HISTOIRE DES LAGIDES

TOME PREMIER — LES CINQ PREMIERS PTOLÉMÉES (323-181 avant J.-C.)

 

CHAPITRE III. — PTOLÉMÉE Ier SOTER ROI D’ÉGYPTE (305-283).

 

 

§ I. LA LUTTE CONTRE ANTIGONE (306-301).

Antigone s’était fait roi : mais ce n’était pas pour être imité qu’il avait donné l’exemple. Il comptait bien être le seul roi et l’unique successeur d’Alexandre. S’il courait sus jadis à ceux qui voulaient l’empêcher d’être souverain dans son lot, il entendait maintenant reprendre les bonnes traditions pour son compte et imposer sa suzeraineté à ses anciens alliés et rivaux, devenus ses inférieurs. Sans perdre de temps, il fit en Syrie d’immenses préparatifs pour une invasion de l’Égypte. Une armée de plus de 80.000 hommes d’infanterie, 8.000 cavaliers et plus de 83 éléphants[1], qu’il devait conduire lui-même ; une flotte de 150 vaisseaux de guerre et de 100 bâtiments de transport, chargés d’artillerie de siège, agissant de concert sous la direction de Démétrios, allaient assaillir, étreindre, terrasser enfin cet opiniâtre Lagide, qui s’obstinait à braver plus fort que lui. Antigone n’avait pas oublié qu’il avait un désert à traverser. Quand l’armée, concentrée à Antigonia, fut arrivée à Gaza, il ordonna aux soldats de se munir de vivres pour dix jours et fit charger sur les chameaux fournis par les Arabes 130.000 médimnes de blé et une masse de foin pour les quadrupèdes[2]. Mais le succès ne répondit pas à la grandeur des préparatifs. Toujours impétueux, et, cette fois, pressé d’abattre Ptolémée avant que celui-ci eût le temps de réparer ses pertes, il avait cru pouvoir se lancer dans cette aventure à l’approche de l’hiver[3], au moment où la crue du Nil devait rendre le passage plus difficile à l’armée de terre et où la mer était inclémente. Antigone, après une marche pénible à travers les marécages de la côte, fut arrêté, comme autrefois Perdiccas, par le bras de Péluse, par ce mur immortel dont la nature a pourvu l’Égypte[4] : la flotte, constamment battue des vents, avait perdu une partie de ses bâtiments de transport sur la côte de Raphia ; elle arriva trop tard aux points de débarquement et ne put faire les diversions convenues ; enfin, Antigone, plus craint qu’aimé du soldat, vit la désertion se mettre dans son armée et Ptolémée lui enlever ses mercenaires par surenchère. Il fut contraint par la disette de reprendre le chemin de la Syrie, à temps pour échapper au sort de Perdiccas, sans avoir fait autre chose que compromettre son prestige et remettre en question les résultats de la bataille de Salamine. Ptolémée eut soin d’informer Séleucos, Lysimaque et Cassandre, non seulement qu’Antigone était battu, mais qu’il n’était pas difficile de débaucher ses soldats[5].

La colère est mauvaise conseillère. Antigone voulut se venger sur les Rhodiens, qui lui avaient rendu quelques services, mais avaient refusé, avant la bataille de Salamine, de s’allier avec lui contre Ptolémée. Rhodes était alors le plus grand entrepôt de tout l’Archipel, et les Rhodiens n’entendaient pas se mêler à des querelles qui ne profitaient qu’aux neutres. Ils avaient aidé Antigone, en 315, en construisant pour lui des navires, non comme belligérants, mais comme fournisseurs payés. Ils y avaient mis d’autant plus d’empressement qu’ils collaboraient par là à la ruine de Tyr, une rivale à qui déjà Alexandre avait porté un coup mortel. En. 312, ils avaient consenti à joindre dix de leurs vaisseaux de guerre à la flotte qui, sous la conduite du stratège Polémée, allait « délivrer » la Grèce de la tyrannie de Cassandre. Mais ils avaient jugé absolument contraire à leurs intérêts d’aider Antigone, dont le voisinage était dangereux pour leur indépendance, contre Ptolémée, qui, par Alexandrie, tenait entre ses mains une tête de ligne de leur commerce[6]. Antigone avait compris : il connaissait le moyen de forcer les Rhodiens à faire amende honorable ou à se battre, ce que n’oserait un petit peuple de marchands contre le roi de l’Asie. Il éleva la prétention de les empêcher de commercer avec Alexandrie et donna ordre à ses croiseurs de saisir les navires marchands entre Rhodes et Alexandrie. Les Rhodiens, habitués à protéger leurs convois contre les pirates, s’étant défendus avec succès contre ces nouveaux corsaires, furent accusés d’avoir commencé une guerre injuste[7]. La petite république fit d’abord d’humbles remontrances : Antigone se montra de plus en plus exigeant et envoya son fils avec la flotte pour mettre les Rhodiens à la raison. Ceux-ci, épouvantés, acceptèrent le rôle d’alliés d’Antigone contre l’Égypte ; mais ce n’était plus assez. Démétrios demandait cent otages et la libre entrée des ports. Alors les Rhodiens résolurent de résister à outrance. Ainsi commença, dans les premiers mois de l’année 305, ce fameux siège de Rhodes, qui dura environ quinze mois et finit par lasser l’industrieuse opiniâtreté du Poliorcète. Les historiens ont autant parlé du siège de Rhodes que les poètes du siège de Troie. Diodore décrit avec complaisance le déploiement de forces des assiégeants, les formidables engins imaginés par le nouvel Achille, non moins impétueux et plus intelligent que le héros d’Homère. Les Rhodiens avaient appelé à leur secours Ptolémée, Lysimaque et Cassandre ; mais ces derniers étaient trop occupés de leurs propres affaires, et Ptolémée, heureux dans la défensive, était trop prudent pour recommencer à Rhodes ce qui lui avait si mal réussi à Cypre. Il fit cependant preuve de bonne volonté. Il avait fait entrer à Rhodes, dès le début du siège, un corps de cinq cents mercenaires, commandé par le Milésien Athénagore[8]. Il secourut les Rhodiens de la manière la plus efficace en leur envoyant à deux reprises des chargements de blé et de légumes, avec quelques renforts, qui réussirent à déjouer la surveillance des assiégeants et à pénétrer dans le port. On est un peu étonné de voir, à côté de si furieux assauts, une surveillance aussi lâche, qui laissa de même arriver dans la place les envois plus modestes expédiés par Cassandre et Lysimaque[9]. Les Rhodiens purent même lancer dans l’Archipel des corsaires qui gênaient le ravitaillement des assiégeants. L’un d’eux envoya un jour à Ptolémée des habits royaux que Phila avait confectionnés pour son mari et qui étaient tombés, avec sa correspondance, aux mains des Rhodiens[10]. Ptolémée trouva sans doute le tour excellent, mais il n’en était pas moins inquiet sur l’issue de cette lutte inégale. C’est lui qui, attentif à saisir les occasions favorables, conseilla par lettre aux Rhodiens d’accepter les bons offices des ambassadeurs étoliens venus en Asie pour invoquer contre Cassandre le secours d’Antigone[11]. Les essais de médiation tentés antérieurement par les démarches isolées ou collectives de plusieurs cités grecques, notamment par les Cnidiens et les Athéniens[12], avaient échoué, plutôt, semble-t-il, par l’intransigeance des Rhodiens, qui ne voulaient faire aucune concession à l’orgueil de leur adversaire. Le conseil de Ptolémée était bon, et les Rhodiens s’applaudirent de l’avoir suivi. Antigone était pressé d’avoir les mains libres, et Démétrios se sentait à bout de patience[13]. Les Rhodiens en furent quittes pour livrer les cent otages réclamés au début de l’affaire et pour s’engager à soutenir Antigone contre tout venant, sauf contre Ptolémée[14] Avec ces concessions réciproques, il n’y avait plus ni vainqueurs, ni vaincus. Les Rhodiens témoignèrent leur gratitude à tous ceux qui les avaient secourus. Ils élevèrent des statues à Cassandre et à Lysimaque, qui avaient beaucoup contribué, quoique en seconde ligne, au salut de la ville. Mais, pour Ptolémée, voulant surpasser toute autre marque de reconnaissance, ils envoyèrent en Libye demander à l’oracle d’Ammon s’il leur conseillait d’honorer Ptolémée comme un dieu. L’oracle ayant acquiescé, ils lui consacrèrent dans la ville un enclos carré, bordé de chaque côté par un portique long d’un stade, qu’ils appelèrent Ptolemaeon[15]. Les Rhodiens firent, avec plus de formalités et de sérieux, ce que les Athéniens avaient fait naguère pour leurs Sauveurs, Antigone et Démétrios. Pausanias croit même, tant l’imitation est frappante, que Ptolémée reçut à cette occasion son surnom historique de Soter[16].

Malgré les difficultés imprévues du siège, Antigone et Démétrios, pour qui une retraite équivalait presque à une défaite, n’auraient pas lâché prise si l’état de la Grèce, foulée et dévastée par Cassandre et Polyperchon, n’avait réclamé un prompt secours. Acclamé en 307 comme sauveur d’Athènes et libérateur de la Grèce, Démétrios ne pouvait pas laisser détruire son œuvre inachevée. Depuis son départ précipité pour Cypre, les Athéniens étaient constamment en butte aux attaques de Cassandre, qui, établi en Béotie, en Eubée, maintenant maître de Phylé, de Panacton, peut-être de Salamine, les cernait de toutes parts[17]. Sans doute, ils avaient été aidés par les Étoliens, irréconciliables ennemis de Cassandre, et Antigone leur avait envoyé quelques subsides ; mais ils devaient infailliblement succomber, s’ils n’étaient secourus à temps. Aussi, à peine libre, vers la fin de l’automne 304, Démétrios abordait à Aulis avec 330 navires et des forces proportionnées, chassait Cassandre de l’Hellade et venait jouir de ses faciles triomphes à Athènes, en attendant que le retour du printemps lui permit de procéder à la libération du Péloponnèse.

Ptolémée n’avait pas là d’intérêt vital à défendre. Il avait cédé, parait-il, Corinthe à Cassandre, et la garnison qu’il avait laissée à Sicyone se contenta de faire une défense honorable, terminée par un accommodement qui permit à son chef Philippe de la ramener en Égypte[18]. Tout le Péloponnèse fut arraché, morceau par morceau, à la domination de Cassandre et de Polyperchon (303). Alors, Démétrios proclama une fois de plus la liberté de tous les Hellènes, groupés en une Ligue dont il fut naturellement élu généralissime, et annonça pour l’année suivante une guerre à outrance contre Cassandre, sur qui il allait venger les injures des Hellènes.

Ce n’étaient pas là de vaines menaces. Démétrios allait avoir une armée formidable et un nouvel allié, le roi d’Épire, dont il venait d’épouser la sœur[19]. Cassandre éperdu chercha à négocier avec Antigone. Celui-ci répondit qu’il ne connaissait qu’un seul accommodement possible, à savoir que Cassandre se remit à sa discrétion[20]. Antigone ne pratiquait la franchise que sous forme d’insolence. Il oubliait que si Cassandre, réduit à ses propres forces, était hors d’état de lui résister, il pouvait arriver aussi que le roi de Macédoine trouvât des alliés parmi ceux que menaçait également, après lui et derrière lui, l’ambition d’Antigone. En effet, Cassandre n’eut pas de peine à faire comprendre à Lysimaque que la Thrace suivrait le sort de la Macédoine. Les deux rois dépêchèrent alors des envoyés auprès de Ptolémée et de Séleucos, et une coalition se forma qui allait engager avec l’intraitable Borgne un duel à mort (303/2)[21].

Dans cette guerre décisive, Ptolémée, uniquement préoccupé de son intérêt immédiat, se contenta d’un rôle peu glorieux. Il attendit, pour envahir la Syrie, que la marche de Lysimaque eût attiré Antigone dans le nord de l’Asie-Mineure[22], et il l’évacua précipitamment — en laissant, il est vrai, de fortes garnisons dans les villes dont il s’était emparé — sur le simple bruit qu’Antigone victorieux reprenait le chemin d’Antigonia[23]. Le bruit était faux d’ailleurs, mais Ptolémée voulut sans doute donner à sa timidité égoïste l’apparence d’un système calculé ; il ne bougea plus de l’Égypte, laissant à ses alliés le soin d’abattre l’ennemi commun. C’était presque une trahison, et, par surcroît, un mauvais calcul[24]. Antigone, à l’inverse, courait, par excès de présomption, au-devant de cruels mécomptes. Il crut pouvoir écraser Lysimaque, qui s’était aventuré en Asie-Mineure au-devant de Séleucos, avant que les coalisés ne pussent se rejoindre ; et Lysimaque se trouva, en effet, dans une situation des plus critiques lorsque Démétrios, rappelé de Thessalie[25], vint couper ses communications avec l’Europe. Mais Lysimaque, à force d’habileté manœuvrière[26], sut se dérober à cette poursuite acharnée jusqu’au moment où l’arrivée de Séleucos vint le dégager. Celui-ci, accouru du fond de l’Orient avec une belle armée et 480 éléphants de guerre, prit ses quartiers d’hiver en Cappadoce[27]. Il était temps pour Lysimaque ; car ses soldats, harassés et mal payés, commençaient à déserter pour s’enrôler dans le camp ennemi, et les renforts expédiés par Cassandre n’étaient arrivés à Héraclée qu’à l’état de débris[28]. Maintenant, les coalisés pouvaient concentrer leurs forces : Antigone se vit contraint de reculer. Au printemps de 301, les armées réunies de Séleucos et Lysimaque, comptant ensemble plus de 80.000 hommes, s’avancèrent au centre de la Phrygie, en mesure de faire front au sud ou au nord, suivant les événements.

Nous ignorons par quelles voies les belligérants vinrent masser leurs troupes sur le champ de bataille d’Ipsos, où se trouvait au juste le lieu ainsi dénommé[29], et à quelle date précise eut lieu la rencontre. Nous savons seulement que le choc fut formidable. La bataille d’Ipsos (été 301) trancha net la plus pressante des questions remises au sort des armes. Antigone, qui ne voulait plus d’égaux, resta sur le champ de bataille, enseveli dans sa défaite, et son fils Démétrios s’enfuit à toute bride jusqu’à Éphèse[30]. Avec la flotte qui lui restait et Cypre pour quartier général, Démétrios pouvait encore devenir un corsaire redoutable ; mais ce n’était plus un roi, même pour les Athéniens, qui fermèrent leurs portes au dieu tombé[31].

 

§ II. PTOLÉMÉE ET LA QUESTION DE LA CŒLÉ-SYRIE (301-286).

Après la victoire, le butin. Pour n’avoir pas été à la peine, Ptolémée perdit le profit, auquel il tenait plus qu’à l’honneur. Le partage des dépouilles se fit sans lui. On ne lui rendit ni Cypre, ni la Phénicie ; et la Cœlé-Syrie elle-même, y compris les villes dans lesquelles il avait laissé des garnisons, fut dévolue à Séleucos[32]. Il protesta sans nul doute et fit valoir un traité antérieur, que la diplomatie égyptienne invoqua toujours depuis[33], une convention qui, le jour où il était entré dans la coalition, lui avait assuré le recouvrement de la Phénicie et de la Cœlé-Syrie. Les vainqueurs durent répliquer que l’on avait entendu payer de ce prix non pas son accession nominale à l’alliance, mais les services qu’il s’était engagé à rendre et qu’il n’avait pas rendus. Diodore nous a conservé un écho de ces pourparlers, menés sur le ton aigre-doux. Séleucos, dit-il, après le partage du royaume d’Antigone, se rendit en Phénicie avec son armée et essaya, d’après les arrangements pris, de se mettre en possession de la Cœlé-Syrie. Mais Ptolémée avait occupé d’avance les villes de la région et se plaignait de ce que Séleucos, un ami, eût la prétention de comprendre dans son lot un pays appartenant à Ptolémée, et de plus, que, malgré sa coopération dans la guerre contre Antigone, les rois ne lui eussent rien donné du pays conquis. A ces récriminations Séleucos répliqua qu’il était juste que les combattants victorieux restassent maîtres du pays conquis ; que, en ce qui concernait la Cœlé-Syrie, il n’insisterait pas pour le moment, en considération d’amitié, mais que par la suite il verrait comment il en faut user avec des amis trop ambitieux[34]. Nous ne savons pas très bien à quel moment les deux rois échangeaient ces notes diplomatiques. L’histoire des combinaisons instables provoquées par les conséquences de la bataille d’Ipsos est irrémédiablement embrouillée. Les provinces du littoral étaient des agrégats de cités plus ou moins autonomes, qui ne passaient pas en bloc d’un maître à l’autre. Séleucos ne rencontra probablement pas de résistance en Syrie, où il se hâta de détruire Antigonia pour fonder Antioche[35] ; mais il semble bien que les principales villes de la Phénicie restèrent au pouvoir de Démétrios, maître encore de la mer, ou, sous prétexte de fidélité à sa cause, essayèrent de se rendre indépendantes. Séleucos avait de bonnes raisons pour ne pas pousser à une rupture avec Ptolémée et pour le laisser provisoirement en possession de ce qu’il tenait, c’est-à-dire d’une partie de la Phénicie et de la Palestine[36]. Il se réservait de régler le différend plus tard.

Plus tard ! Ce mot, qui était une menace dans la bouche de Séleucos, indiquait à Ptolémée le moyen de réparer sa faute. Il n’avait qu’à mettre à profit le temps que lui laissait l’ajournement du conflit. Il se hâta donc de faire des avances à Lysimaque, qui, tout en ayant eu sa bonne part des possessions d’Antigone, — l’Asie-Mineure en deçà du Taurus jusqu’au milieu de la Phrygie à l’est[37], — devait être quelque peu jaloux de Séleucos. Ptolémée avait bien deviné, sans doute ; car Lysimaque se sépara d’Amastris pour épouser, à soixante et un ans, Arsinoé, une fille de Ptolémée et de Bérénice, alors âgée de seize ans tout au plus[38]. Ce mariage politique cachait ou plutôt révélait une alliance. Séleucos comprit que l’alliance devait être dirigée contre lui, et il riposta par une combinaison analogue. On le vit se rapprocher de Démétrios et épouser, à cinquante-sept ou huit ans, la fille de Démétrios et de Phila, Stratonice, qui avait à peu près l’âge d’Arsinoé. Aux premières propositions, prompt à profiter du moindre sourire de la fortune, le Poliorcète quitta les parages de la Chersonèse de Thrace, où il rançonnait les sujets de Lysimaque, et fit voile pour la Syrie. Avant même que le mariage ne fût conclu, il chassa de Cilicie Plistarchos, le frère de Cassandre[39], et agrandit d’autant son domaine maritime, qui comprenait, outre la Cilicie, Cypre, les villes phéniciennes et les places les plus importantes du littoral de l’Asie-Mineure. Il est probable que Séleucos, qui tenait à ne pas laisser la Cœlé-Syrie au Lagide et ne voulait pas la prendre de force, engagea lui-même Démétrios à s’emparer du territoire contesté ou tout au moins le laissa faire. Il est question, à une date, il est vrai, postérieure de quelques années (296/5), mais elle-même suspecte, d’une campagne dans laquelle le Poliorcète aurait pris Samarie. En fait, nous ignorons si Démétrios eut le temps ou les moyens de déposséder complètement Ptolémée, et si ce qu’il avait pris revint plus tard, sans partage et sans conflit, à Séleucos.

Mais Démétrios, avec son tempérament primesautier, fait d’audace et d’imprévoyance, était un allié dangereux. Ce n’était pas pour son gendre qu’il travaillait ; la Cœlé-Syrie ne devait pas être, comme l’avait sans doute espéré Séleucos, la dot de Stratonice. Démétrios entendait la garder, et ceci était particulièrement fâcheux pour Séleucos, qui paraissait dès lors avoir renoncé à ses droits sur cette province. Par conséquent, si Ptolémée parvenait à la reprendre, il l’aurait légitimement conquise sur un ennemi. On ne voit pas pour quel autre motif Séleucos chercha à ménager un rapprochement entre Démétrios et Ptolémée[40]. Peut-être commit-il là une imprudence. Ptolémée était retors, et Démétrios fourbe à l’occasion. Ils firent entre eux des conventions secrètes dont Séleucos eut sujet de se méfier quand il sut que son volage beau-père, tout récemment veuf de Déidamia, devait épouser Ptolémaïs, une fille de Ptolémée et d’Eurydice. On ne se tromperait guère en supposant que Ptolémée s’engagea à fournir au Poliorcète ce qui lui manquait le plus, de l’argent. Avec ces subsides, celui-ci comptait se tailler un royaume quelque part en Europe, aux dépens de Cassandre ou de Lysimaque ; une fois installé, il rembourserait son créancier en lui cédant quelqu’une de ses possessions d’Asie[41]. Séleucos parait avoir deviné le plan du Lagide, car il offrit à son tour de l’argent à Démétrios, le priant de lui céder pour une certaine somme soit la Cilicie, soit Tyr et Sidon ; mais Démétrios répondit sur un ton hautain, et Ptolémée dut s’applaudir, en attendant mieux, d’avoir brouillé l’accord cimenté naguère par le mariage de Stratonice[42]. D’autre part, le Lagide avait pris ses précautions contre la versatilité bien connue de Démétrios. Il s’était fait livrer comme otage le jeune Pyrrhos d’Épire[43], beau-frère de Démétrios, et, d’autre part, il avait donné sa belle-fille Théoxéna à Agathocle de Syracuse, lequel pourrait, au besoin, tenir Démétrios en respect du côté de l’Adriatique[44]. Tout indique que Ptolémée prévoyait le cas où Démétrios parviendrait à prendre la place de Cassandre. Ce revirement pouvait être considéré comme possible du vivant même de Cassandre ; il devenait tout à fait probable après la mort de Cassandre, qui survint en 297, sans doute alors que les négociations entre Démétrios et Ptolémée duraient encore.

Le Poliorcète exécuta le pacte à sa façon, c’est-à-dire autrement peut-être que ne l’eût voulu Ptolémée. Il avait un compte à régler avec les Athéniens, qui l’avaient encensé victorieux et bafoué vaincu. Ils étaient alors en pleine anarchie démagogique, sous la tyrannie de Lacharès, et personne n’avait intérêt à les défendre. C’est à eux que Démétrios s’en prit tout d’abord (296). La résistance fut acharnée, mais Démétrios s’obstina, maintenant ses croiseurs autour de l’Attique pendant qu’il faisait la conquête du Péloponnèse. Les Athéniens, affamés, implorèrent le secours de Lysimaque[45]  et de Ptolémée. Ptolémée, qui aimait à passer pour un ami des Hellènes, se trouva dans un cruel embarras. Il ne put refuser des secours aux Athéniens, mais il les envoya trop tard et insuffisants. La flotte égyptienne, forte de cent cinquante voiles, ne fit que paraître à la hauteur d’Égine ; Démétrios se préparant à l’attaquer, elle prit la fuite[46]. Athènes succomba enfin (294), et Démétrios victorieux put se considérer comme délié de ses engagements envers le Lagide, qui avait fait mine d’intervenir contre lui. Ptolémée, au surplus, n’avait pas attendu la rupture ouverte pour escompter le bénéfice du traité passé avec Démétrios et mettre la main sur ce qu’il convoitait, en commençant par Cypre, où Phila, la courageuse et fidèle épouse de Démétrios, se défendit longtemps dans Salamine (295/4)[47]. Il dut se contenter provisoirement de cette conquête, car Séleucos s’empara aussitôt de la Cilicie, et son attitude montrait assez que ce n’était pas le moment de toucher à la Cœlé-Syrie. Celle-ci avait dû passer tout naturellement des mains de Démétrios dans celles du souverain d’Antioche[48]. Entre temps, Ptolémée avait expédié son jeune pupille Pyrrhos, avec des troupes et de l’argent, en Épire, et marié une de ses filles, Lysandra, à Alexandre, fils de Cassandre. C’était une façon de surveiller de loin et d’entraver sans provocation directe les agissements de Démétrios, qui ne devait plus avoir, en effet, ni le temps ni l’envie de reprendre Cypre.

C’est ainsi que l’industrieux Lagide reprenait en sous-œuvre ses projets avortés et réparait de son mieux des mécomptes imputables à l’imprévu. Il se tint en repos pendant que Démétrios, devenu roi de Macédoine (294) à la place d’Alexandre, qu’il avait fait massacrer au sortir d’un festin, bataillait contre Pyrrhos, puis rêvait de s’associer avec ce rival pour faire simultanément, dans deux directions différentes, la conquête du monde. On peut supposer d’ailleurs que Ptolémée, moins prudent dans la conduite de ses affaires domestiques qu’au dehors, était, au cours de ces années de trêve (294-287), absorbé par des embarras qu’il s’était créés à lui-même. Il dut y avoir, vers ce temps, des tiraillements dans le ménage royal, où se firent sentir les inconvénients de la polygamie. A soixante-dix ans passés, Ptolémée pouvait songer à régler sa succession, et nous savons que cette question fut tranchée en faveur du fils de Bérénice, le futur Ptolémée Philadelphe, c’est-à-dire au détriment des fils d’Eurydice[49]. Le fut-elle à ce moment, nous l’ignorons ; mais ce serait la cause la plus vraisemblable des dissensions qui amenèrent la répudiation et le départ d’Eurydice. Celle-ci parait avoir emmené ses enfants avec elle, et nous la retrouverons bientôt à Milet, qui, peut-être avec l’assentiment de Lysimaque, lui aurait été attribuée comme douaire[50]. Enfin, en 289, Ptolémée donna asile à sa belle-fille Théoxéna, qu’Agathocle de Syracuse mourant renvoya à Alexandrie, avec ses deux enfants et ses trésors[51].

L’ambition inquiète de Démétrios troubla bientôt cette quiétude relative. Quand on sut qu’il se préparait à recommencer, avec une armée formidable et une flotte comme on n’en avait jamais vu, l’expédition d’Alexandre, Lysimaque, Séleucos et Ptolémée se coalisèrent de nouveau[52]. Pyrrhos, qui considérait Ptolémée comme son père adoptif[53], accéda sans difficulté à la coalition. Avant que les cinq cents navires que faisait construire Démétrios ne fussent sortis des chantiers du Pirée, de Corinthe, de Chalcis et de Pella, une flotte égyptienne alla croiser en vue des côtes de la Grèce, appelant les Hellènes à la liberté. En même temps, Lysimaque envahissait la Macédoine par le nord, et Pyrrhos par l’ouest. La crise eut un dénouement imprévu : Démétrios, abandonné par les Macédoniens, qu’exaspéraient ses façons despotiques, se trouva tout à coup détrôné et remplacé par Pyrrhos (287)[54].

Mais ce dénouement n’était lui-même que provisoire. Démétrios disposait encore de la petite armée avec laquelle son fils, Antigone Gonatas, maintenait sa domination en Grèce ; la Thessalie, ou tout au moins Démétrias, était encore entre ses mains ; enfin, il lui restait l’instrument qu’il savait le mieux manier, sa flotte. Il pouvait redevenir le roi des mers, et, en attendant mieux, faire aux dépens de Ptolémée la guerre ou la course dans l’Archipel. Les coalisés, surpris par le coup de théâtre survenu en Macédoine, durent être fort perplexes. Leur intérêt évident était que Démétrios se contentât d’être le maître en Grèce, ou qu’il y fût occupé et retenu le plus longtemps possible. A ce point de vue, le soulèvement d’Athènes, provoqué par la déconfiture de Démétrios (été 287), venait à propos. Aussi les envoyés athéniens qui allèrent demander des secours à Lysimaque, à Ptolémée, à Pyrrhos, furent-ils partout bien accueillis. Lysimaque donna en deux fois jusqu’à 130 talents d’argent ; Ptolémée, 50 talents et du blé : le roi de Bosphore, Spartocos, envoya 15,000 médimnes de froment, et le petit roi de Péonie, Audoléon, 7.500[55]. Mais il semble bien que Ptolémée tenait plus à prolonger la résistance des Athéniens qu’à leur assurer la victoire. La flotte égyptienne ne fit rien pour arracher le Pirée et Éleusis aux troupes de Démétrios, et, quand Pyrrhos vint dégager Athènes, celui-ci conclut avec Démétrios un traité secret à la suite duquel Démétrios resta en possession des ports et partit de là pour l’Asie, sans que la flotte égyptienne essayât de lui barrer le passage. Si l’on songe que Pyrrhos était alors un fils soumis de Ptolémée, on peut conclure de ces faits que le traité secret était un traité à trois contractants ; que Démétrios restait maître de la Grèce, à condition de renoncer à la Macédoine, et libre d’aller attaquer Lysimaque, à condition de ne rien tenter soit contre les Insulaires, protégés du Lagide, soit contre Cypre. Ces garanties n’étaient pas des plus sûres ; mais, avec un improvisateur comme Démétrios, il fallait se contenter de débrouiller la situation présente. Ptolémée comptait rester spectateur indifférent d’une guerre entre Lysimaque et Démétrios, et cette guerre, utile comme diversion, servait par surcroît les intérêts de Pyrrhos, car Lysimaque avait été et était encore, comme on le vit par la suite, un prétendant au trône de Macédoine[56]. Démétrios traversa donc sans encombre l’Archipel et se jeta, avec sa fougue ordinaire, sur les possessions de Lysimaque en Asie-Mineure. A Milet, dont Eurydice lui ouvrit les portes, il épousa Ptolémaïs, la fiancée que Ptolémée lui avait autrefois promise[57]. Bientôt, maître de Sardes, il se voyait déjà en mesure de poursuivre la conquête du littoral. Mais Lysimaque était assez fort pour se défendre : il avait autant d’énergie et plus de suite dans ses desseins que Démétrios. Celui-ci commit l’imprudence de se séparer de sa flotte et de s’enfoncer, à la poursuite de quelque plan chimérique, à l’intérieur du continent. Traqué par Agathocle, le fils de Lysimaque, il chercha un refuge en Cilicie, qui appartenait maintenant à Séleucos. Celui-ci voulait bien accueillir son beau-père[58], mais à condition que Démétrios déposât les armes. L’incorrigible Poliorcète ne voulut rien entendre et courut à sa perte. Il fut battu, poursuivi, cerné, obligé de se rendre à discrétion. Séleucos, qui aurait pu être son protecteur, devint son geôlier. Respectueux, mais inflexible, le roi de Syrie crut devoir assurer la paix du monde en mettant sous bonne garde, provisoirement tout au moins, celui qui ne vivait que pour la troubler (286). La carrière du grand aventurier était finie. Interné à Apamée sur l’Oronte, il n’en devait plus sortir. Le lion en cage n’y vécut pas longtemps : moins de trois ans après (283), le chagrin, l’oisiveté et l’intempérance achevaient de ruiner sa constitution minée par une vie orageuse et dévorante[59]

 

§ III. LA FIN DU RÈGNE.

Enfin, le moment était venu pour Ptolémée de se reposer. En 285, il avait quatre-vingt-deux ans et ne prêtait plus qu’une attention distraite aux affaires extérieures. Il put joindre ses sollicitations à celles qui vinrent de tous côtés — sauf du côté de Lysimaque[60] — implorer la mise en liberté de Démétrios, mais à titre officieux et sans hausser le ton. Il ne chercha pas à réveiller la vieille querelle au sujet de la Cœlé-Syrie, estimant qu’il valait mieux laisser le litige pendant et réserver l’avenir. En attendant, il continuait à exploiter indirectement ces régions en attirant à Alexandrie les Juifs, que Séleucos mettait de son côté à contribution pour peupler ses deux nouvelles capitales, Séleucie sur le Tigre et Antioche sur l’Oronte. Enfin, Ptolémée laissa expulser de la Macédoine son protégé et fils aimé Pyrrhos, sans essayer d’entraver l’offensive de Lysimaque. Après tout, la domination d’un roi d’Épire en Macédoine ne pouvait être qu’instable, et Lysimaque était aussi, au point de vue politique et domestique, un allié de Ptolémée. C’est même très probablement à cette époque que Ptolémée resserra ces liens de famille en négociant le mariage de son fils Ptolémée dit plus tard Philadelphe avec Arsinoé, fille de Lysimaque[61]. Il amenait ainsi à maturité le grand projet qu’il méditait depuis longtemps et qu’il se trouva enfin en mesure d’accomplir.

Ptolémée, père de deux lignées concurrentes[62], issues de mariages polygamiques, ne pouvait laisser au hasard des conflits, aux discussions de droit monarchique, compris à la grecque ou à la mode égyptienne[63], et aux compétitions de personnes, le soin de régler sa succession. L’exemple tout récent des fils de Cassandre, qui, par leurs dissensions avaient perdu le trône et la vie, montrait assez le danger des situations mal définies. Celle que Ptolémée avait à régler était autrement compliquée. Le dernier acte de son règne, pour avoir été longuement prémédité, n’en fut pas moins un acte où la prudence eut moins de part que la complaisance sénile de l’octogénaire pour le fils de son épouse préférée, Bérénice. Le jeune prince qui allait porter dans l’histoire le surnom de Philadelphe avait reçu les leçons des maîtres les plus renommés, de Philétas de Cos, de Zénodote, de Straton de Lampsaque ; le soin apporté à son éducation contrastait avec le délaissement soupçonneux au milieu duquel avaient grandi les fils d’Eurydice. A l’humeur farouche de l’aîné[64] on opposait la grâce et les talents du fils de Bérénice, un Apollon aux boucles blondes[65] entouré du cortège des Muses. Les courtisans, sûrs de flatter la secrète pensée du couple royal, forçaient à l’envi le contraste, qui, commencé peut-être par la nature, avait certainement été achevé par l’éducation[66].

Ptolémée se laissa aisément persuader qu’il avait à choisir entre la brutalité et l’intelligence, entre le vice et la vertu ; qu’il devait assurer à ses peuples un maître clément, aux lettrés et savants de sa cour un protecteur éclairé. Des scrupules, il en eut sans doute, ne fût-ce qu’en songeant à l’accueil que feraient peut-être les Macédoniens à un renversement de l’ordre de succession établi par les coutumes dynastiques. A supposer que le fils de Bérénice ne fût point considéré comme bâtard, il n’en restait pas moins que le fils d’Eurydice était l’aîné et de légitimité incontestable. Il était même de race plus royale par sa mère, qui était la sœur du roi Cassandre, tandis qu’on n’avait sans doute pas encore découvert la généalogie royale de Bérénice[67].

Il se trouva quelqu’un pour faire valoir, au risque de déplaire, des considérations de ce genre : ce fut Démétrios de Phalère, l’ex-gouverneur d’Athènes, devenu un des familiers de Ptolémée[68]. D’après une version recueillie par Héraclide dit Lembos, Démétrios aurait, d’une manière générale, déconseillé à Ptolémée d’abdiquer ou de s’associer un corégent, en disant : Ce que tu donneras à un autre, tu ne l’auras plus[69]. Mais le point important était de savoir qui serait l’associé et le successeur. La disgrâce qui frappa Démétrios sous le règne suivant ne permet guère de douter qu’il ait plaidé la cause du fils d’Eurydice, comme l’affirme expressément Diogène Laërce. Il avait été jadis l’homme de confiance de Cassandre, frère d’Eurydice, et il est à présumer que, bien accueilli à Alexandrie par Eurydice, il lui en avait gardé quelque reconnaissance[70]. Dans le débat présent, sa vaste érudition put lui fournir nombre d’arguments historiques : il n’avait qu’à puiser dans l’histoire de la dynastie des Achéménides, conduite à sa ruine par des compétitions comme celles que menaçait de faire naître en Égypte la substitution du choix, même judicieux, au droit d’aînesse. C’est ainsi que le pouvoir royal était arrivé discrédité et affaibli aux mains du dernier Darius, à qui Alexandre avait durement reproché — Ptolémée devait s’en souvenir — d’être un assassin et un intrus, détenant le pouvoir au mépris de la justice et de la loi des Perses[71]. Cet effrayant tableau des conséquences d’une première dérogation aux coutumes traditionnelles s’appliquait d’autant mieux à la situation présente que Ptolémée avait pratiqué la polygamie orientale, et que, de ses épouses, Eurydice n’était certainement pas la moins légitime aux yeux des Macédoniens et des Hellènes. A ces réalités, les courtisans durent opposer de la littérature, des raisons à côté, qu’on retrouve dans les flatteries adressées plus tard à Philadelphe. On n’osait peut-être pas encore insinuer que les enfants d’Eurydice ne ressemblaient pas à leur père, forme voilée d’une odieuse calomnie[72] ; mais les rois ne pouvaient-ils pas prendre exemple sur les dieux ? Kronos n’était-il pas le dernier né des Ouranides, et Zeus le plus jeune des Kronides ? La dignité des rois, surtout de ceux qui sont montés tard à ce haut rang, s’élève et s’affine avec le temps ; plus royal et plus divin est le sang qui coule dans les veines de leurs derniers rejetons. Quelques années plus tard, dans une cantate officielle, le poète de cour Callimaque aura soin de célébrer la supériorité de Zeus — père, protecteur et modèle des rois — sur ses aînés, qui ont modestement reconnu sa prééminence[73]. L’exemple de Zeus, précédé de celui de Kronos et Rhéa[74], servira aussi à justifier les mariages entre frère et sœur, dont les Lagides allaient faire une coutume dynastique. Sans exagérer l’influence de pareilles suggestions ni affirmer qu’elles aient été essayées à l’état de raisonnements, il est permis de penser que la littérature alexandrine, faite de mythologie frelatée et de morale facile, a commencé par corrompre le premier de ses protecteurs.

Il faut reconnaître que, sa résolution une fois prise, Ptolémée retrouva toute sa clairvoyance pour en assurer l’exécution. Pour que la transmission du pouvoir se fit sans secousse, il voulut y présider lui-même et voir son fils régner sous ses yeux. Si l’on en croit Justin[75], il ne se contenta pas d’associer son fils à l’exercice du pouvoir, comme le faisait en Syrie Séleucos : après avoir exposé ses raisons au peuple d’Alexandrie, qui y répondit par des acclamations, Ptolémée abdiqua et rentra dans la vie privée. L’historien ajoute, se faisant en cela l’écho de quelque légende fabriquée après coup, que le vieux roi démissionnaire prit du service parmi les gardes de son fils, estimant qu’être le père d’un roi était plus beau que tous les trônes du monde. On se demande ce qui se cache sous cette fade rhétorique : peut-être la désapprobation du peuple, qu’il fallut ramener par des harangues sentimentales, ou les murmures de l’entourage, que le vieux monarque voulut décider, par des démonstrations insolites, à respecter son œuvre. La légende est bien faite pour toucher les âmes sensibles ; mais même le postulat qui l’a engendrée ne peut être accepté sans réserves. Il est certain que Philadelphe fut roi à partir de 285/4[76] ; mais il pouvait l’être comme associé, et non substitué, à son père[77]. Cependant, l’association au trône étant un procédé connu et n’ayant point été considéré ailleurs comme entraînant l’abdication du père, il faut admettre que Ptolémée affecta de se conduire comme s’il avait réellement abdiqué. Il dut mettre quelque ostentation à se désintéresser des affaires publiques et à renvoyer les solliciteurs au soleil levant :

Il voulait que ce successeur illégalement institué prit de son vivant pleine possession de l’autorité, de façon à décourager toute opposition ultérieure. Il est possible, et même probable, qu’il entoura d’une certaine solennité, d’un cérémonial extérieur, cet avènement du co-régent[78]. Enfin, ce qui explique le mieux l’hésitation ou la méprise des historiens, c’est le mariage de l’héritier présomptif, qui dut être la maîtresse pièce de la combinaison imaginée pour assurer la transmission du pouvoir. Suivant la coutume égyptienne, le pouvoir appartenait toujours à un couple de sang divin, assorti par une espèce d’union sacrée, qui, réellement ou par fiction légale, commençait à l’avènement du roi. En donnant à son héritier présomptif une épouse de sang royal, Ptolémée faisait de lui un roi complet et était censé l’introniser du même coup[79]. Ce mariage conférait au fils de Bérénice une possession de fait que ne pouvait plus lui contester le fils d’Eurydice, disqualifié par le fait qu’il n’avait point d’épouse légitime de sang royal[80].

Le même raisonnement permet de conjecturer que Ptolémée Soter s’est associé son fils au moment où lui-même n’était plus qu’un roi sans reine. Aucun texte ne parle de la mort de Bérénice. Elle disparaît à une date inconnue, comme la plupart des reines de l’époque. En tout cas, personne ne dit qu’elle ait eu sa part dans l’abdication de Ptolémée, ou qu’elle ait vu son fils sur le trône et joué un rôle quelconque comme reine douairière[81].

Deux ans après avoir exécuté son dessein, Ptolémée Soter mourait à l’âge de quatre-vingt-quatre ans (283), laissant à son successeur le royaume le plus uni et le mieux gouverné qui eût été formé avec les débris de l’empire d’Alexandre.

 

 

 



[1] Diodore, XX, 13. On sait que les historiens aiment à grossir les chiffres, surtout quand il s’agit de rendre plus frappante la déception infligée à un ambitieux par la Fortune.

[2] Diodore, XX, 73.

[3] La flotte met à la voile huit jours avant le coucher des Pléiades, qui avait lieu, à cette latitude et à cette époque, dans les premiers jours de novembre. G. F. Unger (SB. d. Bayer. Akad., 1875, I, p. 395 sqq.) a voulu avancer l’expédition en avril 306, au laver matinal des Pléiades, bouleversant toute la chronologie au mépris du texte de Diodore, qui signale la crue du Nil (minimum en avril-mai, maximum en septembre) comme un obstacle pour Antigone (Diodore, XX, 74-76). Son système est rejeté avec raison par Niese (I, p. 322, 3) et Kærst (art. Demetrios in Pauly-Wissowa’s R. E., IV, p. 2176). L’expédition a dû commencer en novembre 306 et se terminer au début de 305.

[4] Isocrate, Busiris, 12.

[5] Voir le détail des opérations militaires dans Diodore (XX, 74-76). La flotte, dispersée par une tempête, perd du temps et trouve barrées les bouches (le ψευδόστομον, puis la bouche Phatnitique) dans lesquelles elle essaie d’entrer. Elle essuie une nouvelle tempête en retournant vers Péluse, où Antigone n’avait pu forcer le passage. Enfin, sur l’avis du conseil de guerre, l’armée et la flotte retournent en Syrie.

[6] Diodore, XX, 81. On a vu plus haut que, du vivant même d’Alexandre, les blés d’Égypte étaient dirigés de préférence sur Rhodes au détriment du marché d’Athènes. Rhodes vivait de son commerce avec l’Égypte. Sur l’histoire de Rhodes, voyez l’ouvrage récent de H. van Gelder, Geschichte der alten Rhodier, Haag, 1900, qui donne la bibliographie des travaux antérieurs.

[7] Diodore, XX, 81-89 ; 91-100. Plutarque, Démétrios, 21-22. Pausanias, I, 6, 6-7. Appien, B. Civ., IV, 66-67. Polyen, IV, 6, 16. Cf. Droysen, II, p. 450-468. Niese, I, p. 326-332. Les détails de cette guerre ont été utilisés pour l’histoire de la poliorcétique par Rüstow et Köchly, Wescher, H. Droysen, Ad. Bauer, etc. La durée du siège est évaluée approximativement à un an par Diodore et Plutarque.

[8] Diodore, XX, 88, 94.

[9] Diodore, XX, 96, 98.

[10] Diodore, XX, 93. Plutarque, Démétrios, 22. Phila devait être alors en Lycie. Cf. le décret des Samiens en l’honneur de Démarchos de Lycie (Dittenberger, 132 = Michel, 367).

[11] Diodore, XX, 99. Plutarque (Démétrios, 22) attribue cette médiation aux Athéniens, alors assiégés par Cassandre. Il confond avec une tentative précédente.

[12] Les Cnidiens d’abord (Diodore, XX, 95), puis plus de cinquante députés (XX, 98). Le blocus d’une place de commerce comme Rhodes équivalait à une banqueroute générale. Les Athéniens tirèrent au moins quelque argent d’Antigone, à titre de secours contre Cassandre (Athen. Milth., V [1880], p. 268). Le siège de Rhodes fit du bruit dans le monde. C’est probablement alors que commencent les relations entre les Rhodiens et les Romains (Polybe, XXX, 5, 8).

[13] Niese (I, p. 331, 4) soupçonne que les tentatives de médiation avaient été suggérées par Démétrios lui-même.

[14] Diodore, XX, 99.

[15] Diodore, XX, 100.

[16] Pausanias, I, 8, 6. Il y a sur ce point un débat qui a commencé dès l’antiquité et qui menace de s’éterniser. Arrien (VI, 11, 8) réfute ceux qui faisaient de Ptolémée le σωτήρ d’Alexandre. Malgré la défiance qu’inspire Pausanias, son assertion a été généralement acceptée (Droysen, von Gutschmid, Niese, etc.) : mais on a allégué contre elle deux arguments. Le premier, mis en avant par E. Révillout (Rev. Égyptol., I, p. 15 sqq.), confirmé par Stuart Poole (Br. Mus. Catal., Ptolemies, p. XXV), c’est que la légende ΠΤΟΛΕΜΑΙΟΥ ΣΟΤΗΡΟΣ ne s’est rencontrée jusqu’ici que sur des monnaies ancestrales, phéniciennes ou cypriotes, et seulement à partir de l’an XXV de Philadelphe (261/0 a. Chr.). Le second argument, c’est qu’un titre officiel n’a pas pu être conféré par l’étranger. Il faut donc que Ptolémée l’ait pris ou reçu en Égypte, soit, dès 323, pour avoir débarrassé le pays de Cléomène (Frankel), soit pour avoir repoussé l’invasion de Perdiccas ou celle d’Antigone, ou encore, à l’occasion du siège de Rhodes, mais comme sobriquet alexandrin (Mahaffy). L’inscription de Nicourgia fait remonter le titre de Σωτήρ, avec culte ίσόθεος, bien au-delà de 261 : elle prouve aussi qu’il a été décerné hors d’Égypte, en pays grec, et il n’y a rien d’étonnant à ce que ce titre soit devenu officiel — avec l’addition de θεός — quand il s’agit de distinguer Ptolémée Ier de son successeur. On reviendra sur la question à propos du culte monarchique en Égypte.

[17] R. Schubert (Der vierjahrige Krieg, in Hermès, X [1876], p. 111-116) et Fr. Ladek (Ueber die Echtheit zweier Urkunden in Ps.-Plutarchs βιοι in Wiener Studien, XIII [1891], p. 62-128), ont repris et justifié l’opinion de Clinton, Westermann, Grauert, etc., et reconnu dans la lutte contre Cassandre, de 305 à 302, le τετραετής πόλεμος de Plutarque (Vit. X Orat.), que Droysen place en 298-295 et transforme en une guerre faite aux Athéniens (ou à leur tyran Lacharès) non plus par Cassandre, mais par Démétrios. Il y a pour ainsi dire unanimité (Unger, Wilamowitz, Niese, Kaerst, Swoboda, etc.), en faveur de l’opinion répudiée par Droysen. De Sanctis (Studi di storia antica, II [1893], p. 50 sqq.) entend par τετραετής πόλεμος une guerre faite par Démétrios roi de Macédoine, de 291 à 289, contre les Béotiens, les Étoliens et Pyrrhos. C’est la plus étrange des conjectures qui aient été émises jusqu’ici. Le patriote athénien Démocharès a pris sa revanche sur Démétrios de Phalère et le Poliorcète en écrivant ses histoires (FHG., II, p. 445-449).

[18] Diodore, XX, 102.

[19] Plutarque, Démétrios, 25. Pyrrh., 4. Le mariage — une nouvelle mortification pour Phila et Cassandre — avait eu lieu dans l’été de 303, à Argos. Déidamia fut, avec Phila et Euthydice, la troisième femme légitime de Démétrios. De ce mariage naquit un Alexandre (Plutarque, Démétrios, 53) ; c’est tout ce qu’on sait sur ce personnage.

[20] Diodore, XX, 106.

[21] Diodore, ibid. Justin., XV, 2, 15 ; 4, 1.

[22] Lysimaque avait sous ses ordres ses propres troupes et un contingent fourni par Cassandre (Diodore, XX, 107).

[23] Diodore, XX, 113.

[24] Gercke (Alexandrin. Studien, in Rh. Mus., XLII [1887], p. 262 sqq.) suppose qu’il y eut alors une insurrection à Cyrène, ce qui expliquerait l’inaction de Ptolémée du côté de la Syrie. Mais il arrive à ce résultat par une reconstruction aventureuse de toute la chronologie concernant Magas.

[25] Démétrios poussait devant lui Cassandre, qui, tout en reculant, cherchait à négocier. Rappelé en Asie, Démétrios conclut avec Cassandre une trêve qui ne fut pas ratifiée par Antigone et que, au surplus, personne ne prit au sérieux (Diodore, XX, 111).

[26] Il s’était assuré un refuge et avait rétabli ses communications par le Pont-Euxin en épousant Amastris, reine d’Héraclée (Diodore, XX, 109. 112. Memnon ap. Photius, p. 244 = FHG., p. 530).

[27] Diodore, XX, 113. Ici finit le livre XX de Diodore, après lequel nous n’avons plus que des fragments.

[28] Diodore, XX, 111-112.

[29] Ipsos était certainement en Phrygie, probablement non loin de Synnada (cf. Droysen, II, p. 508, 1). Démétrios, qui avait hiverné à portée du Bosphore et du Pont-Euxin, était venu rejoindre son père.

[30] Plutarque, Démétrios, 29. Antigone périt dans la 81e année de son âge (Lucian., Macrob., 11). Pyrrhos, roi détrôné d’Épire, avait combattu aux côtés de Démétrios (Plutarque, Pyrrh., 4).

[31] C’est probablement en allant d’Éphèse à Athènes qu’il fit escale à Délos, où une inscription signale la présence du Roi (ό βασιλεύς), c’est-à-dire de Démétrios, maître encore des Cyclades (Cf. Homolle, Archives, p. 67, 1).

[32] Les rois vainqueurs έκριναν Σελεύπου τήν δλην Συρίαν ύπάρχειν (Polybe, V, 67, 8). Ce n’est pas un traité, mais une dérogation au traité ; c’est un jugement et presque une condamnation. Plus tard, en 170, Antiochus IV Épiphane invoque expressément τά συγχωρήματα Σελεύκω διά τών άπό Μακεδονίας βασιλέων μετά τόν Άντιγόνου θάνατον (Polybe, XXVIII, 17).

[33] Cf. Polybe, V, 67, 10. XXVIII, 17. Diodore, XXX, 2. Au fond, la thèse égyptienne reposait moins sur ce traité hypothétique que sur le droit de conquête, les Égyptiens prétendant que toute atteinte au droit antérieur était une usurpation.

[34] Diodore, XXI, 1, 5 (Exc. Vatic., p. 42). Je ne parviens pas à saisir pour quelles raisons Stark (Gaza, p. 361-362) transporte ce dialogue au moment des négociations amorcées par Séleucos entre Démétrios et Ptolémée (ci-après), et veut que l’ami trop ambitieux soit Démétrios.

[35] Strabon, XVI, p. 750. Appien, Syr., 57. Antioche fut fondée en 300, sous le nom du père de Séleucos et peuplée avec les habitants d’Antigonia. Cf. K. O. Müller, Antiquitates Antiochenæ, Gotting., 1839.

[36] Tout cela est hypothétique. On retrouve plus tard le Poliorcète en possession des villes phéniciennes et détruisant Samarie (en 296/5, d’après Eusèbe). Avait-il gardé ou repris le littoral phénicien, pendant que le Lagide reprenait la Judée ? Droysen (II, p. 547, 1) tient pour avéré que la Palestine, restée aux mains de Démétrios jusque vers 295, tomba alors au pouvoir de Séleucos. Niese (II, p. 125) établit comme suit le partage qui finit par être consenti entre les prétendants. La Cœlé-Syrie proprement dite, entre le Liban et l’Anti-Liban, avec Damas et le Haut-Jourdain, à Séleucos, ainsi que la Phénicie jusqu’à Aké ou Ascalon : Samarie et Jérusalem à Ptolémée. On n’est guère mieux renseigné sur les parts faites à Lysimaque et à Cassandre. Plutarque (Démétrios, 31) assure que la Cilicie fut donnée à Plistarchos, frère de Cassandre.

[37] Appien, Syr., 55.

[38] Plutarque, qui traite la chronologie en moraliste, fait conclure en même temps le mariage de Lysimaque et celui de son fils avec une autre fille de Ptolémée (Démétrios, 31). Haussoullier (Milet, p. 29, 4) n’y contredit pas. Mais si cette autre fille est Lysandre, et s’il n’y a pas eu deux sœurs du même nom (cf. Niese, I, 354, 2), c’est un anachronisme ; car Lysandre, la seule autre fille s connue de Ptolémée, ne put épouser Agathocle qu’après la mort (294) de son premier mari, Alexandre de Macédoine. La date probable du mariage de Lysimaque oscille entre 300 et 298. Memnon (FHG., III, p. 530) assure que Lysimaque était amoureux. Il parait bien qu’il le devint, car il donna à Arsinoé en douaire les villes d’Héraclée, Tios, Amastris, Cassandria, et voulut qu’Éphèse s’appelât Arsinoéia.

[39] D’après Plutarque, il envoya sa femme Phila auprès de Cassandre, pour justifier sa conduite.

[40] Plutarque, Démétrios, 32. D’après Stark (p. 362-363), Séleucos, toujours plein de sollicitude pour Ptolémée, voulait dédommager Ptolémée aux dépens de Démétrios. C’est lui qui négocie le mariage de Démétrios avec Ptolémaïs, qui veut racheter la Cilicie, Sidon et Tyr pour Ptolémée, qui ensuite travaille de concert avec Ptolémée à déposséder Démétrios, et, quand il voit Ptolémée maître de Cypre, se décide à prendre la Syrie, toute la Syrie, wenn nicht mit Zustimmung, doch mit Ignorirung von Seiten des Ptolemäos.

[41] Cela revient à dire que Démétrios avait d’abord songé à abandonner l’Europe pour l’Asie, puis aurait adopté le plan inverse, suivant les alliances qu’il trouvait à sa portée. Avec lui, rien de plus vraisemblable.

[42] Plutarque, Démétrios, 32. Plutarque blâme énergiquement l’avidité de Séleucos.

[43] Plutarque, Démétrios, 32. Pyrrh., 4. Pyrrhos, roi détrôné, était un prétendant dont Ptolémée pourrait se servir au besoin contre Cassandre ou contre Démétrios. Cf. R. Schubert, Gesch. des Pyrrhus, Breslau, 1894.

[44] En ce moment même (298), Agathocle enlevait à Cassandre l’île de Corcyre (Diodore, XXI, 2).

[45] Lysimaque, qui avait dû soutenir Lacharès contre Cassandre, avait envoyé un cadeau de 10,000 médimnes de blé sous l’archontat d’Euctémon (299/8. CIA., II, 314 = Dittenb., 143 = Michel, 126). C’est la raison pour laquelle Droysen fait commencer en 298 la guerre de Démétrios contre Athènes et l’identifie avec le τετραετής πόλεμος, qui a été reporté ci-dessus à la date initiale de 305. Il est probable que les Athéniens sollicitèrent encore Lysimaque ; mais celui-ci parait ne les avoir aidés qu’indirectement, en attaquant les villes de l’Asie-Mineure qui restaient ou prétendaient rester fidèles à Démétrios.

[46] Plutarque, Démétrios, 33.

[47] Plutarque, Démétrios, 35. Ptolémée renvoya Phila et ses enfants en Macédoine, comblés de présents et d’honneurs (Plutarque, Démétrios, 38).

[48] On suit ici à peu près la direction indiquée par Droysen (II, p. 543), lequel admet que Ptolémée avait essayé de prendre et que Séleucos prit pour lui tout ce qu’avait possédé Démétrios en Syrie. Plus tard, en 219, les diplomates syriens font valoir, à propos de la Cœlé-Syrie, τήν Σελεύκου δυνάστειαν τών τότεων τούτων (Polybe, V, 67), possession adjugée par les vainqueurs d’Ipsos. Fr. Kœpp (Die syrischen Kriege der ersten Ptolemäer, in Rh. Mus., XXXIX [1884], p. 213-215) veut que Ptolémée ait recouvré alors Cypre et la Cœlé-Syrie ; d’abord, parce que Pausanias le dit, dans un texte où il y a autant d’inexactitudes que de mots (I, 6, 8 ; cf. Hieron., In Dan., XI : Cyprumque obtinuerit et Phœnicen) ; ensuite, parce que Antiochos II voulut plus tard reprendre la Cœlé-Syrie et qu’on ne voit pas à quel autre moment les Lagides l’auraient prise. C’est encore un argument a silentio, auquel Droysen a déjà répondu en signalant, comme occasion opportune pour les Lagides, les troubles qui suivirent la mort imprévue de Séleucos. Holm, Mahaffy, Wilcken, adhèrent à l’opinion de Kœpp. Niese (I, p. 387) pense que Ptolémée recouvra peut-être une partie de la Syrie méridionale. Libanius (Άντιοχικός, I, p. 299 Reiske), autorité médiocre, dit que l’empire de Séleucos allait jusque τοΐς κατ' Αΐγυπτον όροις.

[49] On connaît Ptolémée Kéraunos : il se peut que Méléagre et Argæos, et le fils anonyme mentionné par Pausanias (I, 7, 1), aient été aussi enfants d’Eurydice. Nous savons que Ptolémaïs était avec sa mère à Milet en 287 : le reste est conjecture.

[50] Droysen (II, p. 589, 1) suppose que Milet avait été donnée à Eurydice par Ptolémée. On ne voit pas comment Milet, qui était dans le lot de Lysimaque, aurait appartenu à Ptolémée. Haussoullier (Milet, p. 29) suppose, avec L. Millier, que Lysimaque, épousant Arsinoé (300), aurait fait ce don à Eurydice, qui se serait installée à Milet presque aussitôt. Il est plus facile de critiquer ces hypothèses que de les remplacer par de meilleures. Je croirais plutôt que Milet accueillit Eurydice pour avoir une raison, valable en diplomatie, de rester indépendante. La ville n’appartenait plus (depuis 294 ?) à Démétrios, et on ne connaît pas de monnaies de Lysimaque frappées à Milet (Haussoullier, ibid.). Cf. G. B. Possenti, Il re Lisimaco di Tracia, Torino, 1901.

[51] Justin., XXIII, 2, 6.

[52] C’est à ce moment que Droysen (II, p. 581) place le mariage d’Agathocle, fils de Lysimaque, avec Lysandre, fille de Ptolémée et veuve du roi de Macédoine Alexandre, assassiné par Démétrios en 294. Ptolémée se trouva alors avoir pour gendres le père et le fils.

[53] Plutarque (Pyrrh., 6) raconte que Lysimaque voulut un jour tromper Pyrrhos en fabriquant une fausse lettre de Ptolémée, et que Pyrrhos reconnut la supercherie à l’en-tête de la lettre, qui n’était pas la formule ordinaire de Ptolémée. Pyrrhos appelle un de ses fils Ptolémée, et fonde une Béronicis, en souvenir de Bérénice et Ptolémée.

[54] Plutarque, Démétrios, 43-44. Pyrrh., 11. Phila s’empoisonne à Cassandria, où Démétrios était venu la rejoindre.

[55] Droysen (II, p. 586) place à cette date les dons de Spartocos (CIA., II, 311) et d’Audoléon (CIA., II, 312) ; mais il a reporté plus haut, à la date de 296 environ (II, p. 536), les dons en argent de Ptolémée et de Lysimaque, mentionnés par le décret en l’honneur de Démocharès (Plutarque, Vit. X Orat.). Il y a une difficulté à laquelle échappait par là Droysen : c’est d’expliquer comment Antipater, ex-roi de Macédoine, détrôné en 294 par Démétrios et réfugié chez son beau-père Lysimaque, a pu donner en 287 une somme de 20 talents à Démocharès. Il n’est même pas sûr qu’il fût encore en vie. Mais on peut ou laisser à cette date la cotisation d’Antipater, comme le fait Niese (I, p. 379, 2), ou la reporter plus haut, entre 296 et 294. Droysen est obligé par son système de pratiquer dans le texte du décret des interversions beaucoup plus arbitraires.

[56] Il avait tout récemment obligé Pyrrhos à lui céder un morceau de la Macédoine, comme prix de sa coopération contre Démétrios (Pausanias, I, 10, 2). Si Pyrrhos s’attaque à la Thessalie pendant que Démétrios est en Asie, ce peut être, comme le dit Plutarque (Pyrrh., 12), à la sollicitation de Lysimaque ; mais c’était surtout, ainsi que le remarque aussi Plutarque, dans son propre intérêt. L’attitude équivoque de Pyrrhos explique mieux pourquoi Lysimaque, aussitôt libre, lui déclara la guerre.

[57] De ce mariage naquit Démétrios le Beau, le futur prétendant à la succession de Magas à Cyrène (Plutarque, Démétrios, 53).

[58] Ou plutôt le beau-père de son fils : Séleucos avait cédé Stratonice à son Ms Antiochos, quelques années auparavant (vers 293).

[59] Plutarque, Démétrios, 51-52. Antigone rapportant à Démétrias l’urne funéraire et débarquant à Corinthe avec un cérémonial imposant fait songer à Agrippine rapportant à Rome les cendres de Germanicus et débarquant à Brindes (Tacite, Ann., III, 1 sqq.).

[60] D’après Plutarque (Démétrios, 51), Lysimaque offrit une grosse somme à Séleucos, s’il voulait mettre à mort Démétrios.

[61] Sur la date de ce mariage (ci-après), on ne peut faire que des conjectures. On ignore de quelle union était issue cette Arsinoé (probablement de Nicæa, épousée vers 302 ou avant cette date), et, par conséquent, quel âge elle pouvait avoir lors de son mariage. On sait seulement que, répudiée vers 277 (encore une date à débattre), elle avait déjà trois enfants, Ptolémée (Évergète), Lysimaque et Bérénice.

[62] Sans compter les bâtards nés de Thaïs et les enfants du premier mariage de Bérénice, adoptés — Magas tout au moins — par lui, Ptolémée avait cinq fils, dont, au dire de Justin (XVI, 2, 7), Philadelphe était le minimus natu : à savoir : Ptolémée Kéraunos, Méléagre, Argæos, un άλλος άδελφός γεγονώς έξ Εύρυδίκτη (Pausanias, I, 7, 1), et Philadelphe. Il lui restait encore une fille non mariée, Philotera. Nous ignorons de quelle mère étaient nés Méléagre, Argœos et Philotera. Ils pouvaient être nés d’Eurydice et cependant, vu la bigamie prolongée de leur père, n’être pas les aînés de Philadelphe. Des filles mariées, Lysandra et Ptolémaïs étaient filles d’Eurydice ; Arsinoé, fille de Bérénice.

[63] Voyez, sur ces questions épineuses, l’étude de Strack (Die Dynastie der Ptolemäer. II. Thronfolge und Erbrecht, p. 72-104). En fait, Ptolémée n’avait à se préoccuper que des coutumes grecques : c’est aux Alexandrins qu’il présente son successeur. Les Égyptiens ne comptent pas encore.

[64] On peut discuter sur le sens de son surnom ό Κεραυνός (Plutarque, Pyrrh., 22) : cognomine Ceraunus (Trog., Prol. XVII) et rejeter l’opinion de Memnon (FGH., III, p. 532), qui suppose ce surnom donné à Ptolémée, fils d’Eurydice, διά τήν σκαιότητα καί άπόνοιαν (allusion à l’aigle Kéraunophore d’après Mahaffy, Empire, p. 105, 2) ; mais les crimes commis plus tard par ce bandit sont un témoignage irrécusable.

[65] Théocrite, XVII, 103.

[66] On peut juger, ce semble, de ce qu’ils dirent par ce qu’écrivirent plus tard les poètes de cour. Ceux-ci répètent que Philadelphe ressemble à son père, au moral (Callimaque, Jov., 170, Théocrite, XVII, 63), tandis qu’Eurydice (?), comme l’insinue Théocrite, a des τέκνα δ' οΰποτ' έοικότα πατρί.

[67] Ceci pouvait être d’importance au point de vue du droit égyptien, qui attachait la légitimité à la descendance par les femmes. Strack (op. cit., p. 94), adoptant une idée lancée par Mahaffy, pense qu’en Égypte les porphyrogénètes étaient seuls aptes à succéder, à l’exclusion des enfants nés avant que leur père ne fût roi. C’est la raison pour laquelle (p. 192) il place la naissance de Philadelphe après 306. A défaut de cette date, Mahaffy sauve sa théorie en affirmant que Ptolémée fut roi, pour les Égyptiens, à partir de la mort du roi Alexandre (311). Cela doit être vrai ; mais la théorie reste hypothétique, comme la proposition connexe, également approuvée par Strack : it was not the habit of Ptolemaic crown princes to get married before they succeeded to their throne (Mahaffy, Empire, p. 491. Cf. l’Introduction des Revenue Laws [1896], p. XXV, 2).

[68] Plutarque, De exsil., 7.

[69] Diogène Laërce, V, 79.

[70] Il est superflu d’imaginer des motifs autres que ces sympathies réciproques, comme la rancune ou la peur, Lysimaque, auquel Démétrios avait jadis échappé à grand’peine (Polyen, III, 15) étant supposé acquis à la cause de son beau-frère Philadelphe (Droysen, II, p. 602, 3). C’est précisément chez Lysimaque que le client de Démétrios, Ptolémée Kéraunos, va chercher un asile.

[71] Arrien, II, 14, 6.

[72] Théocrite, XVII, 43-44. De toutes les conjectures proposées, celle de O. Hempel (Quæst. Theocriteæ, Kiliax, 1881) me parait la plus vraisemblable. L’άστοργος γυνή aux couches faciles n’est ni la première femme de Philadelphe, Arsinoé I (conjecture de Bücheler [Rh. Mus., 1875, p. 55], reprise en dernier lieu par H. von Prott [ibid. 1898, p. 469]), ni la femme de Magas, Apama (conjecture de Droysen), mais bien Eurydice, la mère du prince dépossédé de son droit d’aînesse. C’est Philadelphe seul qui est πατρί έοκώς. L’allusion, couramment acceptée depuis Droysen, est récusée par Vahlen (SB. der Berl. Akad., 1888, p. 1377-8), qui n’y veut voir qu’un aphorisme général.

[73] Callimaque, In Jovem, 58 sqq. Il eût été dangereux de discréditer absolument le droit d’aînesse : aussi le poète l’admet, en constatant l’exception. Les frères de Zeus ne lui disputent pas le ciel. L’allusion peut être un blâme rétrospectif à l’adresse des frères de Philadelphe ou un avertissement. Théocrite, après avoir disqualifié les enfants d’Eurydice, affirme le droit d’aînesse dans la descendance légitime (XVII, 74-75), sans faire la moindre allusion à la théorie des porphyrogénètes, théorie ignorée des Alexandrins et des historiens anciens.

[74] Théocrite, XVII, 130 sqq.

[75] Justin, XVI, 2, 7-9. Cf. Ps. Lucian., Macrob., 12. Appien, B. C., I, 108.

[76] Il se trouva probablement un astronome courtisan du nom de Denys (Dionysius a Philadelpho missus. Pline, VI, 58 ?), qui affecta de dater ses observations de l’avènement du nouveau roi. L’ère κατά Διονύσιον, citée par Cl. Ptolémée dans l’Almageste, disparaît après 241/0, au moment des réformes de Ptolémée Évergète.

[77] Le Canon des Rois (de Cl. Ptolémée) fait commencer le règne de Ptolémée II au 2 nov. 285 = 1er Thoth de Ol. CXXIII, 4 ; et Porphyre (FHG., III, p. 719) insiste pour que les deux années 285-284 soient retranchées au règne. Mais cette insistance prouve que tout le monde n’était pas de son avis (Cf. Clinton, III, p. 379). Plutarque (Fort. Alex., II, 9) assimile le cas de Philadelphe à celui d’Antiochos Ier, qui régna conjointement avec son père. Le scoliaste de Théocrite (XVII, 41) ne parle que d’association. Strack (p. 25) allègue contre la thèse de l’association une nouvelle inscription phénicienne de Lamez Lapithou où figurent les dates de l’an I et de l’an XI du Roi des rois Ptolémée, fils du Roi des rois Ptolémée, la dernière correspondant à l’an XXXIII de l’ère de Lapithos (Ph. Berger, in Rev. Crit., XXXVII [1894], p. 454). Il resterait à prouver que l’an I correspond bien à 285/4. Or, cette ère de Lapithos est inconnue, et c’est pure conjecture que d’en placer le début en 307. Après mûr examen, Clermont-Ganneau (L’inscription phénicienne de Narnaka, in Études d’archéol. orientale, II [1897], p. 159-181) substitue à Ptolémée Philadelphe soit Ptolémée VI Philométor, soit plutôt Ptolémée X Soter II (voyez ci-après, ch. XII). Le fait que, vers 270, les Athéniens appelaient le défunt Ptolémée Ier τόν βασιλέα τόν πρεσβύτερον Πτολεμαΐον (CIA., II, 331, lig. 29) pour le distinguer de son fils n’est pas un argument pour ou contre : il ne prouve absolument rien, sinon que les Athéniens ne connaissaient pas ou n’employaient pas le prédicat Σωτήρ. Plutarque (Cléom., 33) emploie la même expression pour distinguer Ptolémée Évergète de son successeur Philopator.

[78] Voyez ci-après une des hypothèses émises au sujet de la πομπή de Callixène, qu’on avait pu croire célébrée du vivant de Ptolémée Soter. L’hypothèse s’est trouvée démentie, mais la présomption était plausible.

[79] Il est à peine besoin d’avertir — il faudrait le faire à chaque instant — que je table sur une hypothèse. Nous ne connaissons la date ni du premier, ni du second mariage de Philadelphe. Champollion proposait pour le premier 281 (date acceptée encore par Haeberlin, Ehrlich et autres). On peut rappeler, à ce propos, que le Séleucide Antiochos Ier devint roi associé en épousant Stratonice.

[80] Ptolémée Kéraunos avait une fille, qui épousa Pyrrhos d’Épire en 280. On ignore de quelle espèce d’union elle était issue. Le polygame Pyrrhos, comme son ami Démétrios Poliorcète, faisait autant de mariages que de traités et n’y regardait pas de si près.

[81] Encore une matière à conjectures. Il est certain que Bérénice était morte lors de la πομπή de Callixène et avant le mariage de Philadelphe avec Arsinoé II. Qu’elle ait vivement poussé à l’exhérédation consommée en 285, on n’en saurait douter ; mais son influence n’eût été que plus forte et son désir irrévocable, si elle était morte en exprimant ce vœu. Droysen (SB. d. Berlin. Akad., 1882, p. 227, 1) a cru trouver dans le pathos sacerdotal de la stèle de Mendès (lig. 6) la preuve qu’elle a assisté à l’avènement de son fils en 285. H. von Prott (Rh. Mus., LIII [1898], p. 462) croit pouvoir affirmer qu’elle est morte après 279, et a été associée, lors de la πομπή, au culte fondé d’abord en l’honneur du θεός Σωτήρ seul. Il remarque cependant lui-même — ce qui va contre sa thèse — que Théocrite (XVII, 124) la mentionne avant son mari dans le couple auquel Philadelphe éleva des temples. Hypothèse pour hypothèse, il me semble que la mort de Bérénice a dû être l’occasion qui décida Ptolémée à inaugurer le nouveau règne. Elle devait approcher alors de soixante-douze ans. Si la dédicace ύπέρ βασιλέως Πτολεμαίου καί τών τέκνων Σαράπιδι Ίσιδι (Strack, n. 4) est bien du temps de Ptolémée Soter, l’omission de Bérénice (dans une dédicace à Sérapis et Isis) entre Ptolémée et ses enfants indique que Ptolémée était veuf, ce qu’il n’a pu être à aucun autre moment.