si les ennemis restaient maîtres des communications par mer, réussit à y mettre le feu, ainsi qu’aux navires qui se trouvaient dans les arsenaux. Plus de 110 vaisseaux furent ainsi consumés[49]. L’incendie fut si violent qu’il gagna le quai et les bâtiments avoisinants, les greniers à blé et, au dire des auteurs, la Bibliothèque du Musée. On ne saura jamais ce que coûta à la civilisation cette funeste journée : les évaluations des historiens varient tellement quant au nombre des livres détruits que leurs témoignages sont tous également suspects. Les plus modérés parlent de 400.000 volumes, et ils ne se demandent pas s’il est vraisemblable que la Bibliothèque, qui était à assez grande distance du port, ait été incendiée[50]. Nous ignorons aussi comment César put mettre à l’abri des flammes ses propres navires, qu’il devait préserver à tout prix : sans doute il les avait massés dans le petit port ménagé à l’angle oriental du grand pour le service du palais, et le vent portait d’un autre côté.

Désormais, César ne pouvait plus être bloqué du côté de la mer, à moins que l’ennemi n’eût l’idée de fermer l’entrée du Grand-Port. César y songea avant lui et expédia en toute hâte dans l’Ile de Pharos un poste suffisant pour tenir la passe libre. Lui-même, logé dans un pavillon contigu au théâtre et communiquant par le théâtre avec le port, se trouvait en mesure de correspondre avec le dehors et de tout surveiller autour de lui[51]. Du théâtre il fit sa citadelle et son quartier général : ses soldats, sans expulser les habitants restés avec eux, isolaient et fortifiaient l’espèce de camp où ils étaient enfermés en abattant les maisons qu’ils ne pouvaient occuper et élevant avec leurs débris des ouvrages de défense, qu’ils poussaient dans la direction du lac Maréotis, afin d’avoir par là l’eau douce et le fourrage à portée. En même temps, il dépêchait des messagers en Crète, à Rhodes, en Cilicie, en Syrie, en Arabie même, pour hâter les mouvements de ses légions et de sa flotte, pour demander des approvisionnements et des renforts[52].

Les Alexandrins opposaient à sa ténacité une résolution égale. Ils avaient envoyé dans toute l’Égypte des agents recruteurs qui leur amenèrent un nombre considérable de volontaires, d’armes et de machines de guerre. La ville était devenue à la fois une fabrique d’armes et un camp retranché. Les quartiers éloignés étaient gardés par des milices d’esclaves équipés et nourris aux frais de leurs maîtres ; les cohortes de vétérans se tenaient dans la région centrale, prêtes à se porter, à la première alerte, sur un point quelconque du circuit environnant ; enfin, les assiégeants imitant les assiégés, toutes les rues débouchant au pourtour du refuge des Romains étaient fermées par de triples barricades en pierres de taille de quarante pieds de haut. Dans la partie basse de la ville, du côté de la mer, des tours, les unes fixes, les autres mobiles, complétaient le système de protection imaginé contre les surprises d’un ennemi que l’on savait faible, mais audacieux et habile[53].

Il ne manquait aux Alexandrins que de mettre de leur côté les apparences du bon droit. La famille royale étant censée rester de son plein gré avec César, leur patriotisme même et leur fidélité au roi prenaient une couleur de rébellion. Ils durent considérer comme un incident heureux l’évasion d’Arsinoé, la fille cadette de Ptolémée Aulète, qui s’échappa du palais avec son père nourricier, l’eunuque Ganymède[54], et vint représenter dans le camp alexandrin l’autorité royale (septembre 48). S’ils ne la proclamèrent pas reine, comme le prétend Dion Cassius[55], elle leur tint provisoirement lieu de roi. La fuite d’Arsinoé et sa présence au camp des Alexandrins eut des deux côtés des conséquences inattendues. César profita sans doute de l’occasion pour faire une enquête et intimider la bande d’intrigants dont il se savait entouré. Pothin, pris en flagrant délit de correspondance secrète avec Achillas, fut mis à mort par ordre de César[56]. Du côté des Alexandrins, la présence de la jeune princesse, qui devait assurer l’union, fut au contraire une occasion de discorde. Le crédit dont jouissait Ganymède excita la jalousie d’Achillas, qui n’entendait pas passer du premier plan au second. Le conflit ne dura pas longtemps. Ganymède, qui savait son adversaire prompt aux violences, le prévint en se faisant donner par Arsinoé l’ordre de le mettre à mort[57].

Ganymède devint donc le chef de l’armée alexandrine, et les Romains s’aperçurent bientôt que le nouveau commandant ne manquait ni d’invention, ni d’énergie. Ganymède avait imaginé de réduire les Romains à se rendre ou à quitter la place en les privant d’eau douce. Pour arriver à son but, il barra du côté du fleuve et remplit d’eau de mer, puisée à grand renfort de machines, les conduites qui amenaient l’eau du Nil dans le quartier occupé par César. L’eau des citernes y prit d’abord un goût saumâtre, puis devint tout à fait imputable. Pour le coup, les soldats de César furent consternés ; ils se croyaient perdus et ne parlaient que de fuir. César les calma de son mieux en leur représentant qu’on trouverait infailliblement de l’eau en creusant des puits ; qu’au pis aller, ils pourraient toujours, avec leurs navires, en aller chercher à Parætonion ou du côté opposé[58] ; enfin, que, s’ils faisaient mine de s’embarquer, l’ennemi, qui les guettait, ne leur en laisserait pas le temps et les massacrerait tous. Les centurions eurent ordre de commencer aussitôt le forage des puits, sans discontinuer le travail, de jour et de nuit, et l’on trouva en effet de l’eau potable en abondance. La ruse de Ganymède fut ainsi déjouée.

Sur ces entrefaites arriva au secours de César la 37e légion, expédiée d’Asie par Cn. Domitius Calvinus, avec du blé, des armes et des machines de guerre. Seulement, les navires à voiles qui la portaient furent poussés par le vent d’est au-delà du port d’Alexandrie, où ils n’avaient pu entrer par le mauvais temps, et il fallut que César, prévenu par un aviso à rames, allât à leur rencontre pour les remorquer. Laissant donc ses soldats derrière les retranchements, il partit emmenant avec lui toute sa flotte, montée seulement par les équipages. L’audace lui ayant toujours réussi, il comptait aller et revenir sans encombre. Il avait couru de bien autres risques quand, seul par une nuit noire, il traversait l’Adriatique pour aller chercher ses légions à Brindes. Mais des cavaliers alexandrins, envoyés pour suivre ses mouvements, capturèrent aux environs de Chersonésos, à 11 km. de la ville, des matelots descendus à terre pour y prendre de l’eau. Ils apprirent ainsi que César en personne était sur sa flotte et n’avait pas de soldats avec lui. Aussitôt, les Alexandrins réunirent tout ce qui leur restait de navires dans l’Eunostos et se portèrent à sa rencontre, au moment où il revenait avec ses renforts. Le jour tombait, et César aurait bien voulu éviter un engagement le long d’une côte qu’il connaissait mal ; mais, un vaisseau rhodien s’étant trop écarté et s’étant laissé cerner par l’ennemi, il fallut le secourir, et le combat devint bientôt général. Grâce à l’incomparable habileté des équipages rhodiens, il se termina par la défaite des Alexandrins, que la nuit sauva d’un désastre complet. Le vainqueur ramena dans le Grand-Port ses bâtiments de charge, remorqués à la rame par les vaisseaux de guerre[59].

A ‘partir de ce moment, les deux partis, également obstinés, travaillent à combler les lacunes de leur outillage. Ganymède, comprenant qu’il lui fallait à tout prix une flotte, fit venir à Alexandrie tous les bateaux de douaniers stationnés aux différentes bouches du Nil : on tira des dépôts de vieilles coques qui n’avaient pas pris la mer depuis nombre d’années, et, avec des planches et solives empruntées aux toitures des édifices publics, on les mit en état de naviguer à courte distance. Les Alexandrins eurent ainsi en peu de temps 27 navires de haut bord, sans compter une foule de petites embarcations, à opposer aux 34 vaisseaux de guerre de César. En même temps, Ganymède, maître de l’Heptastade, réussit peut-être à déloger de Pharos la petite garnison que César y avait installée au début des hostilités[60]. Le cercle se resserrait autour des Romains : leur flotte n’était même plus en sécurité dans le Grand-Port, car, par les ouvertures ménagées dans la digue, les Alexandrins lançaient des brûlots et tentaient des surprises. Aussi, tout en cherchant à faire une trouée du côté du lac Maréotis, César n’oublia pas qu’il était encore plus important de ne pas se laisser barrer l’accès de la mer. Il résolut d’aller attaquer la flotte alexandrine, de s’emparer de Pharos et de l’Heptastade, et de refouler ainsi les Alexandrins dans la ville proprement dite.

Il sortit donc du port avec ses 34 navires de guerre, montés par l’élite de ses soldats, contourna l’île de Pharos et vint ranger ses lignes à l’entrée de l’Eunostos. Là, il y eut un moment d’hésitation. Entre la flotte romaine et celle des Alexandrins, qui attendaient l’attaque dans le port même, les gros vaisseaux en avant, les barques et brûlots derrière, s’étendait un banc de sable formant barrière et ne laissant aux vaisseaux de guerre qu’une passe assez resserrée. Ceux qui entreraient les premiers seraient évidemment assaillis et cernés avant que les autres eussent le temps d’arriver à leur secours. Du haut des toits et terrasses, une foule haletante d’émotion, Alexandrins et Romains, suivait du regard les apprêts de la bataille. Enfin, le capitaine rhodien Euphranor se dévoua : il franchit la passe avec quatre navires et sut si habilement manœuvrer qu’il tint en échec toute la flotte alexandrine, pendant que le reste de la flotte romaine entrait à toute vitesse dans le port. Dès lors, les navires ne pouvant plus évoluer dans l’étroit espace où ils étaient enfermés, ce fut un combat corps à corps, où la supériorité du soldat romain décida de la victoire. Les Romains prirent deux navires, en coulèrent trois, et ne perdirent pas un seul des leurs : les bâtiments alexandrins se réfugièrent sous la protection des môles et édifices qui bordaient le quai du côté de la ville. César n’osa les poursuivre jusque-là, mais il se promit de faire mieux quand il serait maître de l’île de Pharos et de l’Heptastade[61].

Aussitôt, le lendemain peut-être, sans laisser aux ennemis le temps de se remettre d’une si chaude alerte, il fit monter sur de petites embarcations dix cohortes et un certain nombre de cavaliers gaulois versés dans l’infanterie légère, avec ordre d’assaillir l’île du côté du port, tandis que lui-même, avec les gros navires, irait faire une fausse attaque du côté opposé. Le plan réussit à merveille. Au début, les gens de Pharos se défendirent avec succès, faisant pleuvoir du haut des maisons une grêle de traits sur les assaillants qui, obligés d’escalader des quais à pic, se heurtant à chaque tentative aux postes armés échelonnés le long du rivage, harcelés par des galères habilement manœuvrées, se trouvaient dans une situation des plus difficiles. Mais, dès que les plus hardis ou les plus heureux eurent trouvé un point accessible et pris pied sur le rivage, la panique se mit parmi les insulaires. Ceux-ci s’enfuirent en désordre, et leur frayeur fut si grande qu’ils ne songèrent même pas à utiliser l’abri de leurs maisons et de leurs tours contre un ennemi qui n’avait apporté avec lui ni claies ni échelles. On les vit se ruer, affolés, du côté de la digue et se jeter à la nage pour gagner le quai de Rhakotis, distant de 800 pas. Les Romains en tuèrent un grand nombre et firent six cents prisonniers. César laissa ses soldats piller à leur aise et fit abattre les maisons[62].

Maître de Pharos, il était en bonne position pour s’emparer de la digue. Les Pharites, dans leur désarroi, avaient abandonné le fortin qui protégeait le pont jeté sur l’ouverture ou passe ménagée dans la digue du côté de l’île : César y installa aussitôt un poste. Le lendemain, il s’empara de l’autre pont, celui qui faisait pendant au premier du côté d’Alexandrie. Puis, sans perdre de temps, il amena sur la digue trois cohortes, qui se mirent, sous sa direction, à barricader l’entrée du pont tournée vers Alexandrie et à combler avec des pierres les passes formées par les arches des deux ponts, de façon à couper toute communication entre le Grand-Port et l’Eunostos. Tout allait à souhait pour les Romains ; mais ils apprirent à leurs dépens que la vigilance leur était aussi nécessaire que l’ardeur. L’une des passes était déjà obstruée et l’on s’occupait de combler l’antre, lorsque les Alexandrins assaillirent brusquement la barricade du pont, pendant que leurs navires s’approchaient de la digue et tiraient sur les légionnaires des trois cohortes. César dirigeait la défense, et il se fût sans doute tiré à son honneur de ce mauvais pas ; mais une partie des équipages de la flotte romaine, moitié par curiosité, moitié par zèle, se porta sans ordre à son secours, sur des canots, et escalada tumultueusement la digue, qui se trouva ainsi encombrée. Le désordre commençait. Les pierres et les balles de fronde qui pleuvaient du haut de la digue tinrent d’abord les Alexandrins à distance ; mais, quelques-uns d’entre eux ayant réussi à débarquer sur un point moins bien gardé et à opérer une attaque de flanc, le désarroi se mit aussitôt dans la cohue pressée autour de César. Les matelots regagnèrent en toute hâte leurs canots, retirant derrière eux les échelles et prenant le large pour empêcher les Alexandrins de les poursuivre. Ébranlés à leur tour par l’exemple de cette fuite désordonnée, voyant que, assaillis par devant, ils étaient maintenant pris à revers et allaient être abandonnés par les navires, les légionnaires lâchèrent pied. Ce fut un sauve-qui-peut général. Les embarcations qui se trouvaient à portée furent envahies et coulèrent sous la surcharge ; ceux qui s’attardèrent sur la digue furent massacrés ; il n’échappa que ceux qui purent gagner à la nage les barques déjà démarrées ou, plus loin, les navires à l’ancre. César lui-même, après avoir vainement essayé de rallier ses hommes, fut entraîné dans la déroute. Quand il vit que son canot était pris d’assaut par les fuyards et allait sombrer sous leur poids, il se jeta à la nage et atteignit ainsi un navire d’où il envoya des embarcations au secours de ses compagnons[63]. On prétendit plus tard qu’il avait franchi à la nage un espace de deux cents pas, élevant au-dessus de l’eau, de la main gauche, des papiers importants qu’il ne voulait pas mouiller et tirant avec les dents son manteau de guerre[64]. C’est là encore, très probablement, un ornement d’un goût douteux ajouté à l’histoire par la légende. Il serait bien étrange que César ait eu sur lui, en un pareil lieu, des documents si précieux, et l’anecdote est démentie par d’autres témoignages au moins aussi croyables. Ceux-ci affirment que le manteau rouge du général resta en guise de trophée aux mains des Alexandrins[65], qui le brûlèrent triomphalement comme représentant César lui-même : quant aux fameux papiers, ils n’en disent mot, et Appien n’aurait pas écrit, s’il y avait cru, que César fut obligé de plonger à plusieurs reprises pour échapper aux traits de l’ennemi. Dans cette malheureuse journée, César perdit environ 400 légionnaires, un nombre plus considérable encore de matelots, et les Alexandrins, de nouveau maîtres de la digue, rouvrirent les passes que les Romains avaient essayé de combler.

Cependant, ce succès des Alexandrins n’avançait guère leurs affaires. César, qu’ils avaient cru mort, leur échappait, et, loin d’être découragés, ses soldats ne demandaient qu’à venger leur affront. On savait d’ailleurs que César attendait des renforts et qu’il lui suffisait de gagner du temps pour accroître ses chances. Enfin, on était mécontent du gouvernement provisoire dirigé par Ganymède, ou du moins le parti de l’opposition était devenu le plus nombreux. Les Alexandrins se décidèrent donc à négocier pour se faire rendre à l’amiable leur roi, qu’ils n’avaient pu délivrer de vive force. Il est très probable que cette idée leur fut suggérée par le roi lui-même, avec lequel ils entretenaient une correspondance secrète, et que Ptolémée n’agissait pas non plus tout à fait à l’insu de César. Le roi était las de sa captivité, humilié du rôle qu’il jouait à côté de Cléopâtre, inquiet en songeant qu’à la longue, Arsinoé, aidée de Ganymède, apprendrait aux Alexandrins à se passer de lui. De son côté, César n’avait plus un intérêt évident à garder son prisonnier, au lieu de traiter avec lui. Il pouvait même se douter que la mise en liberté du roi ne serait du goût ni d’Arsinoé, ni de Ganymède, et provoquerait chez les Alexandrins quelque crise intérieure, qui aurait pour premier effet de les affaiblir en les divisant. Enfin, quoi qu’il arrivât, il gardait avec lui la reine, qui lui était utile à tous points de vue. César accepta donc de bonne grâce le rôle de dupe. Les députés alexandrins ayant déclaré devant lui qu’ils étaient tous fatigués d’Arsinoé et de la tyrannie de Ganymède ; qu’ils ne pouvaient traiter sans leur roi, mais se soumettraient volontiers dès qu’il le leur ordonnerait, César fit semblant de les croire sur parole. Il adressa au roi, en lui annonçant qu’il était libre, un discours fort touchant, auquel le jeune comédien répondit en protestant avec larmes qu’il ne voulait pas quitter César, même pour régner. Il pleurait pour tout de bon, mais c’était de joie[66].

Une fois hors de la geôle, Ptolémée ne songea plus qu’à pousser avec vigueur les hostilités contre les Romains. Seulement, il avait commencé par renvoyer Ganymède et n’était pas de force à le remplacer[67]. Les troupes royales n’avaient pas confiance dans ce jouvenceau sans expérience ni capacité, qui voulait faire le général. César n’eut qu’à s’applaudir de sa perspicacité, que ses amis prenaient pour de la bonté d’âme et même pour de la naïveté. Une tentative faite par les Égyptiens pour intercepter les arrivages de provisions expédiées par mer aux Romains n’aboutit qu’à une action indécise. Les croiseurs égyptiens s’étaient mis en embuscade dans la bouche Canopique ; la flotte romaine, mise par César sous les ordres de son questeur Ti. Claudius Nero, vint les y relancer et leur livra une bataille en règle. L’amiral romain s’attribua la victoire ; mais elle fut chèrement achetée, car elle coûta la vie au vaillant Euphranor, qui, entraîné par son ardeur en avant des siens, fut cerné par les navires alexandrins et périt avec sa tétrère victorieuse[68].

Sur ces entrefaites, les Alexandrins apprirent avant César lui-même qu’une petite armée levée dans la Cilicie, la Syrie et les contrées voisines, renforcée par les contingents des dynastes de la Palestine, les Juifs sous Antipater[69], les Arabes sous Iamblichos et son fils Ptolémée, marchait au secours des Romains. Elle était commandée par Mithridate de Pergame, un protégé et peut-être fils naturel de Mithridate le Grand, devenu le fidèle ami de César et commissionné par lui au début de la guerre alexandrine[70]. Mithridate avait pris d’assaut Péluse, où la garnison laissée par Achillas avait opposé une vive résistance, et il marchait sur Alexandrie par la route qui était pratiquement la plus courte pour une armée de terre, en remontant la branche Pélusiaque et descendant le bras Canopique[71]. Quand il approcha d’Alexandrie, avant qu’il n’eût franchi la branche Canopique, les Alexandrins envoyèrent, pour lui barrer le passage, un corps d’armée sous la conduite de Dioscoride[72]. Leurs troupes, bien supérieures en nombre à l’ennemi, se firent battre par leur imprudence. A cette nouvelle, Ptolémée et César mirent sur pied toutes leurs troupes disponibles ; l’un pour écraser Mithridate, l’autre pour le sauver. Le roi fit passer ses troupes par le canal, ce qui abrégeait les distances. César, qui ne voulait pas de combat sur le fleuve, prit un autre chemin. Les navires sur lesquels il avait embarqué ses soldats suivirent d’abord ostensiblement la même direction par mer ; puis, éteignant leurs feux et virant de bord, ils filèrent à toute vitesse du côté de l’ouest et débarquèrent les troupes à Chersonésos. De là, contournant à marches forcées le lac Maréotis, César parvint à rejoindre Mithridate avant que Ptolémée fût en mesure de l’attaquer[73]. C’était maintenant au roi de se tenir sur la défensive.

Ptolémée avait fort habilement établi son camp sur une hauteur où il se trouvait protégé d’un côté par le Nil, de l’autre par un marécage, et en avant, du côté de l’ennemi, par un canal à rives escarpées qui formait une première ligne de défense à environ 7.000 pas (10 kil.) du camp. Cette barrière, défendue par toute la cavalerie égyptienne et l’élite des tirailleurs, arrêta d’abord l’armée romaine. A la fin, des cavaliers germains trouvèrent moyen de passer à gué en divers endroits ; les légionnaires jetèrent d’une rive à l’autre de grands arbres, et tous se ruèrent sur les Égyptiens avec une telle impétuosité que ceux-ci n’eurent pas le temps de fuir et furent presque tous massacrés. César, pour profiter de la terreur du moment, poussa droit au camp ; mais il trouva la position trop forte, trop bien gardée, et ses soldats trop fatigués pour donner l’assaut.

Le lendemain, il lança toutes ses troupes contre une redoute établie dans un bourg voisin du camp et communiquant avec lui par un couloir fortifié, espérant utiliser l’élan produit par cet exploit facile pour assaillir le camp lui-même. Mais, la redoute une fois prise, l’attaque ne réussit ni sur le front, où les assiégés avaient massé leurs meilleures troupes, ni du côté du Nil, où les assaillants recevaient dans le dos les projectiles lancés par les archers et frondeurs postés dans des barques le long du fleuve. César sentait que ses troupes allaient faiblir, lorsqu’il s’aperçut que la ligne de retranchements tirée en arrière, au plus haut de la pente, se dégarnissait de ses défenseurs, lesquels venaient prendre part ou assister en spectateurs au combat engagé de front et de flanc. Aussitôt, il envoya un officier éprouvé, Carfulénus, et quelques cohortes, avec ordre de tourner les marais et d’attaquer le camp à revers. Cette habile diversion eut un plein succès. Carfulénus culbuta le petit nombre de défenseurs restés à leur poste, et aussitôt le désordre se mit dans le camp, où les Romains, désormais sûrs de la victoire, pénétraient de tous côtés. Ce fut une véritable tuerie : la plus grande partie de l’armée royale fut massacrée. Le reste se sauva à la débandade du côté du fleuve et se précipita dans les embarcations, qui, comme il arrive toujours en pareil cas, chavirèrent pour la plupart avant d’avoir pu s’éloigner. C’est ainsi que périt Ptolémée lui-même[74] Les uns prétendent qu’il disparut sans qu’on sût ce qu’il était devenu, ce qui permit plus tard à un imposteur d’usurper son nom et sa personnalité[75]. D’autres assurent que l’on retrouva son cadavre sur la rive, enterré dans la vase ; qu’on le reconnut à sa cuirasse d’or, et que César envoya cette cuirasse à Alexandrie pour convaincre les Alexandrins que, le roi mort, le temps était venu pour eux de se soumettre[76].

En effet, quand César, qui avait pris les devants avec sa cavalerie, rentra dans Alexandrie du côté précédemment occupé par les rebelles, il trouva toute la population prosternée devant lui en habits de deuil et demandant grâce, au nom des divinités dont les images avaient été apportées de leurs sanctuaires sur le passage du vainqueur. César fit à tous un accueil gracieux et ne ménagea point les bonnes paroles ; puis, jetant un regard satisfait sur les barricades désormais inutiles qu’il traversait, il alla rejoindre Cléopâtre au palais. Il était maintenant le maître de l’Égypte et libre d’en disposer à son gré (27 mars = 14 janv. julien 47)[77].

 

§ II. — CLÉOPATRE ET PTOLÉMÉE XV PHILOPATOR (47-44).

César, réglant les affaires d’Égypte, s’en tint au rôle qu’il avait précédemment assumé, celui de fidèle exécuteur du testament de Ptolémée Aulète[78]. A Ptolémée XIV il substitua simplement, comme roi et époux légal de Cléopâtre, le jeune Ptolémée XV, un enfant qui de longtemps ne gênerait personne[79]. Arsinoé, qui aurait pu, après le départ du maître, devenir l’instigatrice, l’occasion ou le prétexte de nouveaux troubles, fut expédiée à Rome, où elle dut attendre le bon plaisir de César. En fait, César lui rendait service, car il la mettait hors de l’atteinte de Cléopâtre, qui n’eût pas toléré longtemps à côté d’elle une telle rivale. Comme il savait que Cléopâtre était depuis longtemps impopulaire et le serait davantage encore après les derniers événements[80], il décida de laisser à la disposition de la reine trois légions, placées sous les ordres d’un homme de confiance, le fils de son affranchi Rufin, aussi capable de surveiller Cléopâtre que de la protéger[81]. Il s’occupa aussi de réviser les institutions municipales d’Alexandrie, en vue de prévenir les coalitions et les émeutes. Du moins, Josèphe assure que, fidèle à la tradition des Lagides, il confirma les privilèges de la colonie juive et fit graver sur une colonne de bronze la charte qui assurait aux Juifs le droit de cité[82]. En fait, il avait bien quelque sujet d’être personnellement reconnaissant aux Juifs. Ceux d’Alexandrie, dont le quartier était attenant au palais des rois, avaient dû lui rendre des services durant le siège, et ceux de Palestine avaient fourni au corps de Mithridate un contingent de 3.000 hommes.

Si opportunes que fussent les mesures prises par César, on ne peut que s’étonner de le voir prolonger encore de trois mois son séjour en Égypte, alors que le formidable ébranlement imprimé au monde romain par la guerre civile exaltait toutes les ambitions, rendait possibles toutes les aventures et les retours les plus imprévus de la Fortune. L’homme qui faisait Précisément alors élever un petit temple à Némésis pour y déposer, dit-on, la tête de Pompée[83], s’imaginait-il être à l’abri de cette jalousie des dieux ? Pompée aussi, à la veille de sa défaite, se croyait invincible. Ce que l’audace et la vigilance de César avait fait, sa négligence pouvait le défaire. Que fût-il advenu, si les Pompéiens, sachant leur ennemi engagé dans une sotte querelle, avaient envoyé à Alexandrie ne fût-ce qu’une partie de leur immense flotte et des troupes mobilisées par eux dans tout l’Orient ? César devait son salut à leur impéritie au moins autant qu’à son énergie personnelle. Que se passait-il en Italie et, plus loin encore, dans ces provinces occidentales d’Espagne et d’Afrique qui pouvaient offrir aux vaincus de Pharsale un asile et des ressources nouvelles ? César l’ignorait sans doute et ne paraissait pas en avoir souci. Il aurait bien dû pourtant se souvenir que, en 82, les démocrates battus par Sylla avaient prolongé la résistance en Afrique, et qu’il avait fallu, pour les y traquer, l’ardeur et la chance du jeune Pompée. Enfin, il savait que Pharnace, encouragé par les discordes intestines des Romains, menaçait l’intégrité de leur empire ; et non seulement il ne se hâtait pas, mais il avait redemandé à son propre lieutenant en Asie, Cn. Domitius Calvinus, des troupes sans lesquelles celui-ci ne pouvait plus lutter qu’avec désavantage contre le roi du Bosphore. La victoire d’Alexandrie, conclusion d’un épisode inopportun et inutile, ne valait pas ce qu’elle avait coûté ; elle compensait mal la défaite éprouvée par Domitius Calvinus à Nicopolis. Et pourtant, César laissait le printemps succéder aux mois d’hiver : pour rompre la monotonie des festins et des plaisirs par un plaisir nouveau, Cléopâtre l’emmena visiter les monuments et curiosités de l’Égypte. On vit la reine et le dictateur remonter le Nil sur une thalamège ou bateau de plaisance, escortés d’une véritable flotte qu’Appien évalue à quatre cents navires. Il pourrait bien y avoir quelque exagération dans ce chiffre, comme aussi un peu de rhétorique dans le passage où Suétone prétend que César serait allé jusqu’à la frontière d’Éthiopie si son armée n’avait refusé de le suivre jusque-là[84]. Une armée était un appareil bien encombrant pour un touriste, et, s’il s’agissait d’une escorte, ces soldats étaient vraiment bien exigeants et appréciaient bien peu les agréments du voyage ; ou bien, chose plus invraisemblable encore, ils donnaient une leçon de pudeur et de patriotisme à leur général.

Pendant qu’à Rome on se perdait en conjectures sur l’incroyable torpeur de César et qu’on le supposait tombé dans quelques nouvelles embûches[85], le dictateur revint à Alexandrie et se décida enfin à partir pour aller remettre l’ordre en Asie. Dans les premiers jours d’avril (juin anté-julien), César s’embarqua pour la Syrie avec la vis légion, un corps de vétérans très éprouvé par la guerre et dont l’effectif était descendu au-dessous de mille hommes[86]. Une fois loin de la sirène, il allait étonner le monde par la rapidité de ses décisions et de ses mouvements. Un mois après, il pouvait dire : je vins, je vis, je vainquis[87]. La guerre alexandrine, sur laquelle il avait fait lui-même le silence, n’avait été qu’un épisode de sa vie privée, dont il ne voulait plus se souvenir avant le jour du triomphe complet et définitif.

Les Alexandrins avaient toutes sortes de raisons pour ne pas l’oublier si vite. La malignité populaire eut de quoi commenter les conséquences de la visite du dictateur, lorsque, peu de temps après le départ de celui-ci, la reine Cléopâtre mit au monde un fils[88]. Qu’était ce nouvel héritier des Lagides, un Ptolémée ou un César ? Une autre que Cléopâtre dit cherché tout au moins à sauver les apparences, à abriter sous la fiction légale l’honneur d’une dynastie si récemment et si péniblement purgée de la souillure de bâtardise. Légalement, elle avait été jusqu’en janvier 47 l’épouse de son frère Ptolémée XIV, et ce n’était pas à elle à aller au devant des questions indiscrètes. Mais, régnant sous la protection des légions romaines, il lui plut de se parer de son impudeur. C’est elle probablement, et non pas, comme le dit Plutarque, le peuple alexandrin, qui donna au nouveau Ptolémée le surnom de César, légèrement altéré dans le langage populaire sous la forme diminutive de Césarion[89]. C’était désormais, entre elle et le dictateur, un lien avoué et permanent dont elle comptait se prévaloir en temps opportun.

César, en effet, reprit volontiers avec elle, dès qu’il en eut le loisir, son rôle d’homme à bonnes fortunes[90], sans plus se soucier de l’opinion des Romains que Cléopâtre de celle des Alexandrins. Il supportait bien que, au cours des triomphes qui, l’année suivante (juin 46), glorifièrent en sa personne le vainqueur des Gaules, de l’Égypte, de Pharnace et de Juba, ses soldats tournassent en refrains satiriques ses amours avec Cléopâtre, et d’autres moins avouables encore[91] : les gens du monde n’en diraient pas davantage et le diraient moins haut. Il n’y avait pas longtemps que les Romains avaient vu défiler sous leurs yeux, dans la pompe triomphale, la princesse royale Arsinoé chargée de chaînes, objet de commisération pour le peuple, les effigies des traîtres Pothin et Achillas, la statue du Nil et le Phare resplendissant de ses feux[92], lorsqu’ils apprirent que Cléopâtre elle-même, l’insolente Égyptienne, arrivait avec son nouvel époux — et sans doute aussi avec son fils — pour demander l’alliance et l’amitié du peuple romain[93]. Elle avait choisi ce prétexte pour être reçue en reine et faire, elle aussi, à Rome son entrée triomphale. Après avoir salué le maître, les Romains allaient s’incliner devant la maîtresse. Si César ne l’avait pas mandée lui-même, comme l’affirme Suétone[94], il est probable qu’il n’avait pas su lui refuser cette satisfaction d’orgueil, ni résister pour son compte à l’envie de montrer aux Romains la plus belle comme la plus facile de ses conquêtes. Cléopâtre fut donc accueillie avec les honneurs dus à son rang, et César la logea dans les jardins qu’il possédait au delà du Tibre. Là, elle goûta à son aise le plaisir exquis qu’elle était venue chercher, le plaisir de jouer à la souveraine non plus des Égyptiens, mais des Romains, de recevoir les hommages de ces nobles dont le moindre se croyait supérieur aux rois, et de les humilier par son impertinence ou — affront plus sensible — par l’impertinence de ses laquais. Ce n’était pas assez de faire antichambre chez le dictateur ; les gens timorés croyaient prudent de faire aussi leur cour à la favorite. Cicéron, dans une lettre écrite deux ans plus tard[95], après la mort de César, confesse à Atticus qu’il a été traité par Cléopâtre et son entourage comme un homme dépourvu non seulement de courage, mais même de susceptibilité, et il ne démontre pas que les Égyptiens l’aient mal jugé. Il avait cherché, pour masquer sa couardise, des prétextes honorables, qu’il aurait pu, comme il le dit lui-même, avouer en plein public. C’était comme savant qu’il avait eu recours à la reine, sans doute pour lui demander quelque livre rare de sa bibliothèque d’Alexandrie[96]. La reine avait promis de songer à lui, et l’intendant Ammonios s’était chargé de veiller à ce que la promesse ne fût pas oubliée. Mais Ammonios, l’ancien homme d’affaires de Ptolémée Aulète, était loin d’être naïf ; il avait dû faire rire la petite cour aux dépens du philologue, avec qui désormais les valets en prirent à leur aise. Cicéron parle encore de l’un d’eux avec une véritable rancune. Ce Sara, dit-il, je ne sais rien de lui si ce n’est que c’est une canaille, et, de plus, insolent à mon égard. Je ne l’ai vu en tout qu’une fois chez moi Comme je lui demandais d’un ton gracieux ce qu’il désirait, il me répondit qu’il cherchait Atticus. Quant à l’orgueil de la reine elle-même, du temps où elle était dans les jardins outre Tibre, je ne puis en faire mention sans une profonde douleur. Il y avait du remords dans cette douleur, et même un sentiment moins noble, le regret d’avoir fait des bassesses inutiles.

Pour se rendre compte de tout ce que César sacrifia de popularité au caprice de sa royale maîtresse, il faudrait se représenter exactement l’état d’esprit de tous ces Romains, qui, au milieu même de leurs dissensions, s’accordaient dans une même répugnance pour la servilité avouée et que blessait dans leur orgueil de peuple-roi l’outrecuidance de l’étrangère. Les Romains méprisaient particulièrement les Orientaux, dont la réputation de fanatisme et d’immoralité était faite. Une Égyptienne alors, c’était la Juive au moyen âge. Ne disait-on pas aussi que le frère de Cléopâtre partageait avec elle la tâche de satisfaire les goûts dépravés de César[97] ! Que Calpurnia, l’épouse légitime de César, supportât sans se plaindre l’affront qu’elle faisait semblant d’ignorer, la facilité des mœurs de l’époque lui en faisait presque un devoir et l’opinion publique ne l’eût pas encouragée à trop de susceptibilité. Mais l’Égyptienne aspirait visiblement à convertir le dictateur aux habitudes orientales, à s’implanter et à implanter sa progéniture dans la maison de César, à faire de l’empire romain un domaine où elle régnerait avec lui. Son influence néfaste faisait perdre à César la notion des limites imposées aux plus sceptiques par les lois et coutumes romaines. Il avait reconnu Césarion pour son fils ; il venait de placer dans le temple de Vénus Génitrix, voué par lui le jour de Pharsale et récemment dédié (26 sept. 46), la statue en or de Cléopâtre[98], associée — en fait, sinon officiellement — comme déesse parèdre à la mère des Romains et des Jules, c’est-à-dire qu’il profanait un culte national et les souvenirs de sa race pour acclimater sur les bords du Tibre l’apothéose orientale. Quand César eut abattu en Espagne (déc. 46 - oct. 45) la résistance des derniers Pompéiens, il se laissa aller au vertige de la toute-puissance. Les Romains se ruaient à la servitude, et, comme, jadis les Athéniens pour le Poliorcète, ils épuisaient pour le héros du jour toutes les formes imaginables de l’adulation, y compris l’apothéose.

Seulement, par une contradiction singulière, dont se souviendront les Césars de l’avenir, il fut plus facile au dictateur perpétuel de devenir dieu que de se faire roi. Le jour (15 févr. 44) où, pour sonder l’opinion, il se fit offrir par le consul Marc Antoine le diadème royal, le peuple laissa voir que la royauté n’était pas de son goût. L’homme qui, au faîte des honneurs, ambitionnait le vain titre de roi, ce n’était pas le Romain, c’était l’amant de la reine Cléopâtre. Qu’il eût besoin d’être roi pour vaincre les Parthes, comme on le fit dire aux livres sibyllins consultés sur son ordre[99], c’était là un prétexte dont personne n’était dupe. Que voulait-il enfin ? Le bruit courut qu’il avait l’intention de décapiter Rome, trop républicaine pour lui, en transportant en Orient le siège de l’empire : il irait régner à Ilion ou à Alexandrie avec Cléopâtre, qui l’avait formé au métier de sultan oriental[100]. Qu’il y eût dans ces dires beaucoup de calomnies mises en circulation par les ennemis du dictateur, on n’en saurait douter ; mais il est non moins certain que César semblait les justifier par ses allures étranges et que, pour tout dire d’un mot, il ne pensait plus en Romain. Suétone rapporte qu’après la mort du maître, le tribun C. Helvius Cinna, un Césarien ardent, avoua à nombre de gens qu’il avait eu en main, toute prête et rédigée par écrit, une loi que César l’avait chargé de présenter quand il serait parti, loi d’après laquelle il aurait le droit d’épouser, pour en avoir des enfants, telles femmes et en tel nombre qu’il lui plairait[101]. Si ce n’est pas là une calomnie posthume, on est conduit à admettre que, pour épouser légitimement Cléopâtre et faire souche de rois, César avait songé à se mettre officiellement au-dessus du droit et de la morale des peuples civilisés, à heurter de front, à l’endroit le plus sensible, l’âme même du droit romain, qui a refoulé hors de l’Occident la polygamie. Au risque de contrister les théoriciens à la mode hégélienne, lesquels ne veulent trouver rien de mesquin dans les grands hommes, il est permis de penser que la femme qui plus tard perdit Antoine en le rendant étranger à ses compatriotes put bien contribuer aussi à égarer dans les mêmes illusions le jugement d’ailleurs si ferme de César, et que, en poussant le dictateur à braver ou tout au moins à inquiéter l’opinion publique, elle hâta l’heure de la crise suprême.

Suétone prétend que César renvoya Cléopâtre comblée d’honneurs et de présents[102] ; mais il parait bien qu’elle était encore à Rome lorsque, aux Ides de mars (15 mars 44), César tomba sous le poignard des conjurés. C’était pour elle l’écroulement soudain de tous ses rêves ambitieux. Elle ne se sentait plus en sécurité à Rome, où elle avait trop fait parler d’elle pour ne pas craindre un retour offensif de la réaction anti-césarienne. Il suffisait d’un sénatus-consulte pour déclarer l’Égypte terre romaine et lui préparer à elle-même le sort des vaincus. La peur la prit, et, après quelques hésitations, au commencement d’avril, elle quitta précipitamment un séjour qui pouvait se transformer en prison. Cicéron, répondant le 15 avril à Atticus qui lui avait envoyé des nouvelles de Rome, écrit de sa villa de Sinuesse. : La fuite de la reine ne m’est pas désagréable[103]. Un mois plus tard, le 11 mai[104], il est encore question, dans sa correspondance avec Atticus, de la reine et aussi de César son fils, dont il voudrait avoir des nouvelles. Enfin, le 13 juin[105], il fait sur ses rapports avec la reine, cette reine qu’il déteste, la confession dont nous avons parlé plus haut. Pendant ce temps, Cléopâtre avait regagné Alexandrie, où les légions de César avaient maintenu l’ordre en son absence[106].

La présence de ces légions ne lui permettait pas, l’eût-elle voulu, de rester neutre dans la guerre civile qui allait éclater. Alexandrie était une place d’armes acquise, comme la souveraine elle-même, aux Césariens[107]. Pourtant, au mois d’octobre, Cicéron entend dire à Pouzzoles que les légions d’Alexandrie sont en armes et que, en attendant Cassius, elles ont appelé Cæcilius Bassus, un ex-Pompéien devenu chef de bandes en Syrie. Il a bon espoir pour la cause républicaine[108]. Chacun croit volontiers ce qu’il espère et se trouve servi suivant ses goûts par les fabricants de fausses nouvelles. Du reste, il y avait dans ce bruit répandu par un esclave de Bassus comme un pressentiment de ce qui allait arriver, c’est-à-dire que les légions d’Égypte, mobilisées probablement par ordre des Césariens, devaient finir par être incorporées à l’armée de Cassius. La République était alors dans un tel désarroi que les individus comme les partis s’agitaient au hasard, sans savoir au juste où étaient leurs amis et leurs ennemis. L’avenir était à la merci d’un coup de dés, et les plus prévoyants, las de faire des calculs toujours démentis par les événements, s’habituaient à ne plus compter que sur l’imprévu. En face des républicains intimidés et réfugiés dans les provinces, M. Brutus en Macédoine, C. Cassius en Syrie, C. Trébonius en Asie, le parti césarien se trouvait tiraillé en sens divers par des ambitions rivales. Antoine, qui se considérait comme l’héritier politique de César, avait été obligé de faire quelques politesses au neveu et fils adoptif du dictateur, C. Octavius, maintenant César Octavien, qui héritait du nom et de la fortune de son oncle. Ce jeune homme était devenu l’espoir des républicains du Sénat, qui comptaient se servir de lui contre Antoine sans avoir rien à craindre d’un auxiliaire si novice. Il avait fallu encore qu’Antoine s’arrangeât avec un autre compétiteur, un simple brouillon, mais remuant, hardi et cupide, P. Cornélius Dolabella, l’ex-gendre de Cicéron.

De bonne heure perdu de dettes, flétri dès l’adolescence par des accusations de cruauté et d’immoralité contre lesquelles Cicéron se repentit de l’avoir défendu[109], ce jeune roué, lorsqu’avait éclaté la guerre civile (49), était allé rejoindre César. C’était une médiocre recrue, car Dolabella n’avait guère plus de courage militaire que de vigueur et de santé. Rentré à Rome après Pharsale, il comptait, pour s’enrichir, sur des proscriptions que César ne voulut pas ordonner. Déçu de ce côté, il se fit, comme dix ans auparavant son modèle, P. Clodius, plébéien d’abord, tribun de la plèbe ensuite (47), et marcha à la popularité par le chemin le plus court, en proposant l’extinction des dettes et l’abaissement des loyers. Il mena dans Rome un tel tapage qu’à la fin Antoine, le vicaire du dictateur absent, lança des troupes sur le Forum le jour où Dolabella avait convoqué les comices, mit les révolutionnaires en fuite et les projets de lois en morceaux. L’agitation ne s’apaisa qu’au retour de César, en septembre 47. Dolabella n’eut pas de peine à rentrer en grâce auprès du dictateur, qui, par prudence autant que par sympathie, l’emmena avec lui en Afrique et en Espagne. César aimait les déclassés et les besogneux ; il avait pour garant de leur fidélité leur intérêt bien entendu. Celui-ci lui plut tellement qu’il lui destina le consulat subrogé pour le courant de l’année 44, quoique Dolabella, alors âgé de vingt-cinq ans environ, n’eût ni atteint l’âge requis, ni parcouru les étapes antérieures de la carrière. Seulement, il lui laissa le soin de se faire élire malgré l’opposition d’Antoine et fut tué avant que l’élection eût abouti. Dolabella s’était alors emparé des faisceaux, et, faisant mine de passer du côté des conjurés, il avait obligé Antoine à composer avec lui. C’est ainsi qu’il avait pu puiser à pleines mains dans le Trésor et se faire donner, par une loi de sa façon, la province de Syrie.

Cette province de Syrie, il fallait l’arracher à Cassius ; mais Dolabella ne craignait pas les aventures qui pouvaient devenir lucratives. Il n’était pas fâché de commencer la guerre civile pour son compte, dans des régions qu’il pourrait rançonner et piller à son aise. Il partit donc avant la fin de l’année 44 et fit route par la Grèce et la Macédoine, pour prendre en passant, dans cette dernière province, une légion que lui avait cédée Antoine sur les six qui y avaient été envoyées par César comme avant-garde de l’armée destinée à opérer contre les Parthes. En cours de route, soit d’Italie, soit de Grèce, il avait envoyé à Alexandrie l’ordre d’acheminer les légions de la garnison du côté de la frontière de Syrie, où un de ses légats irait les prendre. De Macédoine, Dolabella se dirigea par la Thrace sur l’Asie, où il arriva au commencement de l’année 43. C. Trébonius était sur ses gardes ; il fit fermer devant l’intrus les portes des villes, mais sans faire acte d’hostilité. Il y eut même à Smyrne, entre Dolabella et Trébonius, une entrevue tout à fait pacifique. Dolabella protesta qu’il n’avait d’autre intention que de s’embarquer à Éphèse, et Trébonius eut la naïveté de le croire. C’est ainsi que, revenant brusquement sur ses pas, Dolabella s’empara de Smyrne par surprise et fit mettre à mort Trébonius, après l’avoir torturé comme meurtrier de César (févr. 43)[110]. L’Asie était à lui ; il put faire, aux dépens des provinciaux, toutes les réquisitions qu’il lui plut. Il dut aussi se faire payer un bon prix un édit, daté d’Éphèse, par lequel il confirmait les privilèges des Juifs répandus dans les villes d’Asie et les exemptait du service militaire[111]. Que le Sénat, en apprenant au milieu de mars la mort de Trébonius, le mit hors la loi, il n’en avait cure. Il lui restait maintenant à abattre Cassius. Au mois d’avril, il envahit la Cilicie et réunit sur la côte une flotte composée de vaisseaux de toute provenance, rhodiens, lyciens, pamphyliens, ciliciens, racolés à prix d’argent par L. Martius Figulus[112]. Avec ces forces navales et deux légions qu’il conduisit lui-même par voie de terre, il se dirigea résolument sur la Syrie. Mais la flotte égyptienne, dont il avait espéré le concours, ne parut pas, retenue qu’elle était par les vents contraires ; il n’eut pas davantage l’appui du gouverneur égyptien de Cypre, Sérapion, car celui-ci, laissé sans instructions par Cléopâtre, n’osa pas refuser ses vaisseaux à Cassius. Enfin, Dolabella dut être informé bientôt que les quatre légions alexandrines, celles que devait lui amener son légat A. Alliénus, étaient dans le camp ennemi. Les mécomptes commençaient et le châtiment était proche.

Nous n’avons, pour restituer l’histoire alexandrine et continuer la biographie de Cléopâtre entre la mort de César et la bataille de Philippes, que de rares et brèves indications. La mort du jeune Ptolémée XV ne nous est connue que par quelques lignes de Josèphe et de Porphyre. Josèphe dit que Cléopâtre empoisonna son frère âgé de quinze ans[113]. Le chronographe place cet événement, dû aux ruses de Cléopâtre, en la quatrième année du règne de l’enfant et la huitième de Cléopâtre, par conséquent en 44 avant notre ère[114]. Cette ombre de roi disparaît ainsi, sans attirer l’attention des historiens ni sur sa vie de comparse insignifiant, ni sur sa fin énigmatique. En ce qui concerne le poison, — explication courante des morts prématurées, — la parole de Josèphe, qui est un détracteur acharné de Cléopâtre, est une médiocre garantie ; mais ce que nous savons déjà de Cléopâtre, et surtout ce que nous apprendrons par la suite, ne rend pas le fait invraisemblable. Il est possible, disons même probable, que le forfait fut consommé à Rome après la mort de César, au moment où, dans le désarroi général, il avait chance de passer inaperçu[115]. Cléopâtre devait trembler à l’idée de rentrer à Alexandrie avec le roi, dont, au milieu des révolutions à prévoir, le parti des patriotes pouvait faire un instrument contre elle. Ptolémée XV mort, Arsinoé ensevelie dans l’ombre du temple d’Éphèse, la dynastie n’était plus représentée que par elle et son fils, le jeune César. Elle associa cet enfant au trône avec les titres de Philopator Philométor, et s’occupa de le faire reconnaître comme roi légitime par les Romains, du moins par les Romains du parti césarien. Ce fut l’objet de ses négociations avec Dolabella, et c’est à ce prix qu’elle lui avait promis son alliance[116].

 

§ III. — CLÉOPÂTRE ET PTOLÉMÉE XVI (CÆSAR). PHILOPATOR PHILOMÉTOR (44-30).

On a vu plus haut que, suivant toute vraisemblance, Dolabella avait été le premier Césarien qui eût songé — peut être sur le conseil d’Antoine — à tirer des renforts de l’Égypte. Il avait dû sonder le terrain au préalable, avant de quitter l’Italie, et s’entendre dès lors avec Cléopâtre ou avec les officiers des légions alexandrines : les bruits dont Cicéron se fait l’écho au mois d’octobre 44 indiquent qu’il y avait de ce côté quelque agitation[117]. Nous avons supposé que les troupes romaines de la garnison d’Alexandrie s’étaient acheminées vers la frontière de Syrie, où Dolabella les trouverait à sa disposition. Mais Dolabella, qui avait l’astuce du bandit, n’avait pas le coup d’œil du stratégiste. Il s’était attardé en Macédoine, où un adversaire moins incapable que Brutus aurait pu le cerner et le prendre ; en Asie, d’où il ne sortit que grâce à la timidité imprévoyante de Trébonius. S’il est vrai, comme le dit Cicéron, qu’il n’ait envoyé son légat Alliénus chercher les légions d’Égypte qu’après la mort de Trébonius, il avait laissé à Cassius tout le temps de prendre ses mesures. Cassius s’était avancé avec huit légions à la rencontre d’Alliénus, qui, intimidé, croyant peut-être que son chef avait déjà été battu dans le nord, en tout cas, peu zélé pour la cause de Dolabella, avait renoncé à se défendre. Cassius écrivait de son camp de Taricha à Cicéron, le 7 mars 43 : Sachez que la légion que Q. Cæcilius Bassus avait sous ses ordres est venue à moi, et sachez également que les quatre légions que A. Alliénus a amenées de l’Égypte m’ont été livrées par lui[118]. A ce moment, Dolabella, qui aurait dû combiner ses mouvements avec la marche d’Alliénus, était encore en Asie ; car c’est le 7 mai seulement que Cassius écrit : Je viens d’être informé que Dolabella est arrivé en Cilicie avec ses troupes. Je vais partir pour la Cilicie et ferai en sorte de vous informer promptement de ce que j’aurai fait[119]. Pendant ce temps, Cléopâtre, qui voulait soutenir Dolabella contre les meurtriers de César, avait équipé une flotte. Mais cette flotte, qu’il eût fallu tenir à la portée et à la disposition d’Alliénus, était encore dans le port d’Alexandrie au moment où Dolabella en avait le plus besoin. Tout ce que put faire Cléopâtre, ce fut de refuser à Cassius les secours que celui-ci eut l’audace de lui demander : encore dut-elle invoquer des prétextes, alléguer la famine et la peste qui, à l’entendre, éprouvaient en même temps l’Égypte[120].

Cette guerre, menée par Dolabella à la façon d’un guet-apens, mais d’un guet-apens mal combiné, où personne n’était à son poste en temps utile, finit mal pour le jeune aventurier. Après une attaque infructueuse sur Antioche, Dolabella s’établit sous les murs de Laodicée, dans un camp retranché qui communiquait avec la ville et, par le port, avec la flotte. Il ne tarda pas à y être enfermé par son adversaire. Bien que ni les villes de la côte, Sidon exceptée, ni Cléopâtre, n’eussent voulu lui prêter des vaisseaux, Cassius avait fini par obtenir des Tyriens, des Aradiens, et même — on l’a dit plus haut — du gouverneur égyptien de Cypre, assez de bâtiments et d’équipages pour battre et refouler dans le port de Laodicée la flotte de Dolabella. Dès lors, le blocus fut complet, et la disette ne tarda pas à se faire sentir. La trahison abrégea l’épreuve. Quand Dolabella apprit que les ennemis occupaient la ville, il ordonna à un soldat de sa cohorte prétorienne de lui couper la tête et de la porter à Cassius comme cadeau particulier. Cette ironie était de trop haut goût pour le pauvre soldat, qui, après avoir tué son chef, se tua lui-même[121]. Ainsi finit avec Dolabella le prologue de la grande guerre civile dans laquelle Cléopâtre allait jouer, malgré elle au début, un des premiers rôles (juillet 43).

L’Égypte faillit déjà payer cher les velléités belliqueuses de la reine. Cassius avait besoin d’argent et l’Égypte était dégarnie de troupes. Aussi le vainqueur de Dolabella avait-il songé à marcher sur Alexandrie aussitôt après la prise de Laodicée[122]. Il avait appris ou il supposait que Cléopâtre s’apprêtait à rejoindre avec sa flotte Antoine et Octave, de sorte qu’il y aurait double bénéfice pour la cause républicaine à mettre la main sur les armements et les trésors d’Alexandrie. Mais Cassius n’eut pas le temps d’exécuter son projet. Il était à peine en marche qu’il reçut de Brutus un message des plus pressants et revint sur ses pas[123]. Il laissa son neveu L. Cassius avec une légion en Syrie et alla rejoindre Brutus à Smyrne (fin 43). On sait comment, pour accroître leurs forces et remplir leurs caisses, les chefs républicains mirent en coupe réglée la malheureuse province d’Asie, et comment Cassius fit expier à la ville de Rhodes l’assistance qu’elle n’avait pas osé refuser à Dolabella. De Rhodes, Cassius envoya son amiral L. Statius Murcus, avec soixante navires, au cap Ténare, pour barrer le chemin à la flotte alexandrine, au cas où Cléopâtre chercherait, comme on le disait, à réunir ses forces avec celles des Césariens.

Il est fort probable que, à son insu, Cassius rendait service à Cléopâtre. Il lui fournissait un prétexte pour garder une attitude expectante, jusqu’à ce qu’elle pût se ranger à coup sûr du côté du plus fort. Cette flotte égyptienne, qui passait pour si formidable, ne se montra nulle part à l’horizon ; elle ne parut pas davantage quand Statius Murcus, las de faire sentinelle à la pointe du Péloponnèse, s’en fut allé sans ordre à Brindes, où il pensait être plus utile. Il parait cependant que Cléopâtre s’était décidée à prendre la mer, mais qu’elle avait été assaillie par une tempête sur la côte de Libye et était retournée malade à Alexandrie. C’est même après avoir vu des bâtiments égyptiens poussés jusque sur les côtes de Laconie et avoir appris l’état dans lequel se trouvait la reine que Statius Murcus avait jugé sa présence inutile au Ténare. Nous ne sommes plus en état de contrôler ces assertions. Cléopâtre eut tout le temps de préparer son apologie, et il se peut que l’histoire ait bénévolement accepté ce qu’elle sut persuader plus tard à Antoine[124]. Ce qui est certain, c’est que le parti césarien ne tira de l’Égypte ni un soldat, ni un navire, ni approvisionnements quelconques[125], et que, quand la bataille de Philippes (automne 42) eut adjugé l’empire du monde aux vengeurs de César, Antoine demanda compte à Cléopâtre de son inertie.

En quittant le champ de bataille de Philippes, Antoine s’était dirigé vers Athènes, afin de s’y embarquer pour l’Asie, pendant que son collègue César Octavien retournait en Italie. Il était chargé de pacifier les provinces d’Orient, et surtout d’en tirer l’argent dont les vainqueurs avaient besoin pour tenir les promesses faites à leurs soldats et doter les vétérans. L’Asie, déjà pressurée par Cassius et Brutus, allait de nouveau payer les frais de la guerre civile, sous prétexte qu’elle avait soutenu la mauvaise cause et devait racheter sa faute. Lorsqu’Antoine arriva à Éphèse, on le reçut comme le dieu Dionysos en personne ; on l’étourdit de musique et de louanges. Les Grecs connaissaient les faiblesses d’Antoine[126], et ils espéraient lui faire perdre de vue les affaires sérieuses. Antoine se laissa aduler tant qu’on voulut, mais il n’en déclara pas moins aux députés des villes d’Asie convoqués à Éphèse qu’il exigeait d’eux le tribut de dix années, c’est-à-dire une somme égale à celle qu’ils avaient fournie à la partie adverse, et payable en un an. Sur leurs instances, il consentit à réduire le tribut à neuf années et à prolonger d’un an les délais de versement : mais, ce qu’il abandonnait d’une main, il le reprenait de l’autre, car il laissa ses familiers se gorger à leur aise, et, après avoir reçu 200.000 talents, il réclama de nouveau aux villes ce qui s’était gaspillé dans son entourage[127]. Les rois, dynastes et villes libres d’alentour furent taxés en proportion de leurs ressources. Le potentat romain tranchait à sa guise toutes les questions agitées autour de lui par des solliciteurs de toute sorte. Il tenait marché de dignités, immunités, libertés, vendant ou donnant, suivant le caprice du moment, ses faveurs souveraines et se montrant particulièrement attentif aux requêtes que lui présentaient les belles femmes décidées à réussir. La belle Glaphyra laissa à Antoine des souvenirs qui valurent, cinq ans plus tard, le trône de Cappadoce à son fils[128]. Les Rhodiens, si cruellement malmenés par Cassius, reçurent comme indemnité les îles d’Andros, Ténos, Naxos et la ville de Myndos. Les Athéniens, attentifs à profiter des occasions, eurent aussi leur part de la curée : ils obtinrent Égine, Icos, Céos, Sciathos et Péparèthe. La légion des solliciteurs suivit Antoine dans la tournée qu’il fit en Mysie, Bithynie, Phrygie, Galatie, en Cappadoce, enfin en Cilicie[129]. Il était en Bithynie quand il fut rejoint par les ambassadeurs juifs, qui venaient le prier de les débarrasser d’Hérode, et par Hérode lui-même, qui sut les empêcher d’obtenir audience[130]. Antoine avait connu jadis le père d’Hérode, au temps où ils faisaient campagne ensemble à Alexandrie ; mais, comme Hérode avait été naguère le protégé et courtisan de Cassius, il dut mettre bon poids à sa palinodie.

Cependant, il manquait à ce cortège d’adulateurs empressés et inquiets l’ambassade égyptienne, à laquelle Antoine s’était sans doute promis de faire acheter au tarif maximum l’oubli de certaines négligences suspectes. La reine d’Égypte semblait les avoir oubliées et affectait la sérénité d’une conscience pure. Antoine, piqué au jeu, envoya à Alexandrie Q. Dellius, pour intimer à la reine l’ordre de se rendre en personne à Tarse, en Cilicie, où Antoine arrivait de son côté. Il est difficile de croire que le triumvir n’eût point d’arrière-pensée et fût tout à la politique. Il avait vu Cléopâtre toute jeune en 55, au temps où il commandait la cavalerie de Gabinius et non pas d’un œil indifférent. S’il avait pu oublier cette impression lointaine, il n’ignorait pas que César était redevenu jeune auprès de Cléopâtre, et il avait peut-être lui-même jeté un regard de convoitise sur la royale maîtresse du dictateur. Du reste, Q. Dellius, le plus roué des courtisans d’Antoine, bel esprit dépourvu de tout scrupule et, comme l’appelait Messala, sauteur de guerres civiles[131], passant d’une cause à l’autre en même temps que le succès, Q. Dellius entra tout de suite dans l’esprit de sa mission et se conduisit en entremetteur. Il fit entendre à Cléopâtre qu’elle ne courait aucun risque à se rendre en Cilicie, pourvu qu’elle sût plaire. Telle Héra, déployant ses charmes, avait converti en amour le courroux de Zeus. Cléopâtre n’avait pas besoin qu’on lui traçât son plan et qu’on lui citât de l’Homère. Dellius la pressait de partir, elle fit mieux ; elle se fit attendre, redoublant ainsi l’impatience d’Antoine, qui lui écrivait et lui faisait écrire force lettres pour hâter son voyage.

Enfin, elle arriva à Tarse. Antoine siégeait sur son tribunal, quand le bruit se répandit par la ville qu’Aphrodite Anadyomène venait, en remontant le Cydnos, rendre visite à Dionysos. La foule accourue sur les bords du fleuve vit s’avancer un navire à la proue dorée, gréé avec des voiles de pourpre et des avirons d’argent. Le mouvement des rames était cadencé au son de la flûte marié aux sons des chalumeaux et des cithares. La reine elle-même, parée telle qu’on peint Aphrodite, était couchée sous un pavillon tissu d’or, et des enfants ressemblant aux Amours des tableaux, debout à ses côtés, jouaient de l’éventail. Des servantes de toute beauté, costumées en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Des senteurs exquises, qu’exhalaient nombre de cassolettes à parfums, embaumaient les rives. La foule s’était amassée, les uns suivant la marche de chaque côté du fleuve, les autres descendant de la ville pour jouir du spectacle[132]. Une fois débarquée, l’habile comédienne refusa d’aller souper chez Antoine, mais elle voulut bien le recevoir à sa table, et, après l’avoir ébloui de son luxe[133], elle consentit à dîner chez lui le lendemain. Elle graduait savamment ses complaisances et voulait que le respect précédât la familiarité. Si réellement Antoine lui reprocha de ne pas avoir aidé les vengeurs de César, ce fut pour la forme et afin de jeter un voile diplomatique sur ce rendez-vous galant. Cléopâtre, de cette voix enchanteresse qui était le meilleur de ses arguments, exposa que elle avait expédié sur le champ à Dolabella les quatre légions dont elle disposait et avait d’autres renforts tout prêts ; mais qu’elle avait été empêchée par le vent et par la défaite si rapide de Dolabella. Quoique deux fois menacée par Cassius, elle n’avait pas fait cause commune avec lui, mais elle était partie elle-même au secours de ses adversaires alors en lutte dans la mer Ionienne, avec une flotte équipée au grand complet, sans craindre Cassius ni se garer de Murcus son amiral. Malheureusement, le mauvais temps avait tout contrecarré et l’avait rendue malade elle-même, de telle sorte que, une fois rétablie, il était trop tard pour repartir, ses alliés étant déjà victorieux[134].

Antoine ne demandait qu’à l’en croire sur parole : il avait hâte de laisser là les affaires et d’engager des colloques plus intimes. La sirène sut si bien captiver le voluptueux Romain qu’il se fit le docile instrument de ses caprices et de ses rancunes. Lui qui avait si largement usé de clémence envers les débris du parti vaincu, il fit tuer dans le temple même d’Artémis à Éphèse la malheureuse Arsinoé, que le droit d’asile reconnu au temple — reconnu, confirmé et appliqué aux réfugiés par Antoine lui-même — et la pitié due à ses infortunes ne purent défendre contre la haine implacable de sa sœur[135]. Le prêtre ou mégabyze d’Artémis faillit payer aussi de sa vie le crime d’avoir reçu Arsinoé en reine : Cléopâtre ne lui fit grâce que sur les instances des Éphésiens. Les Aradiens avaient chez eux un hôte qui passait pour être l’ex-roi Ptolémée XIV, sauvé de la bataille où il était censé avoir péri en janvier 47 : ils reçurent ordre de le livrer à Cléopâtre[136]. Les Tyriens durent livrer également l’ancien gouverneur de Cypre, Sérapion, qui, en soutenant Cassius contre Dolabella, avait commis une maladresse devenue, dans les circonstances actuelles, une désobéissance criminelle[137]. Antoine ne songeait plus ni à ses intérêts, ni à ceux de l’empire, ni aux conventions passées avec son collègue, ni aux fureurs jalouses de sa femme Fulvie. Il était devenu comme l’esclave de la courtisane qui allumait ses sens et détrempait les ressorts de sa volonté[138]. Il était flatté aussi dans son orgueil. Au fond, le titre de reine n’était pas, à ses yeux, un des moindres attraits de Cléopâtre. Il n’avait connu jusque-là que des amours vulgaires et des mariages assez plébéiens. Sa première femme, Fadia, était la fille d’un affranchi. Il avait ensuite épousé sa cousine Antonia, qu’il accusa de l’avoir trompé avec Dolabella[139] ; et enfin, il s’était associé en troisièmes noces avec une virago de petite naissance, dont il était, après Clodius et Curion, le troisième mari. Comme avant lui César, comme plus tard Titus auprès de la reine juive Bérénice, Antoine, même tout-puissant et faiseur de rois, trouvait une satisfaction de vanité à avoir pour maîtresse une reine authentique[140].

Cependant, ce n’était qu’un avant-goût des délices futurs et de la déchéance finale. Cléopâtre reprit la mer, et Antoine, impatient de la rejoindre à Alexandrie, se hâta de régler les affaires de Syrie, c’est-à-dire d’y lever des tributs et d’y apaiser les querelles. Sous prétexte que les Palmyréniens étaient aux mieux avec les Parthes, ce qui était leur intérêt commercial, il tenta contre l’opulente cité de Palmyre un coup de main qui ne réussit pas. Les habitants avaient mis leurs richesses en sûreté de l’autre côté de l’Euphrate, et ses cavaliers revinrent les mains vides. En revanche, il fit de la politique lucrative en expulsant de diverses cités syriennes des tyrans qu’y avaient installés ou soutenus les Parthes, et en réclamant de grosses sommes aux populations affranchies[141]. L’arbitrage qu’il exerça dans les discordes et intrigues des partis en Judée, ne fut pas non plus gratuit. Hérode l’emporta, cette fois encore, sur ses rivaux, mais à la condition d’employer les moyens qui lui avaient déjà réussi. On croirait, à lire Josèphe, qu’Antoine n’était occupé que des Juifs. Leurs doléances l’avaient suivi en Bithynie, à Éphèse ; maintenant, ils venaient le relancer jusque sous les ombrages de Daphné. Antoine écouta d’un air impatient les récriminations du parti aristocratique et royaliste ; puis il demanda au vieux pontife Hyrcan quels étaient les plus capables de gouverner le pays. Hyrcan ayant désigné Hérode, l’époux de sa petite-fille Mariamne, et la famille d’Hérode, Antoine trancha le débat en nommant tétrarques Hérode et son frère Phasaël et en mettant sous les verrous les quinze principaux meneurs du parti adverse, sans se soucier autrement de leur qualité d’ambassadeurs. Il voulait même les mettre à mort, et ils ne furent sauvés que par l’intercession d’Hérode. Arrivé à Tyr, il apprit qu’un millier de ces tenaces solliciteurs venaient rouvrir la discussion et réclamaient une nouvelle audience. Exaspéré, il les fit balayer par ses troupes et, du même coup, donna l’ordre de mettre à mort les quinze otages détenus à Antioche[142]. Les Juifs apprirent à leurs dépens qu’un Romain, et surtout un homme pressé de courir à un rendez-vous galant, était vite à bout de patience. Antoine avait pacifié la Syrie à sa façon : que lui importait que les mécontents allassent rejoindre Q. Labienus chez les Parthes[143] ! Pour le moment, tout était tranquille. Il répartit donc ses troupes dans diverses garnisons, confia le gouvernement de la Syrie à son légat L. Décidius Saxa, et courut tout d’une traite à Alexandrie, où il entra sans appareil, comme un invité de la reine, avide de repos et de plaisirs (fin 41)[144].

L’hiver de 41-40 marque le commencement de cette vie inimitable dont le souvenir et la préoccupation constante dégoûtèrent depuis lors Antoine de la vie ordinaire[145]. La reine s’appliqua à dépouiller son Hercule romain de ce qui lui restait encore de trempe occidentale. Pour donner plus de piquant et de variété à leurs plaisirs, elle refit son éducation, qui s’était achevée dans les corps de garde. On voyait Antoine, en manteau grec et pantoufles blanches, à la mode attique, fréquenter les gymnases et suivre les cours des philosophes. Parties de chasse et de pèche, agrémentées de lutineries spirituelles[146] ; puis le jeu, les orgies raffinées, dans lesquelles Cléopâtre alliait avec un art merveilleux la dignité de la reine à l’abandon de la fille de joie ; tel était le programme des fêtes qui, comme un philtre magique, fixèrent l’humeur volage du tout-puissant triumvir. Elle savait toujours, dit Plutarque, inventer quelque plaisir nouveau, quelque gentillesse pour le divertir. Elle ne le quittait ni jour, ni nuit : elle jouait, buvait, chassait avec lui, et le regardait quand il faisait de l’escrime. La nuit, quand il s’arrêtait aux portes et aux fenêtres des habitants et s’amusait à les apostropher en manière de plaisanterie, elle rôdait avec lui sous le costume d’une servante. Lui-même essayait de se déguiser de la même façon. Aussi s’attirait-il toujours des injures, et souvent même des horions[147].

Pendant ce temps, la femme et le frère d’Antoine, Fulvie et L. Antonius, se liguaient contre César Octavien et provoquaient par leurs intrigues la guerre dite de Pérouse. Les Parthes, de leur côté, prenaient les armes. Antoine, harcelé par les lettres et les ambassades qui lui apportaient ces fâcheuses nouvelles, fermait l’oreille aux requêtes et aux récriminations de sa femme, de son frère, de son collègue, de ses légats et de ses vétérans. Enfin, quand il apprit que Pacoros, fils du roi Orode, était entré en Palestine pendant que Labienus envahissait l’Asie, il se décida à quitter Alexandrie, au moment où Hérode, expulsé par les Parthes, était en route pour lui demander asile et protection (printemps 40). Il se rendit d’abord à Tyr, le seul port de Phénicie qui ne fût pas encore au pouvoir de l’ennemi, pour réunir ses troupes et ses navires, sans trop savoir de quel côté il allait se tourner. Là, il fut informé par des lettres de sa femme que son frère avait été pris à Pérouse, que Fulvie elle-même était en fuite et cherchait à le rejoindre[148].

Antoine se trouva fort perplexe, en face de deux dangers qu’il n’avait pas su prévoir et qui le prenaient au dépourvu. L’armée parthe, conduite par Labienus et Pacoros, avait trouvé le chemin tout frayé devant elle par le mécontentement et la trahison. Pacoros installa à Jérusalem[149], à la place d’Hyrcan II et des Iduméens protégés par Antoine, le roi Antigone, le dernier représentant de la dynastie hasmonéenne. En Syrie, les anciens soldats de Cassius et de Brutus, qu’Antoine avait incorporés dans son armée, tressaillirent à l’appel de Labienus, et, là où ils formaient groupe, comme dans la garnison d’Apamée, ils firent défection. Les villes, irritées par les exactions d’Antoine, se défendirent mal ou ne se défendirent pas du tout. L. Décidius Saxa, traqué par Labienus et craignant de lui être livré par ses propres troupes, s’était enfui à Antioche, et de là en Cilicie, où il avait été pris et mis à mort par son adversaire. En Asie-Mineure, sauf Stratonicée, qui résista avec succès, toutes les villes se soumirent à Labienus, devenu, de sa propre initiative, Imperator et même Parthicus, comme s’il eût été le vainqueur et non le guide des Parthes[150]

Antoine ne pouvait se dissimuler que quitter le pays dans de telles circonstances, c’était fuir devant l’ennemi. Mais son intérêt immédiat, les lamentations de Fulvie, la crainte de laisser le champ libre à Octavien en Italie, le décidèrent à laisser provisoirement l’Asie aux mains des Parthes. Du reste, grâce à son incurie, il n’avait, pour entreprendre .la lutte, ni soldats, ni argent, et il était heureux pour lui que l’ennemi n’eût pas de flotte. Il partit donc de Tyr, et, faisant route par Cypre, Rhodes et l’Archipel, il put rallier autour de lui jusqu’à 200 navires. Il arriva ainsi à Athènes, où l’attendaient Fulvie et Julie, sa femme et sa mère[151]. Antoine était de fort méchante humeur. Il avait appris, chemin faisant, par les récits de fugitifs échappés au désastre de Pérouse, que tous ces troubles survenus en Italie étaient l’œuvre de Fulvie, et que Fulvie les avait provoqués précisément pour arracher son mari des bras de l’Égyptienne[152]. L’entrevue des deux époux dut être orageuse. Déjà affaiblie par les efforts et les chagrins, Fulvie tomba malade en reprenant avec Antoine le chemin de l’Italie et n’alla pas plus loin que Sicyone. Antoine, qu’elle ne devait plus revoir, la quitta sans vouloir même lui dire adieu[153].

Cette figure de matrone romaine, ambitieuse, cruelle et rusée, la seule femme qui ait osé engager la lutte contre Cléopâtre et que l’on puisse comparer, sous certains rapports, aux reines orientales, mérite qu’on s’y arrête un instant. Elle avait successivement associé sa destinée à celle de trois agitateurs, qu’elle avait toujours poussés aux résolutions violentes, et on peut douter que le but poursuivi par elle ait jamais été le bonheur domestique. Elle n’avait pas non plus goûté les joies de l’ambition satisfaite. Son premier mari, P. Clodius Pulcher, était devenu le fléau de la République lorsqu’il périt dans une vulgaire bagarre engagée sur la voie Appienne entre ses gens et ceux de Milon (52). La populace ameutée par elle avait partagé un instant la rage qui la transportait et mis le feu à la curie pour en faire un bûcher à Clodius ; mais le défunt n’était pas de ceux qui laissent des regrets. Ensuite, elle avait épousé C. Scribonius Curio, un autre Clodius, moins la morgue aristocratique qui empêchait Clodius de se faire le valet de César. Ce deuxième mari, fait pour les rôles subalternes, avait été battu et tué par le roi Juba sur les bords du Bagradas (46), sans que César, qui l’estimait à sa valeur et n’avait plus besoin de lui, en prit grand souci. Enfin, Antoine, qui avait été peut-être son amant au temps où elle était la femme de Clodius et qui, s’il en faut croire Cicéron, l’avait précédée dans l’intimité de son second mari[154]. Antoine l’avait épousée en 46, dans un moment où il était à court d’argent et en froid avec César. Antoine, qui menait joyeuse vie et s’affichait alors avec la mime Cythéris, n’entendait pas sacrifier le plaisir aux affaires, la maîtresse à l’épouse légitime. Il fallut du temps à Fulvie pour le conquérir, l’assouplir, le dompter. Elle put du moins, lorsque la mort imprévue du dictateur mit le pouvoir aux mains d’Antoine, savourer le plaisir d’être enviée, redoutée, haïe[155]. Cicéron paya de sa tête les diffamations publiques qui, aujourd’hui encore, restent attachées comme une flétrissure au nom d’Antoine. L’histoire ou la légende veut même que Fulvie ait assouvi sa fureur bestiale en lacérant à coups d’épingle la langue qui avait prononcé les Philippiques. En veine de succès, Fulvie aurait voulu tenir aussi le jeune César Octavien sous sa dépendance. Malgré le témoignage du principal intéressé, on hésite à croire que Fulvie, alors jalouse de Glaphyra, se soit offerte elle-même au collègue de son mari[156]. En tout cas, elle l’obligea à épouser sa fille Claudia, issue de son mariage avec P. Clodius ; mais, dès que Fulvie voulut prendre avec lui le ton d’une belle-mère, il lui renvoya sa fille intacte et encore vierge[157]. Elle avait dès lors préparé sa vengeance, poussant son beau-frère, L. Antonius, dans une opposition tracassière et de mauvaise foi, excitant, contre Octavien, et les vétérans, qui auraient préféré de l’argent comptant aux distributions de terres, et les propriétaires qui se trouvaient dépouillés sans indemnité, puis appelant aux armes les mécontents, ceignant l’épée et montant à cheval : tout cela pour aboutir à être expulsée par son adversaire et désavouée par son mari, qui sans doute lui eût fait un autre accueil si elle avait réussi. Après tant de déceptions, envenimées par la certitude d’avoir perdu tout empire sur l’infidèle, elle mourut comme elle avait vécu, la rage au cœur, et on pourrait dire d’elle aussi qu’elle s’enfuit indignée chez les ombres. Appien[158] considère sa fin comme un suicide, car elle activait elle-même sa maladie à cause du courroux d’Antoine, et il ajoute qu’Antoine en éprouva un chagrin mêlé de remords.

La mort de Fulvie simplifia la tâche des négociateurs qui cherchaient à ménager entre les triumvirs un accommodement où chacun trouvât son compte. Maintenant qu’elle n’est plus là, disait L. Cocceius Nerva à Octavien, vous n’avez plus qu’à vous expliquer en toute franchise sur vos griefs réciproques[159]. Octavien eût été en droit de demander à Antoine ce qu’il avait fait de l’Orient et de l’argent qu’il en devait rapporter : il se doutait bien aussi que son collègue, averti par lui des agissements de L. Antonius et de Fulvie, avait mis dans son inaction au moins autant de duplicité que de paresse ; mais il se garda d’insister, de peur de consolider l’alliance déjà ébauchée entre Antoine et Sextus Pompée. Les amis des triumvirs, sans leur laisser le temps de débattre leurs griefs respectifs, les mirent tous deux d’accord et partagèrent entre eux l’hégémonie, avec la mer Ionienne pour ligne de démarcation. Ils assignèrent les provinces d’Orient à Antoine, celles d’Occident à César, et laissèrent l’Afrique à Lepidus[160]. C’est ce qu’on appelle le traité de Brindes (Brundisium), signé dans cette ville par le consul C. Asinius Pollio pour Antoine et C. Cilnius Mæcenas pour César Octavien (sept. 40).

Une alliance de famille scella le nouveau pacte. Antoine fut fiancé à Octavie, sœur de son collègue et veuve depuis quelques mois de C. Claudius Marcellus (cos. 50). Le Sénat dispensa Octavie du deuil légal pour que le mariage pût avoir lieu immédiatement. Il fallait se hâter de passer la chaîne au cou du lion[161].

Si Cléopâtre, comme on peut le supposer, s’était réjouie de la mort de Fulvie, elle dut être consternée en apprenant que l’amant dont elle espérait faire son mari était retourné à Rome, où il venait d’épouser une femme à la fois jeune, belle, vertueuse, capable enfin de se faire aimer pour elle-même après avoir servi d’appoint à une combinaison diplomatique[162]. En effet, Antoine subit visiblement le charme de sa douce compagne, antithèse vivante de l’acariâtre Fulvie et de l’égoïste Cléopâtre. Il s’était ménagé des loisirs en expédiant, aussitôt après la conclusion du traité de Brindes, P. Ventidius en Asie et Cn. Domitius Ahenobarbus en Bithynie[163]. Il comptait aller les rejoindre avec des troupes recrutées en Italie, mais il prenait son temps. Complaisant pour son collègue et beau-frère, il inaugurait comme flamine le culte du divin Jules, un culte dont tout le bénéfice était pour l’héritier du nom, le jeune César. En vain, un certain astrologue égyptien, qu’il avait sans doute amené d’Alexandrie et qui l’espionnait pour le compte de Cléopâtre, essayait de réveiller sa jalousie en l’avertissant que les astres ne lui réservaient pas le premier rôle[164] : Antoine était tout à la paix. De son côté, César Octavien, qui n’était pas fâché de faire partager à Antoine la responsabilité des mesures fiscales rendues nécessaires par la pénurie du Trésor, se gardait de presser le départ de son collègue. Il saisissait toutes les occasions de lui témoigner sa bonne volonté. Il fit bon accueil à Hérode, qui, arrivé à Alexandrie après le départ d’Antoine, était venu trouver son protecteur à Rome. Hérode fut reconnu roi de Judée, Idumée et Samarie, par le Sénat et partit aussitôt pour reconquérir son royaume (fin 40)[165]. Antoine ne quitta l’Italie qu’après la signature du traité de Misène, qui, en assurant pour cinq ans à Sextus Pompée la possession de la Sicile et du Péloponnèse, devait supprimer pour le moment toute cause de guerre civile (39)[166].

Vers la fin de l’an 39, Antoine partit de Rome, où il ne devait plus rentrer, emmenant avec lui Octavie. Ce n’était pas en Asie qu’il entendait la conduire, mais à moitié chemin, à Athènes, où les deux époux allaient passer l’hiver. Antoine voulait recommencer avec sa femme la vie de fêtes et de plaisirs qu’il avait menée à Alexandrie avec sa maîtresse. Il reprit le manteau grec, promena de nouveau son oisiveté dans les gymnases et les salles de cours, se laissa nommer gymnasiarque pour régaler les Athéniens de banquets et de spectacles payés avec l’argent qu’il extorquait en même temps au Péloponnèse, et accepta, avec le titre de Nouveau Dionysos, les énormes et banales adulations que les Athéniens avaient jadis prodiguées au Poliorcète. Il montra cependant qu’il ne fallait pas le prendre tout à fait pour un sot et rire sous cape de sa naïveté. Les Athéniens ayant poussé l’adulation jusqu’à l’impudence et fiancé le nouveau Bacchus à leur Vierge, Antoine réclama aussitôt la dot de la divine épouse, dot fixée par lui à un million de drachmes. La leçon ne manquait pas d’à propos et dut paraître excellente à Octavie, que les Athéniens avaient un peu oubliée dans ces extravagantes fiançailles[167]. Les Pasquins du lieu répliquèrent en daubant sur le polygame et faisant allusion à Cléopâtre ; mais ils eurent de la peine à mettre les rieurs de leur côté.

Heureux jusqu’au bout, Antoine n’avait plus à se préoccuper des affaires d’Orient. Il lui arrivait à Athènes des bulletins de victoire, et le seul souci qui lui restât, c’était la crainte de laisser à ses légats tout l’honneur d’une campagne vigoureusement menée contre les Parthes[168]. Les choses avaient bien changé, en effet, depuis le temps où Antoine, désertant son poste, avait laissé l’Asie à Labienus et la Syrie à Pacoros. Les violences et les déprédations de Labienus avaient provoqué des résistances isolées d’abord, puis plus hardies et plus multipliées à mesure que croissait l’irritation générale. Il avait châtié Alabanda et Mylasa, qui avaient massacré leurs garnisons ; mais il assiégeait vainement Stratonicée en Carie, et il s’était formé des bandes qui lui enlevaient parfois son butin. Labienus avait bien pu s’emparer de l’Asie Mineure par surprise, mais il n’était pas en mesure de s’y établir et de l’administrer. Dès que Ventidius eut débarqué en Cilicie, de façon à couper les communications entre Pacoros et Labienus, celui-ci se rabattit en toute hâte dans la direction de la Syrie. Mais il était trop tard : les défilés du Taurus étaient surveillés par Ventidius, qui battit successivement et les Parthes envoyés au secours de Labienus et Labienus lui-même. L’imperator Parthicus en fut réduit à se cacher sous un déguisement et, à quelque temps de là, fut mis à mort comme un malfaiteur vulgaire par Démétrios, gouverneur de Cypre[169]. De la Cilicie, Ventidius avait marché en toute hâte vers les portes de 1’Amanos, les avait forcées et avait du même coup délivré la Syrie, que les Parthes s’empressèrent d’évacuer (39). Ils ne s’éloignaient, il est vrai, qu’avec l’intention d’y revenir en force.

Ils reparurent, en effet, au printemps de l’année 38. Antoine n’était pas encore venu au secours de son légat, et celui-ci, qui, ne comptant pas sur une nouvelle invasion, avait dispersé ses troupes dans différentes garnisons de Syrie et de Cappadoce, risquait de se trouver pris au dépourvu. Mais Ventidius était homme de ressources. Les Parthes, trompés par des confidences qu’il eut soin de faire à un de leurs espions, au lieu de passer par le Zeugma, firent un long circuit et perdirent un mois à jeter des ponts sur l’Euphrate, en un endroit où le fleuve était fort large, si bien que Ventidius eut le temps de rassembler ses forces et se trouva prêt avant eux. Puis, en Cyrrhestique, Pacoros se laissa attirer sur un terrain défavorable : il y fut battu et tué (juin 38)[170]. Ventidius était en train d’assiéger Antiochos In de Commagène dans Samosate, sous prétexte que le roi donnait asile à des Parthes fugitifs, en réalité, pour tirer de ce potentat, qu’on disait riche, une grosse rançon. On en était aux pourparlers et le roi offrait 1.000 talents lorsqu’arriva, de la part d’Antoine et le précédant de quelques jours, l’ordre de suspendre les négociations[171].

Antoine était alors dans un de ces accès d’humeur qui suivaient chez lui les périodes d’excitation bruyante, accès dans lesquels se combinaient à doses égales le regret du temps perdu et l’envie de rejeter sur les autres la responsabilité de sa propre négligence. Il était mécontent de tout et de tous : mécontent de César Octavien qui, au moment le plus inopportun, l’avait appelé à Brindes pour le mettre en tiers dans sa querelle avec Sextus Pompée et ne s’était pas trouvé au rendez-vous à l’heure dite[172] ; mécontent d’Octavie, qui lui avait peut-être demandé pourquoi il avait fait à son frère à elle l’affront de ne pas l’attendre ; mécontent de Ventidius lui-même, qui, au lieu de lui préparer des victoires, ne lui laissait plus rien à faire. Depuis la catastrophe dans laquelle avait succombé Crassus, l’orgueil romain souffrait de n’avoir pu venger cette humiliante défaite, et le nom de Ventidius allait rester attaché à la première satisfaction que Rome eût reçue de ce côté. En quittant Athènes (été 38), Antoine avait emporté des branches de l’olivier sacré, de l’eau de la fontaine Clepsydre, des talismans et des prophéties[173]. Tant de solennité devenait quelque peu ridicule, maintenant que l’effort projeté n’avait plus d’objet. Antoine trouva moyen d’aggraver son cas en congédiant Ventidius et en échouant là où Ventidius avait déjà plus qu’à moitié réussi. Il voulut continuer le siège de Samosate avec des troupes qu’il avait froissées par son ingratitude et dont la mauvaise volonté rendit courage aux assiégés. A la fin, impatienté et redoutant de pires mésaventures, il négocia sous main avec Antiochos et dut s’estimer heureux de ne pas s’en aller les mains vides. Il se contenta de deux otages quelconques et de 300 talents, à peine le tiers de ce que le roi avait offert à Ventidius[174].

Après cette humiliante équipée, Antoine retourna à Athènes auprès d’Octavie, laissant la Syrie et la Cilicie sous le commandement de C. Sosius[175]. Durant l’hiver de 38/37, il eut tout le temps de réfléchir. Il sentait vaguement qu’il avait été partout au-dessous de sa tâche. Il n’avait su ni garder l’affection des vétérans, qui naguère encore, au lendemain du traité de Brindes, lui réclamaient l’argent promis et le rendaient responsable de leurs déceptions ; ni organiser l’armée nouvelle qu’il devait mener contre les Parthes ; ni même tirer parti des forces qu’il avait sous la main et qui avaient suffi à Ventidius pour se faire un nom désormais glorieux et populaire. Le moment était venu pour lui de se ressaisir, de se fixer un but et d’y marcher. Le moyen pour Antoine de faire oublier ses inconséquences passées, de restaurer d’un seul coup sa popularité, de se montrer le véritable héritier de César et de reprendre dans l’association triumvirale le premier rang, c’était de battre les Parthes et de leur arracher les aigles de Crassus. Pour cela, il lui fallait des soldats ; non pas des Asiatiques, mais de bonnes légions recrutées en Italie ou dans les provinces circonvoisines. La moitié d’empire qui lui était échue lui fournirait autant d’argent et plus de vaisseaux qu’il ne lui était nécessaire. Il pouvait s’entendre avec Octavien, qui avait besoin d’une flotte pour combattre Sextus Pompée, et échanger avec lui des vaisseaux contre des légions. Du reste, le renouvellement du pacte triumviral, arrivé à échéance au 31 décembre 38, rendait indispensable une entrevue qui serait pour les deux potentats une occasion de se faire des offres mutuelles.

Antoine partit donc, avec sa femme Octavie et une flotte de 300 navires, pour Brindes, au commencement du printemps de l’an 37, comptant sur un accueil empressé de la part d’Octavien et prêt à l’aider contre Sextus Pompée. On imagine quelle dut être sa désillusion et sa colère quand il apprit que le port de Brindes lui était fermé et que César, se trouvant assez pourvu de navires, n’éprouvait plus le besoin d’être secouru. Antoine n’était pas homme à supporter un pareil affront. Octavien l’avait lui-même appelé l’année précédente et lui avait ensuite dépêché Mécène pour implorer son secours. L’alliance dédaignée allait faire place à une rupture. Antoine cingla vers Tarente et fit savoir à son collègue qu’il y attendrait des explications. Octavie réussit pourtant à empêcher la guerre entre son frère et son mari. Mécène vint à Brindes pour conférer avec L. Cocceius Nerva, délégué d’Antoine[176], et Octavie alla trouver son frère. Elle l’amena à Tarente, où fut signé un accord garanti, à la mode du temps, par divers projets de mariage. Entre autres clauses, Antoine devait céder immédiatement 120 navires à César, qui s’engageait, en retour, à lui fournir quatre légions. A la prière d’Octavien, Antoine ajouta dix avisos légers, contre un supplément de mille soldats d’élite. Les deux potentats profitèrent de l’occasion pour proroger jusqu’à une nouvelle échéance de cinq années le pacte triumviral, et, cette fois, sans consulter le peuple[177]. Ainsi fut retardé de six ans, par l’intervention de cette nouvelle Sabine, le conflit que plus tard l’influence néfaste de Cléopâtre rendit inévitable.

Antoine avait signé, mais en se disant probablement qu’il venait de manquer encore une occasion d’accabler son rival. Au lieu d’aider celui-ci à se débarrasser de Sex. Pompée, il pouvait, au contraire, accepter les offres que Pompée lui avait faites et qu’il devait lui renouveler plus tard. Il pouvait tout au moins s’entendre avec Lepidus, le troisième collègue, qui se savait menacé par l’ambition de César. Il y avait bien songé ; il avait même engagé des négociations secrètes qu’il lui avait fallu désavouer par la bouche d’Octavie, en les donnant comme de simples communications relatives à des affaires de famille. En somme, au lieu d’imposer ses volontés. il avait fait des excuses et donné plus qu’il n’avait reçu. Il avait livré ses vaisseaux en échange de promesses qui ne seraient pas tenues. Ce rôle de dupe, il ne l’avait accepté que pour complaire à Octavie ; il avait été comme circonvenu par cette femme qui, en cette circonstance, s’était surtout montrée la sœur de son frère. Ni Fulvie, ni Cléopâtre ne l’eussent contraint de la sorte à sacrifier ses intérêts ; elles lui auraient rappelé, au contraire, que la primauté appartient au plus vaillant et que, si Octavien était son collègue, il n’était point son égal. Ainsi, au moment même où Octavie, heureuse d’avoir rapproché ceux qu’elle aimait, se flattait sans doute d’en être devenue plus chère à son époux, Antoine, sans s’avouer qu’il était déjà las des compagnes vertueuses, s’en prenait à elle de ses mécomptes et finissait par trouver sa présence importune. Elle l’accompagna, avec ses enfants à elle et les enfants de Fulvie, lorsqu’il partit de Tarente pour l’Orient ; mais, arrivé à Corcyre, il lui représenta qu’il ne voulait pas l’exposer aux dangers d’une expédition militaire et la renvoya en Italie[178]. Il avait, pour se séparer d’elle et de sa famille, des raisons qui bientôt ne furent plus un secret pour personne.

La première chose qu’il fit, une fois débarqué en Syrie, fut d’envoyer à Alexandrie Fonteius Capito pour inviter Cléopâtre à le venir trouver, ou, comme dit Plutarque, pour la lui amener à Antioche[179]. C’est dans la société de la reine d’Égypte qu’il voulait méditer son plan de campagne contre les Parthes et surveiller les préparatifs de l’expédition. Antoine se rua au plaisir avec une fougue que Cléopâtre sut exploiter pour ses intrigues. Elle prétendait maintenant être non plus la maîtresse, mais la femme d’Antoine. Leurs amours avaient été fécondes : Antoine ne pouvait moins faire que de se reconnaître le père des jumeaux qu’elle avait mis au monde après son départ d’Alexandrie, Alexandre (Hélios) et Cléopâtre (Séléné)[180]. Un nouveau gage de leur union, légitimée par sa fécondité même, allait naître à la fin de cette année 36, et ce serait un vrai Lagide, un Ptolémée, décoré du surnom de Philadelphe. Elle habituait peu à peu Antoine à l’idée que la monogamie était un préjugé romain, et que, s’il avait, comme Romain, une Romaine pour femme légitime, il pouvait en avoir une autre, tout aussi légitime, comme souverain de l’Égypte. A cette souveraineté, dont Cléopâtre lui faisait don, il ne manquait que le titre de roi, une lacune voulue, qui dissimulait mal, et seulement pour les Romains, le fruit défendu.

Antioche fut, durant le printemps de l’année 36, un grand marché de couronnes et de titres. Tout l’Orient était la propriété du triumvir, et il en disposait à son gré. Cléopâtre était la mieux placée pour solliciter, et Josèphe assure qu’elle n’y mit aucune discrétion. Cependant, elle ne demanda pas ou n’obtint pas d’emblée ce qu’elle convoitait, la Cœlé-Syrie, le joyau conquis et perdu par ses ancêtres[181]. Le pays était occupé, depuis le temps de Pompée, par des dynasties locales installées sous le protectorat romain et des villes libres qui avaient leur charte : il fallait d’abord y provoquer des vacances de trônes. Le morceau le plus important et le plus désirable était le royaume de Judée, qui possédait mainte tenant une large étendue de côtes, depuis la Tour de Straton (Césarée) jusqu’à Raphia. Mais ce royaume était aux mains d’Hérode, le protégé d’Antoine, qui en avait été investi par le Sénat et l’avait conquis de haute lutte, avec l’aide de C. Sosius, sur Antigone fils d’Aristobule, le dernier roi hasmonéen intronisé par les Parthes. Antigone, pris l’année précédente au siège de Jérusalem et expédié par Hérode à Antioche, fut décapité par ordre d’Antoine[182]. Comme cette exécution avait pour but de terrifier et décourager les ennemis d’Hérode, Cléopâtre comprit qu’elle ne réussirait pas pour le moment à discréditer le favori. Mais elle découvrit qu’Antigone avait été en fort bons termes avec le roi de Chalcis ou dynaste d’Iturée Lysanias, successeur de son père Ptolémée fils de Mennæos. Elle accusa Lysanias d’intelligence avec les Parthes. Antoine le fit aussitôt mettre à mort et donna son petit royaume à Cléopâtre[183]. C’était bien la Cœlé-Syrie, mais au sens étroit du mot, la région resserrée entre le Liban et l’Anti-Liban. Cléopâtre obtint encore la côte adjacente, de l’embouchure de l’Éleuthéros au territoire de Sidon, et l’île de Cypre, si brutalement et presque traîtreusement enlevée aux Lagides vingt-deux ans auparavant. Enfin, à défaut d’autre proie, Cléopâtre se rabattit sur des acquisitions domaniales. Elle se fit donner des seigneuries en Cilicie[184], en Crète, et jusque dans le royaume de Judée, où, pour la fournir de parfums, elle eut au moins la satisfaction de posséder les jardins embaumés de Jéricho, joints à ceux du roi nabatéen Malchos, et d’avoir Hérode pour fermier[185]. Ce pouvait être pour elle, outre le bénéfice pécuniaire, un moyen d’entretenir des relations qui lui fourniraient peut-être des prétextes pour tracasser et perdre l’odieux Iduméen, l’homme dont la faveur auprès d’Antoine balançait presque la sienne et défiait ses caprices. En somme, bon gré, mal gré, elle avait appris à graduer ses exigences. Elle pouvait attendre, elle savait qu’elle n’avait pas épuisé son crédit. Hérode s’en apercevrait peut-être quelque jour. Elle disposait déjà, pour faire naître les occasions favorables, d’un instrument précieux, l’ambition d’Alexandra, belle-mère du roi, qui rêvait de replacer sur le trône de Judée la dynastie hasmonéenne dans la personne de son jeune fils Aristobule.

La saison était déjà avancée quand Antoine se décida enfin à mettre son armée en mouvement. Il s’imaginait naïvement surprendre les Parthes, parce qu’il avait offert au nouveau roi Phraate, fils d’Orode, de le laisser en repos, à condition qu’on lui rendrait les enseignes de Crassus et ce qui restait encore de prisonniers aux mains de l’ennemi. Cléopâtre l’accompagna jusqu’à l’Euphrate et s’en retourna par Damas et la Judée, pour visiter ses nouveaux domaines. Elle recueillit en passant les tributs que devait lui payer son vassal Hérode. Josèphe assure que, soit caprice de courtisane, soit dessein plus pervers encore, elle voulut attirer Hérode dans son alcôve, et qu’elle faillit payer de sa vie cette imprudence[186]. Hérode était assez épris de sa femme, la belle Mariamne, pour ne voir dans les avances de Cléopâtre qu’une machination suspecte. Il eut un instant l’idée d’éteindre sa dette et de délivrer du même coup son patron, Antoine, d’une obsession malfaisante en assassinant Cléopâtre. Il avait commis des crimes plus odieux pour un moindre profit. Mais ici, le profit était problématique et le péril certain. Hérode eut peur que l’amoureux Antoine appréciât tout autrement le service qu’il lui aurait rendu. Il s’arrêta donc au parti le plus sûr : à défaut de l’hommage spécial que paraissait souhaiter Cléopâtre, il lui offrit de riches cadeaux et la reconduisit à la frontière d’Égypte. Bien des événements eussent pris un autre tour, si Hérode avait eu recours en cette occurrence aux ressources ordinaires de sa politique, le poignard ou le poison.

Rentrée à Alexandrie, Cléopâtre eut soin de faire éclater à tous les yeux les succès qu’elle venait de remporter. Elle fit frapper des monnaies sur lesquelles l’effigie d’Antoine était associée à la sienne, avec le titre de triumvir : plus tard, on y inscrivit, en double comput[187] à côté des années de règne de Cléopâtre, les années (d’Antoine) comptées à partir de l’an 36. C’était l’attestation visible de l’avènement d’Antoine comme protecteur et souverain de l’Égypte. Les chronographes semblent croire que les années ainsi comptées à part avaient pour date initiale la donation du royaume de Chalcis[188], et il est possible que Cléopâtre ait tenu ce prétexte en réserve pour le cas où elle serait désavouée ; mais ce prétexte n’a pu tromper que les naïfs.

Cependant, Antoine allait porter, une fois de plus, la peine de sa présomption et de son incapacité. L’expédition si longuement préparée ne fut qu’une série de malentendus et de désastres[189]. Il s’en fallut de peu que le vengeur de Crassus ne subit le sort de son devancier. Antoine était pourtant en droit de compter sur la victoire. Il était à la tête d’une magnifique armée de plus de cent mille hommes, dont soixante mille légionnaires, tous pleins d’ardeur et de confiance ; et, pour faire équilibre à l’alliance conclue entre les Parthes et Artavasde fils d’Ariobarzane III, roi de Médie Atropatène, il avait de son côté Artavasde d’Arménie, le fils de Tigrane, qui lui amena 13.000 hommes de renfort. Mais, dans cet allié complaisant, qui connaissait le pays et se fit le guide de l’armée, Antoine ne sut pas deviner le traître[190], ou du moins le conseiller intéressé, qui avait une querelle à vider avec son homonyme le roi de Médie et comptait faire tourner l’expédition à son profit personnel. Artavasde conduisit d’abord l’armée romaine, par le chemin le plus long et le pays le plus accidenté, vers Phraaspa, la capitale de la Médie Atropatène, où l’on devait mettre la main sur la famille et les trésors du roi réfugié chez les Parthes. Le transport du parc de siège, dans lequel figuraient des engins énormes, exigea des efforts inouïs, et, à la fin, il fallut le laisser en route, sous la garde de deux légions, pour pouvoir commencer plus tôt le blocus de la place. Artavasde était chargé, avec ses cavaliers, de surveiller les alentours et de maintenir les communications entre le gros de l’armée et son arrière-garde. Pendant qu’Antoine traçait autour de Phraaspa ses lignes de circonvallation, cette arrière-garde était surprise par les Médo-Parthes, les deux légions massacrées avec leur chef Oppius Statianus, le parc de siège détruit. Antoine accourut avec dix légions : il était trop tard. Artavasde, qui avait manœuvré de façon à être hors de portée au moment de la surprise, s’était bien gardé de l’attendre ; il était rentré dans son royaume. Antoine reprit le chemin de Phraaspa, harcelé à chaque instant par les Parthes. En arrivant sous les murs de la place, il trouva ses lignes désorganisées par une sortie des assiégés. Il eut beau décimer ses troupes et les condamner au pain d’orge ; son exaspération même trahissait son découragement.

Le désastre était, en effet, irréparable. Sans son artillerie, Antoine ne pouvait prendre Phraaspa de vive force, et il lui était bien difficile de la réduire par la famine, car il se trouvait bloqué lui-même entre la ville et l’armée des Parthes, un ennemi insaisissable, qui fuyait la bataille, mais voltigeait autour de lui, coupant ses communications avec le dehors, sabrant ses fourrageurs et tenant dans une alerte continuelle ses soldats exténués de fatigue et de disette. Pour comble d’infortune, l’hiver approchait. En quittant si tard la Syrie, Antoine s’obligeait à vaincre à bref délai ; maintenant, il n’avait plus le temps de réparer ni cette faute initiale, ni celle, plus lourde encore, qu’il avait commise en se laissant entraîner dans une aventure dont il n’avait pas su peser les risques. lin Alexandre se fût tiré d’affaire en ne regardant pas derrière lui, en corrigeant un acte d’imprévoyance par un coup d’audace : Antoine recula devant la perspective de camper sous la neige devant Phraaspa ou d’aller chercher plus loin encore des vivres et un abri. Il était décidé à battre en retraite : il ne s’agissait plus que de sauver les apparences en obtenant des Parthes un accommodement quelconque. On se mit donc à négocier. Antoine offrit de lever le siège si l’ennemi lui renvoyait les étendards de Crassus. Phraate s’y refusa et consentit seulement à ne pas inquiéter la retraite de l’armée romaine. Il fallut se contenter de cette promesse de Parthe, et faire semblant d’y croire. Antoine n’osa pas annoncer lui-même à ses soldats le résultat des négociations : il leur fit donner par Cn. Domitius Ahenobarbus le signal du départ (oct. 36).

Alors commença cette lamentable retraite que des historiens modernes ont comparée à la retraite de Russie en 1812, et qui rappela plus d’une fois à Antoine, pour sa plus grande honte, le souvenir des Dix-Mille. Sur le conseil d’un ancien soldat de Crassus, qui s’était échappé de captivité, l’armée romaine prit la direction du N.-0., pour atteindre par la voie la plus courte et la moins exposée aux surprises l’Arménie, dont l’Araxe formait la frontière. Dès le troisième jour, les Parthes commençaient leurs attaques. Depuis lors, les Romains n’eurent plus un instant de repos. Assaillis tantôt en queue, tantôt en tête, trouvant les défilés barricadés, les chemins coupés par des fossés, les sources et les puits comblés, réduits à se nourrir d’herbes sauvages et à se partager quelques gouttes d’eau croupie, toujours en alerte et obligés de se serrer les uns contre les autres pour opposer leurs boucliers aux volées de traits, encombrés de blessés et de malades, ils mirent vingt-sept jours à atteindre l’Araxe. Dans le danger et la souffrance, Antoine retrouva l’énergie de ses meilleurs jours et, avec elle, l’affection du soldat. Une fois l’Araxe franchi, l’armée était sauvée ; mais elle avait perdu le quart de son effectif, c’est-à-dire 20.000 fantassins et 4.000 cavaliers, dont la plus grande partie avait succombé au froid et aux privations.

Antoine dut s’estimer heureux qu’Artavasde ne jugeât pas à propos de lever le masque. De son côté, il affecta de traiter le roi d’Arménie en ami sûr et remit à plus tard sa vengeance. Il jugea prudent aussi de ne pas dire toute la vérité à Rome, où l’on fêta ses prétendues victoires, comme si son collègue César Octavien ignorait et laissait ignorer à ses familiers ce qu’il avait intérêt à savoir et à faire savoir[191].

Les historiens anciens, ressassant à l’envi un thème commode, attribuent tous les malheurs de la campagne à la précipitation d’Antoine, et sa précipitation à la hâte qu’il avait de revoir Cléopâtre. C’est encore cette impatience amoureuse qui, à les entendre, empêcha Antoine de prendre ses quartiers d’hiver en Arménie et le poussa à braver, pour rentrer en Syrie, les dangers d’une nouvelle marche à travers des montagnes glacées où il perdit encore environ 8.000 hommes, morts de froid et de fatigue. 11 faut convenir pourtant qu’Antoine ne pouvait guère disperser ses soldats dans un pays où il se sentait à la merci d’un traître, et que, même allié fidèle, le roi d’Arménie était hors d’état de lui fournir de quoi réparer ses pertes en hommes, en argent, en matériel. S’il voulait, comme il en avait le dessein, prendre sa revanche, il devait d’abord réorganiser à nouveaux frais son armée.

Cette armée était en piteux état lorsqu’elle déboucha dans les plaines de Syrie : dénués de tout, les soldats n’avaient plus que leurs armes et des vêtements en haillons. Antoine envoya immédiatement un message à Cléopâtre, pour implorer sa présence et aussi son secours. Il alla attendre la reine au rendez-vous assigné, à Leuké-Komé, entre Béryte et Sidon. On le voyait errer sur le rivage, inquiet et chagrin, interrogeant l’horizon. Cléopâtre arriva enfin, apportant des habits et de l’argent pour les soldats. Toutefois, dit Plutarque, certains auteurs prétendent qu’elle n’apporta que les vêtements et qu’Antoine distribua aux soldats de son propre argent, comme s’il leur était donné par Cléopâtre[192]. On peut tenir pour suspect le méchant propos rapporté par Plutarque et répété par Dion Cassius ; mais, sans être aussi fourbe que son collègue César, Antoine était capable de ces petites habiletés, et il avait alors intérêt à persuader aux soldats que, en appelant Cléopâtre, il songeait plus à leurs besoins qu’à son plaisir.

Ce n’était pas, en effet, pour faire la fête qu’elle était venue cette fois. Lorsqu’Antoine eut réussi, en vidant sa bourse et celle de ses amis, à distribuer une gratification de 35 drachmes par tête aux légionnaires et quelque menue monnaie aux autres, il délégua le soin de veiller sur la Syrie à L. Munatius Plancus et suivit Cléopâtre à Alexandrie[193].

Qu’Antoine fût toujours amoureux et qu’il comptât sur Cléopâtre pour le distraire des fâcheux souvenirs de sa dernière campagne, on n’en saurait douter ; mais il est probable aussi que les deux amants — autant dire les deux époux —s’occupèrent surtout d’affaires. Cléopâtre dut mettre Antoine au courant de la situation politique et lui signaler les embûches qu’y avait semées une main cachée, mais non pas invisible. L’équilibre était maintenant rompu au profit d’Octavien, qui avait repris la Sicile à Sextus Pompée et l’Afrique à Lepidus sans offrir la moindre compensation à Antoine[194]. La déchéance de Lepidus avait transformé le triumvirat en duumvirat, et il était à prévoir que le duumvirat aboutirait un jour ou l’autre à la monarchie. Octavien déployait une habileté merveilleuse pour rendre le conflit inévitable et le faire tourner à son avantage. Tout en affectant à l’égard de son collègue une attitude des plus correctes, en l’associant aux honneurs que lui décernait à lui-même l’empressement servile du Sénat, il avait soin que le peuple n’ignorât aucun des écarts de conduite, aucune des imprudences d’Antoine. On avait appris à Rome en temps opportun qu’Antoine payait les faveurs de Cléopâtre avec des provinces romaines et qu’il s’entendait moins bien à protéger l’empire contre les Parthes qu’à le démembrer. Enfin, César attirait à lui la popularité qui se détournait d’Antoine en faisant, de sa propre initiative, remise du reliquat des contributions décrétées par les triumvirs, en laissant une certaine latitude aux magistrats ordinaires, en promettant même de déposer ses pouvoirs si Antoine voulait bien avoir autant de souci que lui des libertés publiques. En effet, il saisit officiellement Antoine de cette insidieuse proposition, assuré d’avance qu’il aurait le bénéfice et de l’offre et du refus[195].

Antoine se sentait enlacé de toutes parts dans un réseau d’intrigues habilement ourdies et impuissant à s’en dégager. Cléopâtre ne se dissimulait sans doute pas qu’elle était elle-même la principale cause de cette fâcheuse situation, et plus encore le prétexte dont se servait César pour perdre son rival dans l’esprit des Romains. Mais elle ne voulait pas être sacrifiée il quelque accommodement provisoire comme Octavie, l’autre épouse, était capable d’en imaginer encore ; et, si une rupture était inévitable, elle croyait avoir intérêt à ne pas laisser à César le choix du moment. Elle dut songer à provoquer une rupture immédiate. C’est elle peut-être qui, pour aiguillonner Antoine et ajouter à ses griefs, découvrit la plus noire des perfidies d’Octavien. Dion Cassius assure que César chercha plus tard à soustraire Artavasde d’Arménie au châtiment, parce qu’il en avait pitié, s’étant entendu secrètement avec lui au sujet d’Antoine[196]. Il n’est plus possible de contrôler ce témoignage ; mais le silence des autres auteurs n’est pas une raison suffisante pour le récuser. On sait que l’histoire de la campagne de l’an 36 fut rédigée par Q. Dellius, alors que ce versatile personnage était devenu l’ami d’Auguste. On peut donc être assuré que Dellius s’est gardé d’y admettre une accusation ou insinuation déshonorante pour son nouveau maître, ce qui explique que les historiens qui ont pris pour guide unique le livre de Dellius ne l’aient même pas connue. Vraie ou fausse, et probablement inventée de toutes pièces[197], elle ne put être produite en un moment plus opportun que dans les circonstances actuelles. Antoine n’avait de l’énergie que l’apparence. Caractère faible, au fond, il avait besoin, à chaque déception nouvelle, d’être consolé, excusé, et de pouvoir rejeter sur les autres la responsabilité de ses propres fautes. L’idée qu’il avait été victime d’une trahison ourdie par son collègue l’excusait à ses propres yeux et tournait en haine la souffrance de son orgueil blessé. L’aveuglement chez lui allait croissant.

Antoine se promit de punir sans tarder l’Arménien ; mais il hésitait à attaquer César, qui, tout en disposant maintenant de quarante-quatre légions, s’étudiait à lui enlever tout prétexte à récriminations et venait précisément de lui renvoyer les vaisseaux prêtés à Tarente. Pendant qu’il flottait incertain entre diverses combinaisons, Sextus Pompée, le vaincu de Mylæ et de Naulochos, lui fit parvenir ses offres de service. C’était un allié bien suspect que cet aventurier, et il était bien tard pour utiliser sa bonne volonté sans faire avec lui un marché de dupe. Battu et expulsé de Sicile par les généraux de César, Pompée avait pensé trouver asile auprès d’Antoine. Arrivé à Mitylène, il avait appris qu’Antoine était par delà l’Euphrate, et le bruit courait qu’il n’en reviendrait pas. Aussitôt, le proscrit, habitué depuis quinze ans à vivre au jour le jour, s’était livré aux plus folles espérances. Il lui restait un nom glorieux, et l’Asie était pleine du souvenir de son père. Un sourire de la Fortune pouvait faire de lui le successeur d’Antoine ! Le retour d’Antoine ne l’avait pas empêché de poursuivre son rêve. Il avait envoyé des émissaires auprès des princes et dynastes de la Thrace, de l’Asie antérieure, et il comptait bien décider le roi des Parthes, qui devait se souvenir de Labienus, à lui confier une armée. En attendant, il recrutait à Lesbos de nouvelles bandes, avec lesquelles il annonçait l’intention de reprendre la lutte contre César Octavien. C’est de là que, menant plusieurs combinaisons à la fois, il offrait son alliance à Antoine.

Celui-ci donna audience à ses ambassadeurs, mais insista pour voir Sextus Pompée lui-même. Durant les pourparlers, on amena à Alexandrie les agents que Pompée avait envoyés au roi des Parthes et que la police du gouverneur de Syrie avait arrêtés en route. Antoine voulut bien ne pas considérer comme une trahison le malencontreux projet qui lui était ainsi révélé ; mais, tout en acceptant les excuses des ambassadeurs, il leur répéta qu’il attendait leur maître à Alexandrie. Moitié par orgueil, moitié par crainte de nouvelles révélations, Pompée ne vint pas, mais il affecta de se considérer dès lors comme l’allié d’Antoine. Il poursuivit ses préparatifs de guerre en Asie même, sous les yeux du gouverneur d’Asie C. Furnius et du légat Cn. Domitius Ahenobarbus, qui, faute d’instructions, se bornaient à le surveiller. Un complot tramé contre Ahenobarbus démasqua l’incorrigible conspirateur, qui se mit alors en pleine révolte. Pour le déloger de Lampsaque, le traquer et le prendre, il fallut le concours de toutes les forces dont disposaient les lieutenants d’Antoine et le Galate Amyntas. A la fin, cerné du côté de la mer, Pompée chercha à gagner l’Euphrate : mais, serré de près par C. Furnius, M. Titius et Amyntas, lancés tous trois à sa poursuite, il essaya de parlementer et d’en appeler à Antoine en personne. Vains efforts ! Comme un fauve forcé à la course, il fut pris à Midiæon en Phrygie, amené à Milet et mis à mort par Titius, qui jugea bon de ne pas exposer Antoine à commettre un acte de clémence irréfléchie ou conseillée par Cléopâtre (fin 35)[198].

On ne saura jamais jusqu’à quel point Titius suivit la lettre ou l’esprit de ses instructions. Le moment vint bientôt où l’exécution du fils du grand Pompée passa pour une sorte de sacrilège[199], et où Antoine n’en voulut plus accepter la responsabilité. Alors se produisirent différentes versions entre lesquelles rien ne fixe notre choix. Suivant les uns, Titius, jadis prisonnier de Sex. Pompée et gracié par lui, mais incapable de reconnaissance, avait satisfait sa propre rancune ; suivant les autres, il obéissait aux ordres d’Antoine. Entre ces deux opinions extrêmes, les amateurs de solutions mixtes introduisent des nuances. Tantôt, c’est le gouverneur de Syrie, L. Munatius Plancus, qui envoie à son neveu Titius l’ordre d’exécution et le scelle du sceau d’Antoine, soit à l’insu de celui-ci, soit après entente secrète ; tantôt l’action tragique est, comme au théâtre, suspendue à des péripéties soudaines. Antoine signe l’arrêt de mort, puis se repent et expédie contre-ordre : mais le hasard veut que le premier courrier arrive après l’autre, et Titius croit ou fait semblant de croire que l’arrêt de mort est bien la résolution dernière et définitive d’Antoine[200]. Quoi qu’il en soit, la mort de Sextus Pompée ne fut utile qu’à Octavien, qui eut soin de fêter à Rome la nouvelle victoire de son collègue pour affirmer jusqu’au bout la loyauté de ses intentions et de ses actes.

Cependant, Antoine préparait sa nouvelle expédition contre les Parthes et contre l’Arménie. Les circonstances semblaient des plus favorables. Le roi de Médie Atropatène s’était brouillé avec son allié le roi des Parthes à propos du partage du butin, et il offrait maintenant de faire campagne avec les Romains. Ce fut le roi de Pont, Polémon, fait prisonnier lors du massacre de l’arrière-garde romaine dans la marche sur Phraaspa, qui vint apporter à Alexandrie les propositions du Mède. C’était pour Antoine une chance inespérée que d’avoir du même coup un ennemi de moins, un allié de plus, et un allié en état de lui fournir ce qui lui avait le plus manqué jusqu’alors, des cavaliers et des archers. Aussi accepta-t-il avec empressement une alliance qui ne lui coûtait rien et qu’il pourrait largement récompenser, le cas échéant, aux dépens de l’autre Artavasde. Ce dernier se doutait bien qu’il était question de lui à Alexandrie, et il ne dut pas être autrement surpris lorsqu’Antoine l’invita à s’y rendre en ami[201]. Quoique le message ne trahît aucune intention malveillante, Artavasde comprit ; il ne vint pas. Antoine aurait volontiers simplifié son plan de campagne en prenant le roi d’Arménie au piège ; du moins, il se promit de le tromper d’autre façon, en annonçant bien haut l’intention de marcher droit aux Parthes et en tournant brusquement son attaque contre l’Arménie. Mais l’homme qui méditait de surprendre ainsi son ennemi était lui-même à la merci de toutes les surprises. Esprit versatile, volonté flottante, le moindre heurt le faisait dévier de sa route et le rejetait dans l’imprévu.

Arrivé en Syrie, où il allait mobiliser son armée, Antoine fut informé que sa femme était partie de Rome pour venir le joindre en Asie, avec de l’argent, des habits, des bêtes de somme et deux mille hommes d’élite, parfaitement équipés, qui formeraient sa cohorte prétorienne. Cette nouvelle provoqua chez lui un trouble singulier. Livré à lui-même, il aurait peut-être été touché du dévouement de cette épouse qui, sans lui reprocher ses infidélités, venait partager ses périls et, comme pour rivaliser avec la maîtresse, lui apportait aussi son offrande. Mais Cléopâtre, qui parait l’avoir accompagné jusqu’en Syrie[202], dut essayer d’exciter sa défiance. Que venait faire Octavie en un pareil moment ? Elle n’était, on le savait de reste, que l’instrument de la politique de son frère, et ces subsides qu’elle tenait de lui devaient servir à amorcer ou déguiser quelque nouvelle trahison. Ils fournissaient tout au moins à Octavien un prétexte pour replacer auprès d’Antoine la personne qui le renseignerait le mieux sur les faits et gestes de son collègue en Orient. Antoine, qui ne se souciait pas d’être assailli par les larmes et les récriminations de deux femmes jalouses, écrivit en toute hâte à Octavie de l’attendre à Athènes : il partait pour une expédition lointaine et ne pourrait la voir qu’au retour. Octavie obéit sans se plaindre à un ordre dont elle ne devinait que trop le motif : elle se contenta d’envoyer sa réponse et les renforts qu’elle amenait par Niger, un des amis d’Antoine[203]. Niger ayant pris la liberté de faire tout haut l’éloge d’Octavie, Cléopâtre en prit ombrage. Elle eut peur que la route d’Arménie ne fit quelque détour dangereux et que, elle partie, quelque entrevue habilement ménagée ne permit à l’épouse délaissée de prendre sa revanche. Elle résolut de ne pas quitter Antoine, et elle entendait par là non pas le suivre en Arménie, mais le ramener à Alexandrie.

Si folle que paraisse à première vue cette gageure, on vit bientôt que Cléopâtre n’avait pas trop présumé de son adresse et de la faiblesse d’Antoine. Plutarque nous décrit, nous ne savons d’après quelle source, son manège de coquette éplorée, mélange de Phèdre et de Calypso. Elle ne mangeait plus et dépérissait sous les yeux de son amant inquiet. Toutes les fois qu’il entrait chez elle, il lui trouvait l’air égaré, et, quand il la quittait, l’air alangui et affaissé. Elle s’arrangeait de façon à être vue souvent en larmes, qu’elle se hâtait d’essuyer et de cacher, comme pour les dissimuler à Antoine. Elle recourait à ces artifices, dès qu’elle le voyait sur le point de partir de Syrie pour aller rejoindre le Mède. Les courtisans, stylés par elle, affectaient les plus vives alarmes ; ils reprochaient à Antoine de faire mourir de chagrin une femme qui lui avait tout sacrifié et ne pouvait vivre sans lui. Reine, elle avait abaissé sa fierté jusqu’à consentir à passer pour la maîtresse d’Antoine, tandis qu’Octavie devait à la politique — la politique de son frère — le titre d’épouse légitime. Si Antoine répondait à tant d’amour par la froideur et l’abandon, Cléopâtre ne survivrait pas à son malheur[204].

On a peine à croire qu’Antoine ait été réellement dupe de cette stratégie féminine. Sans être assez sceptique ou assez modeste pour apprécier le talent de la comédienne, il savait bien qu’en somme il avait affaire à une femme jalouse et que son absence n’eût pas passé pour un abandon si Octavie ne s’était pas trouvée à quelques journées de la côte d’Asie. Ce n’était pas là une raison suffisante pour abandonner une expédition que Cléopâtre elle-même jugeait naguère tout à fait opportune et pour tromper l’attente du roi de Médie, qui risquait de se trouver seul en face des Parthes informés de son alliance avec les Romains. Mais, après la triste expérience de l’année précédente, Antoine appréhendait plus qu’il n’osait se l’avouer à lui-même une nouvelle campagne d’Orient, et il est probable qu’il ne fut pas fâché de se heurter à des objections. On s’aperçut tout à coup que les préparatifs étaient insuffisants et la saison trop avancée. Il ne fallait pas recommencer la faute commise et s’exposer de nouveau à être surpris par l’hiver en pays ennemi. Bref, le triomphe de Cléopâtre fut complet. Antoine reprit avec elle le chemin d’Alexandrie et fit savoir à Octavie, en guise de remerciements pour sa sollicitude et ses présents, qu’elle pouvait retourner à Rome[205].

S’il est vrai, comme l’ont pensé la plupart des historiens anciens, qu’Octavie avait une fois de plus servi sans s’en douter les desseins de son frère, lequel prévoyait l’affront fait à sa sœur et comptait en tirer parti[206], Octavien avait lieu d’être satisfait. L’opinion publique à Rome prit fait et cause pour l’épouse insultée. On comparait avec indignation l’ignominieuse conduite d’Antoine, roulé aux pieds de sa sorcière égyptienne, et la noble résignation d’Octavie, qui ne voulut même pas, comme l’y invitait son frère, quitter la maison où elle continuait à élever ses enfants avec ceux de Fulvie. Sans doute, les fictions légales subsistaient : Antoine, conformément aux stipulations du traité de Misène, était inscrit en tête de la liste des consuls de l’an 34 ; mais on s’habituait peu à peu à le considérer comme un renégat. Le patriotisme romain se retournait contre celui qui ne savait ni le comprendre, ni le ménager.

Nous ignorons si, durant l’hiver de 35/4, Antoine paracheva à son gré ses préparatifs militaires ; mais Cléopâtre dut l’aider à perfectionner la partie diplomatique de son plan de campagne. Il s’agissait toujours de faire économie d’effort en employant la ruse, de tromper le roi d’Arménie sur les véritables intentions d’Antoine. Artavasde était sur ses gardes ; on l’avait bien vu à la façon dont il avait décliné l’invitation à lui adressée, et il n’était pas facile de jouer au plus fin avec lui, car sa pénétration naturelle était encore aiguisée par la conscience qu’il avait d’avoir mérité la colère du triumvir. Pour endormir sa défiance, Antoine eut recours à un moyen qui promettait d’être efficace. Il expédia en avant son confident et négociateur ordinaire des affaires intimes, Q. Dellius, pour proposer à Artavasde une alliance de famille. La fille d’Artavasde serait fiancée à Alexandre, l’aîné des fils d’Antoine et de Cléopâtre, et, à ce gage de bonne entente, Antoine ajouterait des libéralités dont Dellius apportait la promesse et peut-être la liste. Si retors que fût Artavasde, on pouvait croire qu’il ne résisterait pas à de pareilles démonstrations d’amitié[207].

Pendant que les hauts et puissants conspirateurs agençaient les ressorts de ce piège infaillible, Cléopâtre fut informée, par des messages désespérés d’Alexandra, qu’Hérode, emporté par sa fougue brutale, s’était laissé prendre à celui qu’elle lui avait tendu. Sur les instances d’Alexandra et de sa fille Mariamne, l’épouse chérie d’Hérode, le roi avait conféré à son beau-frère Aristobule, un jouvenceau de dix-sept ans, la dignité de grand-prêtre ; mais depuis lors, il surveillait de très près Alexandra, qu’il tenait en chartre privée dans son palais. Celle-ci avait cependant trouvé moyen de correspondre avec Cléopâtre et de combiner avec elle un plan d’évasion. Alexandra devait se réfugier en Égypte avec Aristobule, et Cléopâtre comptait bien apitoyer Antoine sur le sort des malheureuses victimes de son favori. Mais le complot fut dénoncé à Hérode et déjoué à temps. Par crainte de Cléopâtre, Hérode n’avait pas osé, quelque envie qu’il en eût, prendre des mesures sévères ; il fut même obligé de relâcher Alexandra ; mais il était décidé à supprimer le futur prétendant. Les acclamations populaires qui accueillirent le jeune pontife officiant à la fête des Tabernacles hâtèrent sa fin. Au milieu de réjouissances auxquelles Hérode assistait en invité d’Alexandra, dans les jardins de Jéricho, Aristobule, attiré près d’une piscine, à la nuit tombante, y fut noyé par des amis d’Hérode qui lui tinrent la tête sous l’eau par manière de plaisanterie. Ce crime servait mieux encore les desseins de Cléopâtre que ne l’eût fait la fuite projetée du jeune prince. Elle qui depuis longtemps cherchait à faire plaisir à Alexandra et plaignait ses infortunes, elle fit sienne toute cette affaire, et ne cessa d’exciter Antoine à punir le meurtre de l’enfant. Il n’était pas juste qu’Hérode, investi par lui d’une royauté à laquelle il n’avait aucun droit, se permit de pareilles licences contre les rois véritables[208].

Aussi, lorsque, au début du printemps de l’an 34, Antoine vint rejoindre ses troupes en Syrie, son premier soin fut de citer Hérode à comparaître devant lui à Laodicée (sur Mer). Hérode, comprenant que l’obéissance était sa seule chance de salut, vint, les mains pleines de présents, plaider sa cause devant le maître. Il le connaissait assez pour savoir par où le prendre. Au lieu de nier le fait incriminé, il soutint qu’il n’avait pas dépassé les limites de l’autorité royale, de celle qu’il tenait d’Antoine lui-même, lequel apparemment ne la lui avait pas donnée avec défense d’en user. Il n’avait fait que se défendre contre des intrigues de femmes, et il n’était pas malaisé de voir que, sous les apparences de l’indignation, Cléopâtre cachait le désir de lui prendre son royaume. Antoine fut aussitôt de son avis. Il était flatté de faire preuve, lui aussi, d’indépendance virile, et de montrer qu’il n’était pas homme à filer la quenouille aux pieds d’Omphale[209]. Ne disait-il pas lui-même à Cléopâtre qu’elle n’avait pas à s’immiscer dans les affaires d’État[210] ? Ce fut une déception complète pour le parti hasmonéen, qui, à Jérusalem, escomptait déjà le châtiment d’Hérode, et une humiliation plus amère encore pour Cléopâtre, trompée à la fois dans sa haine et dans sa convoitise. Le crédit d’Hérode fut affermi par le coup qui devait l’abattre. Antoine lui fit fête, et ils se séparèrent bons amis.

De Laodicée, Antoine reprit sa marche vers le nord. Après avoir fait échouer les projets particuliers de Cléopâtre, il allait voir échouer celui qu’il avait machiné avec sa collaboration. Arrivé à Nicopolis dans la Petite-Arménie, il eut beau prévenir Artavasde qu’il l’attendait pour arrêter son plan de campagne contre les Parthes ; le roi, toujours défiant, ne vint pas. Antoine lui renvoya Dellius, avec une nouvelle provision de mensonges, et, sans attendre la réponse, marcha droit sur la capitale Artaxata. Ce fut son meilleur argument. Artavasde, acculé à la nécessité de subir la loi du plus fort, se résigna enfin à comparaître. Antoine alors changea de ton. Sans traiter ouvertement le roi en captif, il voulut l’obliger à lui livrer ses forteresses et ses trésors. Mais les garnisons des places fortes refusèrent d’obéir aux sommations qui leur furent faites au nom du roi ; les troupes arméniennes affirmèrent leur volonté de résister à l’envahisseur en élevant au trône le fils aîné d’Artavasde, Artaxe ou Artaxias. Il fallut renoncer à une hypocrisie inutile et avoir recours à la force. Artavasde, chargé de chaînes d’argent, singulier et puéril hommage rendu à sa dignité royale, assista à la conquête ou plutôt au pillage de son royaume. Artaxias, incapable de soutenir la lutte, s’enfuit chez les Parthes[211]. Quant à Artavasde de Médie, qui avait si longtemps attendu son allié, il est probable qu’Antoine, pressé de retourner en Égypte, entretint et récompensa son zèle en l’autorisant à prendre sa part des dépouilles de l’Arménie. Comme cet Artavasde avait aussi une fille, le projet de fiançailles proposé naguère à l’Arménien fut introduit dans le pacte d’alliance renouvelé alors avec le Mède[212]. La grande affaire, la campagne contre les Parthes, fut remise à l’année suivante ; mais, pour affirmer sa ferme intention de ne plus la différer davantage ainsi que pour tenir l’Arménie et protéger au besoin la Médie Atropatène, Antoine laissa dans le pays le gros de ses forces. Il reprit avec le reste le chemin de l’Égypte, chargé d’un immense butin et emmenant avec lui, entre autres captifs, la famille royale, Artavasde avec sa femme et ses enfants.

Au plaisir d’avoir tiré vengeance d’un allié déloyal Antoine voulut ajouter celui d’exhiber ses prisonniers et son butin dans une procession triomphale calquée sur l’imposante cérémonie dont jusque-là Rome seule et son Capitole avaient été témoins. Il entrait de plus en plus dans son rôle de monarque oriental, et il allait infliger un irrémissible outrage à une patrie dont il ne se souvenait plus que pour en profaner les glorieuses traditions. Célébrer un triomphe à Alexandrie, c’était proclamer pour ainsi dire la déchéance de la cité reine ; c’était lui enlever cette incommunicable suprématie qui la mettait hors de pair[213]. Qu’il y eût là comme un germe de la réaction humanitaire qui, sous l’Empire, finit par effacer la distinction entre les Romains et leurs sujets, c’est affaire de spéculation philosophique ; mais ce serait abuser de la logique que de transformer Antoine en précurseur des temps futurs[214]. Ce qui est certain, c’est qu’il méconnaissait, à un degré qui mérite le nom d’aveuglement, l’esprit de son temps, le sens et aussi la force de l’opinion dont il bravait si imprudemment les anathèmes. Il y avait précisément dans l’orgueil romain une sorte de tare, une lacune par où se glissait l’inquiétude et le soupçon. Les Romains étaient hantés de temps immémorial par une crainte étrange, que l’on pourrait prendre, en songeant au Bas-Empire, pour un pressentiment : la crainte de voir délaisser pour des sites plus riants, plus salubres ou mieux protégés, la campagne malsaine où Rome est assise. Au lendemain de la prise de Véies, et surtout après le pillage de Rome par les Gaulois (390), les plébéiens voulaient aller s’installer dans la ville conquise. Camille eut grand’ peine à les retenir, en invoquant les promesses de grandeur attachées par les destins à la possession du Capitole[215]. Aussi Véies fut-elle rasée et comme effacée du sol. Plus tard, c’est Capoue, puis Carthage, puis Corinthe, qui excitent à la fois la convoitise, l’envie et la défiance des Romains. Nos ancêtres, dit Cicéron, ont jugé qu’il n’y avait au monde que trois villes, Carthage, Corinthe, Capoue, capables de porter le poids et le nom de l’empire[216]. Toute rivale de Rome était vouée à l’extermination. Capoue, dépeuplée, ne fut plus qu’une grande ferme ; la charrue passa sur les ruines de Carthage, et Corinthe fut détruite par l’incendie. Malgré ces exécutions, l’ancienne méfiance reparaissait de temps à autre. La popularité de César lui-même avait mal résisté aux bruits mis en circulation par ses ennemis, qui lui prêtaient le dessein de transporter le siège de l’empire à Alexandrie ou à Ilion[217]. C’était là de l’histoire contemporaine, des faits dont Antoine avait été témoin et qui devaient être encore présents à sa mémoire. Il n’était pas nécessaire non plus de lui rappeler que, si de pareilles insinuations avaient trouvé créance, c’est parce que César subissait notoirement l’influence de cette même Cléopâtre dont Antoine passait, lui, pour être l’esclave[218]. Ce qui était soupçon à l’égard du dictateur allait prendre l’évidence d’une vérité démontrée, et l’on pouvait compter qu’Octavien achèverait au besoin la démonstration. Or, Rome n’entendait ni se laisser déposséder de sa primauté, ni la partager avec une rivale qui règnerait sur la moitié de son empire.

Si ces réflexions se présentèrent à l’esprit d’Antoine, il les écarta avec son insouciance ordinaire. Il voulait repaître les yeux de Cléopâtre d’un spectacle où elle jouerait à côté de lui le premier rôle, non plus comme reine d’Égypte, mais comme impératrice d’Orient. Devant le char du triomphateur marchaient les captifs et, parmi eux, entouré de sa famille, le roi Artavasde, chargé de chaînes d’or, pour que rien ne manquât à ses honneurs, dit ironiquement Velleius Paterculus[219] : derrière, les trophées et le matériel du butin prolongeaient le défilé. Le cortège s’avança, par la grande rue centrale, vers une place où l’attendait la divinité qui, dans cette parodie sacrilège, devait remplacer Jupiter Capitolin. Sur une estrade lamée d’argent s’élevait un trône d’or, et sur ce trône, au milieu d’une foule immense, siégeait Cléopâtre dans une attitude hiératique et comme raidie par l’ivresse de l’apothéose. Quand le triomphateur eut rendu hommage à la déesse, les captifs furent invités à se prosterner devant elle et à lui adresser leurs prières. Mais, en dépit des menaces et des promesses, les princes arméniens s’y refusèrent et se contentèrent de saluer Cléopâtre en l’appelant par son nom, ce qui leur valut par la suite, remarque Dion Cassius, toute sorte de traitements rigoureux[220]. Artavasde, qui était un lettré et même un auteur dramatique[221], se résignait à jouer dans cette grande pièce de théâtre le rôle de victime ; il ne voulait pas accepter par surcroît celui de dupe. Toutefois, Antoine ne poussa pas l’imitation du triomphe à la mode romaine jusqu’à faire mettre à mort ses prisonniers[222] : Artavasde et sa famille restèrent sous bonne garde à Alexandrie, à la merci du premier caprice de Cléopâtre, une Junon qui, comme l’autre, n’oubliait pas les injures. La journée se termina, suivant la dernière mode romaine, par un festin public, gigantesque ripaille à laquelle fut convié tout le peuple d’Alexandrie.

Quelques jours après eut lieu, devant le peuple et les soldats réunis dans les vastes portiques du quartier du Gymnase, une cérémonie dont le triomphe n’avait été que la préface. La déesse-reine ne perdait pas de vue les affaires sérieuses : elle allait faire proclamer par son tout-puissant ami et époux la charte du nouvel empire constitué à son profit. Sur l’estrade d’argent figuraient cette fois deux trônes d’or, occupés par Antoine et Cléopâtre, et des sièges un peu plus bas, sur lesquels avaient pris place les enfants de Cléopâtre : au premier rang, le roi Ptolémée dit Césarion, fils de César ; puis, l’aîné des fils d’Antoine et de Cléopâtre, Alexandre, en costume médique et la tiare en tête ; ensuite Ptolémée Philadelphe, le second fils, en costume macédonien, chaussé de pantoufles et coiffé du chapeau ou causia des rois de Macédoine ; enfin, la jeune Cléopâtre, sœur jumelle d’Alexandre. Antoine prit la parole et fit connaître au peuple ses volontés. Désormais, Cléopâtre, reine d’Égypte, de Cypre et de Cœlé-Syrie, porterait le titre de Reine des reines ; elle aurait pour collègue le Roi des rois Ptolémée, qu’Antoine déclarait fils légitime de Jules César et de son épouse Cléopâtre. Alexandre était Grand-Roi d’Arménie et de toutes les régions qui seraient conquises sur les Parthes entre l’Euphrate et l’Indus ; Ptolémée Philadelphe, roi de Syrie (Commagène ?) et de toutes les contrées situées entre l’Euphrate et l’Hellespont ; Cléopâtre-Séléné, reine de Cyrénaïque et de la Libye adjacente[223]. Ainsi se trouvait organisé, sous la suzeraineté de Cléopâtre, une sorte d’empire fédératif comprenant tout ce qui avait appartenu jadis aux Lagides et aux premiers Séleucides, avec un appoint de possessions romaines. L’unité de cet empire résidait dans le couple divin formé par Antoine-Dionysos ou Osiris et Cléopâtre-Isis, dieux vivants autour desquels se groupait leur progéniture divine, Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Séléné[224].

Alexandrie devint une sorte d’Olympe où les dieux en liesse conviaient le peuple à leurs jeux et festins. Antoine, en qualité de gymnasiarque d’Alexandrie, menait l’orgie, suivant les rites consacrés autrefois par Philopator. On le voyait, en costume de Dionysos (Liber Pater), le thyrse à la main, en tête une couronne d’or ombragée de lierre, hissé sur son char triomphal, conduire par les rues de la ville ou à Canope son cortège de bacchantes et de mimes, parmi lesquels figuraient de nobles Romains, affublés de costumes mythologiques et rougissant sous le fard. On racontait plus tard que Munatius Plancus, l’homme à tout faire, le flatteur le plus éhonté d’Antoine et de Cléopâtre, couvert d’un maillot vert de mer, coiffé de roseaux et traînant derrière lui une queue de poisson, tenait le rôle de Glaucos, et qu’il avait dansé dans cet accoutrement au milieu d’un banquet[225] Les anecdotes s’accumulent, sans date comme sans garantie, recueillies ou inventées après coup pour grossir le dossier et achever la défaite du vaincu d’Actium. Il est question de prodigalités insensées, et même stupides, comme la fameuse perle de 10 millions de sesterces, avalée par Cléopâtre. On raconte tantôt qu’Antoine se promenait en costume de monarque oriental, un sceptre d’or à la main, un cimeterre au côté, en habit couvert de pierres précieuses ; tantôt que ce vaniteux personnage se laissait traiter comme un domestique par sa belle[226]. Les plus indulgents trouvaient qu’il était hors de sens, ensorcelé par des charmes magiques ou entretenu dans une ivresse perpétuelle par Cléopâtre, qui, tout en partageant ses excès, se garantissait des fumées du vin par la vertu d’une bague d’améthyste[227]. C’est vers ce temps qu’Antoine, comme pour braver tous les préjugés romains à la fois, maria sa fille Antonia, destinée jadis au jeune Lepidus, avec le riche Pythodore de Tralles, qui n’était même pas citoyen romain[228].

Au printemps de l’an 33, Antoine se souvint qu’il avait laissé ses troupes en Arménie et que son allié Artavasde de Médie l’attendait. On supposait que, cette fois, d’accord avec le Mède, il allait attaquer vigoureusement le roi des Parthes, Phraate, qui — son inaction depuis deux ans le prouvait assez — était affaibli par son impopularité et n’était guère plus sûr de ses sujets que de ses ennemis. Mais Cléopâtre sans doute en avait décidé autrement. La Reine des reines tenait moins à étendre son empire qu’à le consolider, et elle se souciait fort peu de venger les défaites de Crassus ou même l’échec inavoué d’Antoine. Par contre, elle sentait approcher le jour de la lutte inévitable, le jour où Rome lui demanderait compte, à elle, la magicienne responsable, des entreprises tentées contre l’honneur de la grande République et l’intégrité de son empire. Les espions qui, sous le nom d’amis ou de courriers, circulaient entre Rome et l’entourage d’Antoine tenaient les futurs adversaires au courant de leurs desseins respectifs. Il fallait se préparer à la lutte et conclure des alliances, non pas contre Phraate, mais contre l’héritier de César, celui que Cléopâtre essayait de disqualifier autant qu’il était en son pouvoir, en faisant proclamer la légitimité de son fils Césarion. En conséquence, Antoine se dirigeait vers les bords de l’Araxe avec l’intention non pas de combattre, mais de négocier en vue de complications ultérieures.

Le but principal était d’obtenir d’Artavasde des renforts de cavalerie, de ces archers cuirassés et montés dont Antoine avait apprécié à ses dépens la valeur offensive. Artavasde, séduit par l’offre immédiate d’une partie de l’Arménie et par la perspective de voir sa fille Iotape régner sur le reste comme épouse du Grand-Roi Alexandre fils d’Antoine et de Cléopâtre, crut faire un excellent marché. Il restitua les enseignes prises sur Oppius Statianus et fournit les cavaliers demandés : du reste, Antoine devait lui laisser de l’infanterie romaine en échange. Il ne songeait pas que, Antoine une fois occupé ailleurs, Artaxias et ses alliés les Parthes lui disputeraient l’Arménie, et que, pour avoir voulu s’agrandir, il risquerait de perdre jusqu’à ses possessions héréditaires. La partie occidentale de l’Arménie en deçà de l’Euphrate, ou Petite-Arménie, fut attribuée à Polémon et incorporée au royaume de Pont. Ces arrangements conclus, Antoine, emmenant avec lui la jeune Iotape, qui au pis-aller servirait d’otage, reprit le chemin d’Alexandrie[229]. Les plans de guerre contre les Parthes étaient bien définitivement abandonnés : l’époux de Cléopâtre ne songeait plus qu’à vider sa querelle avec son rival.

Cette querelle était restée durant de longues années à l’état latent ; elle allait entrer dans la phase diplomatique, autrement dit, dans la période des récriminations officielles. Les récriminations s’étaient échangées d’abord entre les deux rivaux dans leur correspondance intime, sur un ton demi-sérieux qu’Antoine poussait parfois du côté de la plaisanterie. Suétone nous a conservé des fragments de lettres d’Antoine qu’il est difficile de dater et plus encore de traduire. Octavien lui reprochait le scandale public de ses amours, que rappelait sans cesse aux Romains la tristesse de l’épouse délaissée. Antoine riposte en contestant au mari divorcé de Scribonia, à l’homme qui a fait de son second mariage une sorte de rapt précédé d’adultère et qui transforme ses amis en pourvoyeurs, le droit de morigéner les autres. Puis, dans une lettre de l’année 33 : Qu’est-ce donc qui t’a changé à mon égard ? Est-ce parce que je couche avec une reine ? Mais c’est mon épouse. Ne fais-je que commencer, ou n’y a-t-il pas neuf ans que cela dure ? Et toi, enfin, n’as-tu que Drusilla toute seule ? Je gagerais que, quand tu liras cette lettre, tu auras déjà mis à mal Tertulla ou Térentilla ou Rufilla ou Salvia Titisénia, ou toutes ensemble. Qu’importe où et avec qui on se satisfait ?[230] Ce ton familier, comme le remarque Suétone, n’est pas encore celui d’un ennemi. Mais, de cette correspondance où le fanfaron de vices se plaisait à démasquer l’hypocrite, les indiscrétions s’échappaient en foule et transformaient les piqûres en blessures. La rupture une fois consommée, Antoine essaya d’agir à distance sur l’opinion en faisant circuler dans le public des lettres ou pamphlets remplis des imputations les plus injurieuses à l’adresse de son rival. Naturellement, les amis de César ripostaient, et la guerre de plume, envenimant les haines, prépara l’explosion du conflit armé[231].

Mais il n’y avait pas d’injure ni de pamphlet anti-césarien qui pût contrebalancer devant l’opinion l’effet désastreux des actes publics d’Antoine. On pouvait croire, en le voyant remanier à son gré la carte de l’Orient, qu’il se considérait comme maître absolu de toutes ces régions et n’entendait pas soumettre ses décisions à une ratification quelconque. Pourtant, il n’oubliait pas à ce point les origines de son pouvoir, et il sentait d’autant plus impérieusement le besoin de consolider son œuvre que, d’après les délais prévus par la convention de Tarente, ce pouvoir allait prendre fin le 31 décembre de l’an 33. Si peu soucieux qu’il fût de la légalité en général et de cette échéance en particulier, il jugeait qu’il vaut mieux avoir les formalités pour soi que contre soi. Il songeait donc à demander au Sénat romain la ratification expresse des dispositions arrêtées par lui en Orient depuis le pacte de Tarente. Justement, les consuls désignés pour l’année 32, Cn. Domitius Ahenobarbus et C. Sosius, étaient ses meilleurs amis. Témoins de ses actes, confidents de ses pensées, ils étaient plus à même que personne de provoquer en temps opportun et de diriger dans un sens favorable les délibérations de la curie. Les consuls reçurent d’Antoine des messages destinés au Sénat et dont ils devaient faire usage suivant les besoins de la stratégie parlementaire. Il y relatait les donations faites et les investitures conférées par lui ; il vantait sa conquête de l’Arménie, et, renouvelant une manœuvre employée naguère contre lui, il offrait de déposer ses pouvoirs si son collègue voulait bien imiter son exemple[232].

Les consuls jugèrent prudent de ne pas démasquer tout d’abord le point faible et d’attaquer l’adversaire pour le forcer à des concessions. Le jour même de leur entrée en charge, le 1er janvier 32, C. Sosius exposa au Sénat les griefs d’Antoine[233]. Celui-ci reprochait à son collègue d’avoir, après la destitution de Lepidus et l’expulsion de Sextus Pompée, gardé pour lui la part de l’un et de l’autre, rompant ainsi à son profit l’équilibre institué par les traités. César avait agi de même pour les contingents levés par lui en Italie, bien que l’Italie fût restée indivise entre les triumvirs, et il avait aggravé ses torts en réservant les assignations de terres à ses vétérans, sans s’occuper de ceux qui avaient servi sous Antoine. Antoine était donc en droit de réclamer la part qui lui revenait en terres et en légions ; mais il voulait prévenir toute querelle en respectant l’échéance de la veille, en considérant la mission du triumvirat comme terminée, à la condition toutefois que son collègue abdiquât comme lui. En conséquence, C. Sosius proposait à l’assemblée d’inviter César à se démettre, et, au cas où il s’y refuserait, de lui déclarer la guerre. Octavien, qui se défiait des surprises et s’attendait peut-être à ce coup de théâtre, n’assistait pas à la séance. Le défi lancé par C. Sosius ne fut pas relevé ce jour-là ; l’intercession du tribun Nonius Balbus empêcha l’assemblée de passer au vote.

Quelques jours après, César prit sa revanche. Il avait eu soin de se faire accompagner à la curie par une escorte de soldats et d’amis prêts à tirer au besoin, pour sa défense, le poignard caché sous leur toge. Il alla s’asseoir entre les deux consuls, et, de son siège présidentiel, après un exorde où il parlait modestement de lui-même, il fulmina contre Antoine et son séide C. Sosius un réquisitoire violent, où les menaces alternaient avec les reproches. Antoine se plaignait de n’avoir pas eu part aux dépouilles de Lepidus et de Pompée ; mais ne disposait-il pas en maître de l’Égypte, qui n’était même pas une province romaine et qu’aucun traité ne lui avait donnée ? A ce royaume, acquis par des moyens inavouables, il avait ajouté, par une trahison qui déshonorait le nom romain, l’Arménie et ses trésors. Il avait fait pis encore : il avait trahi et renié sa patrie. Qui reconnaissait encore le Romain dans l’assassin de Sextus Pompée, dont lui, Octavien, avait au moins épargné la vie, et surtout dans l’amant, l’esclave de l’Égyptienne, l’homme qui sacrifiait aux caprices d’une courtisane l’honneur de son foyer, l’honneur du divin Jules transformé en premier époux de Cléopâtre, et — attentat plus odieux encore — les provinces du peuple romain ? Ces provinces, il les avait adjugées à sa nichée de bâtards, grossie d’un prétendu héritier de Jules César[234], et il avait maintenant l’audace de demander au Sénat la reconnaissance légale, la consécration officielle du démembrement de l’empire romain !

Comme l’assemblée n’était pas encore régulièrement saisie de cette demande, l’orateur somma les consuls de lire au Sénat le texte du message à eux adressé par Antoine. Ils s’y refusèrent, et, pour transporter le débat sur un terrain plus favorable, ils voulurent lire le rapport sur les affaires d’Arménie, à propos desquelles Octavien avait parlé de trahison envers un allié du peuple romain. Dans ce rapport, évidemment, Antoine désignait comme le véritable traître Artavasde, qui, tout en conspirant contre les Romains, avait gardé — l’assemblée en était témoin — toute l’estime et toute la sympathie d’Octavien. Mais Octavien, à son tour, leur imposa silence, et le Sénat refusa d’ouïr la lecture du document. Avant de lever la séance, Octavien fixa le jour de la suivante, et il invita les consuls à n’y point manquer, car, cette fois, il apporterait lui-même les preuves écrites des méfaits d’Antoine. Les consuls savaient assez que la correspondance d’Antoine fournirait à son adversaire, et en surabondance, des arguments d’un effet certain. Ils comprirent, à la façon dont ils étaient personnellement cités à ce rendez-vous, que la séance pourrait n’être pas sans danger pour eux, et ils quittèrent Rome en toute hâte pour aller rejoindre Antoine, suivis d’un bon nombre de sénateurs du même parti. Octavien, toujours habile à tirer avantage même de l’imprévu, fit savoir au peuple qu’il n’avait mis aucun obstacle à leur départ et qu’il n’entendait pas retenir contre leur gré ceux qui voudraient prendre le même chemin.

La rupture était maintenant déclarée. Pour les irrésolus, pour ceux qui n’avaient d’autre opinion que le désir d’être du côté du plus fort, c’était le moment de supputer les chances des deux adversaires et de choisir leur drapeau.

Les consuls fugitifs retrouvèrent Antoine à Éphèse, où il s’était installé pour l’hiver avec Cléopâtre. Les textes, semés d’anachronismes, ou du moins d’anticipations et de retours en arrière, ne nous permettent pas de préciser l’itinéraire suivi par Antoine au retour de la seconde campagne d’Arménie. Cette campagne purement diplomatique avait dû être courte, et Antoine, qui avait laissé le commandement de l’armée à son légat P. Canidius Crassus, avec ordre de l’acheminer vers la mer Égée, eut tout le temps d’aller conduire la jeune Iotape à Alexandrie. Si, comme paraissent le croire la plupart des historiens, Antoine s’était rendu directement à Éphèse, assignée par lui comme rendez-vous à ses troupes de terre et à sa flotte, il y eût conduit lui-même son armée, qu’il n’avait aucun intérêt à devancer, puisqu’il lui fallait avertir et attendre Cléopâtre. Il n’eût pas gagné de temps et il eût ajourné l’heure de la rencontre avec une femme dont les conseils, dans la conjoncture présente, lui étaient devenus aussi indispensables que les caresses. C’est donc en partant d’Alexandrie qu’Antoine et Cléopâtre avaient rallié Éphèse, vers la fin de l’année 33, avec la flotte de guerre, 200 vaisseaux chargés de vivres pour l’armée, et 20.000 talents en numéraire[235].

A Éphèse, où se concentraient peu à peu toutes les forces d’Antoine, Cléopâtre étala ses prétentions et joua avec virtuosité son rôle d’impératrice ou plutôt de divinité dont Antoine lui-même n’était que le premier adorateur. Elle avait sa garde prétorienne de soldats romains, pourvus de boucliers marqués à son chiffre[236] ; le quartier général ne s’appelait plus le prétoire, mais la tente royale ; on voyait celle qu’Antoine appelait sa reine ou sa dame siéger avec lui sur le tribunal, présider avec lui les réunions et revues, chevaucher à ses côtés, ou se faire porter ou traîner devant lui, dans une litière ou sur un char qu’il suivait à pied avec le troupeau des eunuques. Elle aussi était hors de sens, accumulant les imprudences les plus graves pour satisfaire sa vanité et aussi sa rapacité. Elle traitait en pays conquis, se hâtait d’exploiter en détail cette province d’Asie qu’Antoine eût refusé de lui livrer en bloc. Pour réparer les pertes subies par la Bibliothèque du Musée d’Alexandrie lors de l’incendie de l’an 48, elle demanda et obtint, dit-on, que la bibliothèque de Pergame, comprenant alors 200.000 volumes, fût transportée à Alexandrie[237]. Elle dépouillait les villes et les temples de leurs chefs-d’œuvre artistiques : statues, tableaux, ex-votos, prenaient le chemin de sa capitale[238]. Antoine lui passait d’autant plus volontiers ces fantaisies qu’il avait lui-même des goûts de collectionneur et n’avait guère de scrupules sur les moyens de les satisfaire[239].

L’arrivée des consuls rappela Antoine aux pensées sérieuses et faillit mettre fin à ces dangereuses insanités. Domitius Ahenobarbus insista auprès d’Antoine pour que, en attendant l’issue de la guerre, Cléopâtre retournât dans son royaume, et la plupart des amis du maître, même Plancus et Titius, appuyèrent son avis. Mais Cléopâtre, invitée à partir, fit plaider sa cause par un avocat qu’elle avait gagné à prix d’argent, suivant Plutarque, par P. Canidius Crassus lui-même. Canidius remontra donc à Antoine qu’il n’était pas juste d’écarter de cette guerre une femme qui lui fournissait pour la faire des ressources si considérables, et qu’il n’y avait pas non plus avantage à décourager les Égyptiens, qui formaient le gros de l’armée navale. Du reste, il ne voyait pas, quant à lui, lequel des rois associés à l’expédition était supérieur pour le conseil à Cléopâtre, qui avait longtemps gouverné seule un si grand royaume et qui, dans la société d’Antoine, avait appris à manier les grandes affaires[240]. Antoine s’était rendu à regret aux raisons alléguées par Domitius ; il trouva naturellement celles de Canidius meilleures. Cléopâtre resta pour veiller à ce que quelque influence secrète, quelque péripétie soudaine, l’arrivée d’Octavie peut-être, ne vint point traverser ses plans. Il fallait, dit Plutarque, que la destinée s’accomplit.

Quand la concentration des troupes à Éphèse fut achevée, Antoine transporta son quartier général à Samos, la première étape sur la route de l’Occident. Il y fut reçu par une autre armée d’artistes de Dionysos, acteurs, chanteurs, mimes, musiciens, de tout ordre et de tout sexe, convoqués à son intention de tous les coins du monde hellénique. Les intendants de ses plaisirs, stimulés par Cléopâtre, auraient pu servir de modèle, pour le zèle et l’activité, à ceux de son armée. Il y eut des concours splendides et des festins où les rois, concurrents d’une nouvelle sorte, luttaient entre eux de magnificence et de prodigalité[241]. C’était déjà un avant-goût du triomphe qui ne pouvait manquer de couronner de si héroïques efforts. Le son des lyres et des flûtes empêchait d’entendre les gémissements de la terre entière rangée alentour ; il transformait en rêves de gloire les appréhensions qui auraient pu se glisser jusque dans les fumées du vin.

Antoine récompensa les artistes d’une façon à la fois princière et économique pour lui en leur donnant des propriétés à prendre sur le terroir de Priène ; puis il fit voile pour Athènes[242]. Là, les fêtes et les festins recommencèrent. C’était aux mêmes lieux et devant les mêmes spectateurs que, six ans auparavant, Antoine étalait son bonheur conjugal et s’ingéniait à divertir Octavie. Il y retrouva son fils aîné Antyllus, de qui nous ne saurions dire s’il était à Athènes pour ses études, s’il y avait été mandé par son père ou peut-être envoyé, comme messager de paix, par Octavie. Cléopâtre sentait vaguement planer autour d’elle le souvenir importun d’Octavie. Elle voulut, dans cette même Athènes, humilier sa rivale, l’insulter et l’éclipser. Comme Octavie avait été comblée d’honneurs par la cité, elle en exigea pour elle-même de plus grands. Les Athéniens, dont elle payait grassement les complaisances, ne s’embarrassèrent point de scrupules. Ils rédigèrent un décret conforme aux désirs de la reine et le lui firent porter en grande pompe par une délégation en tête de laquelle figurait Antoine lui-même, chargé, comme citoyen athénien, de porter la parole au nom de la ville. Comme les valets de comédie, Antoine endossait, au gré de sa maîtresse, les rôles les plus divers. Cléopâtre eut donc sa statue, en costume de déesse, à côté de celle d’Antoine également divinisé, sur l’Acropole, qui n’en était plus à sa première profanation. Ce n’était pas assez. Tant que Octavie pouvait se dire l’épouse d’Antoine, elle, Cléopâtre, n’était plus que la concubine. Le préjugé gréco-romain le voulait ainsi[243], et elle avait bien deviné que le titre d’épouse était celui que les Athéniens avaient le plus hésité à inscrire dans le décret rendu en son honneur. Il fallait supprimer ce dernier obstacle. Antoine écrivit sous sa dictée une lettre de répudiation, et, pour que l’insulte fût plus manifeste, il la fit porter à Rome par des recors chargés d’expulser Octavie de la maison conjugale.

Cet étalage de violence à froid produisit à Rome un effet déplorable. Octavie sortit de sa maison, emmenant, dit-on, avec elle tous les enfants d’Antoine, sauf l’aîné, qui était alors près de son père. Elle fondait en larmes, se désolant à l’idée qu’elle passerait elle-même pour être une des causes de la guerre. Les Romains prenaient en pitié non pas elle, mais Antoine ; surtout ceux qui, ayant vu Cléopâtre, savaient qu’elle ne l’emportait sur Octavie ni en beauté, ni en jeunesse[244]. Personne ne s’y méprit. Le divorce signifié à Octavie équivalait de la part d’Antoine à une déclaration de guerre. Le contrecoup s’en fit sentir jusque dans l’entourage d’Antoine, où l’on méditait aussi sur l’inconcevable aveuglement du chef et l’insolence croissante de l’Égyptienne. La secousse acheva de détacher quelques hésitants à qui le dégoût du rôle abject auquel ils étaient réduits et la crainte des rancunes de Cléopâtre tinrent lieu de patriotisme. Planons et son neveu Titius, molestés par la reine pour avoir conseillé son éloignement, allèrent grossir à Rome le nombre de ceux qui avaient vu Cléopâtre et qui tenaient Antoine pour fou[245]. On ne fit pas à ces deux déserteurs de la dernière heure l’honneur de prendre leur indignation tardive pour du désintéressement, mais on utilisa leur zèle, qui, pour faire ses preuves, ne recula pas devant la trahison. Ils apprirent à Octavien que les Vestales avaient en dépôt le testament d’Antoine, — rédigé probablement à Alexandrie en l’an 36, au moment où Antoine allait entreprendre son expédition contre les Parthes, — et, comme ils étaient du nombre des témoins qui y avaient apposé leur sceau, ils lui en révélèrent le contenu. Octavien vit aussitôt le parti qu’il pouvait tirer de ce document, qui serait un témoignage irrécusable du mépris professé par Antoine pour sa patrie et ses concitoyens. Les Vestales refusant de le livrer, il le prit de force, et, après avoir noté, pour les faire valoir, les passages les plus compromettants, il en donna lecture au Sénat ainsi qu’à l’assemblée du peuple. Antoine y certifiait que Césarion était bien le fils légitime de Jules César ; il assurait aux enfants qu’il avait eus lui-même de Cléopâtre des dotations énormes ; enfin — Octavien eut soin de souligner et de commenter ce passage — il s’occupait de sa sépulture. Il ordonnait que son corps, même au cas où il mourrait à Rome, fût porté en pompe à travers le Forum et expédié à Alexandrie pour être remis à Cléopâtre[246]. Il voulait être enterré près d’elle.

Au Sénat, bon nombre de membres furent froissés du procédé indélicat employé par Octavien pour ameuter l’opinion contre son ennemi : un testament était chose sacrée, et, en outre, il leur paraissait odieux de demander compte à un vivant de choses qui ne devaient être exécutées qu’après sa mort. Mais, sur le peuple, l’effet produit fut immense. Le peuple ne vit plus que le traître, le renégat qui ne voulait même pas laisser ses os à la terre natale. Il était dans une disposition d’esprit à tout croire, et les amis de César ne manquèrent pas de déverser dans leurs harangues tout ce qui circulait d’anecdotes suspectes, de bruits calomnieux, de mots forgés, de propos défigurés, ajoutant à ce flot boueux leur propre fiel. Les mensonges passaient derrière quelques vérités. Calvisius accusa Antoine d’avoir donné à Cléopâtre la bibliothèque de Pergame, composée de deux cent mille volumes uniques ; de s’être levé de table dans un festin et d’avoir, devant une nombreuse assistance, marché sur le pied de Cléopâtre, signal de quelque rendez-vous convenu entre eux ; d’avoir supporté que les Éphésiens, lui présent, appelassent Cléopâtre leur souveraine ; d’avoir maintes fois, étant sur son tribunal et donnant audience aux tétrarques et aux sois, reçu d’elle, dans des tablettes de cornaline et de cristal, des billets d’amour qu’il lisait séance tenante. Un jour que Furnius, homme de grande dignité et le plus éloquent des Romains, plaidait devant lui, Cléopâtre étant venue à passer en litière à travers la place, Antoine, au premier coup d’œil, avait précipitamment quitté l’audience et accompagné cette créature en accostant sa litière[247]. Tel autre racontait que, le siège de l’empire une fois transporté à Alexandrie, Rome deviendrait la propriété particulière de Cléopâtre ; on ajoutait qu’elle avait pris l’habitude de dire, en manière de serment : Aussi vrai qu’un jour je rendrai la justice au Capitole ![248]. Plancus surtout était inépuisable. Un jour que ce transfuge tout fraîchement débarqué déblatérait au Sénat contre Antoine absent, accumulant horreurs sur horreurs, Coponius, beau-père de P. Silius, homme des plus sérieux et de rang prétorien, l’apostropha d’une façon assez spirituelle : Par ma foi ! s’écria-t-il, Antoine a fait bien des choses la veille du jour où tu l’as quitté ![249]. Rome devenant la propriété, la dot d’une femme étrangère, le prix des faveurs d’une courtisane ; l’Égyptienne trônant au Capitole, insultant la mémoire des glorieux ancêtres et bafouant la lâcheté de leurs descendants ; n’y avait-il pas là de quoi faire saigner l’orgueil du peuple-roi et exalter le patriotisme des plus blasés ?[250]

Les amis d’Antoine essayaient en vain de lutter contre ce déchaînement de l’opinion ; ils sentaient eux-mêmes que toute apologie était impossible tant que Cléopâtre, le véritable et unique objet de la haine populaire, serait aux côtés d’Antoine. Ils dépêchèrent à Athènes l’un d’entre eux, Géminius, pour mettre Antoine au courant de la situation et le conjurer de songer à ses intérêts. Mais Cléopâtre, qui voyait dans tout Romain venant de Rome un messager d’Octavie, faisait bonne garde autour de son docile époux. Géminius ne put obtenir audience, et il se vit traité comme un fâcheux qu’on s’ingéniait à humilier pour lui faire quitter la place. Enfin, au milieu d’un repas, Antoine impatienté le somma de dire publiquement ce qu’il venait faire. Sans se laisser intimider, Géminius répliqua qu’il fallait être à jeun pour traiter ces sortes d’affaires, mais qu’il y avait une chose dont il était sûr, à jeun ou non, c’est que tout irait bien si Cléopâtre retournait en Égypte. Là-dessus, Antoine se mit en colère et Cléopâtre félicita ironiquement Géminius d’avoir fait des aveux sans attendre la torture. On ne parlait ainsi qu’aux esclaves : la menace était aussi claire que l’insulte. Aussi Géminius se hâta de reprendre le chemin de Rome et de passer dans le parti de César[251].

L’heure des résolutions définitives avait sonné. Octavien avait prolongé le plus qu’il avait pu le régime de l’équivoque pour gagner du temps ; mais il ne pouvait pousser plus loin ses préparatifs sans mettre en branle toutes les forces de l’Italie, et il avait besoin pour cela d’une déclaration de guerre qui fit de lui le champion de la cause nationale contre les ennemis de la patrie. Sur sa proposition, le Sénat et le peuple déclarèrent Antoine déchu de sa dignité de triumvir et indigné de revêtir le consulat qui lui était destiné pour l’année 31. Les Romains qui l’avaient suivi jusque-là étaient invités à revenir à Rome, où ils seraient reçus à bras ouverts. Quant à la reine Cléopâtre, qui détenait des provinces romaines et se flattait d’asservir Rome elle-même, la République lui déclarait formellement et légitimement la guerre par la bouche du fétial César Octavien, qui alla lancer le javelot symbolique devant le temple de Bellone, conformément aux usages des ancêtres[252]. Cette cérémonie avait pour but de faire pénétrer dans les esprits l’idée qu’il ne s’agissait plus d’une lutte de partis, mais bien d’une guerre étrangère. Antoine était mis hors de cause ; on affectait de le traiter soit comme un homme en démence et irresponsable, soit comme un général égyptien : précaution habile, qui fournissait par surcroît un prétexte tout trouvé aux défections futures. César dit même publiquement qu’Antoine avait perdu le sens, ensorcelé qu’il était par les philtres que Cléopâtre lui avait fait prendre, et que les Romains auraient à combattre non pas Antoine lui-même, mais Mardion l’eunuque, mais un Photin, une Iras, la coiffeuse de Cléopâtre, une Charmion, gens qui menaient les affaires les plus importantes[253].

En dépit de l’adresse avec laquelle il cherchait à tendre tous les ressorts du patriotisme romain, César se trouvait dans une position difficile. Il dut, pour se procurer de l’argent, recourir à des mesures qui risquaient de le rendre impopulaire. Les propriétaires de naissance libre furent taxés au quart de leur revenu ; les affranchis possédant au moins 200.000 sesterces, au huitième de leur capital. Ceux-ci surtout se montrèrent récalcitrants ; il y eut des protestations, des complots, des incendies allumés par la malveillance, et même des révoltes qu’il fallut étouffer[254], si bien que César, intimidé, n’osa probablement pas aller jusqu’au bout de ses exigences. Le danger était pour lui d’autant plus grand qu’Antoine agissait de son côté sur l’opinion en opposant aux manœuvres de son adversaire des démentis, des promesses, et surtout de l’argent qu’il faisait distribuer à Rome et en Italie, en un moment où ses libéralités ne pouvaient manquer de faire un contraste frappant avec les exactions d’Octavien. Il avait affirmé à ses soldats, sous la foi du serment, qu’il allait combattre pour la République et que, dans un délai de deux mois après la victoire, il abdiquerait et rendrait au Sénat et au peuple toutes leurs prérogatives. Ses amis avaient même eu de la peine à obtenir de lui qu’il portât ce délai à six mois[255]. Évidemment, ses émissaires répandaient ses proclamations en même temps que son argent, et ce genre de propagande ne laissait pas d’inquiéter l’héritier de César, réduit à se défier même de ses propres soldats. Toutes les têtes étaient en effervescence : à Rome même, les gamins se battaient dans les rues pour et contre Antoine[256].

Mais Antoine, habitué à tout gaspiller, ne connaissait pas le prix du temps. Au lieu de marcher droit sur l’Italie, qu’il aurait prise au dépourvu, il ne sut pas utiliser le plus évident de ses avantages, celui d’être prêt le premier. Il tergiversa, intrigua quand il fallait tirer l’épée, et devint tout à coup circonspect quand la victoire promettait d’appartenir au plus hardi. Il laissa ainsi à l’adversaire le temps de rassembler ses forces, pendant que l’incurie, l’insuffisance des approvisionnements, commençaient à désorganiser sa propre armée. César l’entretenait dans son illusion par des démonstrations dont il était dupe. Lorsque, à la fin de l’automne 32, Antoine se décida enfin à tenter une descente sur la côte d’Italie, il n’alla pas plus loin que Corcyre. Là, ayant appris que des navires ennemis croisaient à courte distance, près des monts Cérauniens, il crut avoir affaire à la flotte tout entière, et, de peur d’être pris à revers, il jugea prudent de rétrograder. Il s’installa à Patræ pour y passer l’hiver et échelonna ses forces le long de la côte d’Acarnanie, depuis le golfe de Corinthe jusqu’à Actium. Sur ce rivage infertile, l’armée ne pouvait vivre que des subsistances apportées par mer de l’Égypte et de l’Asie[257]. Avec une petite escadre équipée en toute hâte à Tarente, Agrippa se mit à croiser, dès les premiers jours du printemps (31), dans la mer Ionienne, observant, inquiétant l’ennemi, faisant des descentes sur les côtes, harcelant, pillant les convois qui amenaient des renforts et des vivres, et affamant ainsi l’armée d’Antoine où entrèrent, avec la disette, les maladies, le mécontentement, la désertion[258]. Pendant ce temps, César, qui concentrait le gros de ses forces à Brindes, occupait l’attention d’Antoine par des bravades et des cartels que celui-ci trouvait ridicules, mais qui n’en produisaient pas moins l’effet attendu. Il faillit même surprendre son adversaire en pleine sécurité ; mais il ne put dépasser Corcyre et le mauvais temps l’obligea à rebrousser chemin[259].

Quand il eut enfin terminé ses préparatifs, Octavien, emmenant avec lui toute l’aristocratie romaine, — un moyen infaillible d’assurer derrière lui la tranquillité et la fidélité de l’Italie[260], — fit voile vers Corcyre, qu’Antoine n’avait même pas eu la précaution d’occuper, et de là vers la côte d’Épire. Sa flotte une fois réunie et ses troupes débarquées à Toryne, en Épire, il descendit vers le golfe d’Ambracie et alla se poster sur la langue de terre qui en rétrécit l’entrée du côté du nord, juste en face d’Actium, pendant que la flotte restait à l’abri à quelque distance, dans le port de Comaros. Antoine, qui comptait toujours prendre l’offensive quand il jugerait le moment venu, se montra tout décontenancé à cette nouvelle, et les plaisanteries de Cléopâtre ne durent pas le rassurer beaucoup[261]. On eût dit qu’il n’avait rien prévu. Toutes ses troupes étaient dispersées, les équipages loin de leurs navires, les effectifs réduits d’un bon tiers par les maladies et les désertions. Il se réveilla enfin et courut à Actium, après avoir lancé dans tous les postes, stations, garnisons, l’ordre de l’y rejoindre[262]. Là, malgré l’air de confiance qu’il affectait, il s’aperçut que ses énormes navires ne pouvaient manœuvrer qu’avec des équipages non seulement complets, mais bien exercés, et qu’il n’était pas si facile de transformer les premiers venus en rameurs[263]. Il se tint sur la défensive, en dépit des provocations de l’ennemi, qui cherchait à engager la bataille, soit sur terre, soit sur mer, avant qu’il eût rassemblé toutes ses forces. Lorsqu’enfin il eut celles-ci sous la main, il résolut d’éviter pour le moment la bataille sur mer, de cerner les Césariens sur leur étroite presqu’île dépourvue d’eau potable, et de les obliger à se battre sur le rivage intérieur du golfe, où leur flotte ne pouvait pénétrer, l’entrée étant barrée par une ligne compacte de vaisseaux reliée à des forts que ses troupes avaient élevés de chaque côté, durant l’hiver. Les recrues que Q. Dellius et Amyntas allaient lui amener de Macédoine et de Thrace[264] arriveraient à propos pour bloquer l’ennemi du côté du nord et lui couper les vivres. Il transporta donc une partie de ses troupes sur la rive septentrionale du golfe, pendant que sa cavalerie en faisait le tour pour prendre l’ennemi en flanc. Mais aucune de ses combinaisons ne réussit. Statilius Taurus, qui commandait l’armée de terre des Césariens, lança contre les cavaliers d’Antoine M. Titius : celui-ci les surprit, les mit en déroute, et ramena avec lui le roi de Paphlagonie, Déjotarus dit Philadelphe, qui avait profité de la bagarre pour passer à l’ennemi. En même temps, on apprit qu’Agrippa s’était emparé de Leucade et des navires qui s’y trouvaient postés, qu’il avait battu à l’entrée du golfe de Corinthe Q. Nasidius, avec l’arrière-garde de la flotte que celui-ci amenait à Actium, succès qui avait déterminé la reddition de Patræ et même de Corinthe. Au retour de cette course audacieuse, Agrippa était arrivé dans les parages d’Actium juste à point pour assaillir à l’improviste C. Sosius, qui venait de surprendre, à la faveur du brouillard, un petit détachement de l’escadre césarienne et qui, surpris à son tour, essuya une sanglante défaite. Le dynaste de Cilicie, Tarcondimotos, périt dans cette affaire, et C. Sosius ne dut son salut qu’à la fuite[265].

Ainsi Antoine, qui comptait envelopper son adversaire, se trouvait comme bloqué lui-même. Ses communications par mer étaient coupées ; la disette allait l’obliger à hâter l’heure décisive, et les renforts qu’il attendait de Macédoine n’arrivaient pas. Il sentait une sorte de fatalité s’appesantir sur lui, et ceux qui l’avaient suivi à regret jusque-là épiaient une occasion de rompre le lien qu’ils n’avaient pas su défaire à temps. Un jour, l’homme qui avait le mieux gardé dans l’entourage d’Antoine sa dignité de Romain, Cn. Domitius Ahenobarbus, sortit de sa chambre de malade pour aller respirer le grand air du large. La chaloupe qui l’avait emmené ne revint pas, et l’on sut qu’il était allé rejoindre César. Antoine lui renvoya ses bagages ; mais, pour affaiblir l’autorité d’un tel exemple, il répandit le bruit que Domitius ne pouvait plus se passer de sa maîtresse, une certaine Servilia Naïs. Il se garda bien de dire que Domitius était parti pour ne pas être obligé de le trahir d’une autre manière ou de dénoncer ceux qui, dégoûtés de Cléopâtre et de l’amant de Cléopâtre, voulaient lui remettre le commandement suprême de l’armée[266].

Le départ de Domitius rendit Antoine plus défiant : il connut ou devina le complot, et Cléopâtre sans doute lui désigna comme coupables ceux qu’elle détestait le plus. Le dynaste d’Émèse, Iamblique, fut mis à la torture et exécuté ensuite ; le sénateur Q. Postumius fut livré à des exaltés qui le mirent en pièces[267]. Antoine était véritablement en proie à une sorte de vertige ; sa cruauté justifiait et multipliait les désertions qu’il cherchait à prévenir. Ceux qui se trouvaient hors de sa portée, comme Q. Dellius et Amyntas, se sachant suspects ou en passe de l’être, se gardèrent bien de rentrer au camp ; ils menèrent à César les renforts qu’ils avaient payés avec l’argent d’Antoine[268]. Dellius écrivit plus tard dans son Histoire que Cléopâtre lui en voulait depuis longtemps pour une plaisanterie qu’il s’était permise sur la qualité du vin servi à table, — une plaisanterie de laquais[269] —, et que le médecin Glaucos l’avait averti de se tenir sur ses gardes. Peut-être n’avait-il pas su se départir à temps de la familiarité dont témoignait sa correspondance lascive avec Cléopâtre, familiarité contractée au temps où celle-ci n’était encore que la maîtresse d’Antoine, et lui, l’intendant des plaisirs du maître[270]. En tout cas, ce voltigeur avait fait preuve d’un tact infaillible en abandonnant successivement Dolabella pour Cassius, Cassius pour Antoine : une cause qu’il désertait était bien compromise. Les transfuges affluaient au camp de César. On cite parmi eux le dynaste thrace Rhœmétalcès, un certain Médios avec ses Mysiens, et M. Junius Silanus, qui avait pris tour à tour le parti de Lépide, de Sex. Pompée et d’Antoine[271]. Comme tous déclaraient avoir été poussés à bout par Cléopâtre, Antoine lui-même finit par se demander si Cléopâtre ne conspirait pas contre lui. Tant de gens l’appelaient magicienne et empoisonneuse ! Il eut peur du poison, et Cléopâtre fut obligée, pour dissiper ses soupçons, de lui démontrer, en empoisonnant sa coupe et en l’empêchant de la boire, qu’il lui eût été bien facile de l’empoisonner, si elle avait pu vivre sans lui[272]. L’expérience, achevée par la mort d’un prisonnier sur qui on vérifia l’effet foudroyant du breuvage, était concluante ; mais elle ne prouvait qu’une chose, c’est qu’Antoine était à la merci de sa redoutable compagne, et qu’on n’avait pas tort de croire celle-ci capable de tous les crimes.

Chaque jour apportait à Antoine quelque nouveau mécompte. Dans le camp retranché qu’il avait établi au nord du golfe d’Ambracie et relié par une chaussée au rivage, ses soldats étaient plutôt assiégés qu’assiégeants. Ils souffraient de la disette, tandis que l’ennemi, ravitaillé par sa flotte, vivait dans l’abondance. Les communications entre le camp d’Antoine et sa flotte étaient si peu sûres qu’il faillit être capturé lui-même sur le parcours par une escouade de Césariens embusqués[273]. Une attaque de cavalerie qu’il dirigea en personne contre les avant-postes ennemis fut victorieusement repoussée[274]. Il fallait décidément changer de tactique, et au plus tôt. Antoine décampa nuitamment et ramena ses troupes au sud du golfe, où était resté le gros de l’armée. Puis il convoqua son conseil de guerre pour décider de ce qu’il y avait à faire. On ne pouvait rester plus longtemps enfermé sur une plage insalubre, où les chaleurs de l’été, jointes aux privations, à l’affaissement physique et moral qu’engendre l’inaction, décimaient l’armée. Il fallait se battre, ou partir pour attirer l’ennemi sur un autre champ de bataille. Le seul homme de guerre qui eût encore le courage d’avoir une opinion à lui, P. Canidius Crassus, était d’avis que, César ayant sur mer une supériorité incontestable, il fallait transporter résolument sur terre le théâtre des hostilités et se diriger par la route de terre vers la Macédoine ou la Thrace. Là, on aurait sous la main les ressources de l’Asie, et même des renforts promis par le roi des Gètes, Dicomès, tandis que l’adversaire serait loin de sa base d’opérations et ne pourrait plus se servir de sa flotte. En un mot, il s’agissait de recommencer la manœuvre par laquelle César avait attiré Pompée dans la plaine de Pharsale. Seulement, dans ce système, la flotte devenait inutile, et Canidius, qui s’opposait naguère au départ de Cléopâtre, estimait que la reine pouvait sans inconvénient retourner avec ses vaisseaux à Alexandrie. Qu’il ait tiré cette conclusion en plein conseil ou qu’il l’ait réservée pour quelque entretien confidentiel avec Antoine, Cléopâtre comprit qu’on voulait avant tout l’éloigner ou même la livrer à l’ennemi, lequel surveillait l’entrée du golfe et ne la laisserait certainement pas passer. Elle insista avec énergie pour qu’on livrât bataille sur mer, et, comme d’habitude, son avis prévalut[275].

C’est ici que se pose la question brûlante, discutée aujourd’hui encore entre les détracteurs et les apologistes de Cléopâtre, autrement dit, entre les historiens qui acceptent la tradition antique et ceux qui la récusent comme entachée de partialité contre les vaincus. Cléopâtre croyait-elle véritablement les chances plus favorables du côté de la mer, ou ne songeait-elle qu’à se rendre indispensable pour le moment, avec l’arrière-pensée — réalisée plus tard, en fait — de fuir si elle voyait la chance tourner du côté de César, et sans attendre qu’elle fût personnellement en danger ? Il parait bien que elle non plus n’avait plus foi dans la victoire. Sa superbe confiance avait été ébranlée non par de tardives réflexions, mais par des appréhensions superstitieuses. A l’approche des grandes crises, les imaginations en travail multipliaient et commentaient les prodiges ou signes prémonitoires envoyés par les dieux. Les historiens anciens ne manquent jamais de signaler ces marques de la sollicitude divine : c’était comme une recette de métier, et on peut croire que bon nombre de ces prodiges ont été relevés ou inventés après coup ; mais, d’autre part, il n’est pas douteux que les acteurs mêmes des événements n’aient été hantés par des préoccupations du même genre. Des bruits sinistres circulaient, dit-on, dans le camp d’Antoine[276]. Pisaurum, colonie fondée par Antoine en Italie, avait été ruinée par un tremblement de terre. On avait vu la sueur perler sur les statues d’Antoine à Albe, ou du lait et du sang sortir de quelque buste de cire. A Patræ, au moment où Antoine y était entré pour y installer son quartier général, un incendie avait détruit le temple d’Hercule, et Hercule était l’ancêtre des Antonii. A Athènes enfin, la foudre avait précipité du haut de l’acropole dans le théâtre les statues dédiées tout récemment à Antoine et à Cléopâtre. Celle-ci avait vu elle-même, parait-il, des hirondelles faire leur nid autour de sa tente et jusque sous la poupe de sa galère amirale, d’où elles avaient été expulsées par d’autres hirondelles, qui tuèrent leurs petits. Toutes ces anecdotes colportées de bouche en bouche — celles-là ou d’autres — avaient transformé la présomption de Cléopâtre en une certitude contraire. Mais, si elle prévoyait la défaite, elle n’entendait pas s’y ensevelir, braver la captivité ou la mort. Les historiens anciens sont persuadés que, dans cette âme égoïste, il n’y avait pas place pour le dévouement, même à sa propre cause. Plutarque affirme qu’elle songeait déjà à la fuite et qu’elle avait tout disposé de son côté en vue non pas d’aider à vaincre, mais de se ménager une retraite facile quand elle verrait la partie perdue. Il est certain qu’en fait, le projet que Plutarque prête à Cléopâtre fut réalisé de point en point, avec une hâte qui suppose la préméditation ; et, si l’on s’en tient aux apparences, je ne vois pas qu’on ait porté depuis sur les intentions présumées de Cléopâtre un jugement plus raisonnable[277].

Mais Dion Cassius apporte ici un témoignage sensiblement différent et qui mérite d’autant plus d’être pris en considération que l’historien n’est pas suspect d’indulgence pour Cléopâtre. Il raconte que Cléopâtre, effrayée par les prodiges mentionnés plus haut, avait fait partager ses craintes à Antoine : elle l’avait décidé à cantonner une partie de ses troupes et à retourner avec le reste en Égypte. Ils avaient donc résolu, à l’insu de leurs alliés, dont il ne fallait pas éveiller la défiance, de ne se préparer au combat que pour sauver les apparences, de ne se battre que pour forcer le passage, et de s’échapper aussitôt qu’ils auraient la voie libre. C’est pour cette raison précisément que, n’ayant pas assez d’équipages pour mobiliser toute la flotte, ils ne gardèrent que les meilleurs navires, sur lesquels ils firent porter en cachette et nuitamment tout ce qu’ils avaient de plus précieux[278]. Mais Dion Cassius se contredit lui-même à quelques pages de distance et revient sans s’en apercevoir à une version qui se rapproche de celle de Plutarque. Après avoir supposé un accord préalable entre Antoine et Cléopâtre, il attribue la fuite soudaine de Cléopâtre à la peur et la désertion d’Antoine à l’idée que cette fuite était non pas une manœuvre ordonnée par Cléopâtre, mais un sauve-qui-peut général[279]. Cléopâtre n’est plus qu’une femme, et, qui plus est, une Égyptienne, énervée, affolée par l’attente, l’incertitude, l’approche du danger, qui abandonne la partie et la rend, en effet, désespérée pour Antoine. C’est du récit de Dion Cassius, interprété, rectifié, élargi avec une logique indépendante de la tradition, qu’un érudit des mieux informés a tiré tout récemment une série de considérations fortement enchaînées, aboutissant à réhabiliter Antoine comme stratégiste en la circonstance et à reléguer au nombre des légendes la prétendue trahison de Cléopâtre[280].

Il résulte de l’examen impartial des faits, de la situation et des forces respectives des adversaires, qu’Antoine, n’ayant même plus pour lui la supériorité du nombre, ne pouvait plus ni décamper avec son armée de terre, comme le lui conseillait Canidius, sans sacrifier sa flotte, ni dégager sa flotte, bloquée dans le golfe d’Ambracie, sans livrer bataille sur mer, comme le voulait Cléopâtre. Embarquer ses meilleures troupes sur les navires, forcer le blocus et aller chercher ailleurs, peut-être en Égypte, une position plus favorable et de nouvelles chances de succès, c’était là pour Antoine un plan qui dut lui être suggéré par les circonstances aussi bien que par Cléopâtre. Celle-ci, en tout cas, aurait fait preuve de clairvoyance, et, jusque-là, on hésite à croire avec Plutarque qu’elle n’ait consulté que son propre intérêt. Elle n’entendait pas se séparer d’Antoine, mais, au contraire, l’emmener avec elle et poursuivre en commun la lutte contre leur commun adversaire. C’est à elle que Rome avait déclaré officiellement la guerre : séparer sa cause de celle d’Antoine, c’eût été peut-être, s’il en était temps encore, frayer les voies à une réconciliation qui n’aurait pu se faire qu’à ses dépens. Elle ne pouvait pas avoir à ce moment l’idée que nous hésiterons peut-être à lui attribuer plus tard, l’espoir de reprendre sur César victorieux — et il ne l’était pas encore — l’empire qu’elle avait exercé sur Antoine.

Mais, s’il y eut un plan de fuite arrêté entre Antoine et Cléopâtre, — ce qui n’est que probable, — il faut convenir qu’il fut exécuté d’étrange façon et que l’un et l’autre eurent des inspirations soudaines, non prévues dans leurs combinaisons. Les deux historiens dont on oppose les témoignages en ce qui concerne les intentions de Cléopâtre s’accordent à reconnaître que la désertion prématurée de la reine, se produisant au fort du combat et à l’insu des combattants, fut le signal d’une déroute complète ; qu’Antoine en fut atterré et la résistance aussitôt désorganisée. Dès lors, la question reste entière de savoir si Cléopâtre n’avait pas prémédité, comme le dit Plutarque, d’abandonner Antoine pour sauver sa vie et ses trésors, au cas où elle jugerait la partie perdue ; ou si, comme le pense Dion Cassius, prise de panique, elle a cédé à une impulsion irréfléchie. Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, Antoine fut sa victime. Il l’était, du reste, depuis longtemps, et, si on peut absoudre Cléopâtre du crime de trahison préméditée sur le champ de bataille, il ne faut pas oublier qu’elle a largement mérité qu’on l’en crût capable.

Donc, d’après les témoignages concordants de Plutarque et de Dion Cassius, Antoine, dans ses préparatifs de combat, sembla oublier qu’il avait une armée et se conduisit comme un homme qui, vainqueur ou vaincu, ne comptait plus remettre le pied sur le continent. Il fit brûler les vaisseaux dont il ne pouvait se servir, faute d’équipages, et munit les autres de leurs voiles, sous prétexte que ces agrès, inutiles pour le combat, serviraient pour donner la chasse à l’ennemi en déroute[281]. On s’aperçut bien aussi que Cléopâtre embarquait ses trésors, qui n’étaient pas non plus des armes de combat. Ces précautions équivoques n’étaient pas de nature à inspirer confiance aux soldats. Aussi, quand Antoine donna l’ordre aux légionnaires de monter à bord, on raconte qu’un vieux centurion, tout couturé de cicatrices, lui cria d’une voix mouillée de larmes : Général, pourquoi te défier de ces blessures et de cette épée et mettre tes espérances dans de mauvais bois ? Que des Égyptiens et des Phéniciens se battent sur mer ; à nous, donne-nous la terre, sur laquelle nous avons accoutumé de mourir debout ou de vaincre les ennemis[282]. Antoine, novice en fait de tactique navale, était au fond du même avis ; mais, né pour commander, il ne savait plus qu’obéir. On dit aussi que le vaisseau amiral, avec lequel Antoine voulait passer devant le front de l’escadre pour haranguer ses troupes, se trouva miraculeusement retenu par le petit poisson appelé échénéis, et que le chef fut obligé de passer sur un autre navire[283]. Du côté de César, au contraire, tous les présages étaient favorables. Octavien, sortant de son camp pour visiter sa flotte, rencontrait à point nommé un ânier qui s’appelait Eutychos (L’Heureux) avec un âne du nom de Nicon (Victorieux)[284]. Le hasard sert volontiers ceux qui l’aident.

De part et d’autre, les armées de terre, rangées de chaque côté de l’entrée du golfe, l’une sous le commandement de Statilius Taurus, l’autre sous les ordres de Canidius, devaient rester simples spectatrices du combat. La flotte d’Antoine formait une ligne compacte, qui barrait complètement l’entrée du golfe, les navires égyptiens avec Cléopâtre derrière, les autres en avant, tous la proue tournée du côté de la haute mer. Antoine était décidé à attendre dans cette position l’attaque de l’ennemi. Il commandait en personne l’aile droite avec L. Gellius Publicola ; l’aile gauche avait pour chef C. Sosius ; M. Octavius et M. Insteius étaient au centre. La flotte ennemie était placée sous le commandement d’Agrippa qui, se chargeant personnellement de conduire l’aile gauche, mit à l’aile droite César avec M. Lurius, et L. Arruntius au centre. Quatre jours durant, le vent souffla en tempête, et Antoine eut fort à faire pour maintenir son ordre de bataille en lignes serrées. Enfin, le 2 septembre, le calme s’étant rétabli, Agrippa rangea sa flotte en demi-cercle, à quelque distance de l’adversaire, et garda pendant de longues heures une attitude expectante. Il comptait sur la lassitude, l’impatience d’équipages immobilisés depuis plusieurs jours, pour provoquer quelque faux mouvement et ménager quelque fissure dans l’impénétrable barrière déployée en face de lui[285]. Son attente ne fut pas trompée. Un peu avant midi, C. Sosius, à bout de patience et poussé par une brise favorable, fit avancer l’aile gauche de la flotte d’Antoine. César et Lurius reculèrent devant lui pour l’attirer au large, en s’étendant sur leur droite, pendant qu’Agrippa imitait le mouvement à l’aile opposée et attirait vers sa gauche l’aile commandée par Antoine et Gellius. En s’écartant ainsi, les deux ailes de la flotte antonienne se détachèrent du centre. Aussitôt, L. Arruntius, qui épiait le moment, fondit à toute vitesse sur le centre ainsi isolé, et la bataille commença sur toute la ligne. Les énormes citadelles flottantes des Antoniens se virent assaillies de tous côtés par les bâtiments légers et rapides des Césariens, qui, sans essayer d’enfoncer leur éperon dans des carènes trop solidement charpentées[286], multipliaient leurs mouvements pour lancer au passage leurs volées de flèches et de pierres, couper les cordages, briser les rames et échapper aux grappins ou aux ripostes de la grosse artillerie. Comme les Parthes, dont leur tactique rappela peut-être à Antoine le malencontreux souvenir, ils harcelaient leur ennemi par des feintes et des attaques vivement menées, abandonnées à temps et aussitôt recommencées sur un autre point.

La bataille durait depuis deux heures, acharnée et meurtrière, lorsque tout à coup une brusque poussée fit osciller le centre de la flotte d’Antoine : c’étaient les soixante galères de Cléopâtre qui, se frayant un chemin à travers les combattants, toutes rames et toutes voiles dehors, gagnaient la haute mer et fuyaient sur la gauche, dans la direction du Sud[287]. A cette vue, Antoine fut comme frappé de stupeur. On eût dit que son âme, sa vie, s’en allaient avec la sirène accroupie sous sa voile de pourpre et que, dans son cerveau vide, le vertige remplaçait la volonté absente. Sans plus se soucier des braves qui mouraient pour lui, il monta avec le Syrien Alexas et un certain Scellius (Cælius ?) sur un aviso rapide, qui se lança dans le sillage des galères égyptiennes. Il aima mieux, dit Velleius, accompagner la reine dans sa fuite que de combattre avec ses soldats, et le général qui aurait dû sévir contre les déserteurs se fit le déserteur de sa propre armée[288]. Pour arracher à l’étreinte de cette phrase vengeresse un lambeau de l’honneur d’Antoine, il faudrait, comme le poète[289], dresser au fond du tableau la rayonnante figure du divin archer, l’Apollon d’Actium, qui, du haut de son temple, tendait son arc et enfonçait au cœur des victimes désignées à ses coups par le Destin une panique irrésistible, ou bien supposer qu’Antoine partit peut-être avec l’intention de ramener au combat la flotte égyptienne et finit par suivre, désespéré, le mouvement qu’il n’avait pu arrêter. Dion Cassius nous fournit même un moyen de réduire aux proportions d’un malentendu fâcheux sa défaillance et la trahison de Cléopâtre. En tout cas, il n’est pas possible d’admettre que le signal de la fuite ait été donné au moment opportun, et que Cléopâtre ait exécuté d’une façon intelligente une consigne concertée d’avance. Si Antoine n’a pas été trahi, il a été déçu ; et c’est lui alors qui, au lieu de s’ensevelir dans sa défaite, a, comme le dit Plutarque après Velleius, trahi les siens.

Le fait, indépendant de toute appréciation hypothétique, est qu’Antoine quitta au milieu de l’action ses compagnons d’armes et donna ainsi partie gagnée à l’adversaire. Sa fuite fut à peine remarquée des siens, tandis que les Césariens détachèrent aussitôt à sa poursuite quelques bâtiments de course et essayèrent d’arrêter un combat désormais inutile. Quelques capitaines antoniens se hâtèrent, en effet, de jeter à la mer leur artillerie et de gagner le large à toute vitesse. Mais, parmi les soldats d’Antoine, les uns prenaient l’incroyable nouvelle pour un mensonge et une ruse de guerre ; les autres, outrés de rage et de honte, continuaient à se battre, sans autre but que de venger leurs morts et de rendre coup pour coup. La lutte devenait de moment en moment plus acharnée. A la fin, César, qui eût volontiers sauvé un si riche butin, se décida à employer le feu contre la flotte ennemie. Il fit apporter de son camp des torches et des bombes remplies de charbon et de poix, qui, lancées les unes à la main, les autres par les machines de trait, eurent bientôt multiplié les foyers d’incendie[290]. Les Antoniens luttèrent avec l’énergie du désespoir, cherchant à éteindre le feu avec de l’eau, des toiles mouillées, des cadavres même, à happer, au passage les navires ennemis pour y chercher asile ou les brûler avec eux. Traqués par les flammes, asphyxiés par la fumée, les uns sautaient dans la mer, s’y noyaient ou étaient assommés à coups de rames ; les autres se tuaient ou s’entretuaient et laissaient leur cadavre au bûcher flottant qui les portait. Enfin, vers quatre heures de l’après-midi, la résistance mollit et les soldats de César aidèrent de leur mieux à éteindre l’incendie qui leur ravissait leur proie. Ainsi finit la fameuse journée d’Actium, qui mit fin à l’agonie de la République et fit luire aux yeux des Romains affamés de repos l’espoir d’un désarmement prochain[291] Le vainqueur ne voulut pas risquer de compromettre les résultats de la journée en attaquant l’armée que commandait P. Canidius Crassus. Il l’invita à poser les armes, sachant bien que ce corps décapité tomberait de lui-même en dissolution. Restés sans nouvelles d’Antoine, abandonnés par leurs alliés, par leurs officiers, et enfin par Canidius lui-même, les soldats, au bout de sept jours, firent leur soumission et passèrent sous les enseignes de César[292].

Pendant ce temps, Antoine, recueilli comme un naufragé à bord du vaisseau de Cléopâtre, se laissait emmener sans mot dire dans la direction d’Alexandrie[293]. Plutarque raconte que, assis à la proue, seul, la tête dans les mains, il resta ainsi trois jours sans voir Cléopâtre ni chercher à la voir. Il n’était sorti un instant de sa torpeur que pour apostropher les éclaireurs lancés à ses trousses, et il y était retombé dès que ces corsaires, satisfaits d’avoir capturé un navire chargé de vaisselle, eurent abandonné la poursuite. Au bout de trois jours, l’escadre égyptienne arriva au cap Ténare et y fit relâche. Là, les deux époux se lassèrent de la séparation et du silence. Les femmes de Cléopâtre, Iras et Charmion, leur ménagèrent une entrevue, et ils reprirent la vie commune, couvrant des apparences de l’intimité leur défiance réciproque. Des fugitifs échappés au désastre apprirent à Antoine que sa flotte entière était perdue, mais que son armée de terre devait être encore intacte. Il eut comme une lueur d’espoir et se remit à faire des projets. Un courrier, qui n’arriva pas à destination ou arriva trop tard, fut expédié à Canidius pour lui ordonner de conduire au plus vite l’armée en Asie par la route de Macédoine. Antoine irait en personne chercher sur la côte d’Afrique, à Parætonion, les quatre légions qu’il avait laissées à Cyrène, sous le commandement de L. Pinarius Scarpus, pour protéger la frontière d’Égypte contre les pillards du désert. De là, il rejoindrait Cléopâtre à Alexandrie, où l’on prendrait en commun les résolutions ultérieures. Sans doute, il se faisait peu d’illusions sur l’avenir, car il distribua de l’argent aux amis qu’il avait autour de lui et les engagea à pourvoir à leur sûreté en faisant leur paix avec César. Mais il lui restait encore à subir de douloureux mécomptes. Quand Cléopâtre l’eut débarqué sur la plage de Parætonion, il s’aperçut que la nouvelle de sa défaite l’y avait précédé. Pinarius refusa de le recevoir et mit à mort ses estafettes. Après avoir erré quelque temps dans les solitudes environnantes avec ses deux fidèles compagnons, le rhéteur Aristocrate et Lucilius, un ami de Brutus qu’il avait épargné après Philippes, il se convainquit que Pinarius avait triomphé de la résistance de ses propres soldats et que la trahison était consommée[294]. Alors il voulut se tuer ; mais ses compagnons l’en empêchèrent et le reconduisirent à Alexandrie, où il trouva Cléopâtre occupée de préparatifs aussi équivoques que ses intentions.

La reine avait devancé dans sa capitale les nouvelles dont elle redoutait l’effet, et elle avait abusé la population en faisant au port une entrée triomphale. Ses navires portaient des couronnes à la proue, et les musiques des équipages jouaient des hymnes guerriers. Quant la vérité se fit jour, elle étouffa toute protestation en mettant à mort tous ceux qu’elle jugeait dangereux. Avec le produit des confiscations, des taxes extraordinaires, avec les richesses des temples, qui furent rançonnés et spoliés à fond, elle remplit à nouveau son Trésor[295]. Il lui fallait de l’argent, et beaucoup d’argent, pour exécuter les trois ou quatre projets qu’elle menait de front, songeant tantôt à se défendre en Égypte, tantôt à opérer une diversion où l’armée d’Actium, transportée en Asie et appuyée par les dynastes orientaux, jouerait un rôle, tantôt à débarquer en Espagne et à soulever la péninsule, tantôt à s’enfuir par la mer Érythrée dans des régions où les Romains n’oseraient la poursuivre[296]. Il est probable qu’Antoine haussa les épaules devant tous ces rêves de femme en délire, et qu’elle ne lui confia pas celui qu’elle caressait avec prédilection, le secret espoir de se réconcilier avec César aux dépens d’Antoine lui-même. Elle avait déjà envoyé au roi de Médie, sous prétexte d’obliger par là un allié puissant, la tête de l’infortuné Artavasde d’Arménie[297], qu’elle gardait depuis six ans en captivité. Mais il fallut bientôt renoncer aux plans belliqueux. Les nouvelles les plus désastreuses arrivaient coup sur coup à Alexandrie. A peine Antoine y était-il rentré qu’on apprit que Pinarius avait livré ses légions à Cornélius Gallus et que celui-ci, accouru d’Afrique, occupait Parætonion. Puis on vit paraître P. Canidius Crassus, qui apprit à Antoine la capitulation de l’armée d’Actium. Enfin, la défection d’Hérode et du gouverneur de Syrie, Q. Didius, fermait la route de l’Asie. Ces deux courtisans du succès avaient déjà signalé leur zèle césarien en arrêtant et livrant à César des gladiateurs partis de Cyzique pour aller au secours d’Antoine[298] Le même Q. Didius fit échouer un des plans de Cléopâtre, qui préparait sa fuite par la mer Érythrée en faisant transporter ses navires de la Méditerranée dans le golfe Arabique par dessus l’isthme. Malgré la longueur du trajet, comparé à celui du diolkos de Corinthe, les ingénieurs égyptiens avaient réussi dans leurs premiers essais : mais les Arabes de Pétra, à l’instigation de Q. Didius, incendièrent les bâtiments dans la mer Rouge, et Cléopâtre dut renoncer à son entreprise[299].

Ainsi le cercle se resserrait autour des vaincus d’Actium. Ils vivaient maintenant au jour le jour, l’oreille aux écoutes et mal informés des mouvements du redoutable adversaire dont ils s’étonnaient sans doute de n’avoir point encore reçu les dernières sommations. Antoine jouait au misanthrope et copiait de son mieux le fameux Timon d’Athènes, comme s’il avait le droit de se plaindre de l’ingratitude des hommes, lui pour qui tant de braves étaient morts en refusant de croire à sa trahison. Il s’était bâti, parait-il, une petite cellule, un Timonion, sur une jetée qui faisait saillie dans le Grand-Port, et vivait là en ermite. C’était un rôle bien peu fait pour son tempérament. Cléopâtre ne lui laissa pas le temps de s’en lasser. Antoine sortit de sa retraite pour proclamer la majorité de Césarion et de son fils Antyllus, à qui il donna la toge virile, et n’y rentra plus[300] Les jeux et banquets donnés à l’occasion de cette cérémonie réveillèrent son goût pour le plaisir, aiguisé cette fois par la désespérance et la hâte de savourer des joies sans lendemain. La reine et lui supprimèrent la société des Inimitables, et la remplacèrent par une autre qui ne le cédait à l’ancienne ni en mollesse, ni en luxe et magnificence, la confrérie des Associés de la Mort[301]. Les amis qui s’y firent inscrire étaient convenus de mourir ensemble, et ils passaient le temps à faire bonne chère, chacun traitant les autres à son tour. Cléopâtre se chargeait de leur rendre le suicide commode : elle essayait sur des prisonniers divers genres de poison, et c’est de cette façon, si l’on veut en croire Plutarque, qu’elle en vint à donner la préférence au venin de l’aspic. Il faut se garder d’ajouter trop naïvement foi aux anecdotes et croire que tous ces épicuriens attendaient la mort avec l’insouciance du pourceau. Au fond, chacun comptait sur l’imprévu et se proposait de lutter encore, de parlementer ou de fuir quand le moment serait venu.

L’heure sonna enfin où il fallut demander au vainqueur ou conquérir le droit de vivre. César était en Syrie, aux portes de l’Égypte. Quelque activité qu’il eût déployée depuis la bataille d’Actium, il lui avait fallu du temps pour recueillir les fruits de sa victoire et s’assurer que, le jour où il marcherait sur Alexandrie, il ne laisserait aucun ennemi derrière lui. Il ne voulait pas renouveler l’imprudence qui avait failli coûter à Jules César l’empire et même la vie. Son premier soin avait été de licencier ses vétérans et ceux d’Antoine, en leur promettant de les doter richement dès qu’il aurait mis la main sur les trésors qui lui avaient échappé à Actium. Pour surveiller l’Italie, il avait renvoyé Agrippa à Rome, avec pleins pouvoirs et l’ordre d’en user au besoin, de concert avec Mécène. Puis, il s’était avancé avec précaution vers la mer Égée, toujours en garde contre les surprises possibles de l’adversaire, au cas où celui-ci n’aurait pas quitté les eaux grecques. Chemin faisant, il recueillait les plaintes et, si faire se pouvait, soulageait la misère des villes écrasées de réquisitions par Antoine. Il envoyait des colons à Patræ, donnait Thuria aux Lacédémoniens, récompensait pour le zèle qu’elles avaient montré contre Antoine les villes crétoises de Cydonia et Lappa. Çà et là on lui amenait des réfugiés : il en épargna quelques-uns, comme C. Sosius et M. Scaurus[302], pour s’exercer à la clémence, une vertu qu’il n’avait guère pratiquée jusqu’alors. Une fois à Athènes, il se convainquit qu’Antoine n’était plus en Grèce. Après y avoir fait relâche et s’être fait initier aux Mystères[303], il s’était dirigé vers l’Asie, où il supposait qu’Antoine aurait pu se réfugier, et il avait pris ses quartiers d’hiver à Samos. Là, dans cette Ile où Antoine avait laissé de si bachiques souvenirs, le vainqueur d’Actium remania la carte de l’Orient. Il destitua tous les rois et dynastes qui devaient leur dignité à Antoine, sauf Amyntas, Déjotarus, Archélaos, qui avaient pris à temps le bon parti, et quelques autres, comme Hérode, par exemple, qu’on savait incapables de garder fidélité au vaincu.

César avait été obligé d’interrompre ce travail de réorganisation, au début de l’année 30 avant notre ère, pour courir en Italie. Agrippa lui écrivait que les vétérans étaient en effervescence et que les affranchis, durement frappés par les mesures financières de l’année précédente, continuaient à se montrer récalcitrants. Reçu à Brindes par le Sénat, les chevaliers et une partie du peuple romain, il avait paré au danger le plus pressant en distribuant aux vétérans de l’argent emprunté à ses amis, en ordonnant des expropriations pour leur fournir des terres et faisant remise aux affranchis des reliquats exigibles. Puis, après vingt-sept jours seulement passés à Brindes, il avait repris la mer, abrégé la traversée, dangereuse en cette saison, en faisant franchir à ses vaisseaux l’isthme de Corinthe, et s’était reposé quelque temps à Rhodes, où le roi juif, Hérode, était venu lui rendre hommage, un hommage accompagné d’espèces sonnantes[304]. De Rhodes, enfin, il s’était rendu en Syrie, et c’est là que vint le trouver l’envoyé de Cléopâtre et d’Antoine, Euphronios, précepteur de leurs enfants, le seul homme de confiance qu’ils eussent à leur disposition[305].

Ce messager avait une mission officielle et une mission officieuse. César comprit du premier coup que Cléopâtre voulait négocier avec lui sa paix particulière et qu’elle était prête à séparer sa cause de celle d’Antoine. Son ambassadeur apportait à César, à l’insu d’Antoine, les insignes royaux, le sceptre, la couronne et le char des souverains de l’Égypte. Cela pouvait signifier, à volonté, que Cléopâtre renonçait au trône ou qu’elle demandait, soit pour elle, soit, comme le dit Plutarque, pour ses enfants, l’investiture du vainqueur. Quant à Antoine, il songeait aussi à ses enfants : pour lui-même, il ne demandait que la permission de vivre en simple particulier, en Égypte ou à Athènes. Il était difficile de prendre au sérieux une pareille proposition, et César n’y fit aucune réponse. Aux insinuations de Cléopâtre, il fut répondu officiellement que la reine devait commencer par poser les armes et abdiquer ; officieusement, qu’elle n’avait rien à craindre si elle voulait faire disparaître Antoine, ou tout au moins l’expulser de ses États. Les vaincus essayèrent encore de prolonger les négociations. Cléopâtre offrit de l’argent : Antoine crut attendrir son ennemi en prenant l’attitude d’une victime de l’amour et en offrant de mourir pour conserver le trône à Cléopâtre. Il descendit même plus bas que le ridicule : il livra à Octavien le sénateur Turullius, le dernier survivant des meurtriers de César, un homme qu’il traitait en ami et qu’il envoyait ainsi à la mort[306]. Octavien accepta la victime propitiatoire, mais ne fit aucune réponse à Antoine. Celui-ci devait comprendre enfin qu’il avait perdu le droit de vivre, et Cléopâtre savait ce qu’on attendait d’elle. Antoine, dépouillant toute fierté[307], fit une troisième tentative : il envoya pour jouer le rôle de suppliant, muni de présents qui devaient ajouter à l’efficacité des prières, son propre fils Antyllus, accompagné d’Euphronios. Impassible, César prit l’argent et s’en tint à ce qu’il avait dit et répété lors des précédentes entrevues.

Cléopâtre ne se fiait pas assez à César pour lui sacrifier, sans plus de réflexion, la vie d’Antoine. Elle jugea que les menaces réussiraient peut-être mieux que les prières. Elle fit porter dans le magnifique tombeau qu’elle s’était fait construire près du temple d’Isis[308] tout l’or, l’argent, les bijoux, pierreries, parfums, qu’elle possédait, avec toute espèce de matières combustibles entassées dans le monument. César était averti qu’à la première alerte, elle était à même de lui enlever ce butin si convoité. En effet, César, inquiet, dépêcha à Alexandrie un sien affranchi, nommé Thyrsos, avec une mission confidentielle, qui parait avoir été d’une nature assez délicate, car Antoine, si accoutumé qu’il fût aux humiliations, en prit ombrage. Les longues conférences de Thyrsos avec Cléopâtre et les distinctions dont la reine comblait ce valet lui firent soupçonner, avec raison sans doute, quelque intrigue galante dont il serait la première dupe. Il fit fustiger Thyrsos et le renvoya à son maître, en autorisant celui-ci à prendre sa revanche sur le dos d’Hipparque, un affranchi de la maison d’Antoine qui se trouvait alors, comme transfuge probablement, auprès de César[309].

Cléopâtre, se voyant devinée, se hâta d’apaiser la mauvaise humeur d’Antoine en faisant étalage de sa tendresse pour lui. Elle célébra avec magnificence l’anniversaire de la naissance de son cher époux[310], et elle eut soin que, dans leur entourage, on ne parlât que de sa générosité. Elle jouait d’autant mieux son rôle que l’espoir revenu lui rendait toute sa liberté d’esprit. Thyrsos lui avait certifié que César était amoureux d’elle, et il se peut qu’elle comptât tirer encore bon parti de ses charmes un peu mûrs[311]. Sa troisième conquête ne serait pour elle ni la moins glorieuse ni la moins utile. D’une situation à peu près désespérée, elle pouvait tout d’un coup remonter au faîte, en laissant rouler dans l’abîme auquel elle échappait l’amant vieilli, remplacé par un plus jeune et plus heureux. Elle avait séduit le vieux César, asservi Antoine ; la Fortune lui offrait maintenant, au jeu de l’amour, un partenaire sur qui elle avait l’avantage de l’expérience acquise. Elle se voyait déjà non plus seulement reine d’Égypte, mais de nouveau en passe de commander aux Romains.

Cependant, les soldats d’Octave marchaient sur Alexandrie, l’armée principale par la route de Syrie, les légions de Pinarius et de Cornélius Gallus du côté opposé. Antoine sortit de son engourdissement. Il courut à la frontière occidentale et trouva Parætonion occupé par les troupes de Gallus. Ces troupes, Pinarius les avait pour ainsi dire contraintes à abandonner la cause d’Antoine ; mais elles se souvenaient de leur serment et Antoine voulut essayer de les ramener à lui. Mais, quand il s’approcha du mur d’enceinte pour leur parler, le son des trompettes couvrit sa voix ; une brusque sortie de la garnison l’obligea à se rembarquer précipitamment, et sa flottille, cernée dans le port, y fut incendiée et coulée. Échappé au désastre, il apprit en rentrant à Alexandrie que la frontière avait été également forcée du côté de la Syrie. Péluse était aux mains de l’ennemi[312]. Le bruit courait que le commandant de la place, Séleucos, l’avait mal défendue ou même l’avait livrée après un semblant de résistance : on allait jusqu’à soupçonner Cléopâtre d’avoir collaboré à cette trahison. Celle-ci se justifia à sa façon, en invitant Antoine à se venger sur la femme et les enfants de Séleucos, qui étaient restés à Alexandrie et qu’elle remit entre ses mains afin qu’il les fit mourir[313]. On doit croire qu’Antoine ne poussa pas ce singulier raisonnement à sa dernière conséquence et que, ne pouvant frapper le ou les coupables, il épargna au moins les innocents.

Il est probable que, si Antoine n’était pas rentré à Alexandrie plus tôt que ne s’y attendait Cléopâtre, César fût entré sans coup férir dans la capitale de l’Égypte. Mais Antoine, décidé à ne pas se laisser prendre vivant, voulut organiser la résistance, moins pour tenter la fortune que pour vendre chèrement sa vie. Comme l’avant-garde des troupes ennemies arrivait devant la porte Canopique, à l’Hippodrome, il poussa avec ses cavaliers une charge que ne purent soutenir les Césariens fatigués par une longue marche. Il les poursuivit jusqu’aux retranchements de leur camp. Fier de sa victoire, il rentra au palais, embrassa Cléopâtre tout armé et lui présenta celui de ses soldats qui avait le plus vaillamment combattu. La reine, en récompense, fit cadeau à ce brave d’une cuirasse et d’un casque d’or. Le soldat les reçut, mais la nuit suivante il déserta et passa au camp de César[314]. Ce soldat qui se bat vaillamment et déserte ensuite représente bien l’état d’esprit des derniers défenseurs d’une cause perdue. Ils usaient dans un dernier effort ce qui leur restait de fidélité et de patience ; puis ils cédaient à l’attraction de l’inévitable et suivaient la pente tracée par la destinée. Antoine, en lançant dans le camp ennemi des billets où il offrait des primes de 1.500 deniers aux déserteurs, s’imaginait qu’il réussirait peut-être à ébranler la fidélité des troupes césariennes ; mais Octavien n’eut pas de peine à démontrer à ses soldats que tout ce que possédait le vaincu leur appartenait déjà et qu’ils pourraient bientôt prendre plus qu’on ne leur offrait[315]. A un cartel que lui envoya Antoine, il répondit dédaigneusement qu’Antoine avait plus d’un autre chemin pour aller à la mort[316]. Mais l’homme qui avait fui quand il pouvait vaincre s’obstinait maintenant à lutter contre toute espérance. Antoine déploya toutes ses forces de terre et de mer et voulut engager une bataille en règle. Il oubliait que sa querelle n’intéressait plus que lui-même. Sa flotte se réunit à celle de son adversaire et revint avec elle, la proue tournée du côté d’Alexandrie ; sa cavalerie l’abandonna, et son infanterie, qui hésitait à suivre cet exemple, fut mise en déroute. Il rentra précipitamment dans la ville, criant qu’il était trahi par Cléopâtre, par celle pour qui il combattait[317].

Cléopâtre s’était bien gardée de l’attendre. Elle s’était réfugiée avec deux suivantes dans le monument où elle avait mis en sûreté ses trésors et avait fait baisser la grosse herse bardée de fer qui en fermait l’entrée. Comme Antoine la cherchait et réclamait sa présence avec un emportement où il entrait déjà plus d’amour que de colère, elle lui fit dire qu’elle s’était tuée, espérant le déterminer ainsi au suicide[318]. Antoine, en effet, sentit se rompre le dernier lien qui l’attachait encore à la vie ; il rougit à la pensée que sa chère Cléopâtre avait eu plus de courage que lui, et il ne songea plus qu’à la rejoindre dans la mort. Il avait auprès de lui, dit Plutarque, un esclave fidèle appelé Éros, à qui il avait recommandé depuis longtemps de le tuer s’il le lui demandait. Il lui rappela sa promesse. Celui-ci tira son épée et se leva comme pour le frapper ; mais, détournant la tête, il se tua lui-même et tomba aux pieds de son maître. Bien, Éros ! s’écria Antoine, ce que tu n’as pas eu la force de faire, tu m’apprends à le faire moi-même ; sur quoi, il se frappa au ventre et se laissa tomber sur un lit. Mais le coup n’était pas mortel instantanément. Aussi, le sang s’étant arrêté lorsqu’il fut couché, il reprit ses sens et demanda à ceux qui étaient présents de l’achever. Mais tous s’enfuirent de la chambre, le laissant crier et se débattre, jusqu’au moment où arriva le secrétaire de Cléopâtre, Diomède, envoyé par elle avec ordre de le transporter près d’elle dans le tombeau[319].

Diomède ne venait évidemment pas pour faire porter Antoine auprès de la reine, mais pour s’assurer s’il était bien mort. Plutarque constate lui-même que ce ne fut pas par les soins de Diomède, mais sur ses propres instances et par ses propres esclaves, qu’Antoine fut transporté mourant à la porte du monument funéraire. Cléopâtre eût préféré sans doute échapper à cette dernière et tragique rencontre avec sa victime ; mais elle se résigna à reprendre pour un instant le masque. Elle ne voulut pas lever la herse, de peur de livrer passage aux Césariens qui rôdaient déjà autour de son refuge ; mais elle se montra à certaines fenêtres, d’où elle descendit des chaînes et des cordes, avec lesquelles on attacha Antoine. Puis, elle le tira à elle, aidée de deux femmes, les seules qu’elle eût admises avec elle dans le tombeau. Jamais, au dire de ceux qui se trouvaient là, on ne vit spectacle plus digne de pitié. Antoine, souillé de sang et agonisant, montait ainsi suspendu, tendant les mains vers Cléopâtre. Ce n’était pas chose facile pour des femmes : Cléopâtre, les deux bras raidis et le visage contracté, tirait sur la corde avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas l’encourageaient et l’aidaient de leur mieux. Quand elle l’eut ainsi reçu et fait coucher, elle déchira ses voiles en pleurant sur lui ; puis, se frappant et se meurtrissant la poitrine de ses propres mains, elle traînait son visage dans le sang d’Antoine, en l’appelant son maître, son époux, son chef suprême. Elle oubliait presque ses propres maux, par compassion pour ceux d’Antoine. Celui-ci, après avoir apaisé ses lamentations, demanda à boire du vin, soit qu’il eût soif, soit qu’il espérât être plus tôt délivré de ses souffrances. Quand il eut bu, il conseilla à Cléopâtre de prendre des mesures pour son salut, autant qu’elle pourrait le faire sans déshonneur, et de se fier à Proculeius comme le plus sûr parmi les amis de César. Pour lui, elle n’avait pas à le plaindre de ses derniers revers, mais plutôt à le féliciter des biens dont il avait joui, ayant eu le bonheur d’être le plus illustre des hommes et le plus puissant, et de succomber non sans gloire, en Romain vaincu par un Romain. Ce disant, il expira[320].

La rhétorique douceâtre dont le bon Plutarque s’était fait une seconde nature gâte quelque peu la fin de cette scène, qui prend tout à coup un caractère de gravité sereine et édifiante. On croirait entendre les adieux de Philémon à Baucis. Si Antoine eut le loisir de la réflexion et le temps de faire des discours, le peu qui lui restait de sens moral dut le rendre plus modeste et peut-être lui suggérer le regret d’avoir si mal vécu. La pensée qu’il était vaincu par un Romain ne l’empêcha sans doute pas de songer ‘qu’il laissait ses enfants à la discrétion du vainqueur et que celui-ci serait tenté d’éteindre dans leur sang les derniers brandons de la guerre civile. C’était là une pensée plus amère encore que le souci de l’honneur de Cléopâtre, dont le héros de Plutarque se montre si naïvement préoccupé.

Antoine mort, le principal obstacle auquel se heurtaient les projets de Cléopâtre et les combinaisons de César se trouvait supprimé. Même tenant son adversaire à sa merci, Octave avait hésité à l’assaillir dans son dernier refuge, de peur de le prendre vivant et d’avoir à prononcer sur son sort. Il avait attendu que l’assassinat ou le suicide le délivrât de ce souci, sans épargner d’ailleurs les suggestions utiles, éveillant par ses encouragements ambigus les espérances de Cléopâtre et ajoutant par son froid dédain à l’humiliation d’Antoine. Enfin, que Cléopâtre eût ou non aidé à la solution désirée, il était servi à souhait et il ne lui restait plus, pour mettre tous les avantages de son côté, qu’à cacher sa joie. Lorsque Dercétæos, un des gardes du corps d’Antoine, lui apporta l’épée sanglante qui avait servi le désespoir du vaincu, il se souvint à propos de l’attitude de Jules César devant la tête de Pompée. Il rentra dans sa tente et pleura celui qui avait été allié à sa famille, son collègue à l’empire, celui qui avait pris part avec lui à tant de luttes et d’affaires politiques[321]. Il se peut qu’il y ait eu dans ce premier choc des nerfs surexcités un peu d’émotion sincère ; mais le grand acteur n’eut garde d’en perdre le bénéfice et de la cacher à tous les yeux. Dans cette tente où il s’était retiré, il fit aussitôt appeler ses intimes et, d’un ton attendri, leur demanda de prononcer entre le mort et lui. Pour qu’ils pussent le faire en connaissance de cause, il leur donna lecture des lettres échangées, comme preuve qu’à des propositions loyales et équitables de sa part Antoine avait toujours répondu sur un ton discourtois et arrogant. On ne dit pas que cette espèce de jury d’honneur ait douté de sa propre impartialité ou ait éprouvé le besoin de donner à l’accusé un avocat d’office.

Suivant Dion Cassius, un second messager arriva bientôt, envoyé par Cléopâtre[322]. C’était l’instant des résolutions décisives. L’envoyé de Cléopâtre avait sans doute mission de négocier et d’arracher à César son dernier mot. Mais celui-ci ne commit pas d’imprudence. Il s’agissait pour lui de prendre Cléopâtre vivante et de l’empêcher d’anéantir ses trésors, et il eût tout compromis s’il avait voulu agir de vive force ou parler franc. Mais, d’autre part, il tenait à éviter les artifices trop grossiers, les promesses mensongères, les engagements qu’il lui eût fallu ensuite violer ouvertement. Il expédia donc à Cléopâtre l’homme auquel Antoine lui-même avait jugé qu’elle pouvait se fier, le chevalier C. Proculeius, accompagné de l’affranchi Épaphrodite, avec des instructions détaillées et la liberté d’aviser sur place, en cas d’imprévu. Proculeius parlementa longtemps avec la reine, à travers les barreaux de la herse qui fermait l’entrée ; mais, comme il ne répondait que par des formules évasives à la demande précise de la reine, qui voulait assurer le trône d’Égypte à ses enfants, le colloque n’aboutit pas. Proculeius retourna auprès de César, qui cette fois prit mieux ses mesures. Un nouveau parlementaire, Gallus, fut chargé d’occuper Cléopâtre sous prétexte de renouer les négociations, et, pendant qu’il retenait la reine derrière la grille, Proculeius, qui s’était glissé d’un autre côté avec une échelle, entra dans le tombeau avec deux acolytes par la fenêtre qui avait servi à introduire Antoine agonisant. Surprise par derrière et aussitôt mise hors d’état d’attenter à ses jours[323], Cléopâtre était enfin au pouvoir de son ennemi, prise comme au piège, sans capitulation, sans l’ombre d’une sauvegarde. Elle fut laissée provisoirement dans son refuge, sous la surveillance polie, mais vigilante, d’Épaphrodite[324].

Aussitôt, pour prévenir tout désordre, César se hâta de prendre possession d’Alexandrie. Il y fit son entrée le jour des kalendes du mois Sextilis, du mois qui, en souvenir de cet anniversaire, devait prendre plus tard le nom d’Auguste[325]. La ville consternée, silencieuse, s’attendait aux pires extrémités. Le nouveau César n’était point précédé par une réputation de clémence, et l’on savait que les prétextes ne lui manqueraient pas pour sévir, s’il lui plaisait de venger les injures de Rome un instant menacée dans sa primauté par l’orgueilleuse Alexandrie. Mais César était trop prudent pour pousser à bout une population aussi dense et aussi excitable, trop soucieux de son intérêt pour saccager une ville qui maintenant lui appartenait. Seulement, il tenait à donner à ses calculs l’apparence d’un acte de magnanimité et à ne pas laisser deviner aux Alexandrins qu’il y eût dans son pardon autre chose que son bon plaisir. L’attitude hautaine et théâtrale qu’il affecta dans la circonstance n’était pas moins étudiée que la harangue, préparée d’avance et traduite en grec, — probablement par son ancien précepteur le philosophe Areios, — par laquelle il allait annoncer ses volontés au peuple assemblé. Il eut soin de mettre en évidence l’intercesseur, le confident de tragédie chargé de fléchir le courroux du protagoniste et de faire pressentir un dénouement heureux[326].

Une lueur d’espérance dut rentrer dans les cœurs quand on vit César s’avancer ayant à ses côtés le philosophe Areios, avec lequel il s’entretenait familièrement et qu’il tenait même par la main, pour traduire aux yeux le caractère affectueux de leur conversation. Lorsque le cortège fut arrivé au Gymnase, César monta sur une estrade qu’on avait dressée pour lui, et là, tenant sous son regard la foule prosternée, il commença son discours en ordonnant aux Alexandrins de se relever. Puis, d’un ton dédaigneux, il leur déclara qu’il voulait bien leur pardonner, pour trois raisons, dont aucune n’impliquait qu’il eût la moindre considération pour eux. Il avait décidé d’épargner Alexandrie, d’abord par respect pour son fondateur Alexandre ; ensuite, par admiration pour la grandeur et la beauté de la ville ; en troisième lieu, pour faire plaisir à son ami le philosophe Areios[327].

Une fois installé à Alexandrie, César eut soin qu’aucun membre de la famille royale, prise comme en un coup de filet, ne lui échappât. Sa police fouillait la ville pour retrouver Antyllus, le fils Mué d’Antoine, et Césarion, ce rejeton de Jules César dont l’existence était une menace éventuelle pour le fils adoptif du dictateur. Antyllus fut livré par son précepteur Théodore ou capturé sur ses indications dans un héroon édifié par Cléopâtre en l’honneur de Jules César, où le proscrit avait cherché un asile aux pieds de la statue de César. Les soldats avaient sans doute des instructions prévoyant les nombreuses et inutiles prières du proscrit : ils épargnèrent à leur maître tout souci et toute perplexité en massacrant sur place l’infortuné jeune homme qui, jadis otage au Capitole, puis fiancé de Julie, toujours errant et maintenant proscrit, avait pâti toute sa vie des fautes de son père[328]. Les bourreaux coupèrent la tête d’Antyllus, évidemment pour la montrer à César, et le précepteur prit sur le cadavre ses dépouilles opimes, un joyau qu’il trouva à son gré[329]. Césarion ne put être pris alors ; sa mère l’avait déjà expédié avec des trésors en Éthiopie[330], sous la conduite d’un précepteur, un certain Rhodon, en qui elle ne soupçonnait pas un digne émule de Théodore. D’autres personnages, avec qui. César avait un compte à régler, tombèrent entre les mains du vainqueur et furent mis à mort d’une façon aussi expéditive. C’étaient P. Canidius Crassus, ce général dont Cléopâtre avait su se faire un ami complaisant et qui, après avoir fait preuve de lâcheté à Actium, ne montra pas plus de courage devant la mort[331] ; Q. Ovinius, un sénateur romain, d’ailleurs inconnu, que l’on punit pour avoir avili sa dignité en acceptant le poste d’intendant des ateliers royaux de tapisserie et tissage[332]. Tous les prétextes étaient bons pour frapper les partisans d’Antoine. Quant aux princes asiatiques que Cléopâtre détenait comme otages, César se réserva d’en disposer au mieux de ses intérêts.

 

§ IV. — LES DERNIERS JOURS DE CLÉOPÂTRE.

En attendant, Cléopâtre eut la permission de rendre à Antoine les honneurs funèbres. Il n’est pas probable que, comme le dit Suétone[333], Octave soit allé jeter un coup d’œil sur le cadavre de son rival. Proculeius avait dû s’assurer par lui-même qu’il n’y avait point de supercherie, et César ne tenait pas à s’exposer pour le moment à une entrevue avec Cléopâtre. Il laissa d’autant plus volontiers celle-ci remplir son pieux office que, au dire de Plutarque, les rois et généraux de l’armée césarienne manifestaient l’intention d’honorer la mémoire du vaincu en se chargeant eux-mêmes de ses funérailles[334]. Antoine fut enseveli dans ce même tombeau où il avait rendu le dernier soupir.

Mais la principale question restait toujours en suspens. Cléopâtre conservait encore quelque espérance, sinon pour elle, du moins pour ses enfants, et Octave, qui voulait la traîner vivante au Capitole, au jour prochain de son triomphe, se gardait de rompre le lien par lequel elle se rattachait encore à la vie. Ramenée dans son palais, brisée par les émotions et dévorée d’inquiétude, elle ne cessait de réclamer une entrevue qui la fixât enfin sur son sort[335]. Qu’elle songeât encore à essayer sur le vainqueur le pouvoir de ses charmes aussi bien que de ses larmes, il n’y a guère apparence ; mais on pourrait le supposer, avec les auteurs anciens, sans se croire obligé pour cela de flétrir l’incorrigible courtisane et surtout de vanter la chasteté du prince, supérieure à toutes les séductions[336]. Il s’agissait pour elle de sauver ses enfants, et elle ne redoutait qu’une espèce de déshonneur, celui précisément que comptait lui infliger son cauteleux adversaire[337]. Cet excès d’affliction et de douleur (car les meurtrissures qu’elle s’était faites à la poitrine s’enflammaient et formaient plaie) lui donna la fièvre. Elle saisit ce prétexte pour s’abstenir de nourriture et se délivrer ainsi de la vie sans qu’on pût l’en empêcher. Son médecin ordinaire Olympos, à qui elle dit la vérité, l’approuva et l’aida à accomplir son dessein, comme il l’affirme lui-même dans une relation qu’il a publiée de ces évènements. Mais César, en ayant eu soupçon, lui fit signifier certaines menaces qui lui firent craindre pour ses enfants et, comme des machines de guerre, eurent raison de sa résistance. Dès lors, elle se laissa soigner et alimenter comme on voulut.

Quelques jours après, César vint en personne pour conférer avec elle et la calmer. Il la trouva couchée sur une modeste paillasse[338]. Dès qu’il entra, elle sauta à bas du lit en simple tunique et tomba à ses genoux, échevelée, les traits altérés, la voix tremblante et les yeux battus. On voyait les marques nombreuses des coups dont elle s’était meurtri la poitrine, et, pour tout dire, son corps ne paraissait pas en meilleur état que son âme. Cependant, sa grâce innée et l’attrait provocant de sa beauté n’étaient pas complètement éteints ; mais, même en l’état où elle était, il en jaillissait de temps à autre des lueurs qui éclataient dans les mouvements de son visage. César l’ayant obligée à se recoucher et s’étant assis près d’elle, elle entreprit de se justifier, rejetant tout ce qui s’était fait sur la nécessité et la peur qu’elle avait d’Antoine. Comme César la réfutait sur chaque point, se voyant confondue, elle changea bien vite de tactique ; elle fit appel à la compassion et recourut aux prières, comme si elle tenait beaucoup à la vie. A la fin, elle lui remit un inventaire écrit de toutes ses richesses. Comme Séleucos, un de ses intendants, lui reprochait d’en dissimuler et soustraire une partie, elle bondit sur lui, le prit aux cheveux et lui donna nombre de coups sur la face. César sourit et intervint pour l’apaiser. N’est-ce pas chose horrible, César, dit-elle, qu’au moment où tu daignes venir me voir et me parler en l’état où je suis, mes domestiques me fassent un crime d’avoir distrait quelques bijoux de femme, non certes pour m’en parer, infortunée que je suis, mais pour en faire de petits cadeaux à Octavie et à ta Livie, dans l’espoir que leur intercession te rendraient plus clément et plus doux envers moi. César fut enchanté de ce langage, persuadé qu’elle avait tout à fait repris goût à la vie. Il lui dit qu’elle pouvait garder tout cela et que l’avenir serait pour elle plus brillant qu’elle n’avait pu l’espérer : sur quoi, il prit congé et s’en alla, convaincu qu’il l’avait trompée, alors qu’il était plutôt sa dupe[339].

Le récit de Plutarque, probablement emprunté aux Mémoires du médecin Olympos, se recommande par un air de simplicité et d’impartialité que l’on ne trouve point dans celui de Dion Cassius. Les deux acteurs y sont bien dans leur rôle ; l’un calme et doucereux, l’autre agitée, loquace, plaidant et pleurant à la fois, offrant sa rançon sous prétexte de rendre des comptes, refoulant la colère qui l’envahit devant l’attitude impassible de son interlocuteur et la déchargeant tout à coup sur un comparse indiscret, qui obéissait peut-être en faisant semblant de désobéir afin d’amener à propos dans la conversation les noms de Livie et d’Octavie. Il n’est pas jusqu’au trait final qui ne soit conforme à la vraisemblance. Si Cléopâtre n’avait pu attendrir son geôlier, elle avait réussi du moins à lui inspirer une fausse sécurité, et l’événement prouva qu’en effet César avait eu tort de la croire plus naïve que lui-même. Mais cette version, dans laquelle il est prudent de reconnaître la main d’un ami de Cléopâtre, n’est pas celle que l’on racontait plus tard dans l’entourage du prince et qu’il inséra peut-être lui-même dans son autobiographie, après l’avoir laissé élaborer par ses courtisans.

La version romaine s’appuie sur deux idées qui, en ce temps-là et dans le voisinage du Palatin, n’avaient pas besoin d’être démontrées : à savoir que Cléopâtre avait été une impudente et lascive sorcière, et qu’Auguste était le modèle de toutes les vertus[340]. Il fallait que la continence du prince, cette vertu qu’on avait récemment découverte chez le restaurateur des mœurs, eût été en butte à tous les artifices de la Sirène et qu’elle eût triomphé de séductions auxquelles ni Jules César ni Antoine n’avaient pu résister. Donc, cette femme qui approchait de la quarantaine, malade et minée par le chagrin, s’apprête à tenter les yeux du général, au risque de faire dire à la postérité que sa beauté se trouva inférieure à la chasteté du prince[341]. César lui ayant enfin annoncé sa visite, une visite dans laquelle il comptait bien la tromper davantage, Cléopâtre orna son appartement, y disposa un lit somptueux, et, parée avec une certaine négligence, — car le deuil lui allait à ravir, — elle s’assit sur le lit. Elle avait eu soin de disposer autour d’elle une collection variée de portraits de César le père et de cacher dans son sein toutes les lettres qu’elle avait reçues de lui. Cela fait, elle sauta à bas du lit toute rougissante et lui dit : Salut, mon maître ! Tu l’es, en effet, car la divinité t’a donné ce qu’elle m’a enlevé. Mais tu vois ici, pour ainsi dire, de tes propres yeux ton père, tel qu’il est si souvent venu près de moi : d’autre part, tu as entendu raconter de quels honneurs il m’a comblée et comment il m’a faite reine d’Égypte. Or, si tu veux que lui-même te renseigne sur mon compte ; prends et lis ces lettres autographes qu’il m’a adressées. En disant cela, elle se mit à lui en lire de nombreux passages, remplis d’expressions tendres. De temps à autre, elle sanglotait et couvrait les lettres de baisers, ou elle se prosternait devant les portraits, en posture d’adoration, ou elle coulait un regard de côté sur César et gémissait d’un ton harmonieux, mêlant à ses soupirs de tendres exclamations, s’écriant tantôt : Ô mon César, à quoi me servent maintenant ces lettres de toi !, tantôt : Mais voilà que tu revis pour moi dans ce fils ! ; puis : Que ne suis-je morte avant toi ! ; et derechef : Mais puisque j’ai celui-ci, c’est toi que je retrouve ! Elle variait ainsi les paroles et les attitudes, adressant à son visiteur œillades caressantes et doux propos. César pénétrait fort bien le secret de ces démonstrations passionnées et de ce manège provocant ; mais il faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Les yeux fixés à terre, il se contenta de dire : Rassure-toi, femme, et aie confiance ; il ne t’arrivera aucun mal ! Celle-ci, désolée de voir qu’il ne la regardait même pas et ne lui parlait ni du sort de la famille royale ni d’amour, se jeta à ses genoux et s’écria toute en pleurs : Vivre, César, je n’en ai ni la volonté, ni le pouvoir ; je ne te demande qu’une grâce, et je te la demande en souvenir de ton père : c’est que, puisque la destinée m’a donnée à Antoine après lui, je meure avec ce dernier. Il eut mieux valu pour moi périr en même temps que César ; mais, puisqu’il était dans ma destinée de subir encore cette épreuve, envoie-moi rejoindre Antoine et ne me refuse pas une sépulture à ses côtés. Comme c’est à cause de lui que je meurs, au moins je l’aurai pour compagnon dans l’Hadès. Elle tenait ce langage dans l’espoir d’inspirer quelque compassion. César ne répondit pas un mot à ses discours. Seulement, de crainte qu’elle n’attentât à ses jours, il lui répéta qu’elle pouvait se rassurer. Il lui laissa, du reste, tous ses domestiques et prit grand soin d’elle, pour qu’elle ajoutât à l’éclat de son triomphe[342].

Quoique l’apprêt et la rhétorique ne soient pas hors de propos dans une scène où figurent d’aussi artificieux personnages, ce morceau de littérature érotique et larmoyante est plein de maladresses qui laissent une impression de dégoût. Dion Cassius n’a pas réussi à incorporer au récit la tentative de séduction amoureuse et à faire passer pour une invitation au plaisir le souvenir de Jules César, si obstinément évoqué par Cléopâtre. Si émoussé que pût être chez celle-ci le sens moral, elle était capable de comprendre qu’un Romain surtout devait éprouver quelque répugnance à succéder de cette façon à son père et à retrouver sur le sein d’une maîtresse tournée en matrone une correspondance qui ressemblait à un testament. C’est bien comme testament, en effet, comme expression de volontés dont la piété filiale du jeune César devait tenir compte, que cette correspondance était susceptible de produire un effet utile. L’ombre de Jules César, muette dans ses portraits ou évoquant des réminiscences d’alcôve, ne pouvait qu’être importune à la courtisane, tandis qu’elle pouvait encore protéger la reine d’Égypte contre l’homme qui devait sa rare fortune au nom de César. L’historien a donc le devoir de n’accepter dans les deux relations en présence que les détails susceptibles de se juxtaposer sans contradiction, ou plutôt de n’en retenir que la donnée générale, à savoir, que Cléopâtre mit tout en œuvre pour fléchir Octavien et ne réussit qu’à le tromper sur son ferme dessein d’échapper par la mort à l’ignominie de l’exhibition publique.

A ce point de vue, il y aurait eu imprudence de la part de la reine à supplier César à maintes reprises, comme le prétend Dion Cassius, de la délivrer de la vie. L’historien ajoute, il est vrai, que, lasse d’implorer la mort et trop étroitement surveillée pour se la donner, elle finit par jouer la résignation, affectant une grande confiance en la bonté de César et de Livie, disant tout haut qu’elle ferait volontiers le voyage d’Italie et choisissant parmi ses bijoux ceux qu’elle comptait donner en cadeaux. Elle s’y prit si bien qu’Épaphrodite lui-même jugea inutile de déployer tant de vigilance. Il ne s’aperçut pas, paraît-il, que tout le monde n’était pas insensible aux malheurs de la belle captive et que celle-ci avait trouvé dans l’entourage de César un ami sur qui elle pouvait compter pour ne pas se laisser surprendre. Le jeune P. Cornélius Dolabella, se souvenant que Cléopâtre avait été l’alliée de son père[343], et poussé peut-être aussi par un sentiment plus tendre que la reconnaissance, s’était chargé d’aviser la reine des décisions qui seraient prises au quartier général. Il lui fit donc savoir que César se disposait à s’en retourner par la Syrie et que, dans trois jours, on allait l’embarquer, elle et ses enfants, pour l’Italie. L’heure était venue pour Cléopâtre de montrer que le tout-puissant César se trompait s’il croyait pouvoir disposer d’elle à sa fantaisie.

Suivant le récit de Plutarque[344], elle demanda et obtint la permission d’aller verser des libations funèbres sur le tombeau d’Antoine. Elle prit congé de son défunt époux en termes désolés, mais propres à faire croire qu’elle n’espérait plus reposer à côté de lui dans la terre d’Égypte, dont elle allait s’éloigner pour toujours. Rentrée au palais, elle prit un bain, puis se mit à table. Pendant le dîner arriva un paysan avec un panier de figues. Cléopâtre eut envie de ces beaux fruits, et les gardes, après avoir inspecté la corbeille, laissèrent entrer l’homme. Le dîner fini, la reine cacheta une lettre qu’elle avait écrite à l’avance et la remit à Épaphrodite, en le priant d’aller la porter lui-même à César. C’était un moyen de l’éloigner, et elle l’y décida probablement en lui disant que c’était une affaire pressante sur laquelle César aurait besoin de le consulter. Ensuite, elle fit sortir tout le monde de son appartement et s’enferma avec ses deux femmes de service, Iras et Charmion[345]. Au bout de peu de temps, les gardes qui faisaient sentinelle aux portes du palais virent accourir en toute hâte les gens de César. Celui-ci, en lisant la lettre dans laquelle la reine lui demandait la faveur d’être enterrée auprès d’Antoine, avait compris ce qu’Épaphrodite n’avait pas su deviner. Peut-être était-il encore temps d’arrêter l’œuvre de mort. En pénétrant dans l’appartement, les estafiers trouvèrent la reine morte, couchée sur un lit d’or et parée de ses habits royaux. De ses deux femmes, l’une, appelée Iras, était morte à ses pieds ; l’autre, Charmion, déjà chancelante et la tête lourde, lui arrangeait le diadème autour de la tête. Un des assistants lui dit avec colère : Voilà qui est beau, Charmion ! ; Très beau, en effet, répondit-elle, et digne de la descendante de tant de rois. Elle n’en dit pas plus et tomba morte auprès du lit[346].

Que s’était-il passé, on ne le sut jamais au juste. Sur le corps de la reine, on ne vit aucune tache, aucune trace de poison : tout au plus crut-on remarquer à un bras, au dire de certains, de légères piqûres, et l’on supposa qu’elles avaient été faites avec une aiguille empoisonnée ou par la morsure d’un serpent[347]. Bien que le serpent restât introuvable, ce fut cette dernière version qui prévalut, à Rome du moins, car César lui donna un caractère officiel en faisant porter, dans ce cortège triomphal où il espérait montrer sa proie vivante, une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d’un aspic[348]. Une fois acceptée, l’hypothèse, comme il arrive toujours, engendra elle-même ses preuves. On prétendit que Cléopâtre avait étudié par avance l’effet des divers poisons et avait donné la préférence au venin de l’aspic, surtout parce qu’il procurait une mort prompte et sans souffrance. Pour ceux qui auraient douté de ces expériences, on ajoutait que, le jour même où Cléopâtre avait été prise, son eunuque familier s’était donné la mort en se faisant piquer par des serpents[349]. Enfin, l’instrument de mort avait été essayé avec plein succès par les deux suivantes, qui avaient présenté leur sein au reptile avant Cléopâtre[350]. Le fameux aspic avait été introduit au palais soit dans une corbeille de fleurs, soit, comme on l’a vu par le récit de Plutarque, dans une corbeille de fruits, à moins que Cléopâtre, plus prévoyante, ne l’eût gardé d’avance, dans un vase où il avait pu rester inaperçu. Enfin, bien qu’aucun témoin de la scène tragique n’eût survécu, on la restituait avec des détails circonstanciés. Tel racontait que Cléopâtre avait fait cacher l’aspic sous les figues pour être mordue à l’improviste et sans le savoir. Mais, en écartant les figues, elle aperçut le reptile : Le voilà donc ! s’écria-t-elle, et elle présenta son bras nu à la morsure[351]. Tel autre, non moins bien renseigné, croyait savoir que l’aspic, engourdi au fond du vase où il séjournait, avait été provoqué par Cléopâtre, qui l’excitait avec un fuseau d’or : à la fin, l’animal irrité s’était élancé sur elle et l’avait mordue au bras[352].

A ces détails près, il est possible que l’idée de ce genre de poison soit venue sur le champ aux geôliers de Cléopâtre et que César, conservant encore quelque doute après avoir vu le corps inanimé, ait envoyé chercher des empiriques connus sous le nom de Psylles pour sucer le venin[353].

Quoi qu’il en soit, les Romains, même les plus acharnés contre la mémoire de cette femme qui avait failli les tenir sous sa quenouille, ne purent s’empêcher d’admirer le viril courage avec lequel elle avait appelé la mort à son secours. Cette admiration éclate dans l’hymne joyeux où Horace a consigné les impressions du moment. Il y parle de la reine, qui, supérieure à son sexe, ne tremblait ni devant l’épée ni au contact des serpents, affermie dans sa fierté par sa résolution de mourir ; et il en parle avec un mélange d’allégresse et de respect, l’allégresse de la délivrance, le respect d’un homme qui sait par expérience combien il est difficile, même aux vaincus, de ne pas lâcher pied devant la mort. Velleius Paterculus constate également que Cléopâtre se montra en cette occasion exempte des frayeurs de son sexe[354]. Les auteurs les plus malveillants se contentent de remarquer que le poison était de ceux qui ne font pas souffrir et que la reine trépassa comme on s’endort : ils ajoutent à son intelligence ce qu’ils retranchent à son courage[355]. Il est inutile de prendre parti dans le débat qui se perpétue entre les apologistes et détracteurs de Cléopâtre. Elle appartient à la légende autant qu’à l’histoire, et la place qu’elle a prise dans la mémoire des hommes ne lui sera point ôtée. Son nom, associé à ceux de Jules César, d’Antoine et d’Auguste, comme eux admiré ou honni, brille encore, au milieu de cette constellation d’astres de première grandeur, d’un éclat sans cesse rajeuni par l’esthétique littéraire, qui, affranchie des devoirs étroits de l’historien, repétrit et enfle à son gré la matière fournie par la biographie de la redoutable enchanteresse, mélange de sang et de boue, de gloire et de volupté[356]. Ainsi mourut l’immortelle Cléopâtre, en la quarantième année de son âge et la vingt-deuxième de son règne[357] César, qui perdait en elle la perle de son butin, accomplit du moins le dernier vœu de sa captive. Il lui fit faire des obsèques royales et la fit ensevelir avec Antoine. Les deux fidèles servantes eurent aussi leur part de ces honneurs funèbres[358].

 

 

 



[1] On ignore les dates de naissance exactes des cinq enfants de Ptolémée Aulète. Si Cléopâtre est morte à 39 ans (Plutarque, Anton., 86), elle est née en 69. Ptolémée XIV est né en 61, si Appien (B. Civ., II, 84 ; cf. II, 71) ne s’est pas trompé en ne lui donnant que 13 ans au plus lors du meurtre de Pompée, en 48. C’était encore un enfant : παΐς έτι κομιδή ήν (Dion Cassius, XLII, 3) ; l’année suivante, au moment de sa mort, il est toujours irai6ciptov (XLII, 43). D’après Josèphe (A. Jud., XV, 4, 1), Ptolémée XV fut empoisonné à l’âge de 15 ans en 44, ce qui reporte sa naissance à 59. Enfin, Arsinoé, cadette de Cléopâtre, mais plus âgée que ses frères, est née entre 68 et 65. Voyez Strack, p. 210-211. Comme je ne crois pas à l’existence d’une Cléopâtre (VI) Tryphæna, fille homonyme de sa mère, Cléopâtre Philopator, qu’on s’est habitué à appeler Cléopâtre VII, devient pour moi Cléopâtre VI.

[2] Dedecus Ægypti (Lucain, Pharsale, X, 59). Historiens, poètes et romanciers se sont occupés à l’envi de Cléopâtre, qui a inspiré des amours et des haines rétrospectives. Il devient difficile de dégager sa personnalité vraie et de la juger avec impartialité. Ce n’est pas, à coup sûr, aux graveurs de ses médailles que Cléopâtre doit sa réputation de beauté. Sous ce rapport, Plutarque non plus ne la surfait pas : il vante son esprit. Pascal, superficiel une fois par hasard, a dit : Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé (Pensées, VI, 43 bis, éd. Havet). On a remis au jour en 1692-3, à Alexandrie, une tête colossale, mutilée, qui représente probablement Cléopâtre en Isis. Ce fragment est, en dehors des effigies monétaires, le seul portrait qu’on puisse attribuer avec vraisemblance à la célèbre reine. Le bas-relief de Denderah où l’on croit la reconnaître, et dont les touristes achètent à l’envi le plâtre ou la photographie [voyez Gardthausen, II, 1, p. 227. Mahaffy, History, p. 237, fig. 77] ne la représente point. C’est une Isis ou une Hathor, surmoulée à Denderah, il y a près de quarante ans, par Floris, et enrichie plus tard par un des conservateurs du Musée de Boulaq du cartouche de Cléopâtre (G. Maspero, C.-R. Acad. Inscr., 1899, p. 133). Nous ne citerons comme monographie apologétique que Ad. Stahr, Cleopatra, Berlin, 1864, 2e édit. 1879, et, comme correctif, de tendance opposée, V. Gardthausen, Augustus und seine Zeit, I, 1 (texte) et II, 1 (notes), Leipzig, 1891.

[3] Plutarque, Anton., 27. C’est une hyperbole dont on a abusé aussi pour le polyglotte Mithridate. Trébellius Pollion (Tyr. trig., 30, 2i) assure que Zénobie, imitant Cléopâtre en tout (usa est vasis aureis ad convivia nisi Cleopatranis), savait plusieurs langues et notamment loquebatur et Ægypitace ad perfectum modum. Philostrate (Vit. Soph., I, 5) daube en passant sur la philologie de Cléopâtre. Puis la légende fait d’elle une sorte de femme-vampire : tantæ libidinis fuit ut sæpe prostiterit : tantæ pulchritudinis ut multi noctem illius morte emerint (Aurelius Victor, Vir. ill., 86).

[4] Cæsar, B. Civ., III, 108. Plutarque, Pompée, 77. Cæsar, 48-49. Brutus, 33. Appien, B. Civ., II, 84. Ce doit être, je suppose, à l’occasion de l’avènement que le sacerdoce milésien délégua à Alexandrie le prophète Antigone fils de Sopolis, et que ce quémandeur obtint de Ptolémée, fils θεοΰ νέου Διονύσου, un don de quatorze talents et vingt mines d’ivoire (Haussoullier, Milet, pp. 181, 221, 255, 256). La date de 48 (G. Hirschfeld, Haussoullier) me parait mal choisie pour des libéralités de ce genre.

[5] Cæsar, B. Civ., III, 110. Sénèque, Consol. ad Marc., 14. Val. Maxime, IV, 1, 15. Cf. Drumann, II, p. 105 (pagination en marge de la nouvelle édition P. Grœbe).

[6] Valère Maxime, loc. cit.

[7] C’est l’idée qu’on peut extraire de l’étrange phrase d’Ampelius (§ 35) : Ptolemæus, Pupillus dictas, qui Pompeium tutorem a senatu accepit, donec pubesceret, et postea civili bello a Pothino intefrectus est (peut-être [Pompeium qui] postea ?). De même, Eutrope (VI, 21) : (regi) cui tutor a senatu datus fuerat (Pompeius). En fait, cette prétention était justifiée.

[8] Plutarque (Anton., 25) dit que Cléopâtre, allant trouver Antoine en Cilicie (ci-après), s’enhardit par le souvenir de ses succès.

[9] Cæsar, B. Civ., III, 4. 5. 40. 111 (L auxilio missæ ad Pompeium illæ triremes omnes et quinqueremes). Appien, B. Civ., II, 49. 71.

[10] Cæsar, B. Civ., III, 111.

[11] Aurelius Victor, Vir. ill., 86, 1.

[12] Cæsar, B. Civ., III, 103. Tite-Live, Epit. CXI. Zonaras, X, 10. Cléopâtre odieuse Phario germana tyranno (Lucain, Pharsale, IX, 1069), quam paucis ante mensibus (rex) per suos propinquos atque amicos regno expulerat (Cæsar, loc. cit.).

[13] Jean Malalas, Chron., IX init. Cf. Drumann, III, p. 521.

[14] Kasion ou Kasios, entre le lac Sirbonide et la mer, là où jadis Antiochos IV Épiphane avait battu les Égyptiens : ne pas confondre avec le mont Kasios en Syrie.

[15] Il y a, sur la date, écart d’un jour ou deux entre les opinions : 29 sept. (Drumann) ou 28 (Mommsen), les auteurs voulant faire coïncider le jour de la mort de Pompée, les uns avec le jour de sa naissance, les autres avec le jour de son triomphe en 61. A cause de l’avance, d’ailleurs variable au gré des intercalations, du calendrier, il y a un écart considérable entre les dates officielles et les dates réelles. En 49, Cicéron, dans une lettre datée du 16 mai (Ad Att., X, 11, 3), se dit retardé par les intempéries de l’équinoxe de printemps. En 48, le 28 sept. correspondait au 24 juillet julien. La bataille de Pharsale (9 août) serait donc du 6 juin. La chronologie des faits postérieurs a été soigneusement révisée par W. Judeich, Cæsar im Orient : kritische Uebersicht der Ereignisse vom 9 August 48 bis October 47, Leipzig, 1885. Nous aurons souvent occasion de renvoyer à cette monographie.

[16] Cæsar, B. Civ., III, 102. C’est par erreur, ou en visant l’intention, qu’Eutrope (VI, 21) dit : ipse fugatus Alexandriam petiit.

[17] Cæsar, B. Civ., III, 103.

[18] Cæsar, loc. cit.

[19] Lucain, Pharsale, VIII, 475. Achorée peut être un personnage fictif ; mais C. Jullian (Notes gallo-romaines. IV. Lucain historien (in Rev. des Études anc., I [1899], pp. 301-317) garantit si bien l’exactitude des détails dans Lucain que l’on est en droit d’assimiler son poème à une histoire.

[20] Plutarque, Pompée, 77. Cf. le discours de Pothin dans Lucain (VIII, 482-535).

[21] Plutarque, Pompée, 78-80. Cf. Cæsar, B. Civ., III, 103-104. Tite-Live, Epit. CXII. Val. Maxime, I, 8, 9. Lucain, Pharsale, VIII, 460-872. Appien, B. Civ., II, 84-86. Aurelius Victor, Vir. ill., 77-78. Orose, VI, 45, 28. D’après Lucain et Aurelius Victor, c’est un certain Servius Codrus qui rend les derniers devoirs au truncus fluctu pæne relatus (Lucain), Nilo jactatus (Aurelius Victor).

[22] Tite-Live distingue entre la responsabilité officielle (jussu Ptolemæi) et les vrais coupables (auctore Theodoto, cujus apud regem magna erat auctoritas, et Pothino). Cf. Florus, IV, 2, 60 (Theodotus magister auctorque totius belli). Mais Valère Maxime ne voit que la perfidia Ptolemæi regis, et Orose s’en tient à la vérité officielle : Pompeius fugiens jussu Ptolemæi adulescentis in gratiam Cæsaris occisus est.

[23] Dante, Inferno, XXXIII, 124. Les commentateurs ont cherché et trouvé d’autres explications : mais il n’est guère admissible que Dante ait grandi à la taille de Caïn et de Judas un de ses contemporains, parfaitement inconnu d’ailleurs et qu’il ne nomme même pas autrement qu’en appelant le cercle Tolomea. Il fallait que le nom sous-entendu fût de notoriété universelle. Le monde entier connaissait le crime des dieux qui avaient permis au traître de ceindre le diadème d’Alexandre : tibi, non fidæ gentis dignissime regno, | Fortunæ, Ptolemæe, pudor crimenque Deorum (Lucain, Pharsale, V, 58 sqq.).

[24] Il avait appris, à Éphèse probablement, que Pompée s’était dirigé vers l’Égypte. Il était allé d’Éphèse à Rhodes, et de là, en trois fours, à Alexandrie (Appien, B. Civ., II, 89. Tite-Live, Epit. CXII).

[25] Tite-Live, ibid. Plutarque, Cæsar, 48. Appien, B. Civ., II, 90. Cf. Antigone Gonatas devant la tête de Pyrrhos (Plutarque, Pyrrhus, 34), et Octave pleurant devant le cadavre d’Antoine (ci-après). D’après Aurelius Victor (Vir. ill., 77), qui substitue Achillas à Théodote, César non continens lacrimas illud (caput) plurimis et pretiosissimis odoribus cremandum curavit. Pour Lucain (Pharsale, IX, 1036 sqq.) et Dion Cassius (XLII, 8), hypocrisie odieuse et ridicule.

[26] Il y eut plus tard à cet endroit un temple Έπιβατηρίου Καίσαρος (Philon, Ad Gaium, 22). Cf. Mommsen in Eph. Epigr., IV [1881], p. 26, et ci-après, chap. XVI). La question est de savoir s’il s’agit de J. César ou d’Auguste.

[27] Appien, B. Civ., II, 89.

[28] César avait une créance de 17 millions et demi de drachmes : il réduisit par la suite ses exigences à 10 millions (Plutarque, Cæsar, 48).

[29] Cæsar, B. Civ., III, 106.

[30] Vers la mi-octobre (août julien), suivant Judeich, op. cit., p. 66.

[31] Dion Cassius, XLII, 34.

[32] Dion Cassius, XLII, 34. Cf. Suétone, Cæsar, 50.

[33] Lucain, Pharsale, X, 56 sqq. Plutarque, Cæsar, 49. Dion Cassius, loc. cit. Cf. Zonaras, X, 10. Le nom de cet Apollodore, dans Plutarque.

[34] Vullus adest precibus faciesque incesta perorat. | Exigit infandam, corrupto judice, noctem (Lucain, Pharsale, X, 105). Lucain multiplie ici et ailleurs les épithètes désobligeantes, que S. Jérôme résume d’une façon non moins brutale, en disant que Cléopâtre fut réintégrée ob stupri gratiam.

[35] Judeich (p. 81) défend contre Drumann (III, p. 535 sqq.) le récit de Dion Cassius, mais en concédant que César prévint plutôt qu’il n’apaisa l’émeute. Le fait qu’on trouve, en 43, un gouverneur égyptien à Cypre (Sérapion) ne prouve pas que César eut réellement, dès novembre 48, l’intention de démembrer l’empire romain au profit de Cléopâtre, comme le fit plus tard Antoine.

[36] Plutarque, Cæsar, 49. Description du festin dans Lucain (X, 107-172), allongée par la conférence scientifique du sage Achorée (173-331). D’après Lucain, le mariage du frère et de la sœur n’était jusque-là qu’une formalité exigée par l’étiquette dynastique. Maintenant, il est consommé, et Pothin éperdu écrit à Achillas : Invasit Cleopatra domum... nubet soror impia fratri ; | Nam Latio jam nupta duci est, interque matitos | Discurrens, Ægypton habet Romamque meretur. Cléopâtre va demander leurs têtes au jouvenceau, qui les lui accordera, Si fuerit formosa soror... ; rex hinc confus, hinc Cæsar adulter : | En sumus, ut fatear, tam sæva judice sontes (X, 353 sqq.).

[37] C’est seulement après l’attentat sur les parlementaires (ci-après) que César avoue s’être arrangé de façon à tenir le roi à sa discrétion (quo facto, regem ut in sua potestate haberet Cæsar effecit, III, 109) ; mais il est évident que jusque-là, le roi n’était libre qu’en apparence. Il fut désormais surveillé de très près (Dion Cassius, XLII, 42).

[38] Plutarque, Cæsar, 48. Frontin., Strateg., I, 1, 5. Appien., B. Civ., II, 89.

[39] Plutarque, Cæsar, 48.

[40] Dion Cassius, XLII, 34. Orose, VI, 15, 29.

[41] Plutarque (Cæsar, 49) dit que Pothin fut mis à mort par César avant le début des hostilités et que Achillas s’enfuit en même temps auprès de l’armée : c’est une double inexactitude.

[42] Diodore, XVII, 52.

[43] Cæsar, B. Civ., III, 107. Plutarque (Cæsar, 48) mentionne, comme à regret et sans s’y arrêter, l’opinion de ceux qui blâmaient César de s’être engagé, par amour pour Cléopâtre, dans une guerre inutile, sans gloire et périlleuse. Aussi se borne-t-il à résumer en deux pages assez confuses l’histoire de cette malencontreuse équipée.

[44] Cæsar, B. Civ., III, 110.

[45] Cæsar, op. cit., III, 109. Nous retrouverons plus tard un Dioscoride et un Sérapion. Il faut admettre, par conséquent, que l’un d’eux était un homonyme de celui qui fut tué.

[46] Sur l’auteur véritable (A. Hirtius) et l’autorité du Bellum Alexandrinum publié sous le nom de César, voyez l’historique de la question depuis Nipperdey dans Martin Schanz, Gesch. d. röm. Litteratur, I2 [1898], p. 211-214. Le récit d’Hirtius fait suite au De bello civili de César, et la moitié seulement (1-33) concerne la guerre d’Alexandrie. Il est complété sur quelques points par Plutarque et surtout par Dion Cassius (XLII, 34-44). Quant à la disposition matérielle des lieux, je ne puis que renvoyer, comme je l’ai déjà fait, aux ouvrages spéciaux pourvus de cartes et de plans, et — subsidiairement, comme pour cette Histoire tout entière — aux Atlas de géographie historique. Une étude topographique et archéologique serait ici un hors-d’œuvre. Il convient de se borner à l’indispensable.

[47] (Cæsar), B. Alex., 5. L’auteur suppose que le plan d’eau du canal est assez élevé pour desservir toute la ville (?) : Alexandria est fere tota suffossa specusque habet a Nilo pertinentes, quibus aqua in privatas domos inducitur. La plebes ac multitudo se contentait de l’eau bourbeuse et malsaine du canal, quod fons urbe tota nullus est. Sur l’alimentation d’Alexandrie en eau du Nil, voyez l’inscription gréco-latine de l’an 10/11 p. Chr., commentée par Mommsen (Eph. Epigr., VI [1892], p. 448-450). Il résulte de ce texte qu’Auguste amena directement du Nil une eau qui ne se mêlait plus aux eaux croupies du lac Maréotis, comme au temps de César (flumen Sebastum a Schedia induxit quod per se toto oppido flueret).

[48] Suivant Lucain (X, 421 sqq.), César aurait pu être surpris et massacré à table, avant l’arrivée d’Achillas, si les Alexandrins n’avaient craint que, dans le désordre d’une attaque nocturne, le roi ne fût enveloppé dans le carnage. Aussi César se sert du roi comme d’un bouclier : quem ducit in omnia secum (X, 461). Un parlementaire envoyé par lui aux insurgés, orator regia, pacisque sequester, est massacré par eux (X, 467-474). C’est sans doute une transposition libre de l’affaire des parlementaires.

[49] Cæsar, B. Civ., III, 111. (Cæsar), B. Alex., 12.

[50] Ni César, ni Hirtius ne parlent de l’incendie de la Bibliothèque ; mais on peut objecter qu’ils avaient intérêt à le taire. Les affirmations commencent à Tite-Live : Quadringenta millia librorum Alexandriæ arserunt (ap. Sénèque, Tranq. an., 9 — répété par Orose, VI, 45, 31). — Ad millia ferme voluminum septingenta (Gell., VII, 11). Ammien Marcellin (XXII, 16, 13) donne le même chiffre, mais en parlant des bibliothecæ inestimabiles du Sérapeum. Plutarque (Cæsar, 49) croit à l’incendie de la grande Bibliothèque. Mais Lucain parle de l’incendie des maisons voisines de la mer (X, 498-9) sans dire un mot de la Bibliothèque, ce qui est assez caractéristique. On ne peut attribuer son silence à une sorte de pudeur patriotique, quand on le voit réveiller le souvenir le plus humiliant et le plus douloureux pour les Romains, en rappelant l’affront infligé à leur orgueil par les Parthes, les Parthes qu’Alexandre, lui, un roitelet de Macédoine, avait su vaincre (X, 46-52). Dion Cassius (XLII, 38) mentionne comme un on-dit la destruction de beaucoup de livres précieux brûlés dans des άποθήκαι τών βίβλων, qui pourraient être un dépôt annexe de livres, ou même de papiers, ou encore des magasins de libraires (Parthey, Riepert, Lumbroso, Dziatzko). Judeich (p. 83) est tout disposé à accepter les témoignages anciens. La question reste ouverte ; mais il faut se défier des légendes. Cf. Dziatzko, art. Bibliotheken in R.-E., III [1899], p. 411. V. Mortet, Rech. sur l’emploi des termes βιβλιοθήκη, βιβλιοφύλαξ dans l’Égypte romaine (Rev. d. Biblioth., IX [1899], p. 97-109).

[51] Cæsar, B. Civ., III, 112.

[52] (Cæsar), B. Alex., I, 7. Dion Cassius, XLII, 37.

[53] (Cæsar), B. Alex., 2. J’ai peine à croire au quadrato saxo et aux XL pedes.

[54] Deux eunuques menaient la résistance, — ne virilia quidem portenta, Pothinus atque Ganymedes (Florus, IV, 2, 60), — l’un en traîtrise, l’autre ouvertement ; et Ptolémée aussi est pour Lucain un semivir (VIII, 552).

[55] Dion Cassius, XLII, 39. Lucain (X, 520 sqq.) dit simplement qu’Arsinoé castra carentia rege | Ut protes Lugæa tenet. Arsinoé fut plus tard victime de la rancune de Cléopâtre. La critique sévère de Drumann a tout à fait discrédité le récit de Dion Cassius, qui tourne au roman. Pothin est mis à mort de peur qu’il ne fasse évader le roi ; celui-ci est surveillé ostensiblement et forcé de parlementer avec les Alexandrins, qui refusent de lui obéir. Ceci n’est pas invraisemblable ; mais l’histoire du combat naval à la suite duquel les Alexandrins se barricadent dans l’Eunostos, où César achève de les enfermer en coulant à l’entrée des bateaux chargés de pierres (XLII, 38), rend inintelligibles les événements qui suivent, relatés par César ou Hirtius.

[56] Cæsar, B. Civ., III, 112. Plutarque, Cæsar, 49. Lucain regrette qu’un pareil misérable n’ait pas été puni d’un supplice infamant : décapité, Magni morte perit (X, 519).

[57] (Cæsar), B. Alex., 4. Dion Cassius, XLII, 40. On devait cependant bien savoir comment la flotte avait été brûlée. Appien (B. Civ., II, 90) dit que Pothin et Achillas furent mis à mort par César, comme assassins de Pompée, ce qui est une erreur, au moins pour Achillas, et que Théodote s’échappa (alors ou plus tard).

[58] Vel a sinistra parte a Parætonio vel a dextra ab insula ([Cæsar], B. Alex., 8). Ce texte est loin d’être clair, et les hypothèses des commentateurs ne l’ont guère éclairci. Parætonion était à une distance énorme, et l’île, si c’était Pharos, était à la gauche de César et dépourvue d’eau. On est obligé d’entendre par insula le Delta (Drumann, Judeich), et par Parætonion (Paratonion mss.) une source quelconque (Albaradan, d’après Mabmoud-Bey). C’est un de ces détails qui font suspecter la compétence du rédacteur du Bellum Alexandrinum.

[59] (Cæsar), B. Alex., 9-12. Il y a ici dans le texte une lacune. Judeich (p. 89) la comble avec le récit susmentionné de Dion Cassius, qu’il suppose antidaté. Drumann (III, p. 541) admet bien, avec Dion, que les Alexandrins aient barré l’accès de l’Eunostos, mais en fermant les percées ménagées dans l’Heptastade (que nous allons cependant trouver ouvertes plus loin). Enfin, Mommsen veut, contre le texte de Dion, qu’il s’agisse de l’entrée du Grand-Port, et que la flotte romaine soit restée dehors, en rade ouverte (R. G., III4, p. 425).

[60] Point contesté : la prise du Phare par les Alexandrins, qui de là barrent l’accès du Grand-Port, devait être relatée dans la lacune qu’offre ici (§ 12) le texte du Bellum Alexandrinum (Mommsen) ; ou bien les Romains n’occupaient que la tour et n’en ont pas été délogés (Judeich, p. 91).

[61] (Cæsar), B. Alex., 13-16.

[62] (Cæsar), B. Alex., 17-18.

[63] (Cæsar), B. Alex., 21.

[64] Suétone, Cæsar, 64 (paludamentum mordicus trahens). Les autres (Plutarque, Cæsar, 49. Dion Cassius, XLII, 40. Zonaras, X, 10. Orose, VI, 15, 34) ne parlent que des papiers. Ici s’arrête la Pharsale inachevée de Lucain.

[65] Dion Cassius, loc. cit. Appien, B. Civ., II, 90. Florus, IV, 2, 59. Dion Cassius croit à l’histoire des papiers ; mais il affirme avec Appien que les Alexandrins brûlèrent le manteau. Ce feu de joie pouvait être, par surcroît, un envoûtement magique.

[66] (Cæsar), B. Alex., 22-24. Il se conduisit de telle sorte aussitôt après, ut acrimas, quas in colloquio projecerat, gaudio videretur profudisse.

[67] Il n’est plus question de Ganymède par la suite. Florus (IV, 2, 60) dit vaguement que, comme Théodote, les eunuques Pothinus atque Ganymedes furent diversa per mare et terras fuga morte consumpti. D’autre part, un scoliaste de Lucain (Schol. Berol. et Guelferbyt. ad Lucain, X, 521, cité par Judeich, p. 77, 1) dit que Ganymède figura avec Arsinoé dans le triomphe de César.

[68] (Cæsar), B. Alex., 24. Cf. Dion Cassius, XLII, 40. Orose, VI, 15, 34. Ce Ti. Claudius Nero est le père de l’empereur Tibère et de Drusus (Suétone, Tibère, 4).

[69] Cet Antipater, père d’Hérode le Grand, était déjà venu à Alexandrie avec Gabinius en 55. Il avait à se faire pardonner d’avoir pris parti pour Pompée. Aussi fit-il preuve de zèle, se distingua à la présente bataille, et reçut de César, avec le droit de cité romaine, la tutelle du dernier Hasmonéen, Hyrcan II, que son fils Hérode devait remplacer.

[70] Strabon, XIII, p. 625. Dion Cassius, XLII, 41. G. Hirschfeld, Die Abkunft des Mithridates von Pergamon (Hermès, XIV, [1879], p. 474-475), complète le texte de Strabon à l’aide d’inscriptions. Mithridate était fils de Ménodote et de la princesse galate Adobogiona (Strabon), fille elle-même de Déjotarus, tétrarque des Trocmes, et sœur de Brogitaros, qui fut le gendre du Déjotarus roi des Tolistoboïens, le client de Cicéron.

[71] Hirtius ne dit rien de la route suivie entre Péluse et Alexandrie : mais Josèphe (XIV, 8[14], 1) affirme que Mithridate prit par Memphis, et, en effet, la route directe longeant le rivage du Delta est coupée par tant de bras du Nil, de canaux et de lacs, qu’elle est impraticable pour une armée. Drumann (III, p. 546) récuse le témoignage de Josèphe ; mais Mommsen, Peter, Judeich, Mahaffy, en font cas, et avec raison. On se demande seulement si le combat livré περί τό καλούμενον Ίουδαίων στατόπεδον, après que l’armée eut contourné τό καλούμενον Δέλτα, est bien celui que relate Hirtius (B. Alex., 27), lequel, toujours peu précis en matière de topographie, fait traverser aux troupes alexandrines flumen a Delta.

[72] Dion Cassius, XLII, 41. Si l’auteur n’a pas commis de méprise, ce Dioscoride doit être celui qui avait failli être massacré comme parlementaire par Achillas et qui aurait suivi son roi dans le camp alexandrin. Le nom de Dioscoride étant moins répandu en Égypte que celui de Sérapion, il y a chance pour que l’homonyme du parlementaire disparu soit le Sérapion gouverneur de Cypre.

[73] [Cæsar], B. Alex., 27-28. Dion Cassius, XLII, 43.

[74] [Cæsar], B. Alex., 28-31. Dion Cassius, XLII, 43. Orose, VI, 16, 2. Hirtius dit simplement : constat regem ipsum multitudine eorum, qui ad proximat naves adnatabant, demerso navigio pelisse. Cf. Tite-Live, Epit. CXII (in Nilo navicula subsedit). Dion Cassius est moins explicite encore : il se contente de dire qu’un certain nombre de fuyards se noyèrent avec Ptolémée dans le fleuve.

[75] Plutarque, Cæsar, 49. Appien, B. Civ., V, 9. Zonaras, X, 10.

[76] Florus, IV, 2, 60. Orose, VI, 16, 2. Eutrope, VI, 22. Cf. le jeune Maximin portant la cuirasse d’or, exemplo Ptolomæorum (Capitolin., Maximin. duo, 29). Aurelius Victor (Vir. ill., 78, 6 et 86, 1) s’imagine que César mit Ptolémée à mort pour venger Pompée (regis nece Pompeio parentavit) et faire plaisir à Cléopâtre, laquelle specie sua et concubitu regnum Ptolemæi et necem impetravit. Nous n’irons pas jusqu’à dire, par contre, que Cléopâtre fut désolée de cette mort.

[77] (Cæsar), B. Alex., 32. Date dans les calendriers épigraphiques : VI Kal. April. (27 mars) — Hoc die Cæsar Alexandream recepit. La question est de savoir si cette date a été simplement transportée de l’ancien calendrier dans le calendrier julien (ce qui est plus que probable), ou convertie par le calcul en date julienne. Soltau (R. Chron., p. 50) et Judeich optent pour le transfert et convertissent la date précitée en 14 janvier julien. Appien évalue la durée totale de la guerre alexandrine à neuf mois (B. Civ., II, 90) ; c’est qu’il compte le temps perdu jusqu’au départ de César.

[78] Veritus provinciam facere (Suétone, Cæsar, 35).

[79] Ptolémée XV, ayant été empoisonné par Cléopâtre en 43, à l’âge de quinze ans (Joseph., A. Jud., XV, 4, 1), devait avoir de dix à onze ans en 47.

[80] Je croirais volontiers qu’a ce moment, pour faire à Cléopâtre un cadeau qui consolerait par surcroît les Alexandrins, il lui laissa le gouvernement et les revenus de Cypre.

[81] Suétone, Cæsar, 76. Suétone ajoute un mot fâcheux (Rufini liberti sui filio, exsoleto suo). D’après Appien (IV, 59), Dolabella ramena plus tard d’Alexandrie quatre légions.

[82] Joseph., A. Jud., XIV, 40, 1. Cf. B. Jud., II, 18, 7. Alexandrie n’avait pas de charte municipale, mais seulement des institutions de police. César, qui, rentrant à Rome, cuncta collegia distraxit (Suétone, Cæsar, 42), ne dut pas ménager les hétæries alexandrines.

[83] Appien, B. Civ., II, 90. Je me défie beaucoup des légendes concernant cette relique, que César fit ensevelir suivant Arrien, et brûler d’après Aurelius Victor.

[84] Suétone, Cæsar, 52. Appien, B. Civ., II, 90.

[85] Depuis sept mois, César n’avait pas donné de ses nouvelles à Rome. Le 15 juin (anté-julien = avril) 47, Cicéron écrit de Brindes à Atticus (XI, 17 a) : ilium ab Alexandria discessisse nemo nuntiat, constatque ne profectum quidem illim quemquam post Idus Martias nec post Idus Decembr. ab illo datas ullas litteras. Le 20 juin 47 (XI, 18) : De illius Alexandria discessu nihil adhuc rumoris, contraque opinio valde esse impeditum. Le 5 juillet (XI, 25) : Ilium discessisse Alexandria rumor est non firmus ortus ex Sulpici litteris ; quas cuncti postea nunlii confirmarunt. En août (Ad Fam., XV, 15), écrivant à Cassius, il déplore que le délai écoulé ait laissé renaître l’audace et l’espérance chez les adversaires de César : quis enim aut Alexandrini belli tantam moram huic bello adjunctum iri aut nescio quem istum Pharnacem Asiæ terrorem illaturum putaret ? Cicéron venait de recevoir de César une lettre (Ad Fam., XIV, 23) venant d’Antioche, écrite le mois précédent, car il fallait environ 28 jours de Séleucie à Brindes (Ad Att., XI, 20).

[86] (Cæsar), B. Alex., 33. 69 : itinere pedestri (ibid., 33) est une bévue rectifiée plus loin par l’auteur lui-même (eadem classe qua venerat, 66) et par Josèphe (A. Jud., XIV, 8, 3).

[87] Plutarque, Cæsar, 50. Suétone, Cæsar, 37.

[88] Le 23 Payni de l’an V (23 juin 47) d’après une stèle du Louvre. Date dissidente (28 févr.) dans Brugsch (Thesaurus, V, p. 889). Cf. Strack, p. 213.

[89] Dion Cassius, XLVII, 31. Zonaras, X, 10. Cf. Plutarque, Cæsar, 49. Dion Cassius ne croit pas que l’enfant fût de César. En effet, un ami de César, C. Oppius, librum edidit, non esse Cæsaris filium, quem Cleopatra dicat, contre Antoine prétendant que César avait reconnu l’enfant (Suétone, Cæsar, 52). Suétone se garde bien d’avoir une opinion ; mais il sait que César laissa appeler de son nom le fils de Cléopâtre, lequel, d’après certains Grecs, lui ressemblait et forma et incessu. Sur les monnaies, Cléopâtre en Aphrodite avec Éros dans les bras (S. Poole, pl. XXX, 6. Svoronos, p. 312, n. 1874, cite seize exemplaires de cette monnaie cypriote). A l’occasion de la naissance de Césarion, Cléopâtre bâtit ou fait décorer le T. d’Hermonthis (Temple de la Naissance), qui devient peut-être alors le chef-lieu du nome Hermonthite, ci-devant Pathyrite. Les prêtres d’Hermonthis lui rendirent le service de légitimer Césarion aux yeux des Égyptiens en affirmant qu’il avait été engendré par Râ sous la forme de César. Ils résolurent ainsi avec aisance le problème ardu de transformer le fils d’une Grecque et d’un Latin en descendant authentique des dieux et des Pharaons qui avaient gouverné l’Égypte (Maspero, in Ann. de l’École des Hautes Études, 1897, p. 22). Représentation réaliste de la naissance de Césarion à Hermonthis (Lepsius, Denkmäler, IV, 601, reproduite par A. Moret, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, 1902, p. 68. Le nom de Ptolémée τοΰ καί Καίσαρος dans un décret des prêtres de Thèbes (CIG., 4717. Strack, n. 157).

[90] Pendant la guerre d’Afrique (46), il avait courtisé Eunoé, la femme du roi maurétanien Bogud, et largement payé les complaisances de la femme et du mari (Suétone, Cæsar, 52).

[91] Suétone, Cæsar, 49. 52. Dion Cassius, XLIII, 20.

[92] Dion Cassius, XLIII, 19. Appien, B. Civ., II, 101-2. 108. Cf. Drumann, III, p. 611-615. Florus (IV, 2, 88) met Arsinoé in ferculis, avec le Nil et le Phare : il a l’air de croire que c’est une statue, et même une statue de ville. Arsinoé ne fut pas mise à mort : nous la retrouverons à Éphèse. Appien dit que les spectateurs gémirent en songeant aux grands citoyens victimes de la guerre civile. On vit aussi dans le cortège le jeune Juba de Maurétanie (Appien, B. Civ., II, 101), que nous retrouverons plus tard (chap. XVII) marié à Cléopâtre Séléné, fille de Cléopâtre et d’Antoine.

[93] Dion Cassius, XLIII, 27. On a supposé que Dion avait antidaté l’arrivée de Cléopâtre, qui ne serait pas restée si longtemps à Rome pendant que César était en Espagne. Stahr, au contraire, croit qu’elle assistait aux triomphes de César, et que celui-ci l’avait mandée tout exprès. Drumann (III, p. 626) se décide à suivre Dion Cassius.

[94] Suétone, Cæsar, 52.

[95] Cicéron, Ad Att., XV, 15 (du 13 juin 44).

[96] Quæ quidem erant φιλόλογα et dignitatia meæ (Cicéron, ibid.).

[97] Dion Cassius, XLIII, 27.

[98] Appien, B. Civ., II, 102. Dion Cassius, LI, 22. Cf. Drumann, III, p. 617.

[99] Cicéron, Divin., II, 54. Suétone, Cæsar, 79. Dion Cassius, XLIV, 15. Appien, B. Civ., II, 110.

[100] Suétone, loc. cit. Nicol. Damasc., Vit. Cæsar, 20 = FHG., III, 440. Voyez ci-dessus comment la crainte d’une déchéance de Rome au profit de l’Orient fournit à Cicéron un argument contre Rullus, et ci-après (ch. XV, § 3) la façon dont elle fut exploitée contre Antoine. César devait partir le i8 mars pour son expédition d’Orient (Appien, B. Civ., II, 111).

[101] Suétone, Cæsar, 52. Cf. Dion Cassius, XLIV, 7. Helvius Cinna dut se presser de faire cette confidence, car il fut tué le jour des funérailles de César par la populace, qui le prit pour le préteur L. Cornelius Cinna (Plutarque, Brut., 20). Dion Cassius dit simplement que certains osaient pousser César à la polygamie. Drumann (I, p. 100 ; cf. III, p. 627) laisse planer un doute sur le fait, mais ne récuse pas tout à fait l’assertion de Suétone. Seulement, il assure que Cléopâtre n’y était pour rien. C’est une garantie dont je lui laisse la responsabilité, n’ayant pas sa pénétration hégélienne et sa dévotion monarchique.

[102] Suétone, Cæsar, 52.

[103] Cicéron, Ad Att., XIV, 8.

[104] Cicéron, Ad Att., XIV, 20, 2 (De regina velim atque de Cæsare illo [filio C. F. W. Müller]). Une exégèse bizarre, indiquée par Mahaffy (Empire, p. 463, 1), en rapprochant une phrase précédente : Tertullæ nollem abortum, de De regina velim, arrivait à conclure que Cléopâtre passait pour être de nouveau enceinte des œuvres de César. Cicéron ne dit mot du roi Ptolémée, et Dion Cassius, qui signale la présence de Ptolémée à Rome, ne parle pas du petit César, ce qui étonne de part et d’autre.

[105] Cicéron, Ad Att., XV, 15.

[106] Le reste de l’Égypte était aux mains de fonctionnaires qui, en l’absence des souverains, s’émancipaient peu à peu. Les prêtres de Thèbes, jaloux de ceux d’Hermonthis, affectent de rapporter au gouverneur Callimaque, qui les a protégés en temps de troubles et nourris en temps de famine, tout le mérite de ces actes de bon gouvernement. Ils se contentent de nommer en tête du décret honorifique (en grec et démotique) Cléopâtre, déesse Philopator, et Ptolémée dit aussi César, dieu Philopator Philométor (Stèle de Turin, publiée par A. Peyron en 1829 : le texte grec dans CIG., 4117. Cf. Strack, n. 157).

[107] Le Théopompe qui se réfugie à Alexandrie (Cicéron, Phil., XIII, 16) devait être Théopompe de Cnide, un familier de César.

[108] Cicéron, Ad Att., XV, 13 (du 25 oct. 44). Cf. Phil., XI, 13. Ad Fam., XII, 12. Ce Bassus avait fait d’Apamée sa place d’armes, et, avec l’appui des dynastes arabes, il avait résisté aux légats de César.

[109] Cf. Cicéron, Phil., XI, 4. Dolabella avait divorcé à l’amiable avec Tullie en 46, entre l’expédition d’Afrique et celle d’Espagne.

[110] Cicéron, Phil., XI, 2. XIII, 10. Appien, B. Civ., III, 26.

[111] Joseph., A. Jud., XIV, 10, 11-12. Édits renouvelés et complétés par ceux qu’Antoine, en 41, daté également d’Éphèse (XIV, 12, 3-6).

[112] Appien, B. Civ., IV, 60.

[113] Joseph., A. Jud., XV, 4, 1.

[114] Porphyre ap. FHG., III, p. 724. Eusèbe, I, p. 170 Schœne.

[115] Stahr (p. 56) ne dit pas, et pour cause, sur quoi il se fonde pour affirmer que Cléopâtre retourna à Alexandrie avec son épouse et son fils ; sur la mort du roi, il garde un silence prudent. Le fait que Cicéron, à propos du départ de Cléopâtre, ne parle aucunement de Ptolémée n’est pas une preuve que Ptolémée fût mort, mais c’est une présomption à l’appui.

[116] Dion Cassius, XLII, 31, 5. Cléopâtre en déesse (Hathor, l’Aphrodite égyptienne) et Césarion en costume royal, figures colossales sur le mur de fond du T. de Denderah (Rosellini, Mon. di Egitto, I, 2, p. 518-519, tav. XXIII, 83. Lepsius, Denkm., IV, 53-54. Cf. Gardthausen, II, 1, p. 168-169).

[117] Servilia, la mère de Brutus, narrat Bassi servum venisse, qui nuntiaret legiones Alexandrinas in armis esse, Bassum arcessi, Cassium exepectari (Cicéron, Ad Att., XV, 13, du 25 oct. 44).

[118] Cicéron, Ad Fam., XII, II. Sur Dolabella, Alliénus, L. Statius Murena et Q. Marcius Crispus, cf. Appien, B. Civ., III, 78.Drumann, II, pp. 128. 575, note 71.

[119] Cicéron, Ad. Fam., XII, 12.

[120] Appien, B. Civ., IV, 61. Il y avait un fond de vérité dans ces allégations. Appien (IV, 108) certifie qu’il y avait disette en 42. Plusieurs crues du Nil avaient été insuffisantes, descendues à 5 coudées en 48, Pharsalico bello (Pline, V, 58), et, plus tard, en 42 et 41, biennio continuo, rognante Cleopatra, [Nilum] non ascendisse decimo regni anno et undecimo constat (Sénèque, Q. Nat., IV, 2, 15). Cf. la stèle de Turin.

[121] Appien, B. Civ., IV, 62.

[122] Appien, B. Civ., IV, 63.

[123] Plutarque, Brutus, 28.

[124] Appien., B. Civ., IV, 14. V, 8. Il est assez singulier que Cléopâtre se soit embarquée elle-même : il semble qu’elle n’osait pas rester à Alexandrie sans avoir ses troupes pour la protéger.

[125] Appien., B. Civ., IV, 108.

[126] Marc-Antoine, enfant colossal, capable de conquérir le monde et incapable de résister à un plaisir (Renan, Hist. du peuple d’Israël, V, p. 206).

[127] Plutarque, Anton., 24. Appien, B. Civ., V, 5-6. Des anecdotes typiques nous donnent une idée de cet entourage d’histrions, de ruffians et de filous. On raconte qu’Antoine enrichit son cuisinier des dépouilles d’un citoyen de Magnésie (Plutarque, Anton., 24) ; qu’il donna à un cithariste le tribut de quatre villes et des soldats pour extorquer l’argent (Strabon, XIV, p. 648) ; qu’il mit Tarse et ses finances à la discrétion d’un poète improvisateur, Boéthos (XIV, p. 672), etc. Toutefois, un peu de défiance ne messied pas à l’égard de ces propos.

[128] Appien, B. Civ., V, 7. Cf. Dion Cassius, XLIX, 32. Martial, XI, 20, 3.

[129] Appien, B. Civ., V, 7.

[130] Josèphe (A. Jud., XIV, 12, 2) suppose évidemment qu’Antoine entra en Asie par la Bithynie, et il place cette entrevue avant l’arrivée d’Antoine à Éphèse. Cf. Drumann, I, p. 389.

[131] Sénèque, Suasor., I, 7. Ce Q. Dellius (cujus Epistolæ lascivæ ad Cleopatram feruntur, Sénèque, ibid.), qui avait commencé par âtre le mignon d’Antoine (Dion Cassius, XLIX, 39), prit goût au rôle de pourvoyeur. C’est lui qui conseilla plus tard à Alexandra, veuve du roi juif Aristobule, de gagner les bonnes grâces d’Antoine en lui envoyant les portraits de sa fille Mariamne et de son fils Aristobule, et qui vanta à Antoine la beauté de cette jeunesse (Joseph., A. Jud., XV, 2, 6). Horace, qui lui adresse une Ode (II, 3) pour l’engager à jouir de la vie, aurait pu mieux choisir ses amis et mieux placer ses conseils.

[132] Plutarque, Anton., 26. Cf. Appien., B. Civ., V, 8. Dion Cassius, XLVIII, 24. Zonaras, X, 22. Plutarque a dû puiser ses informations dans Socrate de Rhodes.

[133] Cf. Socrate de Rhode ap. Athénée, IV, p. 147 e = FHG., III, p. 326. Description hyperbolique : quatre jours de banquets de plus en plus luxueux, d’où les convives (tout l’état-major d’Antoine) emportent comme cadeau les tapis et la vaisselle, etc.

[134] Appien, B. Civ., V, 8.

[135] Joseph., A. Jud., XV, 4, 1. C. Apion., II, 5. Appien (B. Civ., V, 9) commet une double erreur en transportant la scène à Milet, dans le T. d’Artémis Leucophryné, qui était à Magnésie du Méandre. C’est lui cependant qui parle du Mégabyze d’Éphèse. Dion Cassius (XLVIII, 24) remplace Arsinoé par des frères absolument inconnus. Peut-être songe-t-il vaguement à de faux Ptolémées, comme celui d’Arados (?).

[136] Appien, B. Civ., V, 9. C’est sans doute à cette occasion que les Aradiens exaspérés brûlèrent vifs les agents d’Antoine (Hieron. ap. Eusèbe, II, p. 136 Schœne). Dion Cassius (XLVIII, 24) s’était contenté de dire qu’on en avait massacré quelques-uns. On voit le grossissement de la légende.

[137] Appien, B. Civ., V, 9.

[138] L’apologiste attitré de Cléopâtre déclare gravement qu’il est possible que Cléopâtre en déjà payé de sa personne le prix (des complaisances d’Antoine), mais que ce n’est pas vraisemblable. Son séjour à Tarse fut de courte durée, et elle se réservait pour Alexandrie (Stahr, p. 88). Il oublie qu’Antoine était de ceux qui ne savent pu attendre.

[139] Cicéron, Phil., II, 2. 38.

[140] Il écrivait plus tard, en style grossier, à César Octavien : Quid te mutavit, quod reginam ineo ? (Suétone, Auguste, 69).

[141] Appien, B. Civ., V, 9.

[142] Joseph., A. Jud., XIV, 13, 1-2. B. Jud., I, 12.

[143] Q. Labienus, fils du T. Atius Labienus qui, en 49, passa du parti de César dans celui de Pompée et périt à la bataille de Munda. Il avait été envoyé par Brutus et Cassius pour demander du secours au roi Orode, qui le retint jusqu’après la bataille de Philippes. Depuis lors, il était resté chez les Parthes.

[144] Appien, B. Civ., V, 10. Dion Cassius, XLVIII, 24. Cf. Tite-Live, Epit. CXXVII.

[145] Plutarque, Anton., 28.

[146] Plutarque (Anton., 29) raconte comment Antoine fut mystifié à la pêche et s’en aperçut, aux éclats de rire de l’assistance, le jour où il trouva au bout de sa ligne un poisson salé. On peut ajourner à plus tard, à la période de lassitude et d’extravagances, les légendes si connues, propagées par les flatteurs d’Auguste : le dîner à la perle (Pline, IX, § 120. Macrobe, Sat., III, 11,15-18), le vase de nuit en or (Pline, XXXIII, § 50), les huit sangliers à la broche pour douze personnes (Plutarque, Anton., 28) et autres niaiseries.

[147] Plutarque, Anton., 29. Cf. Appien, B. Civ., V, 11.

[148] Plutarque, Anton., 30.

[149] Les Parthes furent pour les patriotes juifs, adeptes des idées messianiques, les Mages venus de l’Orient à la recherche du Messie. Cf. J. Darmesteter, Les Parthes à Jérusalem (Journ. Asiat., juill.-août 1894). Hérode réussit à s’échapper et alla à Alexandrie, puis à Rome.

[150] Dion Cassius, XLVIII, 26-27. Plutarque, Anton., 28. Strabon, XIV, p. 660. SC. de félicitations (?) aux Stratonicéens, en date du 15 août 39 (G. Cousin, Le sénatus-consulte de Panamara, in BCH., XI [1887], pp. 225-238). Cf. Tacite, Ann. III, 62.

[151] Appien, B. Civ., V, 52. Dion Cassius, XLVIII, 27. Cette Julie, mère d’Antoine, était la fille de L. Julius [Cæsar], cos. 90, proscrit en 87 par les Marianistes (cf. le tableau généalogique des Julii dans Drumann, III, p. 113), et d’une Fulvie, fille elle-même de M. Fulvius Flaccus, proscrit en 121 avec son ami C. Gracchus par les optimales. La femme d’Antoine était fille d’un Tusculan appelé M. Fulvius, dit Bambalio parce qu’il bégayait (Cicéron, Phil., III, 6).

[152] Appien, B. Civ., V, 19.

[153] Appien, B. Civ., V, 55. 59. 62. Dion Cassius, XLVIII, 29. Zonaras, X, 22. Plutarque (Anton., 30) suppose que Fulvie mourut à Sicyone en allant rejoindre Antoine.

[154] Cicéron, Phil., II, 18. C’est peut-être aux relations d’Antoine avec Fulvie femme de Clodius que fait allusion Cicéron en disant : cujus [Clodii] etiam domi quiddam jam tum molitus est ; quid dicam, ipse optime intelligit (II, 19).

[155] Cicéron (Phil., II, 37) assure que Fulvie vendait sa protection et que Déjotarus fut réintégré par Antoine en 44 contre un billet de 10 millions de sesterces, signé in gynecæo, quo in loco plurimæ res venierunt et veneunt. Une ville de Phrygie, pour quelque raison analogue, prit le nom de Fulvia (Waddington, Voyage en Asie-Mineure, p. 149).

[156] Il y a au moins des doutes sur l’authenticité du sixain obscène que Martial (XI, 20) cite comme étant d’Auguste. Gardthausen (Augustus, I, p.196) croit à l’authenticité, rejetée par Drumann et Weichert.

[157] Suétone, Auguste, 62. Dion Cassius, XLVIII, 5. Zonaras, X, 21.

[158] Appien., B. Civ., V, 59. Sur la figure, le caractère, les monnaies de Fulvie, voyez V. Gardthausen, op. cit., II, 1, p. 92. E. Babelon, Monn. de la Rép. rom., I, p. 169-170. J. J. Bernoulli, Röm. Ikonographis, I, p. 211-212. Antoine avait d’elle deux fils : M. Antonius, dit Antyllus (Άντυλλος, corruption d’Antonillus, diminutif d’Antonius), et Jullus Antonius. Effigie de M. Antonius M. f. f. au revers de l’effigie paternelle, sur des aurei (Babelon, p. 193).

[159] Appien, B. Civ., V, 62. Il y avait eu un commencement d’hostilités.

[160] Plutarque, Anton., 30. Cf. Appien, B. Civ., V, 64-65. Dion Cassius, XLVIII, 28. J. Kromayer, Kleine Forschungen zur Gesch. des zweiten Triumvirats (Hermès, XXIX [1894], p. 556-585. XXXI [1896], p.70-104. XXXIII [1898], p. 1-70, XXXIV [1899], pp. 1-54), a repris en sous-œuvre, après Drumann, Schürer, Gardthausen, et consciencieusement élucidé la chronologie du decennium qui va de 40 à 31 a. Chr. Il place le traité de Brindes en septembre 40.

[161] Il y a, sur l’identité de cette Octavie, un débat causé par l’erreur de Plutarque (Anton., 31), qui la prend pour Octavie l’aînée, fille d’Ancharia. La question est encore embrouillée par la coexistence de deux C. Claudius Marcellus, consuls l’un en 50, l’autre en 49, ce qui permet de marier l’une ou l’autre Octavie à un Marcellus. Drumann (IV, pp. 235-237) a démontré que l’Octavie d’Antoine est Octavia minor, fille d’Atia. Son opinion est confirmée par une inscription de Pergame (Inscr. Perg., 419) en l’honneur d’Octavie, sœur de César et mère de Sex. Appuleius (cos. 29 a. C.), qui n’est certainement pu Octavie mère du jeune Marcellus et femme d’Antoine, mais bien Octavia major mariée à un Appuleius.

[162] Stahr (op. cit., p. 128), contre le témoignage de Plutarque (Anton., 57), ne veut pas qu’Octavie ait été ni aussi belle, ni plus jeune que Cléopâtre. Pour l’âge, il doit avoir raison. Octavie, née vers 70, avait peut-être un an de plus que Cléopâtre. Quant à la beauté, les monuments sont de mauvais moyens de comparaison. Ce qu’on a pris pour le portrait égyptien de Cléopâtre à Denderah, avec son nez busqué et sa lèvre pendante, ne la flatte guère, et, sur ses monnaies, elle ressemble à Antoine. Pour Octavie, voyez F. Bompois, Des portraits d’Octavie, sœur d’Auguste (Rev. Num., 1868, p. 63-101). W. Caland, De nummis M. Antonii IIIviri vitam et res gestas illustrantibus, Lugd . Batav., 1883. E. Babelon, op. cit., I, pp. 179-192. J. J. Bernoulli, Röm. Ikonogr., II, pp. 116-121. Cf. I, pp. 212-217 (Cléopâtre).

[163] Je laisse de côté le débat sur la date du départ de Ventidius, avant (Appien, B. Civ., V, 65) ou après (Plutarque, Anton., 33) le traité de Misène.

[164] Plutarque, Anton., 33.

[165] Joseph., A. Jud., XIV, 14, 5.

[166] Sur le traité de Misène, voyez Velleius, II, 17. Plutarque, Anton., 32. Appien, B. Civ., V, 69-13. Dion Cassius, XLVIII, 36-37. Zonaras, X, 22. Cf. Gardthausen, I, pp. 221-223. II, 4, pp. 105-6.

[167] Dion Cassius, XLVIII, 39. Zonaras, X, 23. D’après Sénèque (Suasor., I, 7), la somme aurait été sextuple. Placard affiché sous la statue d’Antoine, lui signifiant le divorce au nom d’Octavie et d’Athéna (ibid.).

[168] Cf. Bürcklein, Quellen und Chronologie der röm.-parth. Feldzüge in den Jahren 713-718 d. Stadt. Berlin, 1879.

[169] Dion Cassius, XLVIII, 40. Ce Démétrios était un affranchi de César.

[170] Dion Cassius, XLIX, 19. Frontin., Strateg., I, 1, 6.

[171] Dion Cassius, XLIX, 20.

[172] Le traité de Misène n’ayant été loyalement exécuté par aucun des contractants, les hostilités avaient recommencé. Sur l’entrevue manquée de Brindes, voyez Appien, B. Civ., V. 78-80. Dion Cassius, XLVIII, 46.

[173] Plutarque, Anton., 34.

[174] Plutarque, ibid. Dion Cassius, XLIX, 22. Zonaras, X, 26. Orose, VI, 18, 23.

[175] Josèphe (A. Jud., XIV, 15, 9) dit d’Antoine : αύτός έπ' Λίγύπτου έχώρει. Il connaît assez mal l’histoire occidentale. Le témoignage de Plutarque (εϊς Άθήνας έπανήλθε) est confirmé par la suite des faits.

[176] Mécène était accompagné de Virgile et d’Horace, qui a fait un récit humoristique du voyage (Sat., I, 5).

[177] Appien., B. Civ., V, 93-95. Dion Cassius, XLVIII, 54. Il y a désaccord pour les chiffres entre Appien et Plutarque (Anton., 35), qui parle de deux légions seulement et de 100 + 20 navires. Drumann (I, p. 448) retarde tous ces faits jusqu’en 36, opinion réfutée par Fischer, Lange, Kromayer, Gardthausen, Grœbe, etc. Mommsen (Staatr., II2, p. 697, 2) se contente de dire que le traité de Tarente n’est sûrement pas antérieur à 37. Kromayer donne comme date l’automne de 37. En ce qui concerne la date et la légalité du renouvellement (avec ou sans loi spéciale) du quinquennium, les hypothèses acceptées ci-dessus soulèvent des difficultés discutées et autrement résolues par E. Herzog, Gesch. u. System d. Röm. Verf., II, pp. 93-96.

[178] Dion Cassius, XLVIII, 55. D’après Plutarque (Anton., 35) et Appien (B. Civ., V, 95), Antoine avait laissé Octavie, avec ses enfants et ceux de Fulvie, auprès de son frère. Mais l’indication précise fournie par Dion Cassius semble mériter plus de confiance. Cf. Drumann, IV, p. 240.

[179] Plutarque, Anton., 36. Stahr (p. 129) réussit à trouver des motifs politiques à ce rendez-vous. Antoine avait besoin contre les Parthes de l’alliance de l’Égypte. Kromayer réagit aussi contre l’opinion — trop simpliste, en effet — qui fait d’Antoine un instrument passif aux mains de Cléopâtre, en dénombrant les refus que celle-ci a éprouvés. Elle n’a pu obtenir que des lambeaux de la Syrie et s’est trouvée tout à fait impuissante contre Hérode.

[180] Sur l’âge de ces jumeaux (Plutarque, Anton., 36. Dion Cassius, XLIX, 32), qui étaient certainement nés avant cette seconde cohabitation, au plus tard fin 40, et la naissance de Ptolémée Philadelphe (Dion Cassius, l. c.), voyez Gardthausen, op. cit., II, 1, p. 170-171.

[181] Plutarque (Anton., 36) exagère en disant que Cléopâtre reçut la Phénicie, la Coelé-Syrie, l'île de Cypre, et une grande partie de la Cilicie, le canton de la Judée qui porte le baume, et l'Arabie des Nabathéens. Dion Cassius n’est guère plus précis : il met en bloc les donations de l’an 36 et celles de 34, celles qui furent faites à Cléopâtre et les apanages de ses enfants (XLIX, 32).

[182] Joseph., A. Jud., XV, 1, 2. B. Jud., I, 18, 3. Prise de Jérusalem en 37 : en octobre, d’après Gardthausen ; en juillet, d’après Kromayer.

[183] Joseph., A. Jud., XV, 4, 1. Dion Cassius, XLIX, 32. Porphyre, FHG., p. 724 = Eusèbe, I, p. 170 Schœne. Cf. E. Renan, Mém. sur la dynastie des Lysanias d’Abilène (Mém. de l’Acad. des Inscr., XXVI, 2 [1870], p. 49-84). Le même prétexte servit alors (36) à payer une autre dette d’alcôve. Ariarathe X de Cappadoce fut mis à mort et remplacé par Archélaos, fils de la belle Glaphyra. Aba, fille du tyran Zénophane, confirmée à Olbé en Cilicie ; Polémon, fils du rhéteur Zénon, fait roi de Pont ; Amyntas, l’ancien scribe du roi Déjotarus, pourvu d’une large portion de l’Asie-Mineure ; Héraclée et Amisos données à des courtisans ; Chersonesos émancipée dans le Bosphore ; les précédentes donations aux Rhodiens révoquées ; etc.

[184] En Cilicie, Strabon signale comme données à Cléopâtre Amaxia avec ses bois de cèdre et l’île d’Elæoussa (XIV, pp. 669. 671).

[185] Joseph., A. Jud., XV, 4, 2. Plutarque, Anton., 32. Josèphe (XV, 4, 4) ajoute qu’Hérode paya très exactement ses redevances, jugeant dangereux de donner à Cléopâtre un motif de haine.

[186] Josèphe (loc. cit.) dit que Cléopâtre avait accompagné jusqu’à l’Euphrate Antoine : pour lui, Parthes ou Arméniens, c’est tout un. Quant au reste, tout cela n’a pu être su que par Hérode lui-même et est, par conséquent, un peu douteux (Renan, Hist. du peuple d’Israël, V, p. 258, 1).

[187] Pièce de bronze (Letronne, II, p. 90) portant d’un côté l’effigie de Cléopâtre avec ΒΑΣΙΑΙΣΣΗΣ ΚΛΕΟΠΤΡΑΣ, de l’autre, celle d’Antoine, avec ΕΤΟΥΣ ΚΛ ΤΟΥ ΚΑΙ Ϛ ΘΕΑΣ [ΝΕΩΤΕΡΑΣ d’après une autre monnaie]. C’est là-dessus que roule la discussion depuis des siècles.

[188] Ère de l’an 36, τό καί έκκαιδέκατον ώνομάσθη τό καί πρώτον (Porphyre-Eusèbe, FHG., III, p. 724. Eusèbe, I, p. 170 Schœne), c’est-à-dire, l’an XVI de Cléopâtre (à partir du 1er Thoth = 1er sept. 37 jusqu’au 1er sept. 36) devenu l’an I du nouveau comput. Porphyre constate que, une fois Ptolémée XV supprimé ταΐς Κλεοπάτρας άπάταις, en l’an IV de ce roi et VIII de Cléopâtre, le temps qui suit fut attribué à Cléopâtre seule jusqu’en l’an XV. Mais l’an XVI fut appelé aussi l’an I, après que, Lysimaque (sic) roi de Chalcis en Syrie étant mort, le triumvir Antoine eut donné à Cléopâtre Chalcis et les localités environnantes. Lettonne (Recueil, Il, p. 90), se fondant sur la monnaie précitée et modifiant l’interprétation de Champollion, a émis le premier l’hypothèse adoptée ci-dessus dans le texte. J. Krall (Ein Doppeldatum eus der Zeit der Cleopatra und des Antonius, in Wiener Studien, V [1883], p. 313) reconnaît la même datation, Lκ' τοΰ καί ε' φαμ(ενώθ) λ' dans l’inscription de Philæ (Letronne, II p. 125. CIG., 4931-4932), c’est-à-dire, l’an XX = l’an V, que Letronne interprétait par l’an XX après la mort de César et V après la prise d’Alexandrie (sur l’ère alexandrine, voyez ci-après), soit le 26 mars 25 au lieu du 28 mars 32 a. Chr. En ce qui concerne l’attribution de la seconde date à une ère Antonienne, Kromayer approuve l’hypothèse de Letronne, vu l’insuffisance des donations de l’an 36 pour motiver l’inauguration d’un double comput. Gardthausen (II, 1, p.169) se contente de la raison donnée par Porphyre et rapporte les deux dates à Cléopâtre. De même, Mommsen (Staatsr., 113, p. 804, 1). Mais Strack (pp. 212-3), écartant l’un et l’autre système, est d’avis que les doubles dates à partir de l’an 36 désignent le règne commun de Cléopâtre et de Césarion et sûrement pas celui de Cléopâtre et d’Antoine, attendu que Antoine n’a jamais été roi d’Égypte. Qu’Antoine n’ait jamais été roi d’Égypte et n’en ait jamais porté le titre (IIIvir r. p. c., αύτοκράτωρ τρίων άνδρών, sur les monnaies d’Antoine et Cléopâtre), cela est certain : que, juridiquement parlant, compter ses années de règne eût été une anomalie, cela est incontestable. Mais il n’est pas moins difficile de comprendre, dans le système de Strack, pourquoi Cléopâtre, si pressée de faire reconnaître son fils comme roi légitime, n’aurait commencé à compter les années de règne de Césarion que depuis l’an 36, et non pas à partir de 44. Comme il n’a été déclaré majeur qu’après la bataille d’Actium, on ne voit pas pour quel motif il aurait été, en 36, promu du rang d’associé (Mitherrscher) à celui de collègue (Sammtherrscher). Il faut absolument trouver une raison particulière à l’an 36, et l’on n’a jusqu’ici le choix qu’entre l’assertion de Porphyre et l’hypothèse de Lettonne, lesquelles peuvent être combinées, comme j’essaie de le faire, en tenant les donations pour un prétexte. Sur les monnaies portant les effigies d’Antoine et Cléopâtre, voyez J. Vaillant (pp. 189-195, à consulter avec prudence, à cause des confusions entre Cléopâtre et Octavie), Rasche, Lex. Num., s. v. Cleopatra, W. Galland, E. Babelon, Monn. de la Rép. rom., I, pp. 158 sqq. On sait aujourd’hui distinguer sur les monnaies l’effigie de Cléopâtre de celle d’Octavie, d’après les règles que rappelle E. Babelon (op. cit., I, p. 196). Cléopâtre porte toujours le diadème et le titre de reine ; ses cheveux sont généralement courts et frisés, tandis qu’Octavie les porte artistement arrangés et roulés derrière la tête, avec une mèche retombant sur le front. Dès lors, on est en droit d’affirmer que c’est à partir de l’an 36 seulement que l’effigie de Cléopâtre est substituée à celle d’Octavie. C’est ce que dit le texte rectifié de Servius : Antonius, Augusti sorore contempta, postquam Cleopatram duxit uxorem monetam ejus nomine in Alexandria (mss. Anagnia) civitate fieri jussit (Servius, Ænéide, VII, 684). Il y a bien là un changement officiel de régime, le début d’une ère nouvelle, de laquelle on ne peut pas dire, ce me semble, qu’elle ne concerne aucunement Antoine. Ce qui est vrai, c’est qu’il ne faut invoquer en 36 ni la conquête de l’Arménie (Champollion), ni le divorce avec Octavie et le mariage avoué avec Cléopâtre (Letronne).

[189] L’histoire de cette campagne dans Plutarque (Anton., 37-50) et Dion Cassius (XLIX, 24-31). Cf. Tite-Live, Epit. CXX. Velleius, II, 82. Florus, II, 20. Orose, VI, 19. Frontin, Strateg., IV, 1, 37. Zonaras, X, 26.

[190] Strabon (XI, p. 524), qui avait sous les yeux le récit de Q. Dellius, témoin oculaire, et Plutarque (Anton., 50) affirment la trahison d’Artavasde. Gardthausen (I, p. 294) va un peu loin en se portant garant de son innocence : von einem Verrath des Armeniers finden wir keine Spur. Il ne faudrait pas récuser à tout propos Dellius, en supposant tantôt qu’il excuse Antoine, comme dans le cas présent, tantôt qu’il le charge pour plaire à Auguste.

[191] Dion Cassius, XLIX, 32. L’histoire de la campagne, écrite sous Auguste par Q. Dellius, qui avait trahi Antoine et éprouvait le besoin de justifier sa trahison, a plutôt ajouté que retranché aux fautes du chef et aux souffrances de l’armée. Le tableau noircit encore avec le temps. Florus (II, 20) dit qu’Antoine voulut se faire tuer ab gladiatore suo, et qu’il rentra en Syrie, vix tertia parte de sedecim legionibus reliqua. Servius (Ænéide, VIII, 678) croit que toute l’armée périt de froid en Arménie, et qu’Antoine ipse tamen animalium cadaveribus pastus cum paucia ad Ægyptum est reversus. De même, Orose (VI, 19, 1-2) : ad nefandos cibos coactusvix tandem Antiochiam cum paucis rediit.

[192] Plutarque, Anton., 51. Dion Cassius, XLIX, 31.

[193] C’est à ce moment, bien mal choisi, que Dion Cassius (ibid., 32) place la distribution des royaumes, faite au printemps, ayant l’expédition.

[194] La bataille de Naulochos est de la fin d’août, et la capitulation de Lepidus du 3 sept. 36 (Cf. Gardthausen, II, 1, p. 142).

[195] Appien, B. Civ., V, 132.

[196] Dion Cassius, XLIX, 41. Cf. Stahr, p. 143.

[197] S’il y a des doutes sur la trahison d’Artavasde, à plus forte raison sur cette prétendue connivence de César Octavien, qui peut être une calomnie inventée pour exaspérer Antoine.

[198] Appien., B. Civ., V, 134-142. Dion Cassius, XLIX, 18. Strabon, III, p. 141. Cf. Tite-Live, Epit. CXXXI. Eutrope, VII, 6. Orose, VI, 19, 2. Drumann, IV, p. 586-590. Sex. Pompée laissait une petite fille de quatre ans, qui épousa plus tard son cousin L. Scribonius Libo et fut mère du Libo Drusus mis à mort sous Tibère (cf. Tacite, Ann., II, 27) ; mais la famille du grand Pompée était éteinte.

[199] M. Titius fut tellement abhorré, ut mox ludos in theatro Pompeii faciens execratione populi spectaculo, quod præbebat, pelleretur (Velleius, II, 79).

[200] Appien., B. Civ., V, 144. Dion Cassius, XLIX, 18. Velleius, II, 79. 87. Zonaras, X, 25. Ém. Jullien (Histoire de L. Munatius Plancus, in Annales de l’Univ. De Lyon, V, 1 [1892], p. 162) met Plancus hors de cause, en arguant du silence de Velleius Paterculus. D’après Appien, Plancus voulait surtout éviter que Cléopâtre ne fît à César l’affront de protéger son ennemi et ne provoquât une rupture entre les triumvirs.

[201] Dion Cassius, XLIX, 33.

[202] C’est bien en Syrie que Cléopâtre joue la désolation (ci-après) pour empêcher Antoine de έκ Συρίας άναβαίνειν πρός τόν Μήδον, et, si Antoine retourne à Alexandrie, ce n’est pas pour la rejoindre, mais pour l’accompagner, de peur qu’elle ne se suicide (Plutarque, Anton., 53).

[203] Ce Niger devait être un plus grand personnage que le centurion Niger, qui figure en 32 dans l’inscription de Philæ (CIG., 4931-4932).

[204] Plutarque, Anton., 53. Cf. De adulator., 17.

[205] Plutarque, Anton., 53. Dion Cassius (XLIX, 33) dit même qu’il le lui ordonna.

[206] Plutarque (loc. cit.) répète ce que οί πλείους λέγουσιν. Gardthausen (I, p. 333) trouve que ce calcul, concevable deux ou trois ans plus tard, eût été prématuré et malhabile en 35. En fait, le résultat fut le même que s’il avait été calculé.

[207] Dion Cassius, XLIX, 39.

[208] Joseph., A. Jud., XV, 2-3, i-5.

[209] La comparaison s’offrait d’elle-même à l’esprit d’un lettré comme Plutarque (Comp. Dem. et Anton., 3).

[210] Joseph., A. Jud., XV, 3, 8. Josèphe ajoute qu’Antoine, pour consoler à la fois et décourager Cléopâtre, lui donna la Cœlé-Syrie au lieu de ce qu’elle demandait. Il songe probablement, non pas, quoi qu’en dise E. Schürer (I, p. 295-297), aux donations faites en 36, qui seraient ici hors de date et de propos, mais au titre de suzeraineté conféré un peu plus tard à Alexandrie.

[211] Tite-Live, Épit. CXXXI. Dion Cassius, XLIX, 39. Tacite, Ann., II, 3. Joseph., A. Jud., XV, 4, 3. Il fut restauré par les Parthes et fit mettre à mort les Romains laissés en Arménie (Dion Cassius, LI, 16).

[212] Dion Cassius, XLIX, 40. Drumann (I, p. 466) ajourne cette clause à l’année suivante : mais Dion Cassius dit formellement que la fille du Mède (Iotape), fut fiancée au fils d’Antoine avant le retour en Égypte.

[213] Cf. la douloureuse stupéfaction de l’aristocratie romaine lorsque Galba fut proclamé en Espagne (Tacite, Hist., I, 4).

[214] Stahr (p. 158) proteste contre ceux qui taxent de légèreté Antoine et Cléopâtre, deux esprits de même trempe. Ce qu’ils voulaient l’un et l’autre, c’était l’autonomie et l’indépendance de l’Orient à l’égard de l’Occident, prêts à lutter jusqu’à la mort pour cette idée. Cela sent d’une lieue l’hégélianisme et les pressentiments infaillibles de ses grands hommes.

[215] Tite-Live, V, 24. 50-55.

[216] Cicéron, Leg. agr., II, 32.

[217] Suétone, Cæsar, 79. Cette idée fixe des Romains reparaissait à tout moment et servit à inquiéter Auguste lui-même. Les scoliastes d’Horace assurent que l’Ode III, 3, fut écrite en l’an 27, pour le dissuader de faire de Troie sa capitale. Il est probable qu’il y eut encore une alerte lorsqu’on vit Auguste prolonger trois années durant, de 21 à 19 a. Chr., son séjour en Orient. En 71, Titus s’étant aussi attardé en Orient, statu suspicio est, quasi desciscere a patre Orientisque regnum sibi vindicare tentasset (Suétone, Tit., 5). Enfin, lorsque Constantin songea réellement à fonder une seconde capitale, on dit que son choix s’était d’abord porté sur Ilion et qu’il en fut détourné par une apparition (Zosime, II, 30. Sozomène, II, 3).

[218] Dion Cassius dit qu’Antoine en prenait les allures et le langage, et que Cléopâtre était appelée βασιλίς τε αύτή καί δέσποινα ύπ' έκείνου (L, 5).

[219] Velleius, II, 82. D’après Dion Cassius, άργυραΐς άλύσεστι en Arménie (XLIX, 39), χρυσοΐς δεσμοΐς à Alexandrie (XLIX, 40).

[220] Dion Cassius, XLIX, 40. Cf. Zonaras, X, 27. Pour copier la pompe romaine, on dut remplacer le Capitole par le Sérapeum, et Cléopâtre (depuis lors, θεά νεωτέρα) ne fit peut-être que représenter Isis à côté de Sérapis-Dionysos.

[221] Plutarque, Crassus, 33.

[222] Déjà Pompée, en 61, au lieu de mettre à mort les captifs, les avait renvoyés chez eux avec des présents (Appien, Mithridate, 117). César avait aussi épargné Arsinoé. Octavien suivit plus tard ces exemples.

[223] Plutarque, Anton., 54. Dion Cassius, XLIX, 41. Il y a quelques divergences de détail entre les textes. Tite-Live (Epit. CXXXII) dit qu’Antoine avait de Cléopâtre duos filios Philadelphum et Alexandrum. Mais Plutarque et Dion Cassius, plus précis, nomment les trois enfants et donnent formellement comme les aînés les jumeaux Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Séléné. Stahr (p. 160) s’obstine quand même à faire de Philadelphe l’aîné et le jumeau de Cléopâtre. Sur l’âge de ces enfants, voyez Gardthausen, Augustus, II, 1, p. 170-171. Il n’est pas possible d’admettre, avec Drumann et Mommsen, que les aînés eussent à peine deux ans. Ils doivent être nés vers la fin de 40 au plus tard et avaient, par conséquent, six ans au moins lors de la cérémonie d’investiture. Quant aux titres de Roi des rois, etc., Dion Cassius les réserve pour Cléopâtre et Césarion. Plutarque oublie, au contraire, de donner ces titres à Cléopâtre et à Césarion. L’expression de Dion Cassius (l. c.) inspire quelque défiance. On peut comprendre que les rois de Pont, de Cappadoce et de Galatie dussent être désormais les vassaux de Philadelphe ; mais non pas qu’Antoine ait entendu détacher de l’empire romain toute l’Asie Mineure. Il prétendait, au contraire, ne pas toucher aux provinces.

[224] Plutarque, Anton., 36. Dion Cassius, L, 5. 25. Suidas (s. y. ήμίεργον) assure que (Cléopâtre ?) bâtit à Antoine un grand temple qui, laissé à demi construit, fut achevé pour Auguste. Renseignement sujet à caution et invérifiable. Il s’agit peut-être du T. Έπιβατηρίου Καίσαρος. C’est à l’occasion de ce triomphe que fut frappée la monnaie portant d’un côté l’effigie d’Antoine (Antoni. Armenia devicta) avec tiare arménienne minuscule sur le champ, de l’autre, le buste diadémé de Cléopâtre (Cleopatræ reginæ regum filiorum regum). Voyez E. Babelon, Monnaies de la Rép. romaine, I, p. 195, n° 95. Le n° 94 porte l’effigie d’Antoine imp. tertio IIIvir R. P. C., et au revers, la tiare arménienne, avec un arc et un javelot en sautoir. Monnaies de l’an 34, avec l’effigie d’Antyllus au revers (Babelon, p. 193).

[225] Velleius, II, 82-83. Jullien (op. cit., p. 156) reporte cette mascarade aux fêtes de Syrie, vers l’an 36. La chronologie est ici arbitraire. Il est peut-être bon d’avertir, comme le fait Jullien, que Velleius est tort capable d’avoir calomnié Plancus en l’appelant humillimus adsentator reginæ et infra servos cliens, cum Antonii librarius, cum obscenissimarum rerum et auctor et minister, etc. Mais Sénèque aussi (Q. N., IV, Præf.) appelle Plancus artifex maximus en adulation.

[226] Florus, II, 21. Dion Cassius, L, 5. Dion Cassius ne distingue pas entre ce qui a pu se passer à Alexandrie (Plutarque, Comp. Demetr. et Anton., 3), et ce que, vu l’ordre des paragraphes, on croit devoir placer à Éphèse ou en Syrie. Cf. les résumés, sous forme de réquisitoires, qu’il met dans la bouche de César Octavien parlant au Sénat (L, 1) et à ses troupes avant la bataille d’Actium (L, 24-30).

[227] Anthol. Palat., IX, 752.

[228] De cette union naquit Pythodoris, qui épousa plus tard Polémon, roi de Pont et de Petite-Arménie. Cf. Th. Mommsen, De titulo reginæ Pythodoridis Smyrnæo (Obss. Epigraph., XIII, in Ephem. Epigr., I [1873], pp. 270-276).

[229] Dion Cassius, XLIX, 44. On verra plus loin les raisons, pour lesquelles je ne crois pas qu’Antoine se soit rendu directement à Éphèse.

[230] Suétone, Auguste, 69. Stahr et Gardthausen concluent de uxor mea est qu’Antoine avait déjà répudié Octavie. La conséquence n’est pas rigoureuse et se trouve exclue par le ton même de la lettre. Le divorce formel a été la déclaration de guerre. Au surplus, Antoine savait bien qu’un citoyen romain ne pouvait épouser en justes noces une étrangère. La date de la lettre, déduite de abhinc annos novem, est discutée, et l’écart des opinions va de 35/4 (Frandsen) à 33 (Kromayer) et 32 (Gardthausen).

[231] Antoine avait commencé de bonne heure à employer contre Octavien l’arme, trop familière aux Romains, des diffamations publiques. Cicéron défend déjà le jeune César contre des imputations calomnieuses, qu’Antoine avait tirées ex recordatione impudicitiæ et stuprorum suorum (Cicéron, Phil., III, 6), ce que Suétone (Auguste, 68) explique assez clairement : M. Antonius [insectatus est] adoptivum avunculi stupro meritum ; item L. Marci frater quasi pudicitiam delibatam a Cæsare. Antoine riposta aux reproches d’avoir épousé une reine étrangère et d’avoir marié sa fille à un étranger en racontant de son rival, primum eum Antonio filio suo despondisse Juliam ; dein Cotisoni Getarum regi, quo tempore sibi quoque invicem filiam regis in matrimonium petisset (Suétone, Auguste, 63). — Antonii epistulæ, Bruti contiones falsa quidem in Augustum probra, sed multa cum acerbitate habent (Tacite, Ann., IV, 34). Antoine, ou un ami en son nom, crut bon de s’expliquer sur sa réputation d’ivrognerie, edito etiam volumine de sua ebrietate - - exiguo tempore ante prœlium Actiacum id volumen evomuit (Pline, XIV, § 148). Ce que Pline prend pour une fanfaronnade de cynique était probablement une apologie ironique dans le genre du Misopogon de Julien. Les amis de César ripostèrent : Asinius contra maledicta AntoniiMessala contra Antonii litteras (Charis., I, p. 129 R) C. Oppius. Sur l’ebrietas d’Antoine, cf. Sénèque, Epist., 83.

[232] Dion Cassius, XLIX, 41.

[233] Dion Cassius, XLIX, 41. L, 1-2. Zonaras, X, 28. Plutarque, Anton., 55. Plutarque suppose que la discussion a eu lieu pendant qu’Antoine était encore en Arménie. C’est un anachronisme manifeste.

[234] Pour le fils adoptif de César, c’était là un point particulièrement sensible (Dion Cassius, L, 1).

[235] Plutarque, Anton., 56. On construisait aussi des vaisseaux de guerre dans les chantiers de l’Asie Mineure. D. Turullius y employa les arbres du téménos d’Asklépios à Cos, sacrilège que punit plus tard un châtiment providentiel (Val. Maxime, I, 1, 19. Dion Cassius, LI, 8. Lactance, Inst. Div., II, 8). Du 28 mars 32, dédicace à Isis, en son temple de Philæ, au nom d’officiers romains, qui sans doute se préparaient à quitter l’Égypte (CIG., 4931-4932. Cf. Gardthausen, I, p. 354). C’est l’inscription que Letronne place au 26 mars 25.

[236] Des Romains servant une Égyptienne : c’était là un grief qu’Auguste n’eut garde d’oublier et sut amplifier dans ses Mémoires (Serv., Ænéide, VIII, 696).

[237] Plutarque, Anton., 58. Lumbroso (Egitto, p. 134-139) refuse énergiquement d’en croire Plutarque sur parole. Conze (Die Pergamenische Bibliothek, in SB. der Berlin. Akad., 1884, p. 1259-1270) ne s’occupe que du bâtiment.

[238] On cite parmi les œuvres d’art transportées à Alexandrie un Apollon pris à Éphèse (Pline, XXXIV, § 58) ; le groupe de Zeus, Pallas et Héraklès par Myron, enlevé à Samos ; la statue d’Ajax, tirée de Rhœteon en Troade (Strabon, XIII, p. 495. XIV, p. 631), et probablement un tableau de Nicias, le célèbre Hyacinthe, quem Cæsar Augustus delectatus eo secum deportavit Alexandria capta (Pline, XXX, § 121).

[239] On dit qu’il avait proscrit le sénateur Nonius pour s’emparer d’une opale (Pline, XXXVII, § 81), et Verrès pour avoir ses bronzes de Corinthe (Pline, XXXIV, § 6).

[240] Plutarque, Anton., 56.

[241] Ces rois ou roitelets ou fils de rois, quand leur cénacle fut au complet, étaient Tarcondimotos de Cilicie, Archélaos de Cappadoce, Philadelphe de Paphlagonie, Lycomède de Pont, Mithridate de Commagène, Iamblique d’Émèse, Déjotarus de Galatie, Sadalas et Rhœmétalcès de Thrace, Bogud de Mauritanie (Plutarque, Anton., 56. Cf. Gardthausen, I, p. 359). Cléopâtre rendit grand service, sans le vouloir, à Hérode. Il voulait d’abord se joindre avec une armée à Antoine ; Cléopâtre lui ordonna d’aller combattre le roi nabatéen, dont elle ne recevait plus régulièrement le tribut. Ce fut pour lui un bonheur immense. La bataille d’Actium se livra sans lui (Renan, Hist. du peuple d’Israël, V, p. 258). Il avait toutefois envoyé à Antoine du blé et de l’argent (Joseph., A. Jud., XV, 6, 6).

[242] Plutarque, Anton., 57.

[243] Préjugé romain seulement d’après Plutarque, qui trouve que la polygamie n’était pas interdite aux rois macédoniens, tandis que c’était πράγμα μηδενί 'Ρωμαίω τετολμημένον (Comp. Dem. et Anton., 4).

[244] Plutarque, Anton., 57.

[245] Velleius, II, 83. Plutarque, Anton., 58.

[246] Plutarque, Anton., 58. Dion Cassius, L, 3. Cf. Suétone, Auguste, 17.

[247] Plutarque, Anton., 58. C. Calvisius Sabinus étant connu antérieurement comme Césarien, on a proposé de lire Clunius (Borghesi), ou Calvinus (Jullien).

[248] Dion Cassius, L, 4-5. Zonaras, X, 29.

[249] Velleius, II, 83. Plancus fut mal récompensé de sa trahison (cf. Jullien, p.177).

[250] Ce fut le thème inépuisable exploité plus tard par toutes les voix de la Renommée. Virgile, Catal., XII, 5. Horace, Epod., IX, 9. Martial., IV, 11, 4. Properce, IV, 10, 30-33. Ovide, Métamorphoses, XV, 828. Lucain, Pharsale, X, 355. Florus, IV, 11. Eutrope, VII, 7.

[251] Plutarque, Anton., 58-59.

[252] Dion Cassius, L, 4.

[253] Plutarque, Anton., 60. Cf. le réquisitoire que Dion Cassius (L, 24-30) met dans la bouche de César avant la bataille d’Actium : Antoine n’est plus un Romain, mais un Égyptien ; ce n’est plus un Antoine, mais un Sérapion ; plus un consul, mais un gymnasiarque, un cymbalier de Canope, l’esclave d’une femme, etc. Nous retrouverons Iras et Charmion prés de Cléopâtre mourante.

[254] Dion Cassius, L, 10. L’incendie avait consumé, entre autres édifices, une bonne partie du Cirque, le T. de Cérès et celui de Spes. Ces ταραχαί καί φόνοι καί έμπρήσεις imputés aux affranchis ne cessèrent que réprimés par les armes.

[255] Dion Cassius, L, 7.

[256] Dion Cassius, L, 8. Les Antoniens ayant été battus par les Césariens, après deux jours de lutte, on en tira un présage fâcheux pour Antoine.

[257] Dion Cassius, 1, 9. Zonaras, X, 28. Antoine épuisait en même temps les ressources du pays par ses réquisitions. Plutarque (Anton., 68) rapporte, d’après son bisaïeul Nicarchos, que tous les gens de Chéronée étaient obligés de porter des sacs de grains de Chéronée à Anticyre.

[258] Dion Cassius, L, 11. Zonaras, X, 29. Orose, VI, 19.

[259] Plutarque, Anton., 62. Dion Cassius, loc. cit.

[260] Il avait, l’année précédente, n’étant plus triumvir et n’étant pas encore consul, reçu une sorte de dictature militaire, sous forme de serment prêté à sa personne : Juravit in mea verba tota Italia sponte sua et me be[lli], quo vici ad Actium, ducem depoposcit. Juraverunt in eadem ver[ba provi]nciæ Galliæ Hispaniæ Africa Sicilia Sardinia. Qui sub [signis meis tum] militaverint fuerunt senatores plures quam DCC (Mon. Ancyr., V, 3-7. Cf. Dion Cassius, L, 6). Antoine en faisait autant de son côté (Dion Cassius, ibid.). Ces serments ne pouvaient être d’ailleurs que des fictions légales. Mécène, qui devait partir (Horace, Epod. 1), reste à Rome, pour surveiller la ville en l’absence du maître. Asinius Pollion refuse d’accompagner César, résigné à être præda victoris (Velleius, II, 86).

[261] Plutarque, Anton., 62. Plutarque cite un calembour sur Toryne (= cuiller à pot) que je ne me charge pas de rendre intelligible. On ne sait plus au juste où était Toryne : on hésite entre Parga et Arpitza (cf. Kromayer, op. cit., p. 11, 1).

[262] Vers le milieu du mois de mars, d’après Kromayer (p. 25). Durant un mois environ, Octavien cherche et Antoine évite la bataille sur terre ; puis jusque fin août, les rôles sont intervertis : Octavien bloque son adversaire et ne veut plus se battre que sur mer.

[263] Orose, VI, 19, 6.

[264] Dion Cassius, L, 13.

[265] Dion Cassius, L, 13-14. Dion met C. Sosius parmi les morts, mais on sait qu’il combattit à Actium (Velleius, II, 85). Il y a peut-être dans le texte de Dion une lacune où figurait un autre sujet de προσδιεφθάρη.

[266] Velleius, II, 84. Suétone, Nero, 3. Plutarque, Anton., 63. Dion Cassius, L, 13. Cf. Tacite, Ann., IV, 44. Domitius (qui solus Antonianarum partium nunquam reginam nisi nomine salutavit, Velleius) était réellement malade, et la preuve, c’est que in diebus paucis obiit (Suétone, l. c.).

[267] Dion Cassius, L, 13.

[268] Velleius, II, 84. Plutarque, Anton., 59 (Dellius), 63 (Amyntas). Dion Cassius, L, 13, 23. Cf. Horace, Epod., IX, 17-18. D’après Dion Cassius, Antoine, craignant leur défection, est allé au devant d’eux : mais Dion ne dit pu, comme le suppose Kromayer (p. 24, 4), que la précaution lui ait réussi. D’autre part, Horace assure que, en voyant le turpe conopium de Cléopâtre (donc, chose nouvelle pour eux ?), frementes verterunt bis mille equos | Galli (d’Amyntas ?), canentes Cæsarem. Quant à Dellius, le fait que lui et d’autres informèrent César des dernières résolutions d’Antoine (Dion Cassius, L, 23) ne me semble pas démontrer qu’il ait fait défection au dernier moment. Le projet de fuir en forçant le blocus n’a pas été improvisé la veille de la bataille, et Dellius était assez intime avec les maîtres pour avoir prévu que l’on s’arrêterait à ce parti.

[269] Il avait dit qu’on leur servait du vinaigre, tandis que Sarmentus, le mignon de César, buvait à Rome du Falerne (Plutarque, loc. cit.).

[270] Le Messala qui appelait Dellius desultorem bellorum civilium est l’orateur M. Valerius Messala Corvinus, qui, lui aussi, avait suivi Brutus d’abord, Antoine ensuite, et enfin César Octavien, mais bien avant la rupture et sans faire défection au moment du danger. Il prit part à la guerre des pamphlets, et on cite encore de lui un écrit De Antonii statuis, où il était question des Armenii regis spolia (p.104 K).

[271] Plutarque, Anton., 59. 63. Dion Cassius, LI, 2.

[272] Pline, XXI, § 12. Elle lui avait même démontré que sa précaution de ne prendre que prægustatos cibos était bien inutile, en lui mettant sur la tête une couronne de fleurs veneno inlitis. Pline cite comme on-dit (fertur) ces anecdotes sur la scelerata Cleopatræ sollertia, qui peuvent être de la légende.

[273] Plutarque, Anton., 63.

[274] Dion Cassius, L, 14. C’est ici que Kromayer (p. 24, 1) place la défection d’Amyntas.

[275] Plutarque, Anton., 63. Cf. Dion Cassius, L, 14-15. Zonaras, X, 29.

[276] Voyez Plutarque, Anton., 60. Dion Cassius, L, 15. Zonaras, X, 29.

[277] Drumann (I, p. 479) et, plus explicitement, Gardthausen (I, p. 383) suivent Plutarque, mais en aggravant l’accusation portée par lui. Ils supposent que Cléopâtre voulait fuir en tout état de cause, espérant mériter par là la reconnaissance de César, si celui-ci était vainqueur, et sachant très bien qu’elle arriverait à s’excuser auprès d’Antoine, si celui-ci gagnait la partie. Seulement, elle n’avait pas prévu que son Pâris déserterait la lutte pour elle et s’attacherait à ses pas. Mahaffy (Empire, p. 476-7) adopte la version de Plutarque, mais excuse Cléopâtre, qui ne voulait pas tomber aux mains de César et qui trahissait son amant, sans doute, mais sans cesser de l’aimer, le cœur féminin étant coutumier de ces contradictions.

[278] Dion Cassius, L, 15. Les σύμμαχοι qu’il s’agit de ne pas alarmer doivent être les contingents laissés à terre. Ceux qui interprètent Dion Cassius avec les idées de Plutarque supposent que Cléopâtre embarquait ses trésors la nuit, à l’insu d’Antoine : mais tous les verbes sont au pluriel dans le texte et indiquent une action concertée. Dion ne dit pas si la résolution fut prise en conseil.

[279] Dion Cassius, L, 33.

[280] Voyez, dans les Kl. Forachungen de J. Kromayer, le chapitre intitulé Der Feldzug von Actium und der sogenannte Verrath der Kleopatra (in Hermès, XXXIV [1899], pp. 1-54). Déjà Stein (pp. 202-206) avait plaidé la cause de Cléopâtre en faisant remarquer que le témoignage de Plutarque est unique et se trouve infirmé par celui de Dion Cassius. Suivant lui, Cléopâtre a fait commettre à Antoine une faute stratégique en le décidant à opérer sa retraite par mer, mais par pur amour et avec son consentement. Le but étant de s’échapper, elle a pris la fuite trop tôt, sans doute, mais nullement par trahison. Le vice-amiral Jurien de la Gravière, raisonnant en homme du métier, avait aussi récusé et réfuté Plutarque. En reprenant cette thèse, Kromayer déclare (p. 33, 1) que, si l’amiral avait utilisé le texte de Dion Cassius, lui-même n’aurait pas eu besoin d’écrire sa dissertation. C’est donc le texte de Dion qui sert d’appoint à sa démonstration. Antoine ne pouvait ni forcer son adversaire à accepter la bataille sur terre, ni se laisser affamer, ni décamper par voie de terre en sacrifiant sa flotte, au risque de rencontrer ensuite l’ennemi sur toutes les côtes et de se trouver enfermé dans un pays soulevé contre lui, où la disette et la désertion auraient achevé sa ruine. Il fallait donc se frayer un passage par mer. Mais, la flotte d’Antoine étant inférieure en force à celle de César, tout ce qu’Antoine pouvait espérer, c’était de percer la ligne ennemie et de gagner la haute mer à toute vitesse, en s’aidant des voiles, dont il avait eu soin de se munir. Cléopâtre agit avec énergie et décision, juste au moment opportun, lorsque soufflait la brise du N.-O., le Iapyx (Virgile, Ænéide, VIII, 710), et, au signal donné, Antoine put s’échapper aussi. Cette démonstration laisse subsister une foule de points obscurs. Si Antoine ne songeait qu’à s’échapper, comment n’a-t-il pas donné le mot d’ordre à ses officiers, qui semblent, d’après le récit même de Dion Cassius, avoir manœuvré dans un tout autre but et avoir été affolés par la désertion des chefs ? Enfin, le but devait être de sauver la majeure partie de la flotte de guerre, et non pas seulement les bagages de Cléopâtre. Or, la flotte avec ses légionnaires fut complètement perdue pour Antoine, et c’est un paradoxe de soutenir que Cléopâtre avait eu le coup d’œil juste (p. 48), si elle n’était pas décidée à tout sacrifier à son propre salut.

[281] Antoine avait eu jusqu’à 500 navires de guerre (Plutarque, Anton., 61), sans compter 800 transports (Plutarque, ibid., 56). Il parait n’avoir gardé pour le combat que 110 vaisseaux de fort tonnage, quantum numero cedens, tantum magnitudine præcellens (Orose, VI, 19, 9) ; tandis que César n’avait que des navires plus petits, mais en plus grand nombre, 400 suivant Florus (IV, 11, 5), 260 suivant Orose : ducentæ triginta rostratæ fuere Cæsaris naves et triginta sine rostris, triremes velocitate Liburnicis pares (VI, 19, 8). On ne dit pas si les 60 navires égyptiens de Cléopâtre, qui n’étaient pas tous des bâtiments de guerre, sont compris dans le total de la flotte d’Antoine. Kromayer (p. 36) les classe à part, comme non combattants et formant l’arrière-garde. D’autre part, Auguste estimait à 300 le nombre des vaisseaux capturés dans la bataille (Plutarque, Anton., 68. Zonaras, X, 29). Il n’en dit rien dans le Mon. Ancyranum.

[282] Plutarque, Anton., 64.

[283] Pline, XXXII, § 3. Pline est absolument convaincu du fait.

[284] Plutarque, Anton., 65. Zonaras, X, 30.

[285] Voyez les récits de la bataille d’Actium dans Virgile (Ænéide, VIII, 675-713, avec les notes des scoliastes), Horace (Epod., IX), Properce (V, 6), Tite-Live (Epit., CXXXII-CXXXIII), Velleius Paterculus (II, 85), Florus (IV, 10-11), Plutarque (Anton., 65-68), Dion Cassius (L, 31-35), Eutrope (VII, 7), Orose (VI, 19), Zonaras, X, 29-30. Étude au point de vue tactique dans Jurien de la Gravière, La marine des Ptolémées et la marine des Romains. Paris, 1885, I, ch. IV, pp. 61-84. Carte du golfe et position des escadres dans Gardthausen (II, 1, p. 196) et Kromayer (op. cit., p. 15). La date τή δευτέρα τοΰ Σιπτεμβρίου (Dion Cassius, LI, 1. Cf. LIX, 20. Zonaras, X, 30). Fer[iæ] ex S. C. quod eo die Cæs[ar] | Divi f. Augustus apud Actium vicit | se et Titio cos. (Kal. Amitern.). Cf. Ephem. Epigr., I, p.35.

[286] Dion Cassius fait dire à César : έξέσται μέν ήγΐν τοΐς έμβόλοις αύτάς άναρρηγνύναι (L, 29). Plutarque assure que, en voyant leurs éperons se briser au choc, les Césariens avaient renoncé à s’en servir.

[287] Orose, VI, 19, 10-11. Virgile, Ænéide, VIII, 707-8. Florus, II, 21, 8. Cf. Pline, XIX, § 22. Pacatus, Paneg. Theod. Auguste, 33). Les auteurs, surtout les contemporains, évitent autant que possible de parler d’Antoine, pour masquer le caractère de guerre civile. Cf. R. Pichon, La bataille d’Actium et les témoignages contemporains (Mél. Boissier, Paris, 1903, pp. 397-400).

[288] Plutarque, Anton., 67. Velleius, II, 85. Dion Cassius, L, 33. Zonaras, X, 29.

[289] Virgile, Ænéide, VIII, 704-6. Virgile a soin de ne mettre que des étrangers parmi les adversaires de César.

[290] Dion Cassius, L, 34. Virgile, Ænéide, VIII, 694-5.

[291] Auguste, dans ses Mémoires, estimait les pertes (de l’ennemi ?) 5.000 hommes et 300 navires (Plutarque, Anton., 68). Mais il devait être tenté de diminuer la quantité de sang romain versé dans sa querelle. Orose, nous ne savons d’après quelle source, donne, toujours pour les pertes des vaincus, les chiffres de 12.000 morts et 6.000 blessés, e quibus mille inter curandum defecerunt (Orose, VI, 19, 12). Les survivants ont dû se rendre : pas un ne rejoignit Antoine.

[292] Plutarque, Anton., 68. Dion Cassius, LI, 1.

[293] Ut nuper, actus cum freto Neptunius | Dux fugit ustis navibus (Horace, Epod., IX, 7 sqq.). — Superatus acie puppibus Nilum petit | Fugæ paratis, ipse periturus brevi (Sénèque, Octav., 519 sqq.).

[294] Plutarque, Anton., 67-69. Brut., 50. Dion Cassius, LI, 5.

[295] Josèphe (C. Apion., II, 5), récapitulant les crimes de Cléopâtre, termine en disant : paternos deos et sepulcra progenitorum depopulata est. Dion (l. c.) n’oublie pas la spoliation καί όσίων καί θείων, même τών πάνυ άβάτων ίερών.

[296] Dion Cassius, LI, 6. Cf. Florus, II, 21 (præparata in Oceanum fuga). Orose, VI, 19, 13 (Antonius et Cleopatra communes liberos cum parte regiæ gazæ ad Rubrum mare præmittendos censuerunt). Le scoliaste de Virgile (ad Ænéide, VIII, 712) a lu quelque part Cleopatram præsagio mortis futuræ oblitam esse recessus Ægypti petere, in quibus facile poterat bella reparare : de qua re se moriens dicitur increpasse. Il semble bien, au contraire, qu’elle n’avait rien oublié. Elle savait bien qu’elle n’eût pas été à l’abri en Thébaïde.

[297] Dion Cassius, LI, 5. D’après le contexte et la vraisemblance, avant l’arrivée d’Antoine, qui n’eût probablement pas permis ce meurtre ordonné à froid.

[298] Alexa de Laodicée, dépêché par Antoine à Hérode, avait partagé, sinon encouragé la trahison du roi (Plutarque, Anton., 72). Cf. Dion Cassius, LI, 7. Joseph., A. Jud., XV, 6, 7. B. Jud., I, 20, 2.

[299] On a beaucoup disserté sur le récit de Plutarque (Anton., 69) qui suppose le canal de Nécho obstrué et n’évalue qu’à 300 stades (55 kil. ½) la distance d’une mer à l’autre, alors que le canal actuel de Suez a 113 kil. Tout s’explique cependant assez bien, si l’on admet que le canal de Nécho était ensablé par incurie des derniers Ptolémées (cf. Suétone, Auguste, 18) ou, en tout cas, impraticable pour les navires de guerre de l’époque, et que les Lacs Amers étaient encore en communication avec la mer Rouge. Dion Cassius (LI, 7) ne contredit pas positivement Plutarque ; mais il ne parle pas du transport des navires et suppose que les bâtiments brûlés par les Arabes avaient été construits pour la navigation sur la mer Rouge.

[300] Cela, afin que les Égyptiens reprissent courage, voyant qu’ils avaient maintenant pour roi un homme (Dion Cassius, LI, 6). Il m’est impossible d’admettre, avec Strack (p. 213), que Césarion fut alors sacré à Memphis suivant le rite égyptien. C’est tirer d’une réflexion, d’ailleurs assez naïve, de Dion Cassius ce qu’elle ne contient pas. Cléopâtre n’attendait plus son salut des Égyptiens, et les Alexandrins se souciaient peu du sacre.

[301] Plutarque, Anton., 71. C’était un titre de comédie, qui se retrouve dans les Commorientes de Plaute. L’emplacement du Timonion est quelque peu différent dans Strabon (XVII, p. 794) et Plutarque (Anton., 69-70). Stahr (p. 234 sqq.) rejette en bloc toute cette légende, inconnue de Dion Cassius et que Strabon et Plutarque ont dû emprunter au poème d’un inconnu qu’on suppose être Rabirius (d’après Sénèque, Benef., VI, 3, 1). Fragments de ce Carmen de Bello Ægyptiaco (67 hexamètres) tirés des papyrus d’Herculanum, dans Bæhrens, Poet. lat. min., I, p. 214-220. Cf. les fac-simile dans W. Scott, Fragmenta Herculaneneia (Oxford, 1885), pl. A-H.

[302] Dion Cassius, LI, 2. Cassius de Parme fut mis à mort à Athènes par Q. Varus, sans doute avant l’arrivée d’Octave, qui aimait assez qu’on le mit hors d’état de pardonner, surtout à un meurtrier de César (Val. Maxime, I, 7, 7. Schol. Horace, Epist., I, 4).

[303] Dion Cassius, LI, 4. Date contestée et reportée en 19 a. Chr. par E. Gabrici, (Rendiconto dell’ Accadem. di Napoli, genn.-febbr. 1900), sous prétexte que Octavien n’avait pas le temps en 31, et qu’il faut lire dans Dion Cassius (LIV, 9), à la date de 19, Αΰγουστον καί <αύτόν> μεμυημένον, — deux arguments des plus fragiles. Auguste a pu se faire initier aux Grands Mystères en octobre 19, hors de saison, et avoir été initié en Anthestérion (février) 30 aux Petits Mystères. Cf. P. Foucart, in Rev. de Philol., XVII [1893], p. 198, 1.

[304] Suétone, Auguste, 17. Dion Cassius, LI, 4-5. Joseph., A. Jud., XV, 6, 6. Hérode fit valoir qu’il avait toujours conseillé à Antoine de se débarrasser de Cléopâtre. Dion assure qu’à Rome César fit mettre en vente ses biens à lui et ceux de ses amis, mais que personne n’osa acheter. Mécène taxait d’office les grosses bourses. Ceux qui recevaient un pli scellé de sa grenouille en devinaient aisément le contenu : quippe etiam Mæcenatis rana per conlationes pecuniarum in magno terrore erat (Pline, XXXVII, § 10).

[305] Plutarque, Anton., 72. Dion Cassius, LI, 6. Dion ne cite pas de nom propre, mais il insinue que les envoyés de Cléopâtre, sous prétexte de négocier la paix, avaient pour mission de corrompre l’entourage de César et de le tromper ou de l’assassiner. Ne pas oublier que Dion est tout acquis à la tradition césarienne. Nous ne savons pas au juste où eurent lieu les négociations : peut-être a Ptolémaïs, où César passa la revue de ses troupes, Hérode chevauchant à côté de lui (Joseph., B. Jud., I, 20, 3). Du reste, elles purent continuer en cours de route.

[306] Dion Cassius, LI, 8. Turullius fut exécuté à Cos, et, comme il y avait fait couper un bois sacré pour construire des vaisseaux, on vit là un effet de la vengeance divine (Valère Maxime, I, 1, 19), laquelle était la vengeance des habitants de l'île et du sacerdoce des Asclépiades, servie par celle de César.

[307] Antoine éperdu et demandant grâce — portrait ou caricature — fait piètre figure à côté de Cléopâtre, non humilia mulier (Horace, Od., I, 37, 32).

[308] Ce tombeau n’était pu tout à fait achevé (Dion Cassius, LI, 10). Cf. Suétone, Auguste, 17.

[309] Plutarque, Anton., 73-74. Dion Cassius, LI, 8.

[310] Mois et quantième inconnus ; entre mars et juillet, suivant Gardthausen.

[311] Dion Cassius, LI, 8. Stahr (p. 243) traite d’absurde tout ce passage de Dion Cassius, écrit deux siècles et demi après l’événement par un fonctionnaire impérial qui était un pauvre psychologue. Il est certain que la légende s’est emparée de Cléopâtre pour en faire le type de l’enjôleuse sans cœur : mais Stahr, avec son parti pris apologétique, exagère en sens inverse. Plutarque, dont il se réclame, dit aussi que Thyrsos eut affaire à une femme très préoccupée de sa beauté.

[312] Plutarque, Anton., 74. Dion Cassius, LI, 9. Zonaras, X, 30. Cf. Orose, VI, 19, 14.

[313] Plutarque, loc. cit. Dion Cassius et Zoneras affirment la trahison de Cléopâtre.

[314] Plutarque, Anton., 74.

[315] Dion Cassius, LI, 10. L’auteur du Carmen de Bello Ægyptiaco (v. 16-17) fait dire à César : Quid capitis jam capta ? jacent quæ..... Subruitis ferro mea mœnia (Poet. lat. min., I, p. 216 Bæhrens).

[316] Plutarque, Anton., 75.

[317] Plutarque, Anton., 76. Dion Cassius, LI, 10. La date dans Orose : Kalendia Sextilibus prima luce cum ad instruendam classem in portum descenderet, subite universæ naves ad Cæsarem transierunt (VI, 19, 16). Dion Cassius et Zoneras ajoutent qu’Antoine songeait, comme pis-aller, à fuir en Espagne, et que Cléopâtre le trahit réellement en provoquant la défection de la flotte. Plutarque ne dit pas le contraire. Il est bien difficile de croire que la défaite d’Antoine, son suicide, et l’entrée de César à Alexandrie, aient eu lien le même jour, le 1er août.

[318] Dion Cassius, loc. cit. Stahr (p. 250), sollicitant le texte de Plutarque, aime mieux croire que Cléopâtre innocente avait réellement peur d’être tuée par Antoine.

[319] Plutarque, Anton., 76.

[320] Plutarque, Anton., 77. Cf. Dion Cassius, LI, 10. Orose, VI, 19, 17. Sur l’âge d’Antoine, 52 ans (Appien) 53 ou 56 (Plutarque), voyez Gardthausen, Augustus, II, 1, p. 5. On s’accorde à penser qu’Antoine est né en 82. Rabirius lui prêtait un mot : hoc habeo, quodcumque dedi (ap. Sénèque, Benef., VI, 3, 1), qui est une contrefaçon de l’épitaphe de Sardanapale d’après la version de Diodore (II, 23.)

[321] Plutarque, Anton., 78. Cf. Zonaras, X, 30.

[322] Dion Cassius, LI, 11 C’était probablement le secrétaire et conseiller intime Diomède.

[323] Au dire de Plutarque, elle avait voulu se frapper avec un poignard qu’elle portait à la ceinture ; mais Proculeius la saisit de ses deux bras.

[324] Plutarque, Anton., 79. Dion Cassius, LI, 11.

[325] Date du 1er août dans les calendriers épigraphiques : Feriæ ex S. C. q. e. d. | imp. Cæsar Divi f. rem public. | tristissimo periculo liberat (CIL., I, p. 324). Alexan[dream] recepit (ibid. p. 398). Cf. Macrobe, Sat., I, 12, 35. On discute seulement sur la question de savoir si ce jour n’est pas celui de la mort d’Antoine. L’entrée aurait eu lieu peu après (Gardthausen). D’autre part, Dion Cassius (LI, 19) dit que le jour où fut prise Alexandrie devint le jour initial de l’année alexandrine, et l’on sait cependant que le 1er Thoth de cette année fixe correspondait au 29 août julien. On supposait une confusion faite par l’historien entre des dates qui n’ont aucun rapport entre elles, le 29 août 30 étant non pas l’anniversaire de la prise d’Alexandrie, mais le point de départ du comput des années de règne d’Auguste succédant aux Lagides en Égypte. Cf. O. Kaestner, De anis quæ ab imperio Cæsaris Octaviani constituta initium duxerint, Lips., 1890. Mais les papyrus ont fait retrouver la trace de l’ère proprement alexandrine, instituée à l’usage des Romains par SC., et expliqué sinon justifié l’assertion de Dion Cassius. U. Wilcken (Eine alexandrinische Aera Octavians, in Hermès, XXX [1893], pp. 151-153. Griech. Ostraka, I [1899], pp. 151-153), rencontrant dans des papyrus du Fayoum, datés, l’un du 22 août 7 p. Chr. (BGU., VI, n. 174), l’autre (alors inédit) du 26 févr. 2 p. Chr., la datation par années τής Καίσαρος κρατήσεως θεοΰ υίοΰ, a montré que la κράτησις doit être la prise d’Alexandrie, et que néanmoins la début de cette ère romaine était déjà reporté, comme celui du comput égyptien, au 29 [ou 30] août de l’an 30 a. Chr. Cette hypothèse a été pleinement confirmée par un contrat de l’an 9 p. Chr. (Fayum Towns [1900], n. 89. Cf. Pap. Grenfell, II, n. 40, avec la κρατήσεως seule), où l’on rencontre la datation en l’an τής Καίσαρος κρατήσεως θεοΰ υίοΰ et celle en l’an Καίσαρος employées simultanément, avec le même chiffre ordinal et les mêmes quantièmes. Cette assimilation, faite après coup en vue d’éviter les confusions résultant de la concurrence de deux ères rattachées à des points de départ si peu distants (1er et 29 août [30 dans les années intercalaires]), rendait l’ère alexandrino-romaine parfaitement inutile ; aussi ce système fut-il abandonné sous Tibère.

[326] Dion Cassius, LI, 16. Suétone, Auguste, 89. Suétone dit qu’Auguste, élève d’Apollodore de Pergame et d’Areios, savait le grec, non tamen ut aut loqueretur expedite aut componere aliquid auderet ; nam et si quid res exigeret, latine formabat vertendumque alii dabat. Il est probable, mais on ne peut démontrer que cet Areios d’Alexandrie, homonyme du futur hérésiarque, ami d’Auguste et de Mécène, auteur d’une Consolation adressée à Livie après la mort de Drusus (9 a. Chr.), soit le philosophe éclectique ou néo-académique Areios Didymos. Le premier n’est jamais appelé Didymos, et on ne dit pas de l’autre qu’il fût Alexandrin ou ami d’Auguste (E. Zeller, Philos. der Griechen, IV, p. 545, 3).

[327] Plutarque, Anton., 80. Dion Cassius, LI, 16. Dion Cassius fait mention de ce discours plus tard, après la mort de Cléopâtre. Comme il écrivait au moment de la grande vogue du culte de Sérapis, il met en première ligne et substitue à l’admiration esthétique τόν θεόν τόν Σάραπιν. Il est vrai que, si César n’avait aucune dévotion pour Sérapis, il pouvait admirer le Sérapeum. Le pieux empereur Julien, dans sa proclamation aux Alexandrins, n’a garde d’oublier ce motif édifiant de la clémence d’Auguste, le respect pour le grand dieu Sérapis.

[328] Plutarque, Anton., 81. Suétone, Auguste, 17. Dion Cassius, LI, 15 (εύθύς έσφάγη). Je suppose qu’εύθύς a ici le sens d’αύτόθε. Ce Théodore, qui fut mis à mort par la suite, pourrait être le poète dont parle Suidas (s. v.).

[329] Plutarque, loc. cit. V. Gardthausen (I, p. 446-447), que je persiste (cf. Rev. Crit., XLII [1896], pp. 301. 303) à trouver entiché de la raison d’État et du droit des victorieux, déclare qu’Octavien ne pouvait épargner ni Césarion, ni Antyllus, quoique parfaitement innocents. Sie mussten sterben, als die Sache unterlag, deren Vertreter sie künftig einmal werden sollten.

[330] Plutarque (Anton., 82) dit : έξέπεμψεν είς τήν Ίνδικήν δι' Αίθιοπίας, parce que l’on croyait de son temps l’Éthiopie limitrophe de l’Inde. Pour Virgile (Georg., IV, 293), le Nil est Usque coloratis amnis devexus ab Indis.

[331] Velleius, II, 87. Orose, VI, 19, 20. Les deux historiens placent ici l’exécution de Q. Cassius de Parme, ultime ex interfectoribus Cæsaris : fait que, sur d’autres témoignages plus précis, nous avons relaté plus haut comme ayant eu lieu à Athènes.

[332] Orose, loc. cit. Orose trouve encore qu’Ovinius avait agi obscenissime. C’est le genre d’infamie reproché à Rabirius Postumus.

[333] Suétone, Auguste, 17 (Antonium ad mortem adegit viditgue mortuum). La correction mortuam (sc. Cleopatram) est de pure fantaisie.

[334] Plutarque, Anton., 82.

[335] Dion Cassius, LI, 11.

[336] Florus, IV, 1.

[337] Porphyre et Comm. Cruq. ad Hor., Od., I, 37, 30.

[338] Dans Plutarque, Cléopâtre, qui ne cherche qu’à apitoyer, dispose la scène en conséquence : dans Dion Cassius, elle veut aussi séduire, et le petit lit modeste devient une couche somptueuse. On voit bien que Plutarque ne destine pas un rôle équivoque au vêtement léger, qui laisse voir des ecchymoses ulcérées ; détail répugnant que Dion Cassius a soin d’écarter.

[339] Plutarque, Anton., 82-83. Cf. Zonaras, X, 31.

[340] Dion Cassius (LI, 15) termine son réquisitoire par un jugement où il accumule les vices reprochés à Cléopâtre, orgueilleuse, audacieuse et méprisante. Il oublie même qu’elle était reine par droit de naissance, en disant : τήν τε βασιλείαν τών Αίγυπτίων ύπ' έρωτος έκτήσατο. C’est l’éternel refrain.

[341] Florus, IV, 11.

[342] Dion Cassius, LI, 12-13.

[343] Sur l’identité de ce Dolabella, voyez Gardthausen II, 21, p. 229, n. 8), qui le tient pour le père du consul de l’an 10 p. Chr. Cf. E. Klebs, Prosopogr., I, p. 443, n. 1089.

[344] Plutarque, Anton., 84-85. Cf. Dion Cassius, LI, 13. Zonaras, X, 31.

[345] Νάειρα καί Καρμιόνη dans Galien (ci-après). Le nom de ces deux femmes de chambre, la coiffeuse Iras et la manucure Charmion, passa en proverbe, comme types de fidélité. Elles eurent toutes deux leur statue en bronze (Zenob., V, 24, s. v. Νάηρα καί Χαρμιόνη), in Parœm. Gr., I, p. 125) ; ou du moins, on prétendait que ces statues décoratives étaient leurs portraits.

[346] La préoccupation du diadème, dernière coquetterie de reine, est notée aussi par Galien, et en traits plus précis (XIV, p. 236 Kühn). C’est ce qui a fait prendre pour une Cléopâtre l’Ariane endormie du Vatican.

[347] Plutarque, Anton., 86. Dion Cassius, LI, 14. Strabon, XVII, p. 795.

[348] Plutarque, ibid., Cf. Horace, Od., I, 37. Properce, IV, 10, 53. Stace, Sylves, III, 2, 119. Velleius, LI, 87. Suétone, Auguste, 17. Florus, IV, 11. Eutrope, VII, 7. Orose, VI, 19, 18. L’auteur anonyme déjà cité (Poet. Lat. min., I, p. 218 Bæhrens) décrit ainsi le suicide : Aut pendente suis cervicibus aspide mollem | Labitur in somnum trahiturque libidine mortis. | Perculit adflatu brevia hunc sine morsibus anguis, | Volnere seu tenui pars inlita parvo veneni | Ocius interemit. Quant à l’aspic figuré au bras de la statue (Plutarque, loc. cit.), il se pourrait que ce fût simplement un bracelet aspidoïde, lequel aurait suggéré ou confirmé l’opinion courante.

[349] Dion Cassius, LI, 14. Dion (LI, 11) explique que Cléopâtre avait alors καί άσπίδας άλλα τε έρπετά έφ' έαυτή, mais que, surprise, elle n’avait pu emporter ces engins de mort au palais où elle fut ramenée. Cicéron (Pro Rabir. Post., 9) racontait déjà que Démétrios de Phalère s’était suicidé in eodem isto Ægyptio regno, aspide ad corpus admota. Cléopâtre avait assez entendu parler de la puissance foudroyante de l’uræus royale pour être tentée de vérifier les dires de la légende. En tout cas, la légende théologique est pour quelque chose dans la version préférée de la mort de Cléopâtre. Properce y a songé, car il dit de Cléopâtre : Brachia spectavi sacris admorsa colubris (IV, 10, 53).

[350] Zenob., loc. cit. La précaution aurait pu tourner contre le but, le venin s’épuisant par des morsures répétées. Galien, exposant les vertus de la thériaque (XIV, p. 237 Kühn), enregistre une version d’après laquelle Cléopâtre se serait fait elle-même au bras une profonde morsure et y aurait infusé du venin de vipère apporté dans un récipient. Il déclare avoir vu souvent à Alexandrie la morsure de l’aspic employée pour les condamnés à mort qu’on voulait traiter φιλανθρώπως. L’aspic fut à la mode par la suite, comme moyen de trépasser sans douleur (Inde peluntur | Huc Libycæ mortes, et fecimus aspida mercem), par opposition aux effroyables effets de la morsure du seps (Lucain, Pharsale, IX, 707-8. 735-790).

[351] Plutarque, Anton., 86. Le bras gauche, d’après Orose. La morsure au bras n’a pas paru assez poétique : la version qui a prévalu chez les littérateurs et artistes est celle du reptile caché dans le sein de Cléopâtre, laquelle έχιδναν έπέθηκε τώ μαζώ καί ύπ' αύτής άνηρέθη (Zenob., ibid.).

[352] Zonaras, X, 31. Cf. Gruner, Anal. ad antiq. med., III. De mortis genere quo Cleopatra periil, Vratisl., 1774, pp. 127-150. Viaud-Grand-Marais, Étude sur la mort de Cléopâtre (Ann. de la Soc. Acad. de Nantes, 1887, pp. 11-30), préfère le naga à l’aspic, l’aiguille à la morsure, et finit par soupçonner l’oxyde de carbone !

[353] Suétone, Auguste, 17. Dion Cassius, LI, 14. Élien (Nat. Anim., IX, 61) dit, au contraire, que l’entourage de César ne devina que tard, à deux imperceptibles piqûres qu’on n’avait pas remarquées d’abord, l’énigme de la mort de Cléopâtre. Sur les procédés des Psylles, voyez Lucain, Pharsale, IX, 892-938.

[354] Velleius, II, 87.

[355] Florus s’imagine que Cléopâtre était encore dans son mausolée : ibi maxime, ut solebat, induta cultus in referto odoribus solio juxta suum se conlocavit Antonium, admotisque ad venas serpentibus sic morte quasi somno soluta est (IV, 11). Blando qua mersa veneno | Actias Ausonias fugit Cleopatra catenas (Stace, Silves, III, 2, 119 sq.) Cf. ci-dessus la description de l’auteur anonyme, et l’occultum soporis iter de Properce (IV, 10, 54). Aiguille empoisonnée, capable de τάχιστα καί άλυπότατα φθείρειν (Dion Cassius, LI, 14). Les médecins (Galien, Dioscoride) certifient que le venin de l’aspic a une action des plus rapides. Stahr (p. 302 sqq.) remarque avec raison que les jugements sur Cléopâtre deviennent plus haineux dans la génération qui grandit sous le régime impérial. Virgile et Horace sont plus indulgents pour Cléopâtre qu’Ovide et surtout que Properce. Lucain est impitoyable, et Pline, par horreur du luxe, jette aussi sa pierre à la regina meretrix (IX, § 419) qui usait de vases d’or pour sa toilette intime, pudendum crimen (XXXIII, § 50). En revanche, Plutarque (Anton., 86) dit que César admira la vaillance de Cléopâtre, et Dion Cassius lui-même (LI, 14) ajoute à l’admiration la pitié.

[356] Voyez la statistique des pièces de théâtre (environ quarante, avec analyse des principales), dressée par G. H. Möller, Ueber die Auffassung der Kleopatra in der Tragödenliteratur der romanischen und germanischen Nationen, Ulm, 1888. Elle va de Spinello (1540) et de Jodelle (1552) à l’opéra de J. Barbier et V. Massé (1885). Le travail de Müller permet de suivre les variations de l’opinion — dans la mesure où la littérature dramatique en peut être l’expression — sur le compte de Cléopâtre. On pourrait probablement le doubler en y ajoutant une série de romans ou élucubrations diverses qui cherchent à flatter les goûts d’un certain public et que les historiens peuvent ignorer sans inconvénient.

[357] La date exacte de la mort de Cléopâtre ne peut être fixée à quelques jours près. D’après ce qui a été dit plus haut de l’ère romano-alexandrine et du comput égyptien, artificiellement ramenés à la date initiale du 1er Thoth égyptien (29 ou mieux 30 août julien) de l’an 30, il n’est aucunement nécessaire de supposer que César a attendu la mort de Cléopâtre pour lui succéder officiellement. Si Cléopâtre n’est morte que dans le courant de septembre, comme il est fort probable (Ideler, von Gutschmid, Strack), le comput égyptien des années de César est conforme à la règle d’après laquelle l’année partagée entre deux souverains est imputée par les chronographes au successeur.

[358] Plutarque, Anton., 86. Ambobus communem sepulturæ honorent tribuit ac tumulum ab ipsis inchoatum perfici jussit (Suétone, Auguste, 47). Stahr (p. 282) force le sens de l’expression de Plutarque (ταφήναι τό σώμα σύν Άντονίω) en traduisant in ein und demselben Sarkophage.