HISTOIRE DES LAGIDES

TOME PREMIER — LES CINQ PREMIERS PTOLÉMÉES (323-181 avant J.-C.)

 

CHAPITRE VIII. — PTOLÉMÉE IV PHILOPATOR (221-204).

 

 

Après trois règnes glorieux, au cours desquels on voit pourtant décliner l’énergie de la race royale, l’histoire des Lagides entre déjà dans la période de la décadence. Ptolémée IV ouvre la série des rois qui ont malheureusement fixé pour la postérité le type commun de la dynastie, de ces despotes à la fois voluptueux et cruels, lettrés et dépourvus de sens moral, qui cumulent les vices d’une civilisation raffinée avec les débordements de l’instinct, et qu’on ne peut connaître sans les mépriser. Tout ce qu’on peut tenter en leur faveur, par souci d’impartialité, c’est d’avertir que nous les connaissons mal. Les témoignages mis à notre disposition, sans en excepter dans le cas présent celui de Polybe, ne sont ni de première main, ni garantis exempts de l’hyperbole qui grossit spontanément les réputations toutes faites.

Nature inconsistante et efféminée, Ptolémée Philopator, parvenu au trône à l’âge de vingt-deux ans ou un peu plus[1], passa les dix-sept années de son règne sous la tutelle d’un ministre sans scrupules, qui ne sut gouverner que par la trahison et le meurtre. C’est à Sosibios, un vieil engin à malices[2], qu’il faut imputer pour une bonne part la responsabilité des actes, surtout des premiers actes, du jeune roi. Guidé par ses conseils, Ptolémée commença par supprimer autour de lui ceux qui le gênaient ; d’abord, son oncle paternel Lysimaque, fils de Philadelphe et de la première Arsinoé ; puis son frère cadet Magas, qu’il trouvait trop populaire parmi les soldats[3] ; enfin, sa mère Bérénice, qui était sans doute trop habituée à régner pour supporter les prétentions d’un Sosibios. L’infortunée reine, accusée probablement d’avoir voulu donner le trône à Magas en soulevant les mercenaires, fut consignée dans le palais, sous la garde de Sosibios, et s’empoisonna[4] ou fut empoisonnée. Ce fut alors le tour de Cléomène, qui, lui aussi, avait de l’influence sur les mercenaires et n’avait voulu la mettre que sous conditions au service de Sosibios. La mort d’Antigone Doson (hiver 221/0) avait ranimé les espérances de l’exilé. Il demanda au roi d’Égypte qu’on lui donnât une armée, ou tout au moins la permission de s’embarquer avec ses fidèles. Les yeux fixés sur son rêve, il ne s’aperçut pas que l’insidieux Sosibios exploitait cette passion unique et dévorante pour disposer de lui et lui faire jouer un rôle équivoque dans la préparation du coup double qui atteignit traîtreusement Magas et Bérénice. Sosibios, après l’avoir alléché par de grandes espérances, — on devine lesquelles, — lui avait confié qu’il songeait à mettre Magas et Bérénice hors d’état de nuire, mais qu’il redoutait l’audace de Bérénice et surtout les étrangers et mercenaires. Cléomène, flatté dans sa vanité et croyant avancer par là ses propres affaires, lui dit de se rassurer. Il lui certifia que les mercenaires non seulement ne lui feraient aucun mal, mais l’aideraient. Et comme Sosibios s’étonnait de ce langage : Ne vois-tu donc pas, dit Cléomène, qu’il y a ici environ trois mille étrangers du Péloponnèse et mille Crétois, qui, sur un simple signe de nous, seront tous prêts à te seconder[5]. Tel est en substance le récit de Polybe, qui, on le sait, n’a guère de sympathie pour l’irréconciliable ennemi des Achéens. Plutarque, biographe et panégyriste de Cléomène, ne nie pas que le Spartiate ait été mis dans la confidence. Il le fait même assister à un conseil secret, où Ptolémée lui fit part de son dessein de supprimer son frère. Mais il ajoute : Bien que tous engageassent Ptolémée à le faire, seul Cléomène l’en dissuada, disant qu’il vaudrait mieux pour le roi, si la chose était possible, avoir plusieurs frères, en vue de la sécurité et de la stabilité de l’État. Sosibios, le plus influent des amis, ayant fait observer que, Magas vivant, on ne pouvait se fier aux mercenaires, Cléomène répliqua qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, attendu que plus de trois mille de ces étrangers étaient des Péloponnésiens dévoués à sa personne et qui, au premier signal, seraient en armes à ses ordres[6]. Il est très possible que Cléomène ait déconseillé le crime ; mais il y aida par son abstention même, qui garantissait l’impunité aux criminels. En tout cas, l’une et l’autre version mettent en évidence la complicité morale et aussi l’imprudence de Cléomène. L’apologie maladroite de Plutarque n’atténue ni l’une ni l’autre, car il suppose Cléomène plus complètement informé, sans méprise possible sur les desseins des conspirateurs royaux, et plus infatué de son prestige.

Sosibios avait pris bonne note de l’audace de Cléomène, dont il s’était servi pour abattre celle de Bérénice. Un homme persuadé qu’il n’avait qu’à lever le doigt pour faire sortir les épées du fourreau était un homme à supprimer. Dès lors, Sosibios, arbitre des décisions royales, l’irrita par ses tergiversations et ses refus. Cléomène ne sut déguiser ni son impatience, ni son mépris pour les débauches royales. Une dénonciation provoquée et exploitée par Sosibios persuada au roi que Cléomène songeait à soulever les mercenaires, au cas où la cour ne souscrirait pas à ses exigences. Cléomène fut interné et gardé à vue dans une grande maison, où sa pension continuerait à lui être servie, mais d’où on l’empêcherait de s’échapper. Il put s’apercevoir alors que ses milliers de fidèles prenaient aisément leur parti de son infortune. La captivité achevant de l’aigrir, il en sortit par un coup de tête à peine explicable et qui mit fin à la carrière du patriote désespéré. Après avoir enivré leurs gardiens, un jour que la cour était à Canope, Cléomène et ses treize compagnons, armés de poignards, s’élancèrent en plein midi dans les rues d’Alexandrie, qu’ils s’imaginaient soulever au nom de la liberté. C’est en vain qu’ils promenèrent avec eux le préfet de la ville prisonnier[7], personne ne bougea. Il était difficile, en effet, de comprendre ce que voulait ce roi déchu, transformé tout à coup en anarchiste. Alors ces enragés voulurent s’emparer de la citadelle, ouvrir les prisons et se barricader avec les forçats dans l’acropole ; mais l’alarme était donnée et les portes gardées. Se voyant isolés et certains du sort qui leur était réservé s’ils avaient la lâcheté de l’attendre, les vaillants et naïfs conspirateurs se donnèrent la mort gaillardement et à la laconienne[8]. Plutarque détaille les incidents de cette tragédie, qui eut pour épilogue la mort de la femme et des enfants de Cléomène, exécutés par la main du bourreau (219)[9].

Enfin, Ptolémée se sentit libre. Il allait pouvoir faire la fête, ce qui était pour lui l’unique but de la vie, sans avoir à craindre de censeurs moroses, ni même l’improbation populaire, sur laquelle Cléomène paraissait avoir compté. Ses bons amis, Sosibios et Agathocle, qui étaient avant tout les ministres de ses plaisirs, lui épargnaient par surcroit les soucis de la politique. Du reste, pour qui ne songeait qu’à jouir du présent, les événements marchaient à souhait. La paix régnait en Égypte, et on se battait partout ailleurs. Le nouveau roi de Macédoine, Philippe V, qui venait de succéder (220) à son tuteur Antigone Doson, était trop occupé en Grèce pour qu’on eût à redouter son ingérence dans l’Archipel et sur la côte de Thrace, où l’Égypte gardait encore les conquêtes de Ptolémée Évergète. La mort d’Antigone Doson avait lâché la bride aux Étoliens, et les déprédations de ces incorrigibles pirates, écumeurs de terre et de mer, avaient provoqué une Guerre Sociale qui dura trois ans (220-217) et mit en conflit, d’un côté, la Macédoine et la Ligue achéenne, de l’autre, les Étoliens et leurs alliés, Lacédémoniens et Éléens[10]. La cour d’Alexandrie, n’ayant plus à protéger les Achéens, qui avaient rompu avec elle, et ayant rompu de son côté avec les Lacédémoniens, se désintéressait de cette agitation. Elle ne s’émut pas davantage quand la lutte des partis gagna la Crète et les Cyclades et y ruina son influence[11]. Elle se souciait si peu de son protectorat des Cyclades, qu’on peut se demander s’il lui appartenait encore. Lorsque Démétrios de Pharos, un aventurier malfaisant qui passa sa vie à vendre ses services et à trahir ses associés, se mit à ravager les Cyclades, au cours de la Guerre Sociale (220), ce furent les Rhodiens qui lui donnèrent la chasse[12]. Les Rhodiens faisaient la police de l’Archipel dans l’intérêt de leur négoce, sans chercher à substituer leur hégémonie au protectorat délaissé[13]. Ils tenaient moins que jamais à se brouiller avec l’Égypte, car ils venaient d’engager, eux aussi, une guerre, au nom de la liberté commerciale, avec les Byzantins, qui s’étaient avisés de lever des taxes sur les navires sortant du Pont-Euxin (220-249)[14], et ils soutenaient encore, pour les mêmes raisons, leurs correspondants, les Sinopiens, molestés par Mithridate II. Les belligérants s’étaient mis en quête d’alliances ; les Byzantins avec Attale de Pergame, les Rhodiens avec les ennemis d’Attale, Prusias de Bithynie et Achæos, le vice-roi d’Asie-Mineure. Achæos méditait alors ou avait peut-être déjà consommé sa défection ; il avait besoin, lui aussi, d’alliés, et d’alliés plus disposés que les Rhodiens à le soutenir contre Antiochos. Les Rhodiens se chargèrent de négocier pour lui à Alexandrie, et c’est ainsi que les ministres de Ptolémée, bon gré, mal gré, durent se préoccuper un peu de ce qui se passait au dehors.

 

§ I. — GUERRES DE SYRIE.

Ils ne s’étaient pas mal trouvés jusque-là d’avoir consacré toute leur habileté aux intrigues de cour. L’orage qui les avait menacés du côté de la Syrie s’était provisoirement dissipé avec une facilité surprenante, par le jeu des diversions spontanées. Au moment où Antiochos III apprit la mort de Ptolémée Évergète, il se disposait à entreprendre une expédition contre les satrapes rebelles de Médie et de Perse. La disparition d’Évergète et l’opinion qu’on avait déjà de son successeur ouvraient des perspectives nouvelles. Antiochos suivait volontiers, à l’époque, les conseils d’un vieux ministre, le Carien Hermias, qui avait été investi d’une sorte de régence par Séleucos III, durant l’expédition où ce prince trouva la mort, et qui avait su se maintenir en crédit sous le nouveau règne. Polybe fait de ce conseiller intime ou grand-vizir un portrait qui rappelle trop celui de Sosibios. Envieux et méfiant, cruel, retors, poltron par surcroit et ignorant des choses de la guerre, Hermias voulut, au dire de Polybe, garder le roi sous sa main et l’occuper de telle sorte qu’il n’eût pas le loisir de contrôler les faits et gestes de son ministre[15]. Au lieu de le laisser partir pour l’Orient, Hermias lui conseilla de ne pas compromettre sa dignité et exposer sa vie en traquant des rebelles, besogne réservée à ses généraux, mais d’engager la lutte, roi contre roi, en attaquant Ptolémée en Cœlé-Syrie. Il était persuadé que cette guerre serait sans danger, à cause de l’indolence du roi susdit. Comme Antiochos, ébranlé par l’avis contraire d’Épigène, n’était qu’à demi convaincu, Hermias fabriqua et présenta au roi une lettre qu’il dit envoyée par Achæos, lettre par laquelle le vice-roi d’Asie faisait savoir que Ptolémée lui promettait de l’appuyer vigoureusement, de lui fournir de l’argent et des vaisseaux, s’il voulait prendre le diadème. De cette façon, l’astucieux Carien réussissait du même coup à exaspérer Antiochos contre Ptolémée et — ce que Polybe ne dit pas, mais laisse entendre — à rendre Achæos suspect. Polybe n’a pas l’habitude de citer ses sources d’information quand il n’a pas à les réfuter, et son exposé est loin d’être clair. Les intrigues de cour, les conseils de cabinet, sont, en général, enveloppés de mystère ; les historiens choisissent après coup entre les rumeurs diverses qui ont circulé dans le public. Polybe certifie que la lettre d’Achæos était apocryphe, sans dire si Hermias prétendait l’avoir reçue comme un avis ou interceptée comme preuve d’un commencement de trahison ; et il est possible, après tout, que, avis loyal ou confidence surprise, la lettre fût authentique. En tout cas, l’Égypte avait un intérêt si évident à pousser Achæos à la défection que l’entente put être supposée véritable avant d’être réelle. On a vu, depuis Hermias, des hommes pour qui l’on invoque l’excuse de la bonne intention fabriquer les preuves d’une trahison qu’ils croyaient accomplie sans pouvoir la démontrer[16] Hermias se contentait d’appeler l’attention sur une trahison possible et accélérait par là l’échéance du danger qu’il se vantait de prévoir.

Donc, Antiochos, suivant l’avis d’Hermias, envoya en Orient une armée commandée par Xénon et Théodotos surnommé Hémiolios[17], et se prépara à envahir la Cœlé-Syrie. Il prit juste le temps de célébrer ses noces avec Laodice, fille de Mithridate II[18]. Encore ce bref délai suffit-il pour qu’il apprit les revers éprouvés par ses généraux et fût tenté d’aller à leur secours. Mais Hermias intervint encore et garantit qu’un nouveau général en chef, l’Achéen Xénœtas, viendrait à bout de Molon. Le roi prit à Apamée le commandement de l’armée d’invasion et se dirigea sur Laodicée du Liban (été 221). De là, Antiochos s’engagea dans la vallée du Marsyas (un affluent de l’Oronte) qui coule entre le Liban et l’Antiliban et se trouve de plus en plus resserré par ces montagnes[19]. Au bout du défilé, que Polybe décrit d’une façon très sommaire, l’armée syrienne se heurta aux deux forts de Brochi et Gerrha, déjà occupés par le stratège gouverneur de Cœlé-Syrie, l’Étolien Théodotos. Bien abrité par les tranchées et palissades dont il avait entouré ses positions, Théodotos laissa les troupes ennemies se morfondre dans les marécages. A la fin, Antiochos renonça à forcer le passage et reprit le chemin d’Antioche, où l’appelaient les nouvelles désastreuses venues d’Orient. Il était grand temps d’aviser. Le généralissime Xénœtas s’était laissé surprendre sur les bords du Tigre, avait péri dans une effroyable débandade, et Molon, maître de Séleucie, s’avançait en Mésopotamie. Antiochos réunit tout ce qu’il avait de troupes sous la main et partit en toute hâte pour lui barrer le chemin (fin 221). Ainsi commença pour lui cette série de campagnes victorieuses qui lui permirent de reprendre le titre de Grand-Roi et de garder dans l’histoire, comme surnom distinctif, l’orgueilleux prédicat de Grand[20].

La cour d’Alexandrie, qui eût été prise au dépourvu si Antiochos avait eu les mains libres, dut s’applaudir d’être si bien servie par la fortune, qui lui procurait d’elle-même des collaborateurs et peut-être préparait à Antiochos le sort de ses généraux d’avant-garde. Sosibios utilisa ce répit de la façon qu’on a vu, en déblayant l’entourage du roi de tout ce qui pouvait lui faire obstacle. En fait de politique extérieure, maintenant que l’agression tentée sur la Celé-Syrie mettait l’Égypte en état de légitime défense, il était en droit d’y appliquer ses talents de conspirateur. Le procédé était tout indiqué, et Hermias l’avait deviné sans peine : Achæos pouvait être pour Antiochos un rival plus dangereux que les satrapes révoltés en Orient. Le texte de Polybe ne nous fournit que des indications insuffisantes, à peu près dépourvues de chronologie, sur les intrigues qui durent s’agiter autour d’Achæos et finirent par triompher de ses hésitations.

Achæos n’était point un ambitieux sans scrupules. Il avait fidèlement servi Séleucos III, vengé sa mort et, victorieux, refusé de prendre la couronne que lui offraient ses soldats, pour la réserver au frère du roi défunt, Antiochos III. Maître de toute l’Asie-Mineure, reconquise sur Attale, qu’il avait enfermé dans le territoire de Pergame, il avait montré jusque-là de la sagesse et de la grandeur d’âme. Mais, enflé par ses succès, il alla bientôt à la dérive[21]. Polybe ne donne pas d’autre raison de sa défection, et il ne dit absolument rien, à ce moment, de relations quelconques entre Achæos et la cour d’Alexandrie, parce qu’il est convaincu que la lettre présentée par Hermias à Antiochos, l’année précédente, était fausse. Mais nous n’en sommes pas aussi sûrs que lui, et l’on peut bien admettre qu’Achæos, même et surtout s’il ne méditait pas encore de défection, avait dû, après la mort de Ptolémée Évergète, espérer du nouveau roi d’Égypte et lui demander ou lui faire demander officieusement la mise en liberté de son père Andromachos. Polybe le dit un peu plus loin, Achæos était extrêmement préoccupé du salut de son père[22] et l’historien ajoute, en parlant de la négociation menée avec succès par les Rhodiens, que ceux-ci avaient déjà engagé des pourparlers auparavant, mais sans y mettre de zèle. L’insuccès de cette première tentative laisse entrevoir que la cour d’Alexandrie avait mis à trop haut prix la délivrance du captif ; que Achæos avait refusé alors de l’acheter par une trahison ; enfin, qu’il se vit comme acculé à la défection quand il se sut calomnié par Hermias et plus en danger comme suspect que comme rebelle.

Quoi qu’il en soit, Andromachos était encore à Alexandrie lorsque Achæos, cédant aux instances de son conseiller Garsyéris, fit le pas décisif. L’occasion était favorable. Antiochos se trouvait alors en Atropatène, exposé à tous les hasards de la guerre, et en tout cas trop loin pour intervenir à temps. En Cyrrhestique, à courte distance d’Antioche, il y avait eu, nous ne savons pour quelle cause, un soulèvement qui durait encore et qui faciliterait l’entreprise. Achæos partit donc de Sardes avec une armée, sans dire à ses soldats où il les conduisait. Arrivé à Laodicée de Phrygie, il prit le diadème et notifia aux villes son avènement. Ses mercenaires, qui l’auraient peut-être acclamé s’il les avait mis tout d’abord dans la confidence, sentirent qu’il ne jouait pas franc jeu avec eux. Quelques étapes plus loin, en Lycaonie, ils refusèrent de marcher, en déclarant qu’il ne leur plaisait pas de faire campagne contre leur roi naturel, celui qu’ils s’étaient engagés à servir. Achæos protesta qu’il n’avait jamais eu l’intention de les conduire en Syrie et se jeta alors sur la Pisidie, d’où il ramena son armée gorgée de butin, par conséquent, satisfaite et réconciliée avec son chef[23]. Sincère ou non, ce scrupule des mercenaires était un symptôme nouveau qu’il est bon de noter en passant, car nous le rencontrons deux fois dans la même année, paralysant Achæos et précipitant la défaite de Molon.

Rentré à Sardes, Achæos eut, pour le distraire de sa déconvenue, toute sorte de tracas et d’affaires à débrouiller. Les Rhodiens ayant déclaré la guerre aux Byzantins, les deux partis se disputaient son alliance. Il avait d’abord promis assistance aux Byzantins, qui, en travaillant à le réconcilier avec Attale, s’étaient brouillés d’autre part avec Prusias de Bithynie ; puis, il avait cédé aux sollicitations des Rhodiens, qui, étant en excellentes relations avec l’Égypte, se chargèrent de négocier à nouveau la délivrance d’Andromachos. Ptolémée, quand arrivèrent leurs ambassadeurs, voulait garder Andromachos, espérant se servir de lui à l’occasion ; parce que, d’une part, sa situation à l’égard d’Antiochos restait indécise, et que, d’autre part, Achæos, s’étant proclamé ouvertement roi, disposait de certaines choses à prendre en considération. En d’autres termes, Sosibios avait calculé que, Achæos ayant consommé sa défection, on n’avait plus besoin de l’acheter, et que la personne d’Andromachos pourrait servir à payer d’autres complaisances. Mais les Rhodiens, qui comptaient s’acquitter de la même façon envers Achæos, insistèrent tellement, que Ptolémée, penchant pour les Rhodiens à tous points de vue et cherchant à leur complaire en tout, consentit à leur remettre Andromachos, avec mission de le reconduire à son fils[24]. En somme, ce qui ressort du texte de Polybe, c’est que la cour d’Alexandrie évita alors de conclure avec Achæos une alliance dont celui-ci aurait eu tout le bénéfice, et même de le traiter ouvertement en ami. Qu’il le voulût ou non, Achæos était un collaborateur acquis : les diplomates alexandrins avaient intérêt à rester dans la situation indécise qui leur permettrait plus tard de se ranger du côté du plus fort ou du plus offrant.

Cependant, Antiochos avait remporté en peu de temps des succès éclatants, qui avaient sans doute déjoué bien des calculs. Du premier choc, il avait abattu Molon. En face du roi légitime, le rebelle s’était senti perdu[25]. Il avait reculé, mais Antiochos l’avait rejoint au-delà du Tigre et forcé d’accepter la bataille. Elle ne fut pas longtemps disputée. Dès que les troupes de Molon furent en ligne, son aile gauche passa tout entière à l’ennemi, et ceux qui l’entouraient prirent la fuite. Pour ne pas tomber vivant aux mains du vainqueur, il se tua, et la plupart de ses complices en firent autant. Néolaos, frère de Molon, fuyant à toute bride, alla en Perse trouver son autre frère Alexandre, tua sa mère et les enfants de Molon, après quoi il se donna la mort. Alexandre, saisi d’horreur, imita son exemple. La tragédie prit fin, faute d’acteurs (printemps 220). Le cadavre de Molon, mis en croix à l’entrée des défilés du Zagros, apprit aux populations que l’on ne bravait pas impunément l’autorité royale. La saison étant encore peu avancée, Antiochos prit le temps de relancer en Médie Atropatène le dynaste Artabazane, qui s’était compromis, peut-être malgré lui, dans l’entreprise de son voisin le satrape de Médie. Artabazane, qui était alors très vieux, fut épouvanté ; il fit la paix aux conditions qu’il plut à Antiochos de lui imposer. Celui-ci parait s’être contenté de faire reconnaître officiellement sa suzeraineté et de rançonner quelque peu le dynaste.

Antiochos revint d’Orient vers la fin de l’année 220, débarrassé non seulement de ses ennemis, mais de son incommode tuteur. Le Carien Hermias avait été poignardé en cours de route par des conjurés qui avaient pour complice et ordonnateur du guet-apens le roi lui-même[26].

La situation, telle qu’elle s’était modifiée en son absence, était assurément originale. L’Asie-Mineure ne lui obéissait plus ; elle était aux mains d’un rebelle, mais d’un rebelle inquiet, qui regrettait peut-être déjà d’avoir ajouté un titre compromettant à son pouvoir réel et qui vraisemblablement ne se risquerait plus à prendre l’offensive, surtout avec Attale aux aguets sur ses derrières, s’il n’était soutenu par l’Égypte. D’autre part, les Égyptiens, qui étaient restés neutres en apparence, étaient évidemment complices d’Achæos, et, postés comme ils l’étaient à Séleucie, ils pouvaient causer à Antiochos de fâcheuses surprises, s’il s’éloignait de sa capitale pour faire campagne en Asie-Mineure. Le plus sûr moyen d’abattre Achæos ou de l’amener à faire amende honorable était encore de commencer par vaincre l’adversaire masqué qui guettait l’occasion et croyait pouvoir choisir son heure.

Antiochos résolut donc de l’attaquer en Cœlé-Syrie et de le débusquer préalablement de Séleucie. Au printemps de 219, il réunit ses troupes à Apamée et envoya une avant-garde, commandée par le stratège Théodotos Hémiolios, occuper les défilés qui donnent accès en Cœlé-Syrie. Puis, brusquement, pendant qu’on s’attendait à le voir marcher du même côté, il se dirigea avec le gros de ses forces sur Séleucie, qui se trouva investie par terre et par mer. Des intelligences habilement ménagées dans la place abrégèrent la résistance. Après un assaut qui servit à intimider ceux qu’on n’avait pu acheter, le commandant en chef, Léontios, se voyant entouré de traîtres, se hâta de capituler. Ainsi finit l’occupation égyptienne de Séleucie, qui, depuis plus de vingt ans, rappelait l’humiliation des Séleucides et les tenait comme bloqués dans leur capitale[27].

Maintenant, Antiochos pouvait recommencer avec plus de confiance l’expédition qu’il avait dû abandonner en 221. De ce côté, ses chances de succès dépassèrent ses espérances. Il ignorait qu’il avait déjà en Cœlé-Syrie un allié sur lequel il n’avait pu compter, un traître qu’il n’eut pas besoin d’acheter et qui s’offrit à le servir uniquement pour venger ses propres injures. Cet allié n’était autre que son adversaire de la campagne de 221, Théodotos l’Étolien. Le fier condottiere avait cru s’être acquis alors quelque droit à la reconnaissance de Ptolémée. Ne rencontrant qu’indifférence et ingratitude, il avait sans doute fait sonner un peu haut ses services. C’était se rendre suspect et se classer ainsi parmi les gens dangereux dont Sosibios avait coutume de se débarrasser par l’assassinat. Échappé à quelque louche guet-apens[28], Théodotos avait compris d’où partait le coup et qu’il n’y avait plus de sûreté pour lui en territoire égyptien. Il est même probable qu’il savait sa destitution résolue et son successeur l’Étolien Nicolaos en route pour le remplacer lorsqu’il se décida à appeler Antiochos en Cœlé-Syrie. Il se saisit de Ptolémaïs, fit occuper Tyr par son ami Panætolos et écrivit à Antiochos, qui était encore à Séleucie, d’accourir en toute hâte, promettant de lui livrer les deux villes qu’on pouvait regarder comme les clefs de la Phénicie et de la Cœlé-Syrie.

En recevant cette invraisemblable lettre, Antiochos hésita un instant[29], le temps sans doute de s’assurer qu’elle était bien authentique et ne cachait pas un piège : mais il n’était pas homme à tergiverser longtemps. Il fit toute diligence par le chemin le plus court, la vallée du Marsyas. Mais Théodotos Hémiolios n’avait sans doute pas pu déblayer la voie : cette fois encore, l’armée syrienne se heurta aux forts de Brochi et de Gerrha, qui avaient été pour elle, deux ans auparavant, un obstacle infranchissable. Celui de Gerrha fut, à ce qu’il semble, emporté par les assaillants ; mais l’autre tenait bon. Pour ne pas perdre de temps, Antiochos laissa devant Brochi le gros de son armée et courut avec ses troupes légères au secours de Théodotos l’Étolien, qui était assiégé dans Ptolémaïs par Nicolaos. Celui-ci n’attendit pas le roi : il manœuvra de façon à lui couper la retraite. Mais Antiochos devina le piège : sans même entrer dans Ptolémaïs, il revint sur ses pas à marches forcées, et, culbutant dans la passe de Béryte les lieutenants de Nicolaos, Lagoras de Crète et l’Étolien Dorymène, il rejoignit son armée, qui avait pendant ce temps enlevé le fort de Brochi. Alors, à la tête de toutes ses forces, Antiochos descendit le long de la côte, fut reçu par Panætolos à Tyr, par Théodotos à Ptolémaïs, et trouva dans les arsenaux de ces deux ports un matériel considérable, notamment quarante vaisseaux, dont vingt cuirassés et de haut bord, à quatre rangs de rames au moins [30].

Ces rapides succès jetèrent la panique à Alexandrie. Il paraît que Sosibios n’avait su rien prévoir, ou du moins rien préparer. Il avait cru que Molon et Achæos suffiraient à occuper Antiochos ; il avait compté sans la défection de l’Étolien Théodotos, qu’il s’était flatté de faire disparaître à temps. Et maintenant, le Séleucide, maître des plus grands ports du littoral syro-phénicien, à la tête de troupes aguerries et entraînées par l’élan que donne le succès, allait peut-être envahir l’Égypte avant qu’on eût le temps de mettre la frontière en état de défense. Pour le coup, Ptolémée sortit de sa torpeur[31], et Sosibios, secondé par Agathocle, déploya une activité fébrile. Les forces disponibles furent concentrées à Péluse ; des ordres furent donnés pour que, dans cette région, les canaux fussent ouverts aux eaux du Nil et les puits d’eau douce comblés[32] En même temps, le roi se transporta à Memphis, qui, dans le cas d’une invasion par terre, était plus menacée qu’Alexandrie et où l’approche de l’ennemi aurait pu faire éclater quelque mouvement dangereux pour la domination des Lagides.

Ces premiers préparatifs suffirent pour intimider Antiochos, qui songeait aux échecs retentissants éprouvés jadis, dans des circonstances plus favorables, par Perdiccas et par Antigone le Borgne[33]. Il crut prudent de s’assurer d’abord la possession de la Cœlé-Syrie, où il était entré pour ainsi dire sans combat, mais d’où il n’avait pas encore délogé le stratège égyptien Nicolaos. Il perdit du temps au siège de Dora, petite forteresse cananéenne où s’était jeté Nicolaos et qu’il ne réussit pas à prendre ; puis, inquiet des agissements d’Achæos et voyant venir la mauvaise saison, il prêta l’oreille aux propositions qui lui furent faites en temps opportun par les envoyés de Ptolémée. Il conclut avec le Lagide un armistice de quatre mois, qui devait être, dans sa pensée, le prélude d’un arrangement définitif. Les ambassadeurs égyptiens reportèrent à Memphis l’assurance qu’il acquiescerait, sur l’ensemble du débat, à toute offre raisonnable et était prêt à ouvrir les négociations à Séleucie sur l’Oronte. C’est là qu’il allait passer l’hiver, laissant en Cœlé-Syrie des garnisons et Théodotos l’Étolien, chargé du soin de tout[34].

Antiochos donnait tête baissée dans le piège que lui tendaient les ministres du Lagide. Ceux-ci réparaient de leur mieux les fautes passées. Surpris par les événements, ils voulaient avant tout gagner du temps, endormir l’adversaire, l’empêtrer dans la lente procédure de négociations diplomatiques qu’ils sauraient bien compliquer et traîner en longueur jusqu’au moment où, leurs préparatifs terminés, ils pourraient changer de ton et combattre au lieu de parlementer.

Pendant que leurs diplomates allaient solliciter l’intervention officieuse des Rhodiens, des Byzantins, des Cyzicéniens, des Étoliens[35], dans le but évident d’embrouiller le litige, et que les ambassades, propositions, contre-propositions, protocoles, circulaient entre Séleucie et Memphis, Alexandrie devenait une vaste caserne où s’exerçaient sans relâche, sous la direction de capitaines expérimentés, des mercenaires enrôlés dans tous les pays d’alentour et des recrues de toute provenance. Polybe fait le dénombrement de ces forces, et nous voyons défiler sous nos yeux les noms des plus fameux condottieri de l’époque, Eurylochos de Magnésie, Socrate le Béotien[36], Phoxidas l’Achéen, Ptolémée fils de Thraséas, Andromachos d’Aspendos, Polycrate d’Argos, Échécrate de Thessalie, les Crétois Cnopias d’Allaria et Philon de Knosos, Ammonios de Barca, Dionysios le Thrace. Ce qui est à remarquer, c’est que, parmi les 75.000 hommes environ dont se composait l’armée réunie à Alexandrie figurent 20.000 Égyptiens organisés en phalange et commandés par Sosibios lui-même, sans compter 6.000 Libyens répartis moitié dans l’infanterie, moitié dans la cavalerie. C’est la première fois peut-être que nous voyons les Lagides mettre des armes aux mains des indigènes et les former à la tactique gréco-macédonienne. S’il y avait à cela quelque imprudence, la nécessité présente fit passer par dessus les précautions jusque-là observées[37].

L’hiver de 219/8 se passa, comme Sosibios l’avait prévu, en négociations infructueuses. Sosibios, installé à Memphis, avait envoyé à Séleucie des ambassadeurs à qui, pour prévenir toute indiscrétion, il cachait les préparatifs faits à Alexandrie. Il présentait des objections tirées du traité préalable intervenu en 302 entre les rois coalisés contre Antigone, traité que les négociateurs syriens déclaraient annulé par le partage définitif de 301, Ptolémée Soter n’ayant pas tenu les engagements en échange desquels la Cœlé-Syrie lui avait été promise. La discussion ainsi engagée n’avançait pas. A la fin, quand Ptolémée émit la prétention de comprendre dans le futur traité son allié Achæos, Antiochos s’indigna qu’il fût question de l’apostat et rompit les pourparlers. Sa déception fut grande. Il s’était persuadé jusque-là que la Cœlé-Syrie et la Phénicie lui étaient bel et bien acquises et que les conseillers de Ptolémée n’oseraient pas, pour lui en disputer un lambeau, courir le risque d’une guerre à outrance. Aussi avait-il négligé d’exercer ses soldats et de les tenir en haleine. Et pourtant, il fallait maintenant reprendre le harnais, sous peine de perdre tout le fruit de la campagne précédente.

Il entra donc de nouveau en Cœlé-Syrie, cette fois en suivant la côte phénicienne, à portée de sa flotte, qui, sous les ordres de Diognétos, accompagnait sa marche. Les Aradiens lui offrirent spontanément leur alliance. Sur les bords du Damouras, entre Baryte et Sidon, il rejoignit Théodotos l’Étolien. Un peu plus loin, il se heurta à l’avant-garde de Nicolaos, qui occupait les défilés du Platanos. Les Égyptiens avaient mis à profit le temps de relâche occupé par les négociations. D’amples approvisionnements avaient été accumulés à Gaza : Nicolaos avait reçu des renforts, et il avait, lui aussi, pour appuyer ses mouvements, une flotte de trente vaisseaux pontés et plus de quatre cents bâtiments de transport, commandée par le navarque Périgène. Les deux armées et les deux flottes se trouvaient donc ainsi en présence.

Antiochos prit l’offensive et lança bravement son armée, divisée en trois corps, contre les positions de Nicolaos, pendant que les deux flottes s’avançaient l’une contre l’autre. La rencontre tourna de part et d’autre à l’avantage des Syriens. Nicolaos s’enfuit avec ses troupes débandées à Sidon, où le rejoignit aussitôt Périgène. Sidon fut mise sans tarder en état de défense, et les Syriens ne jugèrent pas à propos d’en faire le siège. Diognétos conduisit sa flotte à Tyr, pendant qu’Antiochos, s’écartant de la côte, entrait avec son armée dans les fertiles régions de la Galilée. Philotéria, sur le rivage occidental du lac de Génézareth, et plus loin Scythopolis, firent leur soumission ; la place forte d’Atabyrion fut emportée d’assaut, et Antiochos se trouva ainsi maître de tout le nord de la Palestine. Puis, passant le Jourdain, il envahit la Pérée, en balaya les garnisons égyptiennes (Abila et Gadara), et, secondé par les Arabes des régions circonvoisines, parvint, après un siège assez pénible, à s’emparer de Philadelphie (Rabbath-Ammon). Ses rapides succès avaient provoqué des défections dans les rangs des mercenaires et même des fonctionnaires égyptiens. Après la prise d’Atabyrion, un certain Céræas, hyparque de Ptolémée, était passé du côté d’Antiochos, et son exemple avait été aussitôt suivi par un commandant militaire, Hippolochos de Thessalie, qui amena au camp syrien ses quatre cents cavaliers[38]. La saison s’avançant, Antiochos jugea la campagne terminée. Pour assurer la garde de ses conquêtes, il installa une garnison à Gaza, à Rabbath-Ammon le stratège Nicarchos avec des forces respectables ; et, au nord, Hippolochos et Céræas furent détachés avec cinq mille hommes du côté de Samarie. Quant à lui, il alla prendre ses quartiers d’hiver à Ptolémaïs[39].

La Cœlé-Syrie semblait décidément perdue pour l’Égypte. Quelque activité qu’eût déployée — un peu tard — le ministre Sosibios, il n’avait pu ni jeter en Syrie des forces suffisantes, ni décider à une collaboration active son allié Achæos, qui, toujours indécis, occupait ses mercenaires en Pisidie, pendant qu’Attale, à la tête de bandes gauloises, lui reprenait une à une les villes du littoral ionien. Mais la possession de la Cœlé-Syrie était pour l’Égypte d’un intérêt vital, et deux campagnes désastreuses n’avaient nullement découragé la ténacité industrieuse de Sosibios. Loin d’abandonner la partie, il était enfin prêt à tenter l’effort suprême.

Au printemps de 217, l’armée égyptienne, la grande armée qui n’avait pu entrer en ligne l’année précédente, partit d’Alexandrie. Elle comptait 70.000 hommes de pied[40], 5.000 cavaliers, 73 éléphants, et elle était commandée par Ptolémée en personne, accompagné de sa sœur Arsinoé. Le ministre Sosibios avait pris le commandement de la phalange indigène, un corps de formation nouvelle, que les autres chefs n’auraient pas voulu ou su manier. Antiochos, qui avait passé l’hiver à Ptolémaïs et renforcé son armée de nouvelles recrues, mit sur pied toutes ses troupes pour aller au devant de l’ennemi. Dans cette armée syrienne, bizarre mélange de toutes les nations, figuraient pêle-mêle des Dahes, Carmaniens, Agrianes, Perses, Mèdes, Cissiens, Cadusiens, des Arabes, des Ciliciens, des Thraces, des Crétois et Néocrétois, des Lydiens, des Cardaces gaulois, enfin, des mercenaires helléniques. L’effectif total se montait à 62.000 hommes de pied, 6.000 cavaliers et 102 éléphants.

Telles furent les forces, sensiblement égales de part et d’autre, qui se heurtèrent à Raphia[41], à peu près à moitié chemin entre Gaza, dont Antiochos rallia en passant la garnison, et Rhinocoloura, où l’armée égyptienne avait franchi la frontière. Durant les quelques jours que passèrent à s’observer les deux armées, campées à cinq stades (1.200 m.) l’une de l’autre, Ptolémée faillit être poignardé dans sa tente par l’Étolien Théodotos. Le coup ne manqua que par l’effet du hasard, Ptolémée ne se trouvant pas cette nuit-là dans sa tente d’apparat. L’Étolien se retira sain et sauf avec ses deux acolytes, après avoir massacré, à défaut du roi, Andréas, le médecin de Ptolémée[42]. Qu’il fût ou non intimidé par une telle preuve d’audace, Ptolémée ne pouvait plus reculer. Derrière lui s’étendait le désert sans eau qu’il avait mis cinq jours à franchir, et son armée n’avait de vivres que ceux qu’elle avait emportés de Péluse. Il se décida à attaquer, et prit en personne le commandement de son aile gauche, faisant face à son rival, qui conduisait l’aile droite de l’armée syrienne. Il avait à ses côtés sa sœur Arsinoé, la reine par destination, qui, délaissée à la cour, se retrouvait sa fidèle compagne au moment du danger.

La bataille fut terrible, et, dès le début, la défaite des Égyptiens parut certaine. Les éléphants africains lâchèrent pied devant les colosses asiatiques, et portèrent le désordre dans les rangs massés derrière eux. L’aile gauche de Ptolémée fut ainsi mise en déroute, et Ptolémée lui-même entraîné par les fuyards. Un auteur anonyme[43] raconte qu’Arsinoé, les cheveux épars et toute en larmes, conjurait les soldats de tenir bon, promettant à chacun d’eux une gratification de deux mines d’or après la victoire. Mais, grâce à la fougue juvénile d’Antiochos, qui fut toute sa vie un mauvais général, ce premier désastre fut précisément ce qui ramena la fortune du côté des Égyptiens. Antiochos se lança à la poursuite de l’aile débandée, sans plus s’occuper de ce qui se passait sur d’autres parties du champ de bataille. Il en résulta que l’aile droite égyptienne, ayant réussi à enfoncer l’aile gauche de l’adversaire, se rabattit sur le centre, où les deux phalanges étaient aux prises, et que la phalange syrienne, se voyant cernée, se débanda à son tour. Ce fut alors un carnage. La phalange égyptienne, énergiquement entraînée par Sosibios et Andromachos, ayant à son centre Ptolémée, qu’Antiochos cherchait sans doute à atteindre dans sa course folle, poussait ses adversaires éperdus sur la pointe des épées de l’infanterie et de la cavalerie ramenées de l’aile droite par le mouvement tournant. Quand Antiochos revint en arrière, la bataille était perdue pour lui. L’armée syrienne laissait sur le terrain près de 10.000 fantassins, plus de 300 cavaliers, et environ 4.000 prisonniers aux mains de l’ennemi, tandis que Ptolémée n’avait perdu que 4.500 fantassins environ et 700 cavaliers. Il est vrai que sa cavalerie avait été plus éprouvée que celle de l’ennemi et qu’il n’avait presque plus d’éléphants, tandis qu’Antiochos conservait, à cinq près, tous les siens. Mais la victoire des Égyptiens n’en était pas moins éclatante et décisive[44].

Antiochos en jugea ainsi, car, tout en protestant qu’il était victorieux pour sa part et en récriminant contre la poltronnerie des siens, il recula en toute hâte sur Raphia. Le lendemain, après avoir essayé de reformer les rangs et de faire face à l’ennemi, il battit en retraite sur Gaza. Il n’y resta que le temps nécessaire pour obtenir de Ptolémée la permission d’enterrer ses morts ; après quoi, il rentra à Antioche avec ses troupes démoralisées, sans chercher à disputer en détail au vainqueur la Cœlé-Syrie, sans imaginer qu’il eût autre chose à faire qu’à se résigner et à faire la paix à tout prix. Son abattement était égal à ce qu’avait été quelques jours avant sa présomption. Il avait peur de la foule, peur d’Achæos, qu’il voyait déjà prêt à saisir l’occasion ; il lui semblait que tout allait crouler sur sa tête[45]. La médiocrité de ce faux grand homme devint plus visible avec l’âge et l’usure de l’étoffe ; mais on put s’apercevoir de bonne heure qu’il ne savait ni prévoir ni supporter les revers.

Ptolémée n’eut garde de repousser les propositions d’un adversaire qui lui donnait partie gagnée. Sans doute, il aurait pu tout oser et tirer d’un succès inespéré des conséquences invraisemblables ; mais il était lui-même surpris et comme défiant de sa propre fortune. Du reste, il lui tardait déjà — Polybe l’avoue pour lui — de reprendre ses habitudes et d’aller jouir de son triomphe à Alexandrie. Aussi, après avoir affecté d’abord des airs hautains pour déguiser son empressement, il accorda aux envoyés d’Antiochos une trêve d’un an et délégua Sosibios à Antioche pour négocier une entente définitive[46]. Antiochos lui restituant d’ores et déjà les deux places qu’il occupait encore, Ptolémaïs et Tyr, il n’eut plus qu’à prendre paisiblement possession de la Cœlé-Syrie. Les populations, qui, somme toute, préféraient la domination des Lagides à celle des Séleucides, lui firent partout bon accueil, multipliant les démonstrations officielles, couronnes, autels et toute espèce de choses semblables. Il y répondait, de son côté, en faisant ses dévotions dans les temples[47], se montrant libéral à propos, rétablissant l’ordre et la concorde dans les cités.

C’est sans doute au cours de cette tournée de trois mois qu’il vint à Jérusalem et qu’il apprit à connaître par expérience personnelle le fanatisme juif. L’auteur du troisième livre des Macchabées assure que Philopator, après avoir offert des présents à Jahveh, voulut entrer dans le Saint des Saints, malgré la défense du grand-prêtre ; qu’à cette nouvelle, toute la ville se souleva, et que le roi, frappé d’une sorte de terreur surnaturelle, fut emporté évanoui par ses gardes du corps. C’est comme une contrefaçon de la légende d’Héliodore, racontée au deuxième livre des Macchabées et destinée également à inspirer aux Gentils un respect superstitieux pour la demeure du dieu des Juifs[48] Le pieux narrateur ajoute que Philopator s’en retourna tout courroucé à Alexandrie et qu’il voulut forcer tous les Juifs de la ville à sacrifier aux faux dieux, menaçant de faire écraser par des éléphants tous ceux qui s’y refuseraient, mais que Dieu sut déjouer ses mauvais desseins. Au lieu d’écraser les Juifs enfermés dans l’Hippodrome, les éléphants préalablement enivrés se retournent contre les soldats du roi qui, épouvanté et converti, rend par édit la liberté aux Juifs. D’autre part, une notice provenant peut-être d’une source analogue parle de quarante ou même de soixante mille Juifs qui auraient péri les armes à la main[49]. On ne saurait faire fond sur des élucubrations de ce genre. Il est certain qu’une rébellion à main armée des Juifs, se terminant par une telle effusion de sang, ne serait pas restée ignorée de Polybe et aurait retenu Ptolémée plus de trois mois en Cœlé-Syrie. D’autre part, l’extermination projetée des Juifs alexandrins, ou même leur conversion à l’hellénisme, eût été absolument contraire à la politique des Lagides, qui considéraient la présence de l’élément juif dans les grandes villes comme une garantie contre les coalitions et émeutes populaires[50]. Il est donc prudent de ne pas surcharger de ce hors d’œuvre le texte de Polybe.

Au bout de trois mois, laissant le gouvernement de la Syrie au vaillant Andromachos d’Aspendos, Ptolémée retourna avec sa sœur et ses amis à Alexandrie, où l’on ne fut pas peu étonné de revoir le roi tout à coup transformé en foudre de guerre[51].

 

§ II. — LA POLITIQUE INTÉRIEURE ET ÉTRANGÈRE.

Pendant qu’il retournait à ses plaisirs, libre de tout souci et comptant désormais sur Achæos pour occuper le Séleucide, les Égyptiens qu’il avait armés au moment du danger et licenciés ensuite — probablement sans les récompenser — faisaient leurs réflexions sur la fragilité de cette domination étrangère qui avait eu besoin d’eux pour se soutenir. Ptolémée s’aperçut bientôt qu’en armant des indigènes, Égyptiens et Libyens, pour lutter contre Antiochos, il avait pris une résolution avantageuse pour le moment présent, mais pernicieuse pour l’avenir. En effet, enorgueillis par leur succès à Raphia, les Égyptiens n’étaient plus disposés à supporter qu’on leur donnât des ordres : ils cherchaient un chef et un prétexte, se croyant capables de se suffire à eux-mêmes. Ils mirent finalement leur dessein à exécution, et pas longtemps après[52]. C’est dans le récit des événements survenus au cours de l’année 216 que Polybe intercale ces réflexions, marquant ainsi la place où il aurait inséré les faits visés s’il n’avait préféré ajourner, pour la reprendre en bloc, l’histoire des affaires intérieures de l’Égypte sous Philopator. Malheureusement, la partie de l’ouvrage de Polybe où se trouvait ce compte rendu a disparu, à l’exception de quelques fragments, creusant un vide de plus dans les annales déjà si pauvres du règne de Philopator.

L’inscription de Rosette, rédigée vingt-deux ans plus tard, huit ans après la mort de Philopator, atteste que les troubles intérieurs de l’Égypte se sont prolongés sous le règne suivant. Il y est question de chefs qui s’étaient mis à la tète des rebelles du temps de Philopator et qui furent châtiés par son fils. Il s’agit donc d’une série plus ou moins continue de révoltes, de complots, d’agitations incoercibles, qui dénotaient dans le pays une effervescence dangereuse, provoquant de la part du gouvernement royal une série parallèle de mesures répressives, de tracasseries policières, d’exécutions, de représailles ; tous menus faits que Polybe avait voulu grouper pour épargner à son lecteur la fastidieuse monotonie des répétitions espacées dans l’ordre chronologique. Sauf, dit-il, la cruauté et les iniquités commises de part et d’autre, la guerre dont je viens de faire le récit n’offre ni bataille rangée, ni siège, ni rien autre chose qui soit digne de mémoire[53]. Les patriotes égyptiens avaient dû trouver le chef ou plutôt les chefs dans quelques descendants plus ou moins authentiques des anciens Pharaons, et, suivant l’usage de leurs devanciers, s’installer dans les marécages du Delta pour mener de là une guerre de partisans, surprendre les collecteurs royaux, rallier autour d’eux les mécontents, perpétuer enfin une agitation qui minait le prestige de la dynastie. Mis hors la loi, ils répondaient aux rigueurs par des représailles, et cette guerre au couteau se poursuivait ainsi sans aboutir. A la longue cependant, la contagion de l’exemple paraît avoir allumé un autre foyer de rébellion dans la Haute-Égypte. L’inscription dédicatoire du temple d’Edfou nous apprend que les travaux furent interrompus par une insurrection en l’an XVI de Philopator (207/6 a. Chr.) et ne furent repris qu’en l’an XIX de son fils Épiphane (186). Des bandes d’insurgés s’étaient retranchées dans l’intérieur du temple, pendant que la révolution faisait rage à la fois au nord et au midi.

Il est à croire que ces troubles intérieurs n’alarmèrent pas autrement les conseillers de Ptolémée : la plaie ne devint grave que par la suite. Ils se gardèrent bien d’accepter les secours que leur offrirent, sous prétexte probablement de défendre l’autorité légitime contre les révolutionnaires ou de protéger le commerce international, Philippe de Macédoine et même Antiochos[54]. Contre les rebelles et prétendants de la Haute-Égypte, il est possible qu’ils aient eu l’alliance ou la neutralité du vieux roi de Nubie, Ergamène (Arqamen), dont le nom se lit sur les murs du temple de Dakkeh (Pselcis), fraternellement associé à celui de Ptolémée[55]. Pour le moment, ils suivaient de fusil, avec la ferme intention de ne s’y point mêler, deux spectacles intéressants : en Orient, la lutte d’Antiochos et d’Achæos ; en Occident, le grand duel engagé entre Rome et Carthage.

Réduit à ses seules forces, Achæos ne tint pas longtemps la campagne. Ptolémée croyait avoir assez fait pour lui en essayant de lui assurer par traité la royauté d’Asie-Mineure : ni les Rhodiens, ni les Byzantins, qui sollicitaient naguère son alliance, ne se souciaient de le soutenir contre Antiochos et peut-être contre Attale[56]. Il fut bientôt bloqué dans Sardes (215-214) par l’armée syrienne, et finalement acculé, avec un petit nombre de partisans, dans la citadelle. Celle-ci était imprenable autrement que par la famine ; mais la capture d’Achæos n’était plus qu’une affaire de temps. Sosibios tenta alors de sauver au moins la vie d’Achæos en le faisant évader. Il expédia d’Alexandrie un Crétois nommé Bolis, qui avait des amis parmi les mercenaires crétois employés au blocus de la citadelle, avec dix talents destinés à acheter les complaisances indispensables. Mais Bolis, qui tenait l’argent, trouva que le moyen d’augmenter ses bénéfices était de livrer Achæos à Antiochos. C’est ainsi que Achæos, appréhendé au moment où il s’évadait en compagnie de son prétendu sauveur, fut mis à mort. Antiochos voulut faire un exemple. Comme il avait crucifié le cadavre de Molon, il fit attacher au pilori le corps décapité d’Achæos, cousu dans une peau d’âne. Terrifiés, les derniers défenseurs de la citadelle, Aribaze et Laodice, l’épouse d’Achæos, mirent fin à leurs discordes intestines en ouvrant les portes aux assiégeants[57]. Tout ce qu’avait possédé Achæos en Asie-Mineure fut de nouveau rattaché à l’empire des Séleucides. Nous ignorons absolument si Antiochos prit alors des arrangements avec Attale de Pergame pour délimiter leurs frontières respectives. Il y a tout lieu de penser qu’Attale, n’ayant aucun intérêt à abattre Achæos au profit d’un voisin encore plus redoutable, était resté à peu près neutre durant cette guerre, et qu’Antiochos, à qui sa neutralité suffisait, lui laissa ce qu’il avait pu regagner sur Achæos au cours des dernières années. C’était un compte à régler plus tard. Satisfait de ce côté, Antiochos s’occupa des préparatifs de la grande expédition qu’il allait entreprendre dans l’Extrême-Orient, dans ces régions où, depuis le temps de Séleucos Il, la suzeraineté des Séleucides n’était plus guère qu’une fiction légale. L’expédition se prolongea pendant plusieurs années (212-205) et délivra la cour d’Alexandrie de tout souci en ce qui concernait la Cœlé-Syrie.

La guerre entre Romains et Carthaginois intéressait officiellement les gouvernants alexandrins, en ce sens que les Romains étaient, depuis le temps de Philadelphe, les amis et alliés des Lagides. C’était là une alliance qui ne comportait guère d’engagements réciproques. Elle avait été négociée dans le but d’ouvrir l’Italie au commerce égyptien, avec l’arrière-pensée d’utiliser au besoin l’amitié romaine contre la Macédoine. Les Lagides n’en acceptaient que les avantages et n’entendaient nullement en faire un pacte qui les obligeât, le cas échéant, à voler au secours des Romains. Ils étaient aussi et voulaient rester les amis des Carthaginois. Ptolémée prenait grand soin de ne rien faire qui pût le brouiller avec les uns ou avec les autres. Lorsque, en 216, le Campanien Magius Decius, échappé aux mains des Carthaginois, lui fut amené à Alexandrie, il ne lui rendit la liberté qu’après avoir constaté que Decius avait été incarcéré par Hannibal contre la lettre d’un traité, sans quoi le fugitif eût été rendu au capitaine carthaginois que la tempête avait forcé d’aborder à Cyrène[58]. Il faut dire que les Romains venaient d’être écrasés à Cannes et que Ptolémée eut quelque mérite à protéger un vaincu. Lorsque, après la mort d’Hiéron II (215), le nouveau roi Hiéronyme, un enfant de quinze ans, préférant l’exemple de son père Gélon aux sages recommandations de son grand-père, se jeta étourdiment dans l’alliance carthaginoise, il envoya en même temps des agents à Hannibal en Italie, et son oncle Zoïppos à Alexandrie. Ptolémée se garda bien d’accepter ses avances, et il eut tout lieu de s’en applaudir. Zoïppos n’avait pas encore quitté Alexandrie qu’une révolution éclatait à Syracuse, renversant le trône sur les cadavres d’Hiéronyme et des membres de la famille royale[59]. En même temps, la chance tournait et la ténacité romaine fixait la proverbiale inconstance de la Fortune.

La cour d’Alexandrie ne se laissa pas entraîner non plus à franchir, du côté des Romains, les limites de la neutralité bienveillante. En 210, la disette avait fait monter le prix du blé en Italie jusqu’à 15 drachmes le boisseau. Le sol était ravagé par la guerre jusqu’aux portes de Rome, et en un moment, dit Polybe, où le monde civilisé était partout en armes, il n’y avait de secours à attendre que de l’Égypte, le seul pays qui fût alors en paix[60]. Le Sénat envoya donc à Alexandrie deux ambassadeurs, M. Atilius et M’. Acilius, pour remémorer et renouveler l’amitié des deux peuples, avec des présents, une toge, une tunique de pourpre et un siège d’ivoire pour le roi, une robe brodée avec manteau de pourpre pour la reine[61]. Tite-Live, qui vient d’énumérer des cadeaux analogues faits à Syphax et d’autres roitelets africains, ne veut pas connaître le motif réel de l’ambassade et ne dit rien de la demande qui dut être glissée au milieu des congratulations. Mais on ne saurait douter que le but fut atteint et que le blé expédié d’Alexandrie paya largement des présents si désintéressés. Les envoyés du Sénat durent rapporter à Rome, par surcroît, l’assurance que le Lagide préférait le plaisir aux intrigues, et que, si on ne pouvait songer à se servir de lui contre Philippe de Macédoine, en revanche, on n’avait pas à craindre de le voir entraîné, comme Philippe, dans une alliance avec Hannibal. Qu’importait le reste du monde à un homme qui semblait ne pas se préoccuper même de l’avenir de sa dynastie, restée jusque-là sans héritier ?

La naissance de cet héritier, qui survint peu de temps après (8 oct. 209)[62], et les présents apportés à la reine par l’ambassade romaine nous montrent que Ptolémée s’était enfin décidé à épouser sa sœur Arsinoé. Longtemps tenue à l’écart, traitée en orpheline pendant que la maîtresse en titre, Agathoclia, sœur du favori Agathocle et instrument de domination pour les ministres, régnait à sa place, l’infortunée princesse, qui avait montré tant de courage et de tendresse pour son frère à Raphia, reçut enfin le titre — et guère plus que le titre — auquel elle avait droit. Sur la date de cet événement, nous n’avons d’autre indication assurée que la naissance du futur Ptolémée Épiphane. Il est probable que le mariage, différé d’abord à cause de l’âge de Arsinoé, fut ajourné ensuite, et au-delà du nécessaire, par les calculs des ministres, qui trouvaient leur compte au voluptueux célibat du monarque et pouvaient se demander si la reine ne chasserait pas la maîtresse[63]. Mais ils avaient aussi à craindre que le roi, prématurément usé par la débauche, mourût sans laisser d’héritier, et la perspective d’une longue minorité à exploiter leur souriait plus que celle d’une révolution. Arsinoé accomplit la tâche qu’ils lui destinaient en assurant l’avenir de la dynastie. Aussi s’empressèrent-ils de faire associer au trône l’enfant encore au berceau[64]. Elle cessait dès lors d’être utile à leurs yeux pour redevenir ce qu’elle avait été jusque-là, un obstacle sur leur chemin.

C’est assez dire qu’il n’y a pas trace d’une influence quelconque d’Arsinoé dans la politique, intérieure ou extérieure, de la cour d’Alexandrie. Arsinoé III n’a que le nom de commun avec la grande Arsinoé II Philadelphe. Après comme avant, la politique égyptienne était toute à la paix, et le pays, seul indemne de la fièvre belliqueuse qui sévissait tout autour de la Méditerranée, en recueillait le bénéfice. De temps à autre, les diplomates égyptiens offraient leurs bons offices pour pacifier les agitations qui nuisaient de plus près au commerce, mais en collaboration avec d’autres et sans insister. Dès le début de la guerre entre Philippe de Macédoine et les Étoliens ou Guerre Sociale, les ambassadeurs alexandrins s’étaient joints à ceux de Chios, de Rhodes et de Byzance pour étouffer une querelle qui servait l’astucieuse politique de Rome. La paix de Naupacte (217) n’avait été qu’une trêve. Les Hellènes eurent bien vite oublié les remontrances patriotiques du stratège étolien Agélaos de Naupacte les conjurant de songer aux Barbares d’Occident, Carthaginois ou Romains, qui profiteraient de leurs discordes pour les asservir[65]. En 214, la guerre recommençait, et les belligérants appelaient eux-mêmes l’intervention étrangère, Philippe ayant déjà fait alliance avec Hannibal (215) et les Étoliens recherchant l’alliance des Romains. Ceux-ci conclurent avec les Étoliens un pacte (212) auquel s’empressa d’accéder Attale de Pergame. La Grèce était de nouveau en feu. Les Rhodiens, alarmés et lésés dans les intérêts de leur négoce, essayèrent encore une fois d’arrêter les hostilités, et, cette fois encore, avec le concours de l’Égypte. Les Athéniens eux-mêmes s’étaient émus ; ils commençaient à avoir peur non seulement de l’ennemi héréditaire, le Macédonien, mais aussi de leurs amis, en voyant Attale s’installer à Égine, saccagée à fond, vidée de ses habitants par les Romains et vendue par les Étoliens au roi de Pergame (210)[66]. Les envoyés de Rhodes, de Chios, d’Athènes, et ceux de Ptolémée tentèrent à Phalara, en 208, puis à Héraclée, un essai de conciliation que firent échouer les exigences des Romains et d’Attale. L’année suivante, nous retrouvons encore les ambassadeurs rhodiens et égyptiens, avec ceux de Chios, de Byzance et de Mitylène, à Naupacte, en conférence avec les belligérants. Mais, en 207, les Romains, victorieux sur le Métaure, avaient refoulé Hannibal dans le sud de l’Italie ; ils n’entendaient pas laisser Philippe reprendre haleine, et ils s’arrangèrent de façon à faire échouer encore les négociations. Ptolémée se le tint pour dit : à insister davantage, il risquait de se brouiller avec les Romains, et il n’était pas homme à conspirer lui-même contre son repos. On ne voit pas qu’il ait pris une part quelconque aux pourparlers qui aboutirent à la paix générale de 205, due uniquement à la lassitude de tous les partis[67].

Il paraît cependant avoir eu quelque velléité de tirer, lui aussi, quelque avantage de cette situation troublée. Un texte isolé de Strabon nous apprend que Ptolémée Philopator avait commencé à fortifier Gortyne, mais ne poursuivit pas les travaux[68]. Il s’agit là probablement d’une intervention officieuse, provoquée par les guerres intestines qui constituaient le régime normal de l’île. Gortyne, qui tenait pour le parti achéo-macédonien, effrayée peut-être par le cruel traitement infligé aux Éginètes, dut faire appel à Ptolémée et obtenir de lui au moins des subsides pour des travaux de défense. C’était pour l’Égypte une occasion de reprendre pied dans l’Archipel et de récupérer de proche en proche tout ou partie de son ancien protectorat. Mais il eût fallu pour cela un effort dont le gouvernement égyptien était incapable. On construisait à Alexandrie des navires de luxe, mais on n’entend plus parler de flotte de guerre. La mer appartenait aux nouvelles puissances maritimes, aux Rhodiens, à Attale, aux Romains. Ptolémée craignit sans doute d’être entraîné dans quelque aventure, s’il acceptait un rôle actif dans le nid de brouillons et de pirates qu’était la Crète[69].

Nous arrivons, en louvoyant à travers ces épaves de la tradition historique[70], à la fin du règne de Philopator. Il est temps de jeter un coup d’œil en arrière et de résumer ce que nous savons de la vie intime du roi, puisqu’aussi bien le mystère qui plane sur sa mort serait sans cela inintelligible.

 

§ III. — LA FIN DU RÈGNE.

On a vu plus haut comment, dès le début du règne, une série de crimes fit disparaître l’oncle, le frère, la mère du roi et le fâcheux Cléomène. Philopator tomba sous la tutelle de favoris qui prirent à tâche de développer ses mauvais penchants. Il faudrait, pour dépeindre l’ignoble et crapuleuse existence où se complut dès lors Ptolémée IV, réunir une foule de traits et d’anecdotes non datés, qui exagèrent encore par leur rapprochement la teinte sombre du tableau[71]. Il y a aussi des progrès dans le vice ; il n’est pas probable que Philopator soit tombé du premier coup au plus profond de l’abjection : il laissa même sur ce point quelque chose à inventer à ses successeurs. Polybe dit lui-même que c’est surtout après la campagne victorieuse de Cœlé-Syrie que le roi se vautra dans la débauche[72]. Un trait de son caractère que Polybe signale dès le début, c’est, avec la paresse, une sorte de défiance à l’égard de tous ceux qui n’étaient pas de son cercle intime[73]. Il était d’abord difficile, défendant son loisir avec une égale âpreté contre les curieux et les fâcheux et ne se sentant à l’aise que derrière des portes closes. Là, au milieu de ses maîtresses et de ses mignons, auxquels il avait soin d’adjoindre, pour varier ses plaisirs, des hommes de lettres, poètes, grammairiens, philosophes même, gens rompus à tous les exercices de l’esprit et passés maîtres en fait de flatteries[74], au milieu des bouffons qu’il faisait racoler de temps à autre par la ville pour égayer ses orgies[75], Ptolémée jouissait à sa façon de sa royauté. Tout ce monde de courtisans, aussi vicieux que leur maître, s’ingéniait à tenir à distance, par toutes sortes d’inventions nouvelles, la pire ennemie du plaisir, la satiété. On jouait la comédie ; on organisait des processions bachiques, où le roi, convenablement ivre, trônait en Dionysos, à moins qu’il ne préférât, les cymbales en main, mener le cortège hurlant autour de ses jardins ou le conduire à sa résidence de Canope. La forme la plus louable de son zèle fut un goût, fortement mélangé de vanité, pour la littérature dramatique. Il ambitionnait les succès de théâtre. On cite de lui une tragédie intitulée Adonis, où il avait la prétention de rivaliser avec Euripide et sur laquelle son bien-aimé Agathocle écrivit un commentaire[76]. Le temple qu’il éleva à Homère était un hommage offert au roi des poètes par le roi des dilettantes[77].

Philopator, sans frein moral, débauché, fastueux et lettré, est pour l’historien — avec Démétrios Poliorcète et Philadelphe — un des premiers types d’esthète couronné, comme on en vit plus tard dans sa propre lignée et ailleurs. Entre autres fantaisies dispendieuses, il eut le goût des constructions navales d’un agencement ou d’un tonnage extraordinaire. Déjà Philadelphe avait eu cette manie ; ses ingénieurs lui avaient construit des navires possédant jusqu’à trente rangs de rames. Philopator voulut le surpasser. Athénée décrit, d’après Callixène de Rhodes, un vaisseau monstre, à quarante rangs de rames, ayant deux proues armées de sept éperons, deux poupes pourvues de quatre gouvernails, mesurant 280 coudées (129m) de long, 38 entre les bordages, et relevant ses deux châteaux d’avant et d’arrière à 48 et 53 coudées au-dessus de la ligne de flottaison. Il avait fallu échafauder pour le construire un chantier dans lequel il était entré, dit l’hyperbolique narrateur, autant de bois que dans cinquante quinquérèmes, et on fut obligé de creuser un canal à pied d’œuvre pour le lancer à la mer. Plus gigantesque encore et surtout plus somptueux était le palais flottant ou thalamège que Philopator avait fait construire pour promener sa voluptueuse personne et sa cour sur le Nil. Salles de festin, chambres à coucher, portiques, galeries servant à la promenade, profusion de bois précieux, d’ivoire, de bronze doré, de tapis et tentures de toute sorte, tel était ce chef-d’œuvre de la science et de l’art mis au service d’un maniaque. Il est bon toutefois d’avertir que nous avons affaire ici au témoignage de Callixène de Rhodes, le même qui a déjà mis notre foi à une si rude épreuve en décrivant la pompe de Philadelphe, ou plutôt, dans le fragment que nous possédons, la partie dionysiaque de la susdite procession.

Il se peut que Callixène ait décrit le thalamège à la suite, et que cette espèce de palais flottant ait été aussi destiné à des processions bachiques d’un genre inédit. Dans la cervelle bourdonnante d’un roi désœuvré, le culte de Dionysos devint une sorte d’obsession, qui prêtait à rire, car on savait le fidèle toujours plein de son dieu. C’est évidemment la chronique populaire qui a fourni la partie anecdotique de la biographie en plusieurs livres écrite par Ptolémée fils d’Agésarchos et intitulée Histoires concernant Philopator[78]. Ptolémée, en dépit de ses crimes, n’était pas assez craint pour échapper par la terreur au ridicule, et l’esprit caustique des Alexandrins dut se donner libre carrière. Le surnom de Dionysos[79] — que reprit officiellement son descendant et imitateur Ptolémée (Aulète) Néos Dionysos — n’était pas pour lui déplaire ; mais on lui donnait aussi les sobriquets moins respectueux de Galle et de Tryphon. Philopator s’était fait faire une généalogie qui le faisait descendre authentiquement de Dionysos : il avait mis en tête des tribus alexandrines la tribu Dionysia, subdivisée elle-même en dèmes dont les éponymes étaient pris dans les légendes dionysiaques[80]. Enfin, il avait fondé en l’honneur de son ancêtre divin des réjouissances ou plutôt des ripailles populaires. Ératosthène, qui avait vu de près toutes les ignominies du règne et qui vécut assez longtemps pour écrire une sorte d’éloge funèbre de la reine martyre, racontait qu’un jour Arsinoé, voyant un individu porter des rameaux verts, demanda à cet homme quelle était la fête du jour. Apprenant que c’était la fête de la Bouteille, dont la dernière cérémonie était une beuverie universelle en plein air, elle ne put cacher à ses familiers le dégoût que lui inspiraient ces malpropretés par trop démocratiques et la honte qu’elle en éprouvait pour la dignité royale[81]. C’est la seule occasion que nous fournissent les textes de voir passer dans le fond de la scène la figure mélancolique de la délaissée et d’entendre ses propres paroles, recueillies par le vieillard qui, n’ayant pu la protéger, voulut au moins venger sa mémoire.

La dévotion bachique, qui était comme une combinaison des initiations et orgies mystiques avec à culte de Sérapis[82], entre pour une part dans les préoccupations qui firent de Philopator un réformateur religieux. Sa sollicitude s’étendit à la religion indigène, pour laquelle il se montra grand bâtisseur de temples[83] ; mais elle s’appliqua surtout à l’extension et réorganisation du culte dynastique sous ses deux formes, égyptienne et grecque. On peut dire que nul ne prit plus de souci de resserrer l’union du trône et de l’autel. Jusque-là, les Ptolémées laissaient le clergé indigène célébrer leur filiation divine conformément au protocole pharaonique ; mais ils n’avaient pas jugé à propos de transporter ces formules ampoulées dans les documents de langue grecque, où elles risquaient de paraître ridicules. Un papyrus récemment découvert montre que l’introduction du protocole égyptien dans les rédactions à l’usage des Gréco-Macédoniens remonte au règne de Philopator[84]. Le roi se préoccupait évidemment de renforcer le culte dynastique sous ses deux formes, égyptienne et grecque. C’est lui qui combla, en l’an VIII de son règne (214), la lacune laissée dans le canon alexandrin par l’absence du couple des dieux Soters[85]. En même temps, il donna au culte du Soter à Ptolémaïs une liturgie régulière en instituant un flamine desservant, qui fut à la fois le prêtre du dieu Soter et des dieux Philopators[86].

Il va sans dire que Philopator n’oubliait pas sa propre divinité, inscrite à la suite dans le canon alexandrin et ajoutée à celle de Ptolémée Soter dans le culte ptolémaïque[87]. Il y eut, ce semble, à partir de ce moment, deux modes distincts dans le culte dynastique de rite grec, tous deux imités plus tard, avec quelques modifications, par le culte impérial des Romains. Le culte ptolémaïque, modèle du culte impérial dans les provinces, s’adressait au fondateur de la dynastie et au souverain régnant, à l’exclusion des reines[88]. Le culte alexandrin, dont les Sodales Augustales de Rome firent revivre la tradition, honorait la série continue des couples royaux[89]. Cette distinction subtile fut effacée en partie par le deuxième successeur de Philopator, Ptolémée VI Philométor, qui, vers l’an 154 avant notre ère, institua à Ptolémaïs autant de desservants qu’il y avait de noms dans la liste des rois de la dynastie, toujours à l’exclusion des reines, sauf le cas où celles-ci seraient l’objet d’une apothéose particulière[90]. Ces apothéoses spéciales, dont le culte d’Arsinoé Philadelphe avait été le premier et le plus éclatant exemple, étaient toujours une marque officielle d’affection conjugale ou de piété filiale. Aussi peut-on s’étonner de voir Philopator, meurtrier ou tout au moins complice du meurtre de sa mère, instituer à Alexandrie une athlophorie de Bérénice, qui prit rang même avant la canéphorie d’Arsinoé Philadelphe[91]. Le remords et la peur des vengeances d’outre-tombe peuvent prendre les dehors de la piété sincère, et même les exagérer. On est porté à soupçonner une arrière-pensée d’expiation dans l’étalage des dévotions posthumes, et ce soupçon, justifié pour celle de Philopator[92], projette en arrière je ne sais quelle ombre importune sur celle, bien autrement bruyante, de Philadelphe.

Ces réformes religieuses, qui forment une sorte d’intermède entre les horreurs tragiques du commencement et de la fin du règne, paraissent avoir coïncidé avec le mariage de Ptolémée et signalent comme un retour du roi à la vie de famille. Mais ce ne fut qu’un intermède. La débauche le ressaisit, celle à laquelle il était habitué, la débauche vulgaire et obscène, la société de courtisanes de bas étage qui l’amusaient par leur manque de respect et la trivialité de leur langage. Il est question d’une certaine Hippé, maîtresse d’un préposé aux fourrages, qui faisait raison à Ptolémée la coupe en main et lui commandait de verser à boire en l’appelant petit père[93]. Afin de le mieux tenir, Agathocle, tout en restant pour le roi l’ami que l’on sait[94], avait livré à la luxure du maître sa jeune sœur Agathoclia, qui inspira à Ptolémée une passion aveugle, capable de tous les entraînements et de tous les crimes. Agathoclia, dit Polybe, dominait le roi et bouleversait tout le royaume[95]. Pour distinguer Philopator des autres Ptolémées, Strabon l’appelle celui d’Agathoclia[96]. Stylée par sa mère Œnanthé, qui tenait le roi enchaîné par les charmes de sa double progéniture, Agathoclia voulut être débarrassée de la femme légitime, et Arsinoé fut sacrifiée. Alors le royaume fut la proie de cette ignoble famille. Non contents de dominer le roi, ils possédaient maintenant le royaume ; ils se montraient en public, on les saluait, ils avaient leur cortège. Agathocle, toujours à côté du roi, gouvernait l’État ; les femmes distribuaient les places de tribuns, de préfets, de généraux, et nul n’avait moins d’autorité dans le royaume que le roi lui-même. Pendant qu’il était ainsi séquestré et comme assoupi dans les bras de sa sirène, Ptolémée mourut mais sa mort fut longtemps cachée pour laisser le loisir aux femmes de piller le trésor royal et d’essayer de s’emparer du gouvernement avec la complicité des gens les plus tarés[97].

L’étrange récit de Justin inspire une certaine défiance. On connaît son habitude de tourner l’histoire en sermon, et nous avons ici un sermon complet. Cette page est la digne conclusion d’un exposé où il a mis en œuvre toutes les ressources de sa rhétorique et remué les bas-fonds du vocabulaire pour dépeindre l’ordure où se vautrait le Lagide[98]. Mais ce récit se trouve confirmé dans l’ensemble, rectifié sur certains points de détail par d’autres textes, qui ajoutent encore à l’horreur de cette tragédie de harem. Suivant un chroniqueur byzantin, c’est seulement après la mort de Philopator que la reine Arsinoé, déjà répudiée et probablement emprisonnée dans le palais, fut mise à mort par Agathoclia usant de ruse[99]. L’autorité du moine Jean d’Antioche est assez mince ; mais il a pu consulter de bonnes sources, et son assertion s’accorde beaucoup mieux que le système de Justin avec un texte de Polybe retrouvé dans les manuscrits de l’Escurial[100]. Polybe décrit l’intronisation du jeune Ptolémée Épiphane, précédée de la notification officielle, faite au peuple par Sosibios et Agathocle, du décès du roi Philopator et de la reine Arsinoé.

Effrayés de leur responsabilité et jugeant le moment venu de proclamer le nouveau roi, les gouvernants durent répandre le bruit que Ptolémée venait de mourir et qu’on allait procéder à l’installation de son successeur. Trois ou quatre jours après, ayant fait élever une estrade dans le grand péristyle de la cour, ils convoquèrent les hypaspistes et la domesticité, en même temps que les commandants de l’infanterie et de la cavalerie. Tout ce monde étant rassemblé, Agathocle et Sosibios montèrent sur l’estrade. Ils commencèrent par confirmer la mort du roi et celle de la reine et enjoignirent un deuil public, suivant la mode du pays ; après quoi, posant le diadème sur la tête de l’enfant, ils le proclamèrent roi et donnèrent lecture d’un testament fabriqué[101] où il était écrit que le roi institue, comme tuteurs de l’enfant, Agathocle et Sosibios. Enfin, ils exhortèrent les officiers à se montrer loyaux sujets et à protéger le droit de l’enfant. Là-dessus, ils apportèrent deux urnes d’argent, disant que l’une contenait les ossements du roi, l’autre, ceux d’Arsinoé. En effet, l’une renfermait véritablement les ossements du roi ; mais l’autre était pleine d’aromates. Cela fait, ils ordonnèrent aussitôt les funérailles. C’est à cette occasion que se découvrit à tous les yeux ce qui concernait Arsinoé. Sa mort une fois révélée, on s’enquérait de la façon dont elle avait péri. Comme aucune explication n’en était donnée et que la vérité s’ébruitait, bien que controversée encore, le fait réel se grava dans l’esprit de chacun. Aussi la foule était-elle dans une agitation extrême. Du roi, personne ne soufflait mot ; mais, à propos d’Arsinoé, les uns rappelaient son délaissement ; les autres, les outrages et indignités dont elle avait été abreuvée dès le commencement de son existence terminée par une fin si misérable. La stupeur et la tristesse étaient telles que la ville était remplie de sanglots, de larmes, de lamentations sans fin, qui, à bien réfléchir, ne témoignaient pas tant la sympathie du peuple pour Arsinoé que sa haine pour Agathocle.

II reste, dans ce drame esquissé par Polybe, bien des points obscurs. Les Alexandrins, qui se souciaient peu de savoir si le roi était mort de mort naturelle, ont-ils appris alors que la malheureuse Arsinoé avait été assassinée par un certain Philammon[102] ? Puisque les indiscrétions allaient leur train et que la vérité s’ébruitait, se doutaient-ils déjà que les restes d’Arsinoé n’étaient pas dans son urne, et le fait fut-il tout de suite constaté ? Polybe, qui tient le fait pour certain, ne juge pas à propos de nous expliquer ce qu’était devenu le corps de la reine. L’avait-on fait disparaître pour cacher les traces laissées sur le cadavre par le poignard, le lacet ou le poison ? Quelle étrange façon d’apprendre à un peuple la mort du couple souverain que de lui apporter des urnes fermées, remplies, loin de tout regard indiscret, à la suite de quelque crémation clandestine : opération doublement suspecte, comme clandestine et comme contraire aux usages égyptiens adoptés par la dynastie ! Il y avait là de quoi donner lieu aux plus sinistres commentaires. Le roi, si tant est qu’on ne l’eût pas vu en public depuis des mois ou même des années, pouvait être mort depuis longtemps. Que cette idée soit venue ou non aux Alexandrins, elle nous préoccupe aujourd’hui. Justin nous dit[103], et tous les détails de la scène précitée le prouvent, que la mort de Philopator a été cachée un certain temps par son entourage ; mais pendant combien de temps ?

Les calculs chronologiques conduisent ici à des résultats à la fois incertains, invraisemblables, et qu’on ne peut ni écarter sans supprimer le problème, ni accepter avec confiance. Nous nous contenterons d’extraire du débat quelques points susceptibles d’être relativement fixés par des synchronismes antérieurs et postérieurs[104]. Si nous considérons comme faits acquis que le règne de Philopator a commencé en 221 et a duré 17 ans, nous obtenons comme date de sa mort l’année 205/4. Nous verrons plus loin que le jeune Épiphane s’est marié dans la XIIIe année de son règne, et nous aurons de bonnes raisons pour placer le fait durant l’hiver de 193/2. Le calcul fait en remontant de cette date aboutit au même résultat que le précédent, à l’année 205/4. Mais, d’autre part, on sait que, à la nouvelle de la mort de Philopator, les rois de Syrie et de Macédoine conclurent aussitôt un pacte, dans le but de se partager les possessions extérieures de l’Égypte, et au besoin l’Égypte elle-même[105]. Il est évident que les deux complices ont dû se hâter de mettre à profit les circonstances, et que le pacte en question, qui a suivi de près la nouvelle de la mort, a dû aussi précéder de fort peu leur entrée en campagne. Or, Antiochos n’entreprit la conquête de la Cœlé-Syrie qu’en 202 au plus tôt[106]. De ces faits rapprochés, il résulterait que la mort de Philopator, survenue en 204, ne fut connue des deux rois les plus intéressés à surveiller les affaires d’Alexandrie que vers la fin de l’année 203, c’est-à-dire environ un an après. Comme il est impossible d’admettre qu’ils n’aient pas été informés dès que la mort du roi fut publiquement annoncée à Alexandrie, il faudrait supposer que la mort de Philopator a été réellement cachée durant un laps de temps aussi long, et que, plus tard, la date véritable, une fois révélée, a été rétablie dans les documents publics et les canons des Chronographes. Si étrange que paraisse cette conclusion, nous ne pourrions nous y soustraire qu’en récusant les chiffres des chronographes ; ce qui, vu la solidarité de leurs additions faites de règne en règne, conduirait à bouleverser tout le système. Elle est même confirmée, d’une façon tout à fait inattendue, par les estimations de chronographes dissidents, qui placent l’avènement d’Épiphane aux environs de l’année 203/2, c’est-à-dire à la date où la mort de Philopator fut réellement et officiellement connue[107]. Ce qu’on a écarté jusqu’ici comme une bévue peut être un reliquat de la confusion produite par la supercherie que nous a révélée le fragment de Polybe.

La durée du règne fictif et posthume de Philopator devient moins incroyable si l’on restitue, par un usage légitime de la conjecture, les circonstances qui l’ont rendue possible[108] et les péripéties qui ont dû la prolonger. Il faut admettre d’abord que les habitants d’Alexandrie étaient habitués à ne plus voir le roi qu’à de très rares intervalles. On le supposait volontairement confiné dans son palais et peu soucieux d’affronter au-dehors le mépris public. Plus explicable encore était la vie cloîtrée de la reine ; le palais cachait son humiliation. En ce qui concerne le roi, le soupçon d’un attentat dut être écarté par le fait que ses ministres n’avaient aucun intérêt à abréger ses jours. Ils régnaient sous son nom[109] et devaient plutôt craindre que la débauche n’usât trop vite un monarque aussi complaisant. Aussi avaient-ils pris leurs précautions en faisant associer au trône, dès le berceau, l’enfant qui en devait hériter. Ils avaient assuré ainsi la transmission du pouvoir, en prévision d’une éventualité qui, quoique prévue, dut les surprendre et leur causer de graves soucis. Le roi mort, ils prirent le temps d’aviser[110]. Le danger pour eux était grand. Arsinoé allait être en droit dé réclamer la tutelle de son fils et la régence, et sa résignation n’irait sans doute pas jusqu’à laisser le pouvoir aux mains de ceux qui l’avaient torturée. De là, l’idée de fabriquer un testament qui adjugeait la régence à Agathocle et Sosibios. Mais le plus sûr était encore de faire disparaître la reine. La question fut agitée et on dut hésiter quelque temps sur la façon de procéder, car une indiscrétion se produisit qui aurait pu faire avorter le complet. Des écritures (γράμματα), dit Polybe, — une lettre peut-être adressée à Philammon — concernant la suppression d’Arsinoé tombèrent aux mains d’un certain Dinon. Il aurait pu dénoncer la chose et sauver la reine[111] ; mais, au lieu de se faire le dénonciateur de Philammon, il l’aida à consommer le meurtre. On ne saura jamais quand et comment la malheureuse Arsinoé fut mise à mort[112] ; mais tout indique qu’il faut décharger de ce crime la mémoire de Philopator. Lui vivant, Arsinoé était inoffensive ; elle ne devint dangereuse, par conséquent, ne fut séquestrée et assassinée, que quand elle fut en passe de devenir régente[113]. Le coup fait, les conspirateurs se trouvèrent dans une situation embarrassante, d’où ils ne pouvaient se tirer qu’à force d’audace. Agathocle, qui est toujours nommé avant Sosibios dans le récit de Polybe, parait avoir pris le premier rôle, Sosibios ne le suivant que parce qu’il ne pouvait plus reculer. Le vieux routier était au bout de sa carrière, et il aurait voulu sans doute la terminer d’une façon plus tranquille. Il n’est plus question de lui par la suite : on se demande même s’il a assez vécu pour assister au triomphe éphémère de son imprudent et impudent collègue[114]. En tout cas, il ne vit pas le châtiment ; il mourut impuni, ce qui, d’ailleurs, ne scandalise aucunement Polybe.

Agathocle réussit, en effet, pour le moment à braver la réprobation populaire et à s’imposer comme tuteur de l’enfant sous le nom duquel il allait gouverner. Au milieu de la surprise universelle, il ne se trouva personne pour pousser le cri qui eût déchaîné l’émeute et, en dépit du plan concerté avec les commandants de troupes, eût livré sur l’heure les criminels à la justice du peuple.

 

 

 



[1] Il est impossible de fixer la date de la naissance de Philopator. On sait qu’au lendemain pour ainsi dire de son mariage, Évergète partit pour l’expédition d’Orient et resta absent environ deux ans. Mahaffy (History, p. 128, 1) estime que si Bérénice avait été prægnans en 246, le poème de Callimaque (Catulle) aurait visé le fait par quelque allusion. Philopator est né après le retour de son père, peut-être même, comme le propose Strack (p. 193, 2), après la jeune Bérénice morte en 238.

[2] Polybe (XV, 25) énumère dans l’ordre chronologique ses cinq victimes : Lysimaque, Magas (cf. V, 34, 1 ; 36, 1), Bérénice II, Cléomène et Arsinoé III. Ce Sosibios est probablement le Sosibios, fils de Dioscoride d’Alexandrie, en l’honneur duquel on a des décrets d’Orchomène de Béotie, Tanagra et Cnide (Foucart, in BCH., IV [1880], p. 97-8. Michel, nn. 223. 238. Anc. gr. Inscr., IV, 819). On lit dans un proverbe alexandrin que Magas fut échaudé dans son bain comme Pélias ; un certain Théogos λουόμενον καθήψησε ζέοντα λέβητα έπικλύσας αύτώ (Strack, p. 194).

[3] Plutarque dit que Ptolémée craignait son frère, ώς ίσχύοντα διά τής μητρός έν τώ στρατιωτικώ (Cléomène, 33). Justin (XXX, 1, 2) n’allègue aucun motif.

[4] Zenob., III, 94, in Parœm. gr., I, p. 81.

[5] Polybe, V, 36. Dans Polybe, Sosibios fait part à Cléomène de l’attaque méditée contre Magas et Bérénice ; mais il se pourrait que Sosibios n’eût pas dit jusqu’où devaient aller les mesures de rigueur.

[6] Plutarque, Cléomène, 33.

[7] Ce personnage, έπί τής πόλεως έπιλελειμμένος (comme à Rome le præf. Urbi des féries Latines), s’appelait Ptolémée (Polybe et Plutarque), et les conjurés venaient de tuer un autre Ptolémée, fils de Chrysermos (Plutarque). Les homonymes pullulent dans toute l’histoire grecque, — et même romaine, — pour le supplice des Saumaises futurs.

[8] Polybe, V, 39. Plutarque, Cléomène, 39.

[9] La date peut être fixée au début de 219, janvier ou février (Niese, II, p. 364).

[10] Polybe a exposé tout au long (le IVe livre tout entier et V, 1-30) les causes et péripéties de la Guerre Sociale (IV, 13, 6) et de la guerre entre Rhodiens et Byzantins (IV, 38-52).

[11] La Crète se partage en deux camps, Knosos pour les Étoliens, Gortyne pour les Achéens. Les Knosiens s’adressent aux Rhodiens, les autres à Philippe (Polybe, IV, 53-55) ; il n’est pas question de l’Égypte. Peu après (date incertaine), on voit les Céens alliés aux Étoliens (CIG., 2350. 2352 = Michel, 27).

[12] Polybe, IV, 49, 8.

[13] Cela ne veut pas dire qu’ils se soient abstenus de tout empiètement. Cf. le traité entre Rhodes et Hiérapytna (Michel, n. 21), par lequel les Rhodiens s’engagent à protéger Hiérapytna contre tout venant, même βασιλεύς ή δυνάστας, sauf contre les Knosiens et leurs alliés, qui doivent être aussi sous le protectorat rhodien. Le protectorat égyptien s’étendait encore légalement à Lesbos, où un décret du κοινόν Πρωτέών (Méthymne) porte en tête : βασιλεύοντος Πτολεμαίω τώ Πτολεμαίω Βερενίκας (Strack, n. 68 = IGIns., 11, 498), et à la Thrace. Un papyrus de Tebtunis (n. 8) est un bordereau d’avis adressé aux receveurs des tributs de Lesbos, de Thrace, de Carie et de Lycie. Il est daté de l’an IV (probablement d’Épiphane), c’est-à-dire de 202/1 a. Chr.

[14] Les Byzantins suivaient l’exemple donné jadis par les Athéniens au temps de Périclès, d’Alcibiade et de Thrasybule. Ils voulaient, par ce moyen, récupérer sur les Hellènes le tribut qu’ils payaient aux Celtes de Thrace, voisins contre lesquels ils avaient imploré vainement le secours des villes grecques.

[15] Je laisse de côté — n’admettant pas les postulats sur lesquels elles reposent — les conjectures machiavéliques de Droysen, qui suppose la Carie au pouvoir d’Antigone, le Carien Hermias a dévoué aux intérêts d’Antigone » ou se hâtant de mettre la main sur la Cœlé-Syrie avant qu’Antigone n’eût traité avec Ptolémée au dépens de Cléomène.

[16] La fabrication des lettres fausses tient vraiment trop de place dans l’histoire de cette époque. D’après Polyen, Philadelphe lance des circulaires officielles au nom de Bérénice et de son fils, morts tous deux ; Molon entraîne dans sa défection ses subordonnés en leur montrant de fausses lettres du roi, d’un ton arrogant et menaçant (Polybe, V, 43, 5) ; Hermias recommence encore son exploit de faussaire pour perdre Épigène, supposé en correspondance avec Molon (Polybe, V, 50). Qu’on ajoute à cela les déguisements, supercheries, substitutions de vivants aux cadavres et inversement : la scène de l’histoire est machinée comme une scène de théâtre. Il y a eu des faussaires, mais aussi des anecdotiers capables d’inventer des faussaires.

[17] On suppose (Schweighæuser) que ce surnom d’Un et demi lui venait de sa taille ; car Polybe (XXXVII, 2, 1) appelle, sans doute pour la même raison, Prusias II ήμισυς άνήρ κατά τήν έπιφάνειαν. Ou bien (C. Müller), ce surnom assimilait Théodotos à l’ήμιόλιον des pirates, comme nous dirions la Yole.

[18] Je ne sais sur quoi se fonde Th. Reinach (L’Histoire par les monnaies, [Paris, 1902], p.137), pour dater de 222 le mariage, et pour supposer qu’Achæos épousa la même année une sœur cadette (Laodice IV) de la reine de Syrie (Laodice III). Achæos, plus âgé qu’Antiochos, devait être déjà marié, et, dès lors, avec une sœur aînée de la reine.

[19] Polybe, V, 45, 9.

[20] E. R. Bevan, Antiochus III and the tille Great King (Journ. of Hellen. Stud., XXII [1902], p. 241-244), fait observer que ce titre est le titre de Grand-Roi, réservé à ceux qui, comme les rois de Perse, ont régné en Extrême-Orient, et qu’il faut dire, comme la plupart des inscriptions, le Grand-Roi Antiochos, et non Antiochos le Grand. Ce titre, l’inscription d’Adulis le donne à Ptolémée II Évergète au retour de son expédition d’Orient. L’observation est juste ; mais il est certain que l’attribution de l’épithète à la personne d’Antiochos III a été faite de tout temps, et cette méprise de l’opinion est un fait dont il faut tenir compte.

[21] Polybe, IV, 48.

[22] Polybe, IV, 51.

[23] Polybe, V, 57.

[24] Polybe, V, 51.

[25] Polybe, V, 52, 9.

[26] Polybe, V, 56. Polybe, sans pitié pour Hermias, n’a pas l’air de trouver mauvais qu’on félicite le roi, — le roi qui avait attiré à l’écart son ministre, sous prétexte de promenade matinale, ordonnée exprès par le médecin Apollophane, — et que la femme et les enfants d’Hermias soient massacrés à Apamée par les femmes et les enfants de la ville.

[27] Polybe, V, 58. Polybe fait une description intéressante de Séleucie et des alentours de l’Oronte, qui charrie à la mer les ordures humaines d’Antioche, et des détails du siège (V, 59-60).

[28] Τώ βίω κεκινδυνευκώς : ceci au moment où Antiochos était aux prises avec Molon (Polybe, V, 61, 4), c’est-à-dire dans la première moitié de l’année 220.

[29] Polybe, V, 61, 3.

[30] Polybe, V, 62. Les cuirasses des navires de guerre étaient des bordages en bois protégeant les bancs des rameurs. Les prises faites dans les ports phéniciens ne purent qu’accélérer la décadence de la marine égyptienne.

[31] C’est ici qu’il faudrait placer l’anecdote que rapporte Lucien (Calumn., 2-4). Ptolémée faillit faire trancher la tète au peintre Apelle (?), comme complice de la trahison de Théodotos à Tyr.

[32] Polybe, V, 62 : τάς διώρυχας άνατομοΰν signifie évidemment aboucher les canaux d’irrigation avec le fleuve, pour les transformer en lignes de défense.

[33] Polybe dit formellement : τής έπί τό Πηλούσιον έπιβολής, ce qui n’empêche pas Justin d’écrire : ipsamque Ægyptum adgreditur (XXX, 1, 4) et Lucien d’enchérir, en parlant de la prise de Péluse, c’est-à-dire de ce que fit plus tard, en 110, Antiochos IV marchant contre Philométor.

[34] Polybe, V, 66. On ignore absolument ce que fit Achæos en 219. Polybe dit seulement qu’Antiochos voulut hiverner à Séleucie, parce que Achæos complotait évidemment contre lui et collaborait ouvertement avec Ptolémée. Sa collaboration se bornait encore à des échanges de vues et des projets.

[35] Polybe, V, 63, 5. La guerre entre Rhodiens et Byzantins était déjà terminée sans effusion de sang. Les Byzantins, par peur de Prusias encore plus que des Rhodiens, avaient supprimé la taxe de transit sur le Bosphore.

[36] C’est probablement à propos des levées de mercenaires en Béotie, faites à des prix exceptionnels, que Sosibios mérita la reconnaissance des Tanagréens et Orchoméniens.

[37] Polybe, V, 63-66. C’est une réorganisation complète de l’armée égyptienne, caractérisée, entre autres détails, par le fait nouveau de l’armement de 20.000 Égyptiens groupés en phalange. Mahaffy (History, p. 131-132. The army of Ptolemy IV at Raphia, in Hermathena, X [1899], p. 140-152) veut réserver à l’instruction des recrues indigènes ce que Polybe dit de l’ensemble : κατά γένη καί καθ' ήλικίαν διεόντες (V, 64, 1). Comme on enrôle indifféremment les Égyptiens sans distinction de castes (μάχιμοι et civils), il propose de lire : [ού] κατά γένη, [άλλά] καθ' ήλικίαν. Il pense aussi que le texte de Polybe has been confused by the excerptor bien que le Ve livre ne soit point en extraits), et qu’il n’y avait pas deux phalanges, l’une de mercenaires (V, 65, 4) et une d’Égyptiens (V, 65, 9), mais une seule, celle qui s’est battue à Raphia. Il réduit en conséquence les effectifs de l’infanterie, ramenée à 50.000 hommes, et de la cavalerie. Je ne me sens pas qualité pour repétrir ainsi le texte de Polybe.

[38] Polybe, V, 68-71. Polybe ne mentionne pas la défection de Ptolémée fils de Thraséas : mais ce mercenaire passa, alors ou plus tard, au service d’Antiochos, qui lui confia le gouvernement de la Cœlé-Syrie et de la Phénicie, comme l’atteste une inscription trouvée à Soles par G. Radet et P. Paris (BCH., XIV [1890], p. 587). Radet (Rev. de Philol., XVII [1893], p. 62) suppose que l’inscription fut gravée au lendemain d’une entrée victorieuse des troupes syriennes à Soli. Cette conjecture reporterait le fait vers 197 a Chr.

[39] Polybe, V, 71. Polybe ne parle pas de la conquête, à plus forte raison de la défense, de la côte philistine. Mais on voit plus loin (V, 80, 4) que, l’année suivante, Antiochos rallie en passant la garnison — syrienne évidemment — de Gaza.

[40] Sur l’opinion qui ramène ce chiffre à 50.000.

[41] C’est à Raphia (Rapihi) que, en 720 a. Chr., Sargon II avait défait les armées réunies de Gaza et de l’Égypte ; de Raphia que, en 671, Esar-Haddon partit pour la conquête de l’Égypte ; à Raphia que s’était échouée une partie de la flotte de Démétrios Poliorcète envahissant l’Égypte. D’après Polybe (V, 80, 2), Ptolémée attendait l’ennemi à 50 stades (9 kil.) au S. de Raphia.

[42] Polybe, V, 81.

[43] III Macabées, 1, 4. D’après Damagète, un auteur contemporain (Anthologie Palatine, VI, 277), Arsinoé (encore παρθένος), à l’exemple de sa mère Bérénice, avait consacré une boucle de sa chevelure à Artémis, la déesse aux flèches meurtrières, mieux choisie pour la circonstance qu’Aphrodite.

[44] Polybe, V, 84-86. Justin, XXX, 1, 6. Les Siphniens décrètent des félicitations à Ptolémée et des honneurs au navarque Périgène (Strack, in Archiv f. Papf., II, 4 [1903], n. 23). On a des monnaies de Tyr, Sidon, Ptolémaïs, portant au revers les initiales ΣΩ [σίβιος] : voyez Svoronos, Περιγραφή, p. 191-192. Peut-être y eut-il un monument érigé sur la route de Raphia à Jérusalem (Clermont-Ganneau, in C.-R. Acad. Inscr., 1900, p. 537).

[45] Polybe, V, 87. Cf., XV, 37.

[46] Nous ne savons pas au juste quelles furent les conventions (συνθήκαι) qui rétablirent les relations sur le pied d’amitié (φιλία. Polybe, XV, 25 a, 10).

[47] Il est question (Plutarque, Sollert. anim., 17), à propos des sacrifices d’actions de grâces offerts par Philopator κρατήσας Άντιόχου, de quatre éléphants immolés par lui, — peut-être ceux qui lui restaient de Raphia, — fantaisie qui déplut à la divinité et qu’il dut expier en érigeant quatre éléphants de bronze. Je me demande s’il n’y a pas un rapport entre cette anecdote et la légende des Juifs menacés d’être écrasés par des éléphants. Que l’on suppose Ptolémée offrant ce sacrifice « monstrueux s à Jahveh et faisant ensuite payer aux Juifs ses colosses de bronze, un plaisant put dire qu’ils en étaient écrasés, et la métaphore fournit la matière d’un drame. Mahaffy (Empire, p. 250) avait pensé d’abord que l’expérience de Raphia avait fait renoncer à employer les éléphants d’Afrique ; mais il s’est ravisé (History, p. 133-134) en présence d’une dédicace de chasseurs d’éléphants qui date de la fin du règne, car le fils de Philopator y est mentionné (Class. Review, juin 1888).

[48] On ne compte plus les apocryphes nés de l’indomptable foi juive forgeant les preuves de son dogme. Ewald estimait que cette légende, calquée sur celle d’Héliodore (celle-ci datée de 176, sous Séleucos IV Philopator, II Macchabée, 3-4), dut être fabriquée avec des réminiscences des livres de Daniel et d’Esther pour intimider l’empereur Caligula et l’empêcher de profaner le Temple de Jérusalem. L’auteur s’est peut-être tout simplement trompé de Philopator et n’a cru faire que substituer le roi à son ministre, en remplaçant aussi, pour mieux convaincre les mécréants, le fouet des deux anges par la terreur surnaturelle, la panique des Grecs.

[49] Victi Judæi et LXX (al. XL) millia armatorum ex numero eorum occisa (Eusèbe, II, p. 123 Schœne). Cette tradition tourne au galimatias dans Jordanès (De regn. success., 3) : Sub hoc [Ptolemæo Philopatore] victi Judæi, et sexaginta millia eorum cæsa ab Antiocho rege Syriæ, quando et pontifex magnus Onias. Inutile de discuter ce pot-pourri d’anachronismes.

[50] Aussi l’exécution projetée aboutit-elle à la confirmation des privilèges des Juifs alexandrins, lesquels célèbrent une fête commémorative, du 8 au 14 Épiphi. C’est l’existence réelle de cette fête qui a suggéré l’explication. Une autre tradition reporte le drame miraculeux d’Alexandrie sous le règne de Ptolémée Évergète II (Joseph., C. Apion, II, 5).

[51] Polybe, V, 87. Dans une dédicace postérieure (Strack, n. 57), Ptolémée est Σωτήρ καί Νικήφορος. Une autre est consacrée (Classical Review) en son honneur Άρηι Νικηφόρωι. C’est à ce moment que les Athéniens, qui prodiguaient leurs hommages à tous les rois et surtout à Ptolémée, en votant toute espèce de décrets et de proclamations (Polybe, V, 106), redoublent de flatteries intéressées. Ils instituent des Πτολεμαΐα, une tribu Ptolémaïs, et peut-être, s’il n’existait déjà, un dème Βερενικίδαι, hommages payés par les libéralités du roi, fondateur du gymnase Ptolémæon (Pausanias, I, 5, 5 ; 17, 2). En 217, les diplomates égyptiens collaborent, avec ceux de Rhodes, de Chios, de Byzance, à la paix de Naupacte, qui termina enfin le Συμμαχικός πόλεμος (cf. Niese, II, p. 458).

[52] Polybe, V, 107, 2-3. Quelques lignes plus haut (107, 1), après avoir parlé de la stratégie achéenne de Timoxénos (217/6), il ajoute que Ptolémée eut guerre avec les Égyptiens εύθέως άπό τούτων τών καιρών. La date de 216/5 est bien indiquée.

[53] Polybe, XIV, 12. Une note du manuscrit de Constantin Porphyrogénète nous apprend que Polybe avait consacré 48 feuilles de ce XIVe livre à raconter τά περί Πτολεμαίου καί Άρσινόης (Exc. Peiresc., p. 62).

[54] Polybe s’étonne que les mêmes rois qui s’entendirent pour attaquer le fils de Philopator aient offert leur secours au père (XV, 20). Je ne vois pas contre qui, si ce n’est contre les révoltés du Delta, qui probablement nuisaient au commerce, ce secours aurait été offert. La date est à chercher dans les années qui suivent. Nous avons reporté plus haut l’aide offerte par les Romains, que Schneiderwirth et Guiraud placent en 217, après la bataille de Raphia. En 217, au lendemain de Trasimène et à la veille de Cannes, les Romains n’ont pu avoir pareille idée.

[55] Il y a là une question encore assez obscure. Mahaffy (Empire, p. 273. History, p. 139-140) affirme : 1° que les cartouches d’ErgamèneDakkeh) ont des signes hiéroglyphiques particuliers imités des cartouches de Philopator ; 2° que le temple d’Ar-hes-nofer, récemment (1896) découvert à Philæ, fut commencé par Philopator et continué par Ergamène (le texte renvoie, par erreur, au plan du temple de Dakkeh, qui fut commencé par Ergamène et continué, peut-être à frais communs, par Philopator). Si jeune qu’on suppose Ergamène sous Philadelphe, Ergamène aurait eu à l’époque actuelle plus de 70 ans. Mahaffy supprimerait volontiers la difficulté en remplaçant, dans le texte de Diodore (III, 6), Ptolémée II par Ptolémée IV. Niese (II, p. 406) se rallie à l’opinion de Mahaffy.

[56] Polybe (V, 107) dit qu’Antiochos fit alliance avec Attale. Mais il n’y a pas trace effective de cette κοινοπραγία, qui dut cesser promptement de paraître utile à Antiochos.

[57] Polybe, VII, 15-18. VIII, 17-23). Cet Aribaze pourrait être le fils du satrape de Cilicie décapité, quelque trente ans plus tôt, au cours de la Guerre de Laodice.

[58] Tite-Live, XXIII, 10. Niese (II, p. 407, 1) écarte cette histoire comme unbeglaubigt. C’est être bien difficile. Même inventée après coup, elle rend l’idée qu’on se faisait, avec raison, de la politique alexandrine.

[59] On lit dans l’extrait de Polybe (VII, 2, 2) que Hiéronyme envoya à Alexandrie τούς άδελφούς, c’est-à-dire, d’après le contexte, Zoïppos et Adranodoros, lesquels étaient deux gendres d’Hiéron, par conséquent deux beaux-frères, oncles par alliance d’Hiéronyme. Mais Tite-Live, qui avait Polybe au complet sous les yeux, ne connaît d’ambassadeur que Zoïppos, lequel échappe au massacre, parce qu’il est absent. Hiéronyme est assassiné d’abord à la fin de 215 (Tite-Live, XXIV, 7), et l’extermination s’achève en 214 (XXIV, 26).

[60] Polybe, IX, 45.

[61] Tite-Live, XXVII, 4. C’est vraiment montrer un respect pharisaïque de la lettre des textes — et quelque naïveté — que de distinguer en 210 deux ambassades, celle de Polybe et celle de Tite-Live, sous prétexte qu’elles n’avaient pas le même but. Tite-Live était si bien renseigné, qu’il appelle la reine Cléopâtre ; ce qui a servi de prétexte pour soutenir que toutes les reines s’appelaient virtuellement Cléopâtre, comme tous les rois Ptolémée.

[62] Le quantième (30 Mesori), correspondant au 8 octobre dans les années 209-206, est fixé par l’inscription de Rosette (lig. 46). L’année se déduit de l’âge qu’avait Ptolémée V Épiphane à son avènement : cinq ans suivant Justin (XXX, 2, 6), quatre ans suivant saint Jérôme (In Dan., XI, 13). Ces deux données ne sont pas contradictoires. Quatre ans révolus ou cinq sont synonymes dans le langage courant. Mais la date de l’avènement est controversée pour des raisons qui seront exposées plus loin. En admettant qu’elle tombe au cours de l’année 205/4, on trouve que la naissance remonte au 8 octobre 209.

[63] Les opinions flottent entre 216, terminus post quem, et 210, terminus ante quem. On a oublié que le culte des dieux Philopators se rencontre à Ptolémaïs dès 215/4, et que, par conséquent, le mariage a dû avoir lieu, comme il était vraisemblable, peu après Raphia, où Arsinoé gagna sa couronne. Mahaffy (History, p. 128) conjecture, avec sa hardiesse ordinaire, que les ministres empêchèrent le roi de se marier, dans l’espoir qu’Agathoclia lui donnerait un héritier, et ne le lui permirent que quand cet espoir fut déçu. Ce plan eût été bien aventuré, et, si de pareils scélérats l’avaient conçu, ils auraient eu recours, plutôt que de l’abandonner, à la supposition d’enfant.

[64] Un papyrus démotique est daté de l’an XV (208) du roi Ptolémée et de son fils Ptolémée (Strack, p. 30). C’est à cette association que se rapporte très vraisemblablement la date du 17 Paophi inscrite dans la version hiéroglyphique de la pierre de Rosette (lig. 46) ; d’après quoi il serait possible que l’enfant, né le 8 octobre, eût été déclaré roi le 29 novembre suivant. Voyez E. Révillout, L’association de Ptolémée Épiphane à la couronne (Rev. Égyptol., III, [1883], p. 1-8).

[65] Polybe, V, 104.

[66] Polybe, IX, 43 ; XXIII, 8, 9-11.

[67] Tite-Live, XXVII, 30 ; XXVIII, 7. Polybe, XI, 4-6. En 206, réponse de Ptolémée aux Magnésiens du Méandre, à propos de leurs Jeux Leucophryena (Kern, n° 23).

[68] Strabon, X, p. 478. La longueur de mur construit, έπί όγδοήκοντα σταδίους (près de 14 kil.), est ramenée par une correction vraisemblable à όκτώ σταδίους.

[69] Niese (II, p. 406) fait remonter cette occupation (?) de la Crète au début du règne, continuant celui d’Évergète. Mais, dès 220, les Gortyniens font des avances à Philippe, sans doute parce qu’ils étaient délaissés par Philopator. En tout cas, les inscriptions de Sestos (Strack, n. 59) et de Théra (Strack, n. 60) sont de la fin du règne, car elles sont dédiées aux dieux Philopators et à leur fils. Il y avait garnison à Théra, commandée par Théoxénos l’Alexandrin, et des administrateurs ayant autorité sur la Crète, d’un côté, et Methana (?) de l’autre (IGInsul., III, 466). Comme exemple des tracas qui pouvaient naître du protectorat en Crète, remarquer ce qui arriva en 204 aux Rhodiens. Philippe lança contre eux les pirates crétois de son parti, et un affidé de Philippe, Héraclide, faillit brûler leur flotte dans le port même de Rhodes (Polybe, XIII, 4, 5. Polyen, V, 11). Un proxène d’Athènes rachète des citoyens athéniens capturés par les pirates étoliens et crétois (Th. Homolle, in BCH., XV [1891], p. 354-369). Razzias de pirates à Amorgos (CIG., 2263 c).

[70] Je laisse délibérément de côté une prétendue guerre de Cœlé-Syrie dans laquelle Antiochos le Grand aurait vaincu Ptolémée (Joseph., A. J., XII, 3, 3) et qu’Eusèbe (II, p. 122 Schœne), sans doute sur la foi de Josèphe, place en Ol. CXLIII (208-205 a. C.). Josèphe vise collectivement Philopator et Épiphane ; il s’agit probablement des campagnes de 202-201.

[71] La plupart de ces anecdotes doivent provenir de la biographie de Philopator par Ptolémée, fils d’Agésarchos, dit aussi de Mégalopolis : fragments dans FHG., III, p. 66-67.

[72] Polybe, XIV, 12. Cf. V, 34, 3.

[73] Polybe, V, 34, 4-5.

[74] Peut-être faut-il faire une exception pour le stoïcien Sphæros, qui pourrait bien avoir dit sérieusement le mot ότι Πτολεμαΐον οΰ φησι βασιλέα εΐναι (Diogène Laërte, VII, § 177 ; cf. Athénée, VIII, p. 354 e).

[75] Athénée, VI, p. 246 c.

[76] Schol. Aristophane, Thesmoph., 1059.

[77] Ælien, Var. Hist., XIII, 22.

[78] Περί τόν Φιλοπάτορα ίστορίαι (ap. Athénée, VI, p. 246 c. X, p. 425 e-f [citation du IIIe livre]. XIII, p. 511 f. 578 e). Cf. Polybe ap. Athénée, VI, p. 251 e. XIII, p. 516 f.

[79] Clément Alex., Protrept., p. 16 Sylb. Etym. M., s. v. Pline, VII, § 208. Après Ptolémée Aulète, Antoine prit aussi les allures d’un nouveau Dionysos (Velleius, II, 82).

[80] Généalogie confectionnée par Satyros, ίστορών τούς δήμους Άλεξανδρέων (Theoph., Ad Autolyc., II, p. 94 = FHG., III, p. 164-165). Le point de départ était déjà indiqué dans l’inscription d’Adulis. Dèmes : Althéis, Dejaniris, Ariadnis, Thestis, Thoantis, Euanthis, Maronis. Cf. G. Lumbroso, Di un fr. di Satiro sui demi alessandrini e di una riforma di Filopator (Ric. Alessandr., III, § 3). M. Strack, Inschr. aus der Zeit der Plolemaier (Ath. Mitth., XIX [1894], p. 220-225, n. 2).

[81] Mahaffy (Empire, p. 161) attribue le fait à Arsinoé Philadelphe. Je ne doute point, pour ma part, qu’Ératosthène, (ap. Athénée, VII, p. 276), ait parlé d’Arsinoé Philopator. Précepteur de Philopator, il survécut environ dix ans à son élève, et il dut avoir à cœur de justifier l’institution, faite sous le règne suivant, d’un culte expiatoire d’Arsinoé Philopator. C’est à lui-même que s’adresse Arsinoé, à lui qui n’avait guère plus de cinq ans à la mort d’Arsinoé Philadelphe.

[82] Les dédicaces associant les dieux Philopators à Isis et Sérapis sont relativement fréquentes sous ce règne (Strack, nn. 56. 57. 58. 66).

[83] A Louqsor (Thèbes), son cartouche figure sur plusieurs édifices décorés ou réparés par lui : il bâtit sur l’autre rive le T. de Dér-el-Médineh. A Edfou (Apollinopolis), il continue la construction du T. commencé par Évergète : de même à Assouan (Syène), à Philæ, à Dakkeh (Pselcis).

[84] U. Wilcken, Eine ägyptische Königstitulatur in griechischer Uebersetzung (Archiv für Papyrusforschung, I, 3 [1901], p. 480-484). Jusqu’ici, le premier exemple connu était fourni par la pierre de Rosette (196 a. Chr.).

[85] Cf. E. Beurlier, De divinis honoribus, etc., p. 60. Dans le décret de Canope, Ptolémée Soter et Bérénice I sont déjà appelés dieux Soters par les prêtres égyptiens ; mais ils n’ont point de place dans le canon alexandrin, qui figure en tête du document.

[86] Beurlier, p. 65.

[87] On discute encore sur la date à laquelle le roi a pris le surnom de Philopator et le titre de dieu. L’un et l’autre lui appartenaient dès son avènement, en vertu du régime institué avant lui. Il importe peu qu’on ne rencontre sur les monnaies Πτολεμαίου Φιλοπάτορος qu’après Raphia.

[88] Beurlier, p. 67. Cette règle, à laquelle Philopator n’avait pas songé tout d’abord, fut précisée par la suite. Le culte romain en province s’adresse au couple Auguste et Rome, Auguste étant à la fois le premier Auguste et l’Auguste régnant. Les Sodales Augustales de Rome ne desservaient, en principe, que le culte des Divi ; mais les Divæ eurent aussi leurs flaminicæ, et le système se rapprocha de plus en plus du modèle alexandrin.

[89] C’est probablement parce que Philopator compléta la série qu’on lui attribua plus tard la construction du Σήμα, où il aurait réuni πάντας τούς προπάτορας.

[90] Beurlier, pp. 66, 77. On signale à Ptolémaïs les sacerdoces féminins, canéphories ou athlophories, d’Arsinoé Philadelphe, de Cléopâtre II mère de Philométor, de Cléopâtre Ill sœur de Philométor, etc. (ibid. p. 77-78).

[91] Beurlier (p. 14-15, 3) ne certifie l’existence de ce culte qu’à partir de 210, contre Révillout, qui le fait remonter jusqu’à 214.

[92] Zénobios (loc. cit.) dit que Philopator, effrayé par des songes, construisit au milieu de la ville le Σήμα pour y réunir Bérénice avec ses ancêtres. Il ajoute qu’on bâtit sur la côte un temple, ό έκαλοΰν Βερενίκης σωζούσης. Ce surnom prophylactique escomptait la réconciliation des aulnes de Bérénice. Cf. ci-après le culte expiatoire d’Arsinoé Philopator. A rapprocher les cérémonies expiatoires célébrées par Périandre, meurtrier de sa femme Mélissa (Hérodote, V, 92), et les monuments élevés par Hérode Atticus à sa femme Annia Régilla, au temps où il était accusé, sinon coupable, d’avoir causé la mort de Régilla.

[93] Machon ap. Athénée, XIII, p. 583 a-b.

[94] Schol. Aristophane, Thesm., 1059. — Polybe, XIV, 11, 1, ap. Athénée VI, p. 251 e. — Hieron., In Dan., XI, 13.

[95] Polybe, XIV, 11 (ap. Athénée, XIII, p. 576 f). S. Jérôme l’appelle psaltria, ce qui, sous sa plume, signifie autant fille de joie qu’artiste. Elle put donner des leçons à son amant : nec jam spectator rex, sed magister nequitiæ nervorum oblectamenta modulatur (Justin, XXX, 1, 9).

[96] Strabon, XVII, p. 795.

[97] Justin, XXX, 2. S. Jérôme rassemble ici, dans une phrase redondante et vague, des faits ou plutôt des aperçus d’exactitude approximative qui s’appliquent au règne entier de Philopator. Tantæ enim dissolutionis et superbiæ Agathocles fuit, ut et subditæ prius Ægypto provinciæ rebellarent (?) ipsa quoque Ægyptus seditionibus vexaretur (Hieron., In Dan., XI, 13).

[98] Justin, XXX, 1, 7 ; 2, 1-6. Justin n’a nul souci de la chronologie, et on peut juger de l’exactitude dont il est coutumier par le fait qu’il appelle Arsinoé Eurydice (occisa Eurydice, uxore eademque sorore sua).

[99] Jo. Antioche, fr. 54 = FHG., IV, p. 558.

[100] Fragment publié pour la première fois en 1848 par Feder (Exc. Escor., p. 1-8), par C. Müller, dans le tome II des FHG., p. XXVII-XXX, et inséré dans les éditions de Polybe (XV, 25 a Dindorf = 25 Hultsch).

[101] Il est probable que le testament était apocryphe : mais il faut se souvenir que Polybe écrivait à Rome, où l’on prétendait que Philopator avait remis aux Romains la tutelle de son fils (Justin, XXXI, 1, 2) et où l’on eût peut-être été embarrassé de montrer cet autre testament.

[102] Polybe, XV, 25a, 9.

[103] Sed mors ejus... diu occultata fuit (Justin, XXX, 2, 6). Strack (p. 195, 15) refuse nettement d’en croire Justin, qui aime à raconter des histoires scandaleuses et ne les trouve jamais assez noires. Il rejette, par conséquent, l’hypothèse fondée sur ce texte par Stark et von Gutschmid. La question est de savoir si elle n’est fondée que sur ce texte.

[104] Les opinions varient de 206 (C. Müller) à 205 (Flathe, Letronne, Heyden), 204 (Champollion-Figeac et la majorité des érudits, y compris Strack), 203 (Stark, Holleaux). Il n’y a pas intérêt à reprendre les arguments fondés sur les données suivantes. Le Canon des Rois et Eusèbe dans la Chronique donnent 17 ans de règne à Philopator ; mais le Canon d’Eusèbe porte 21, ce qu’on peut écarter comme leçon fautive ou utiliser, comme nous le ferons ci-après. Suivant que l’on part de 222 ou de 221, on arrive à 206 ou 205. Nous tenons pour 205/4, c’est-à-dire, l’année vague qui va du 13 oct. 205 au 13 oct. 204. Il faut renoncer à tirer sur ce point une indication quelconque de la pierre de Rosette, qui, conformément aux théories sacerdotales sur la transmission du pouvoir (cf. le décret de Canope), place au 17 Paophi non pas l’avènement d’Épiphane à la mort de Philopator, mais le jour où il a reçu la royauté des mains de son père, c’est-à-dire son association au trône (29 nov. 209), dans l’hypothèse acceptée plus haut.

[105] Polybe, III, 2, 8. XV, 20. Tite-Live, XXXI, 14 (morte audita Ptolemæi regis). Justin, XXX, 2, 8 (regnum Ægypti, quod jam Philippus et Antiochos facta inter se pactione divisisse dicebant). S. Jérôme (In Dan., XI, 13) s’imagine même qu’Antiochos était parti de Babylone pour attaquer Philopator, et que, Ptolemæo Philopatore mortuo, adversum filium ejus, qui tunc IV annorum erat et vocabatur Ptolemæus Epiphanes, rupto fœdere movit exercitum.

[106] Et même en 201. En 204, Antiochos revenait d’Orient et devait avoir encore son armée sous la main. Il est impossible de comprendre qu’il ait attendu deux ans pour entrer en campagne, s’il était informé.

[107] La Chronique d’Eusèbe donne à Philopator 21 ans comptés à partir de 223 (έτη κα' in FHG., III, p. 725 = I, p. 170 Schœne) au lieu de 17, et on verra plus loin que le Chron. Paschale fait coïncider l’an VII d’Épiphane avec les consuls de l’année 196, ce qui met le début du règne en 203/2. La Chronique de Michel le Syrien (I, p. 122, trad. J.-B. Chabot, Paris, 1899) place aussi l’avènement d’Épiphane en l’an 110 des Grecs (c’est-à-dire des Séleucides), qui correspond à 303/2 a. Chr.

[108] Cf. les traditions concernant les morts cachées d’Antiochos II et de son fils. Pour des raisons analogues, la mort de l’antipape Benoît XIII fut, dit-on, cachée durant six mois (de 1422 à 1423) par les cardinaux qui pontifiaient en son nom (N. Valois, La France et le grand Schisme d’Occident, t. IV [1902], p. 454). Mais ce qui était facile sur le rocher de Peniscola était moins praticable à Alexandrie.

[109] Les favoris furent rois, dit Polybe (XV, 34, 5), διά τήν τοΰ Φιλοπάτορος άδυναμίαν τοΰ βασιλεύειν. Mahaffy proteste, avec quelque raison, contre ce jugement trop sommaire, étendu au règne tout entier ; mais je ne puis admettre, comme lui (Empire, p. 289), que les favoris avaient évidemment espéré succéder au trône vacant. En ce cas, ils auraient supprimé l’enfant.

[110] Les funérailles de rite égyptien, en raison de la longueur des opérations d’embaumement, avaient lieu parfois longtemps après la mort. Ainsi, à Thèbes, Tphout, fille d’Héraclios Soter, n’est ensevelie que dix mois après sa mort (Lumbroso, Egitto, p. 137).

[111] Polybe dit σώσαι τά κατά βασιλείαν (XV, 25 b, 1) : mais il écrit si mal qu’on est obligé d’interpréter. Ce qui est chez lui insupportable, c’est l’habitude qu’il a de désigner les individus isolément par des expressions collectives, de sorte qu’on ne sait jamais si l’individu agit seul ou avec un entourage. Ici, Dinon avait collaboré τοΐς περί Φιλάμμονα.

[112] Jean d’Antioche parle de ruse, et l’on voit que Philammon eut besoin d’être aidé. C. Millier (FHG., IV, p. 558) se demande si Arsinoé n’aurait pas péri dans un incendie allumé exprès du côté de ses appartements. Il semble bien, en effet, qu’on ait provoqué un accident. Mahaffy (History, p. 146) bâtit sur la lettre interceptée par Dinon une conjecture bien osée. Arsinoé aurait été envoyée à grène, et c’est là que Philammon, prévenu par lettre, aurait fait le coup. Seulement, comme on le verra plus loin (chapitre suivant), Polybe dit expressément que Philammon fut fait Libyarque et envoyé à Cyrène après le meurtre d’Arsinoé. Il eût d’ailleurs été plus difficile de cacher le forfait à Cyrène, où le voyage de la reine aurait attiré l’attention, qu’à Alexandrie.

[113] La dédicace de Comon, οίκονόμος τών κατά Ναύκρατιν, en l’honneur du roi Ptolémée et de son fils Ptolémée, sans mention d’Arsinoé (Strack, n. 57), ne prouve pas qu’Arsinoé fût morte avant le roi, mais simplement que, pour un fonctionnaire bien renseigné, elle ne comptait plus.

[114] Mahaffy (History, p. 143) est convaincu que Sosibios le père est mort avant la révélation publique du crime. Niese (II, p. 573, 3) l’admet aussi, et pense même que sa mort décida Agathocle à ne plus tergiverser. Polybe met bien en scène sur l’estrade Άγαθοκλής καί Σωσίβιος ; mais ce Sosibios serait Sosibios le fils (Mahaffy) ou une interpolation (Niese). Mais Sosibios le fils ne parait que plus tard et dans un rôle honorable, protégeant le roi et épargné par le peuple au moment où l’émeute se rue contre Agathocle (Polybe, XV, 6, 8). Ce Sosibios n’est certainement pas celui qui figurait sur l’estrade à côté d’Agathocle. On pourrait supposer que le vieux Sosibios avait été sacrifié auparavant par Agathocle, soit aux rancunes populaires, soit à sa propre ambition. Aussi Dindorf écrit, dans l’Index de son édition de Polybe : Sosibius occiditur ab Agathocle, sans référence aucune. Mais Polybe cite Sosibios parmi ceux qui ont exploité la faiblesse de Philopator et n’en ont pas été punis comme Agathocle (XV, 34, 4). Mourir de la main de son complice eût été, ce semble, un châtiment à mentionner. Agathocle était resté en bons termes avec les fils de Sosibios (voyez ci-après), ce qui achève la démonstration. En somme, le seul fait constaté, argument négatif, explicable par les lacunes du texte de Polybe, n’autorise pas à faire violence au texte qui nous a été conservé.