LES CAPTIFS DELIVRÉS

DOUAUMONT-VAUX (21 OCTOBRE-3 NOVEMBRE 1916)

 

LIVRE IV. — VAUX

 

 

I. — LA PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE VAUX

 

24 octobre.

Un officier allemand, fait prisonnier le soir du 24 octobre au Petit Dépôt qui est un ouvrage fortifié sur la route du fort de Vaux, lorsqu'il apprit que le fort de Douaumont était entre nos mains, eut un moment de stupeur, puis, se ressaisissant, il déclara : Vous avez pris Douaumont, mais vous ne prendrez pas Vaux.

Il était dans le destin de Vaux, aurait dit le commandant Nicolaÿ, d'offrir chaque fois une résistance plus opiniâtre et prolongée que celle de son orgueilleux rival. Assiégé par les Allemands dès le 9 mars, le fort de Vaux n'était tombé que le 7 juin[1]. Il s'était défendu trois mois et, même quand il fut investi (1er juin), le commandant Raynal et l'héroïque garnison y tinrent encore pendant six jours. S'il avait nécessité un si long siège, des pertes si considérables, l'usure de plusieurs divisions, il représentait aux yeux de l'ennemi un objectif d'une importance capitale pour une offensive sur Verdun. Il le couvrait du côté de la Woëvre qu'il domine ; il lui permettait d'utiliser les ravins du Bazil, du bois Fumin, des Fontaines et les fonds de la Horgne et de la Gayette pour dissimuler ses mouvements et préparer ses actions ; il lui fournissait des vues sur Tavannes et sur Souville ; il lui ouvrait enfin, par les bois de Vaux-Chapitre, l'accès de Souville, rempart de Verdun.

Le fort est élevé sur une hauteur arrondie qui est le dernier contrefort du massif de Souville sur la Woëvre. Cette hauteur, engagée entre le ravin du Bazil au nord qui aboutit au village de Vaux-devant-Damloup, et, au sud, le fond de la Horgne, ressemble à quelque lourd vaisseau échoué à l'embouchure d'un fleuve, car elle surplombe de ses pentes, d'abord lentes, puis raides, la plaine de Woëvre, pareille à la mer. Elle est entaillée de ravins profonds dont tous les noms sont devenus familiers : ravins des Fontaines, de la Sablière, du bois Fumin, de la Horgne, de la Gayette. A la suite des combats livrés dans cette région dévastée depuis des mois, le terrain est complètement bouleversé. Avec les trous, les fondrières, les arbres arrachés, les racines, les débris de toutes sortes, il oppose des obstacles naturels à une progression. Notre attaque devait s'étendre dans ce secteur, du Nez de Souville, sorte de promontoire au-dessus du ravin des Fontaines dont l'ennemi s'était emparé au début de septembre, jusqu'au fond de Beaupré que nous dominions et qui est séparé du fond de la Gayette par la crête qu'un régiment de Savoie a désignée ironiquement sous le nom de crête du Mont-Blanc. Elle avait pour objectif, en liaison à gauche avec le 401e régiment de la division Passaga, le bois Fumin à l'est du ravin des Fontaines, jusqu'à l'étang de Vaux, la digue qui commande l'entrée du village de Vaux et le village même, toute la croupe portant le fort jusqu'aux pentes qui descendent à la Woëvre, le fond de la Horgne, le fond de la Gayette et le village de Damloup entre les deux. Ainsi la prise du fort serait-elle étayée par la possession des pentes et des ravins qui lui servent d'accès.

L'ennemi avait organisé, non sans habileté, sa plus solide ligne de défense très en avant du fort dont les ouvrages extérieurs, contrescarpes, fossés, coffres, observatoires, tourelle, battus par notre tir, étaient en mauvais état. Cette organisation comprenait : 1e en première ligne, une tranchée continue, allant du Nez de Souville aux pentes sud du fond de la Gayette — tranchées Hindenburg, Brochmuch, de Moltke, Clausewitz, Seydlitz, Mudra, Steinmetz, Werder, von Klück — ; 2° à un kilomètre environ en arrière, une seconde ligne, partant de l'embouchure du ravin des Fontaines — tranchées de Gotha, Hanau, Siegen dans le bois Fumin, Brunehild dans le fond de la Horgne, de Saales rejoignant la batterie de Damloup au village de Damloup — ; 3° entre les deux, une ligne de soutien non continue, comprenant divers points d'appui : la Sablière, la Grande-Carrière, le Petit Dépôt, l'Abri de Combat, la batterie de Damloup ; 4° enfin, des trous d'obus transformés en repaires de mitrailleuses. Un certain nombre de boyaux étaient en construction pour relier la première ligne à la ligne de soutien ; trois de ces boyaux étaient terminés, boyaux du Petit Dépôt, des Maîtres-Chanteurs et de Tannhäuser.

L'aile gauche du dispositif allemand était composée, du bois Fumin à Damloup, de troupes de la 33e division de réserve et de la 50e division. La 33e division (67e, 364e et 130e régiments), qui avait subi de grandes pertes dans les combats du début de septembre, avait été reconstituée avec des renforts de bonne qualité, anciens soldats blessés et renvoyés au front. Elle tenait les organisations du bois Fumin et de la Vaux-Régnier, ses réserves dissimulées dans le ravin du Muguet et le fond du Loup. La 50e division (53e, 39e et 158e régiments) allait du bois Chesnois à Damloup, ses réserves dans le ravin de la Plume et au nord de Damloup. Elle fournissait au fort sa garnison (deux compagnies du 53e). Elle était favorisée par un système défensif puissant et profond, incomplètement détruit par notre préparation d'artillerie. Les déserteurs et les prisonniers faits dans cette région, au cours des journées qui précédèrent la bataille du 24 octobre, déclarèrent que l'ennemi s'attendait à être attaqué et s'y préparait. Il n'y eut pas d'effet de surprise, tandis que Douaumont se croyait hors d'atteinte.

La tâche assignée à la division de Lardemelle, qui livrera la bataille de Vaux, est donc particulièrement délicate et difficile. Les régiments qui composent cette division — 230e, 333e, 299e, 222e, plus un groupe de deux bataillons de chasseurs, les 50e et 71e, et un bataillon du 30e régiment — sont, je l'ai dit, fournis par des contingents du Dauphiné, de la Savoie, du Bugey. Peu ou pas de jeunes classes, des hommes mûrs, la plupart mariés et pères de famille, presque tous paysans, graves et braves, un peu taciturnes, et qui, après avoir donné leur sueur à la terre, sauront lui donner leur sang. Si vous êtes en fâcheuse posture, déclarait le général de Négrier, s'il vous faut faire appel au dévouement et au cœur de la troupe, c'est le paysan de France qui vous tirera d'affaire. Croyez-en un vieux légionnaire. Certes, nous ne serons jamais en fâcheuse posture pendant la bataille de Vaux ; mais il faudra durement besogner. Tandis que leurs camarades de gauche, plus heureux, se reposeront le soir même sur les objectifs conquis, les soldats de la division de Lardemelle ne connaîtront pas d'arrêt jusqu'à leur relève. Mais ces paysans armés sauront remuer le sol et tracer peu à peu leur sillon. Pour résoudre le problème posé à la division de Lardemelle, le 24 octobre, a écrit un bon juge, problème qui s'est révélé formidable dès la première minute, il a fallu le paysan de France conduit par des cadres exceptionnels. Ces cadres : souvent de petits capitaines ou lieutenants de vingt à vingt-cinq ans, que suivent, comme des fétiches, ces hommes qui ont passé la trentaine.

***

Le premier de ces jeunes officiers dont je rencontre le nom dans la bataille de Vaux est le sous-lieutenant Auguste Soudan, de la compagnie 13/63 du 4e génie. Le génie prépare les actions et les accompagne. Il a sa grande part dans le succès. Le père du lieutenant Soudan est instituteur à Cognin (Savoie). Lui-même pensait consacrer son avenir à l'enseignement. Entré à seize ans à l'École normale d'Albertville, il préparait le professorat de sciences à l'École normale de Grenoble lorsque la guerre le prit à vingt ans. Ses maîtres lui ont rendu de touchants hommages. Ils le considéraient comme un sujet d'élite : plus encore que son intelligence, ils célèbrent en lui une sorte de grâce juvénile qui prenait le cœur et une noblesse de nature qui l'élevait bien au-dessus des intérêts habituels de la vie. Il créait par sa seule présence une atmosphère de bien-être moral, de paix dans la simplicité et l'harmonie. Artiste, il adorait la musique, qui s'accordait avec le monde idéal qu'il portait en lui. Il donnait aux soirées de famille la transparence de ces eaux pures de la montagne qui coulent sur de la mousse. Dès que la guerre l'eut pris, il ne fut plus qu'un soldat. Toute sa conscience, il la mit à sa vie nouvelle. Cependant cette transposition qui parut si aisée ne se fit pas sans secousse intérieure, mais aucun signe n'en fut révélé. Nommé aspirant du génie quelques mois après son incorporation, il va commander une section de sapeurs dans les Vosges. Ce garçon qui n'est pas majeur, et qui est doux et timide comme une fille, obtient tout ce qu'il veut de ses hommes. Il débute sans transition aux plus mauvais jours de l'Hartmannsweilerkopf.

— Cette guerre est terrible, confie-t-il à un camarade, et il y a bien des chances pour que...

Il sourit et il ajoute :

— Oh ! moi, cela ne me fait pas peur. S'il n'y avait pas mes parents...

Ce camarade devait se rappeler plus tard ce sourire et la simplicité véridique du ton sur lequel ces paroles furent prononcées. Mais il le croyait invulnérable, a-t-il ajouté. Et comme on lui demandait pourquoi, il en donna cette raison étrange :

— Parce que certains êtres ne devraient pas être tués...

Après le bombardement viennent les jours tragiques de l'attaque du Vieil-Armand. La section du génie que Soudan commande achève la préparation du terrain, puis monte à l'assaut avec l'infanterie. L'aspirant est blessé devant ses hommes et reçoit sa première citation (21 décembre 1915).

A peine remis, il demande à repartir. Le voici de nouveau en face du Vieil-Armand où il a fait tant de travaux de préparation et de défense. Il s'attache peu à peu à ce coin de terre, à ces vallées d'Alsace, à ces horizons de montagnes qui lui rappellent le pays natal. Comme le capitaine Belmont[2], il se plaît en compagnie de la nature, il la traite en personne vivante, mobile, grave, émouvante et tendre. Il aime à se promener dans ces forêts où tout est fraîcheur, paix et silence. Et puis il en arrive à se reprocher ces pures joies : la guerre dans les Vosges est devenue trop calme ; ailleurs ses camarades sentent la mort, il se trouve trop favorisé et pour un peu s'en adresserait des reproches. Excès de scrupules et de délicatesse où se reconnaît une sensibilité trop fine, déjà prête au sacrifice.

Il est nommé sous-lieutenant et envoyé à l'armée de Verdun. Verdun : syllabes qui rendent un son héroïque et douloureux et que les parents redoutent d'entendre. Une dernière permission le ramène en Savoie. C'est comme une retraite en famille. Personne ne dit ses pressentiments et chacun les sent peser sur son cœur. On le voit partir avec un visage décidé, un visage d'homme mûr dont la vie est remplie et non plus son ingénu visage de grand enfant. C'est ainsi que le revoient désormais ceux qui l'ont aimé.

Il arrive aux abords de Vaux. Le génie travaille à la grande préparation, dont on parle mystérieusement aux cantonnements et dans les tranchées. Cette fois, ce sera la délivrance de Verdun. Les parallèles de départ s'achèvent. Le 21 octobre, l'œuvre de l'artillerie commence Au cours d'une reconnaissance en première ligne avec son capitaine, le sous-lieutenant Soudan reçoit un éclat d'obus au cœur. La mort l'a touché avec précaution, d'un seul coup, sans le torturer, sans le défigurer.

Nous avons rapporté son corps, a écrit son meilleur camarade, et, pieusement, après lui avoir fait un cercueil nous-mêmes, nous l'avons porté en terre dans le petit cimetière militaire de Belrupt. Belle et triste cérémonie : pendant que les six sapeurs portant la bière recouverte du drapeau tricolore montaient la pente de la colline, entre les deux files de sa section en armes, notre petit groupe suivait la tête basse et les larmes aux yeux. C'était la fin du jour. Devant sa tombe non comblée, notre capitaine a fait son éloge, a dit notre affection à tous, et lui a donné le suprême adieu... Et nous sommes revenus les uns à côté des autres, mais sans pouvoir échanger une parole. Deux jours après nous étions vainqueurs. Cette victoire, dont il aurait été si joyeux, il l'a payée de son sang et il ne l'a pas vue...

En guise de préface à la bataille de Vaux, ne convenait-il pas, en rendant hommage à un officier du génie tué au cours de la préparation, de rappeler ces admirables sapeurs dont les travaux tour à tour facilitent le départ de l'attaque et organisent le terrain gagné ?...

Le 23 octobre les régiments occupent leurs tranchées de départ. C'est pur tous ceux-là qui ramassent en partant, dans une rapide pensée, la vision d'un coin de terre, d'un toit, d'un foyer, qu'un poète a écrit sa Veille d'assaut :

... Un frisson lent, parti

De la seconde ligne,

Court sous terre : à ce signe

Chacun est averti.

Approche ton oreille,

Puis chuchote à ton tour :

Aujourd'hui c'est la Veille,

Demain sera le Jour.

Si tu sens que ta lèvre

Sèche et tremble, dis-toi :

C'est un frisson de fièvre,

Et fais n'importe quoi.

Mange ou graisse ton arme,

Et, si ton cœur se fend,

Ne crains rien d'une larme,

Mon courageux enfant.

Tu peux encore écrire,

Sous le faible rayon

D'un méchant bout de cire,

Une lettre au crayon...

... Revoir, dans l'ancien monde

Brusquement entr'ouvert,

L'étroite clarté ronde

D'un calme abat-jour vert,

Une vieille abîmée

Au coin de l'âtre obscur,

Une fleur imprimée

Sur le papier d'un mur.

Un petit œil qui brille,

Un duvet fin et blond,

Et le choc d'une bille

Contre un soldat de plomb...

La chandelle est éteinte.

Quelle heure ?... Pas un bruit.

Rien dans le sol qui suinte

Que l'attente et la nuit.

Pendant ce temps, là-bas, dans les maisons tranquilles,

L'enfant dort, un rameau de buis à son chevet,

Comme les autres soirs la femme se dévêt,

Et les derniers passants circulent dans les villes[3]...

 

Le 24 octobre au matin, les hommes sont prêts. Ils ne regardent plus en arrière, mais devant eux, là, ce terrain défoncé que martèlent nos obus, cette ligne imperceptible qui abrite l'ennemi. Malgré le brouillard, ils la peuvent apercevoir, car les lignes, sur presque tout le front du secteur, sont très rapprochées. Cependant la préparation d'artillerie sur le fort de Vaux devait se faire principalement dans la matinée du 24, et le brouillard empêche les réglages.

Le général de Lardemelle a disposé ses troupes en deux groupements : à gauche, entre le Nez de Souville et la route qui conduit au fort de Vaux, le groupement Challe comprenant de la gauche à la droite le 230e régiment, le 333e (moins le bataillon de réserve de division), les deux bataillons de chasseurs (50e et 71e) et le bataillon Casella du 299e ; à droite, entre la route de Vaux et le fond de Beaupré, le groupement Giralt composé d'un bataillon du 299' régiment, du 222e et d'un bataillon du 30e.

Il faut d'abord emporter la première ligne continue des tranchées ennemies, du Nez de Souville aux pentes sud du fond de la Gayette, puis il faut parvenir à la seconde ligne qui appuie le fort à l'ouest et à l'est et, pour l'atteindre, forcer au préalable la série des ouvrages intermédiaires. Le fort sera le troisième et dernier objectif. Il avait été mis tout d'abord en dehors de l'opération, tant le commandement estimait sa chute difficile à obtenir, puis ajouté au dernier moment. Le départ dans le brouillard se fait dans un ordre et avec un élan magnifiques. Toute la première ligne ennemie tombe, sauf la tranchée Clausewitz au centre et une partie de la tranchée Mudra un peu plus à droite. Mais les obstacles se multiplient. C'est une série de véritables forteresses qui exigent un siège : redoute d'Hindenburg au Nez de Souville, réduit .de la Sablière dans le ravin du même nom, Clausewitz organisé en caverne avec retranchements et meurtrières, Grande Carrière à gauche et Petit Dépôt à droite de la route du fort, Abri de Combat et Batterie de Damloup à l'extrême droite. De ces réduits, les uns sont enlevés d'emblée, comme l'Abri de Combat, la Batterie de Damloup, la Grande Carrière, mais la plupart retardent ou empêchent la marche en avant et ne tombent entre nos mains que la nuit venue : tels la redoute d'Hindenburg, la Sablière, Clausewitz, le Petit Dépôt qu'il faut contourner pour le prendre à revers. La bataille générale se rompt ainsi en une série d'épisodes que le commandement parvient à rassembler'. Le soir du 24 octobre est un soir de succès, puisque notre progression est assurée, mais de succès laborieux et incomplet, et des ordres nouveaux sont donnés pour reprendre le lendemain l'attaque sur le fort et le village de Vaux. La journée qui, des carrières d'Haudromont au ravin de la Fausse-Côte, s'achève en triomphe, a été sanglante et disputée sur le sol bouleversé du bois Fumin et dans toute la région de Vaux. On continuera de s'y battre toute la nuit, et le matin du 25 trouvera encore les adversaires aux prises. La défense du fort se fait à distance, aux ouvrages qui le protègent comme des bastions avancés et qui, rendus, le laisseront à découvert.

***

Chaque épisode mérite sa relation. A la gauche du dispositif, entre le Nez de Souville et la Grande Carrière, opère le 230e régiment qui a pour chef le lieutenant-colonel Viotte. Le lieutenant-colonel Viotte, ancien chef d'état-major d'une excellente division, la 40e, est un petit homme brun, ardent, vivant, vibrant, à l'intelligence prompte, à l'énergie communicative. Il ressent à distance, par une télépathie merveilleuse, tout ce que ressentent ses hommes.

— A la guerre on peut tout leur demander, déclare-t-il, et pourtant ce sont des gens paisibles de la montagne.

Le 6e bataillon, en liaison avec le 401e qui forme l'aile droite de la division Passaga, s'engage par compagnies accolées, la compagnie de droite avec deux sections d'assaut (1re vague), deux sections de renfort (2e vague), la compagnie de gauche avec ses sections en profondeur (quatre vagues d'une section chacune). Le 5e bataillon part à l'attaque, ses trois compagnies en profondeur, chacune avec trois sections d'assaut et une de renfort, mais les sections formées en colonnes d'escouades par un. — D'un seul élan, dit le rapport du 6e bataillon, les officiers en tête, les hommes surgissent des tranchées en bon ordre, la baïonnette haute, et s'élancent en avant. Le lieutenant Seigner enlève ses hommes au cri de : En avant les gars ! Vive la France ! Quelques coups de fusil allemands claquent, quelques hommes tombent tués ou blessés, et le lieutenant Seigner est du nombre de ces derniers.

La bataille s'engage immédiatement. Dans la tranchée Brochmuch, les bras se lèvent, les Boches se rendent. Mais il faut que la section du sous-lieutenant Collonge contourne la tranchée Hindenburg pour s'en emparer, et voici que sur le Nez de Souville, aux ouvrages d'Hindenburg qui forment un labyrinthe de tranchées profondes avec de nombreux trous de renard, se révèle un centre de résistance ennemie dont la garnison décidée sera difficile à réduire. Le sous-lieutenant Place en entreprend le siège avec sa section. Vers midi et demi, une quinzaine de prisonniers en sortent. Une heure plus tard, nouvelle sortie : plus de trente, dont un officier. C'est l'effet des grenades bien ajustées. Mais combien sont-ils donc là dedans ? A en juger par leur fusillade, ils doivent être encore en force. Avec l'aide du sous-lieutenant Rey et de sa section, le lieutenant Place, dont la section a été fort éprouvée, tente un assaut à la baïonnette, mais il est repoussé à coups de grenades. Arrive alors le lieutenant Condamin, — qui est prêtre de son état, — avec une section et demie. Il relève son camarade Place, poursuit le siège méthodiquement, multiplie les démonstrations, pourchasse l'ennemi de réduit en réduit et, vers huit heures et demie du soir, il tient enfin l'ouvrage tout entier : ce qui restait de la garnison, quarante hommes et un officier, s'est rendu. Après quoi, il se précipite en avant pour rejoindre sa compagnie. Car les vagues d'assaut ont progressé sous le commandement énergique du lieutenant Sautier (22e compagnie), bientôt rejointes par la compagnie (23e) du capitaine Favre. Mais le capitaine Favre vient se heurter à la redoute de la Sablière qu'assiège déjà une section du 401e régiment. Un mouvement tournant, opéré par le sous-lieutenant Collonge, décide de la prise des abris où quarante-huit Allemands sont capturés avec quatre mitrailleuses. Le capitaine Favre poursuit sa marche sur le ravin des Fontaines jusqu'à la tranchée Gotha en liaison avec le 401e régiment qui arrive sur la croupe de Vaux-Chapitre.

Dans un tel fouillis d'actions, il faut bien commettre l'injustice de choisir et, si l'on rencontre visage plus plaisant ou plus émouvant, le dessiner en deux traits. Les jeunes gens, sur cette guerre longue et triste, jettent un charme d'aisance chevaleresque. Plus détachés du passé, ils se donnent avec plus d'élan à la tâche sacrée. Ce capitaine Favre est à peine majeur, et son grade lui a été donné à titre définitif. Entré à Saint-Cyr un an avant la guerre, il n'a passé qu'un an à l'École. Où il a gagné sa croix de la Légion d'honneur, à son âge, comment le saurai-je ? il ne parle jamais de ce qu'il a fait. Il est aussi simple dans la bonne Fortune que dans la mauvaise, à quoi on le peut reconnaître pour Savoyard. Car le Savoyard ne s'en laisse pas accroire. Les maux ni les honneurs ne triomphent aisément de son humeur placide. Il supporte les uns et les autres avec sérénité. Sa philosophie naturelle lui a enseigné qu'ils finissent. Voici donc le capitaine Favre, après la prise de la Sablière, descendu dans le ravin des Fontaines. Il s'y abouche avec le lieutenant Féron qui commande la compagnie de droite du 401e. La liaison entre les deux divisions est parfaite. Puis il arrive à la hauteur de la tranchée Gotha, sur les pentes ouest du bois Fumin, un peu au-dessus du ravin des Fontaines. Ses patrouilles n'ont pas trouvé le contact de l'ennemi. Il pourrait poursuivre la marche en avant jusqu'à son dernier objectif qui est l'étang de Vaux, mais la résistance rencontrée par les compagnies de droite de son bataillon sur la crête et les pentes est de ce bois Fumin ne lui permet pas de continuer son mouvement. Il doit rester sur place et fait construire une tranchée qui, le lendemain matin 25, offre déjà une protection efficace. Le matin du 25, il ne peut se résoudre à l'immobilité et il se décide à envoyer une forte patrouille aux abords de l'étang. Ma foi, sa compagnie est à l'abri dans la tranchée qu'elle a creusée : il accompagnera, ou plutôt il conduira sa patrouille composée du sergent David et d'une douzaine d'hommes. Le ravin des Fontaines débouche à l'étang de Vaux ; au delà, du côté du village, est la digue. La petite troupe va jusqu'à la digue. Brusquement, comme le capitaine Favre, qui est devant, visite une tranchée allemande entièrement bouleversée, il aperçoit un Boche fumant tranquillement sa pipe à l'entrée d'un abri au-dessous de lui. Car, dans cette guerre aux larges espaces, on fume tranquillement sa pipe ici, tandis qu'on s'égorge à côté. La bataille fait rage devant la tranchée Gotha. Devant le village de Vaux l'Allemand se croit en villégiature. Vaux, dont la conquête a donné tant de mal, ne peut être repris d'un coup : on a le temps de voir venir. Le capitaine Favre fait signe à ses hommes de se terrer sans bruit. Il a déjà arrêté son plan. Ce sera un beau coup de filet : toute la garnison des abris faite prisonnière. Mais il lui faut un renfort de grenadiers pour opérer plus sûrement. Un de ses compagnons va les chercher. Il en ramène une dizaine aux musettes bien garnies, sous la conduite de l'adjudant Perret. Pendant son absence, le Boche n'a pas cessé de fumer, ni Fabre de l'observer et d'étudier le terrain et les ouvertures des abris. Le chasseur à l'affût n'est pas plus attentif à la surveillance du gibier. Mais le gibier ne va-t-il pas le dévorer ? Voici qu'à l'instant même où il va ordonner d'occuper toutes les issues, une section d'infanterie débouche à trente mètres de lui, en colonne par un, venant du village de Vaux. Couchez-vous, commande-t-il à voix basse. Les hommes se collent au sol. Ils ne sont pas vus, et la colonne s'engouffre dans les cavernes. Cela fait bien du monde là dedans, et il y a peut-être d'autres ouvertures. Le jeune chef est un vieux routier avisé et prudent. Avant de risquer l'aventure, il convient de mettre de son côté toutes les chances. Il demande deux volontaires : le caporal Farjon et le soldat Arpaillanges se présentent les premiers. A eux trois, ils font une nouvelle reconnaissance des abris. Cependant, à l'une des entrées, le Boche fume toujours sa pipe. On se décide à lui mettre la main au collet : s'il appelle, on le tue. Il lève un œil étonné, prend à la main sa pipe, car un homme à demi étranglé ne peut tirer une bouffée, et se tait. On l'interroge rapidement : il fournit les derniers renseignements utiles. Le capitaine Favre, prompt à l'exécution une fois qu'elle est résolue, range ses hommes aux diverses entrées. Une grenade suffit ; les Allemands, sans difficulté, sortent de leurs trous : plus de soixante, dont un lieutenant et une paire de médecins. Est-ce tout ? demande Favre à l'officier. L'officier ne répond pas, mais ses soldats font signe que non derrière lui. Évidemment, une ou deux nouvelles grenades convaincraient les récalcitrants, mais le capitaine Favre, prudent pour ses hommes, ne l'est guère pour lui-même, et par surcroît il est généreux comme un paladin. Il descend tout seul dans le réduit, son revolver en main, et il lie conversation avec les retardataires, leur affirmant qu'il ne leur sera fait aucun mal. Les derniers sortent à leur tour : le total est de quatre-vingt-deux. Maintenant il faut revenir, avec cette forte colonne, quatre fois plus nombreuse que son escorte. Le retour risque d'être compliqué : un agent de liaison vient prévenir le capitaine Favre que des éléments ennemis progressent sur sa droite. On presse le pas : une mitrailleuse du 401' protège le défilé en tirant sur la crête du bois Fumin. Le terrain est mauvais ; défoncé, glissant, boueux. Favre se fait une entorse et doit rester en arrière. Aussitôt, il a les deux majors allemands à ses pieds qui le palpent, le frottent, le massent et multiplient leurs services. Appuyé sur cette singulière garde d'honneur, il parvient à rejoindre sa compagnie, mais il doit céder le commandement au sous-lieutenant Place...

A droite de la compagnie Favre, les 22e et 21e compagnies s'étaient heurtées, le 24 octobre vers deux heures de l'après-midi, aux défenses de la tranchée de Gotha. L'ennemi retranché, payant d'audace, sort de l'ouvrage avec ses mitrailleuses. Le sous-lieutenant Hugonnenq, fils du doyen de la Faculté de médecine de Lyon, officier remarquable et d'un courage éprouvé, est tué ; son camarade, le sous-lieutenant Favrichon, blessé. Mais, aidés par la demi-section du sergent Brochier, ils ont eu le temps de jeter leurs sections sur l'ennemi qui se replie. Le brouillard se dissipe, les avions volent au-dessus du fort : sans connaître encore les nouvelles, par ces mystérieuses affinités qui traversent les airs comme des oiseaux migrateurs, les hommes ont la sensation de la victoire. Cependant les mitrailleuses allemandes les empêchent de progresser au delà de ce premier bond.

La nuit les surprend quand la lutte n'est pas finie et quand la ligne demeure incertaine. Les officiers cherchent à réparer cette confusion. On n'entendait pas un bruit, a écrit le capitaine Fonbonne commandant la 21e compagnie ; seulement retentissaient par instants les appels de trompettes lancés par une fraction allemande que nous encerclions sur le Nez de Souville et qui tentait ainsi de faire savoir qu'elle résistait encore. Ces mélanges ne sont pas rares au soir d'une attaque. La mort du sous-lieutenant Philippe va être causée par un retour offensif de l'ennemi à l'intérieur même de nos lignes. Le sous-lieutenant Philippe veillait sur ses hommes qui remuaient la terre pour creuser une tranchée. Il allait de long en large, la pipe à la bouche, la canne sous le bras. Soudain il entend des pas derrière lui. Est-ce un renfort, ou une relève ? Sans méfiance il se retourne, il aperçoit des ombres. L'une d'elles s'avance et prononce ces paroles étranges en un français parfait : — Nous venons nous rendre. Où est l'officier ?C'est moi, dit Philippe s'avançant et couvrant ses hommes. Un coup de feu, ajoute le capitaine Fonbonne à qui je dois ce récit, quelques grenades, des ombres qui traversent, fuyant vers les lignes allemandes, puis plus rien. Philippe était tombé sans un cri, atteint d'une balle au cœur, tué par un parti allemand égaré dans nos lignes et qui tentait par ruse de fuir vers le village ou le fort de Vaux. Ses hommes le ramènent près de moi et, durant la nuit, longue nuit de froid et de faim, je fis la veillée funèbre alors qu'à quelques cents mètres Goury, qui devait mourir le lendemain, pleurait son ami disparu.

Philippe et Goury, sous-lieutenants à la même compagnie du 230e, étaient tous deux instituteurs en Haute-Savoie. Une de ces amitiés comme la guerre en noue les unissait, et pourtant ils étaient, d'apparence, si différents : Philippe grand, sec, robuste, plutôt silencieux, presque rigide, cœur ardent et sensible sous une écorce rude ; Goury court et replet, la face pleine et réjouie, le cœur sur la main, la plaisanterie sur les lèvres, gai dans les plus dures traverses.

Comment ne rendrais-je pas un hommage rapide à mes deux glorieux compatriotes ? Auguste Philippe, né à Bealumont (canton de Saint-Julien, en-Genevois) avait trente-trois ans. Fils de cultivateurs, il sortait de la terre : elle fait les races les plus solides et les plus soumises au devoir, car elle est exigeante mais bonne conseillère. Un de ses frères, soldat au 140' régiment, a été tué en Champagne en septembre 1915. Instituteur à Saint-Didier, il s'était marié selon ses goûts tandis qu'il enseignait les petits garçons, sa femme instruisait les petites filles. Ils pratiquaient le même idéal de solidarité humaine, ils étaient heureux, ils attendaient leur quatrième enfant, quand, sur cet humble bonheur, la guerre éclata. La maladie vint compliquer la séparation. Philippe, appelé comme sergent instructeur au 30e régiment à Annecy, dut laisser sa femme en péril. Elle fut sauvée et il put obtenir une brève permission pour la revoir et, avec elle, le nouveau-né. Le 12 octobre, il partait pour les Vosges avec le 230e et ne devait plus quitter le front. Ces détails de famille rappelleront à tant de soldats les épreuves qu'ils ont traversées. Une vie en reflète des milliers d'autres. C'est pourquoi il faut, de temps à autre, descendre au fond d'une vie. Philippe est nommé sous-lieutenant en novembre 1914, il est cité à l'ordre de sa division le 25 juin 1915. Mais les honneurs militaires ne lui inspirent aucune vanité : il vit en dedans, sans cesse ramené vers les siens par la pensée, et l'on peut suivre dans ses lettres à sa famille le travail intérieur qui le conduit à l'acceptation complète du devoir, à l'oubli de soi, au sacrifice accompli pour le pays, à l'exemple donné pour le soutien moral de sa femme et de ses enfants. Il était parti sans enthousiasme, parce qu'il le fallait, et même il était de ceux à qui la guerre apparaissait comme une monstrueuse erreur dd passé. Ses premières lettres sont pleines de tendres souvenirs et de conseils touchants sur l'éducation de ses enfants. La paix de son foyer le suit. Des chers petits il veut tout connaître. On devine les profondeurs du sentiment paternel. Puis un autre souci le prend, peu à peu, souci de chef qui s'accorde avec sa conscience professionnelle si délicate, presque scrupuleuse et rigoureuse : celui de ses hommes, des hommes qu'il doit diriger et conduire au combat. Son idéal tout humain trouve à s'appliquer. Ces hommes qui dépendent de lui, il les veut connaître, il veut se faire aimer d'eux, leur inspirer confiance.

Il écrit en toute simplicité, sans rien exagérer, sans rien dissimuler. Aucune vantardise, mais peu à peu on découvre chez lui cet oubli complet du danger que le devoir recouvre. Il est si préoccupé de sa tâche, qui est de conduire ses hommes, de les rassurer, qu'il en omet d'avoir peur, et pour un peu il s'en excuserait. Il ne cache pas à sa femme les risques qu'il court, mais il les diminue pour ainsi dire en les rendant familiers : Tu n'es pas de celles à qui il faut donner des illusions de fausse sécurité. Je t'estime plus haut que cela... Il lui recommande la paix intérieure. En mars 1916, il lui écrit : Nous avons bien souffert, mais nous ne sommes que des gosses en face de ceux de Verdun. Peut-être que leurs efforts, leurs souffrances nous dispenseront d'autres efforts. Verdun, cependant, préoccupe sa femme. Verdun l'effraie ; elle pressent que Verdun lui prendra son mari. Il la rassure : il n'y est pas encore envoyé. Et, quand il y va, par une délicatesse raffinée il lui fait hommage de sa propre acceptation : Dis-toi bien, — lui écrit-il et c'est, je crois, sa dernière lettre, — que j'ai, que tu m'as donné, tout le courage nécessaire pour que je fasse bonne figure... Dis-toi bien que tu es avec nos quatre chers petits tout mon bonheur et toute ma pensée... C'est presque un testament. Il se préoccupait constamment des questions d'éducation : il voulait que ses enfants fussent élevés dans une haute idée de la dignité et de la solidarité humaines. Dans ce constant travail de ciselure intime par lequel il s'affine et s'épure chercha-t-il à s'attacher à quelque chose de plus doux que le devoir accompli pour le devoir lui-même avec une sorte d'orgueil ? Un de ses compagnons d'armes le définit un mystique dont la foi sur la fin regrettait d'être toute humaine, et il ajoute : Son âme ne pouvait concevoir une vilenie... elle était, comme son corps, robuste et saine et comme taillée dans le roc... Dernier témoignage de l'action qu'il exerçait : son ordonnance ne voulut pas quitter sa dépouille et comme il la veillait en pleurant il fut tué et vint ainsi se coucher aux pieds de son chef.

Cependant le combat reprend dans la nuit. Du ravin des Fontaines à la crête et aux pentes ouest du bois Fumin, il faut tenir le terrain conquis. A la faveur de l'obscurité les Allemands tentent une contre-attaque. Ils rôdent sans bruit, en quête d'un passage. Ils surprennent une sentinelle qu'une grenade écrase. Un éclat atteint un petit caporal de vingt ans, un Landais au nom chantant : Balestibeau, qui fait partie de la section du lieutenant Philippe. Il a le flanc déchiré, mais il se redresse, s'offrant à l'ennemi, et crie de toutes ses forces : Aux fusils, camarades ! Il est criblé de coups et il meurt : humble d'Assas dont il faut sauver le nom. Les fusils partent et l'attaque éventée échoue.

Le sous-lieutenant Goury ne survivra à Philippe qu'un demi-jour. Il n'avait cessé de plaisanter à son habitude dans cette terrible journée du 24 octobre qu'en apprenant la perte de son ami. L'aube du 25 fut radieuse : il en respira la douceur avec avidité, puis il dut conduire sa section à l'attaque. Il avait, dès la veille, accepté lui-même de mourir. Cette attaque se heurta à des défenses intactes : Goury, une balle au front, tomba en avant de ses hommes à quelques mètres de la redoute allemande qu'il fallait emporter. Il avait exécuté sa consigne et précédé sa troupe. Ainsi les deux amis furent-ils de la même mort comme ils étaient du même pays...

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Au régiment voisin, le 333e, les deux bataillons engagés, le 5e (commandant Deleuze) et le 6e (commandant Lourdel) doivent se succéder, le premier laissant passer le second après avoir conquis les tranchées de Moltke et Fulda comme premier objectif, et les Grandes et Petites Carrières comme deuxième. Pas de surprise là non plus : dès que les vagues apparaissent hors de nos tranchées, elles sont accueillies par les feux de mousqueterie et de mitrailleuses. A l'une des compagnies, deux officiers tombent sur trois : le troisième, le sous-lieutenant Bataillard, prend sans désemparer le commandement et franchit la tranchée de Moltke. Cette tranchée qui est légèrement à contre-pente a échappé à nos tirs d'artillerie : les sapes ne sont pas détruites, elle est quasi intacte et fortement occupée. Mais l'ennemi est si stupéfait de notre élan et de notre mépris de ses mitrailleuses en action qu'il lâche ses armes et se rend. Le travail des nettoyeurs est simplifié : seuls, quelques groupes, qui cherchent à se défendre avec des pétards, sont exterminés. En dix minutes, cette première ligne de défense est entièrement conquise.

Un si rapide succès excite, grise les hommes. Ils se précipitent sur les Carrières, ouvrage d'une étendue considérable qui pouvait être un centre de résistance malaisé à réduire. Les premières vagues les dépassent et vont en battre les lisières nord. Six mitrailleuses ennemies, sorties en hâte des profondes sapes où elles s'abritaient, n'ont pas le temps de se mettre en batterie. Leurs servants, ahuris de nous voir arriver, écrit un des conquérants, alors qu'ils comptaient certainement sur la protection que leur offrait la tranchée de Moltke, se rendent sans combattre, à part quelques isolés qui sont expédiés. A midi et quart, les Carrières sont prises et nettoyées presque sans coup férir. En une demi-heure les deux objectifs ont été atteints ou presque. Il reste les Petites Carrières nord. Le sous-lieutenant Bailly y court en reconnaissance avec une demi-section : un groupe d'Allemands veut se défendre, promptement il est mis en fuite. Et l'on s'organise sans retard sur les emplacements si prodigieusement enlevés. Au boyau Fulda, en arrière, la résistance avait continué : les sections Larivière et Védrines en vinrent à bout, mais les deux chefs y laissèrent la vie. L'aspirant Védrines qui commandait les mitrailleurs fut tué comme il dirigeait le tir de ses pièces, debout sous le feu pour mieux voir.

Le bataillon Lourdel, qui doit dépasser le bataillon Deleuze, pour éviter le tir de barrage se met en marche à peu d'intervalle, franchit les parallèles de départ, puis le premier objectif ; il atteint le deuxième vers deux heures de l'après-midi. De là, il doit se porter plus avant, contourner par l'ouest le fort de Vaux que les deux bataillons de chasseurs attaqueront de front. Mais le mouvement ne peut s'exécuter, à cause de ce qui se passe sur la droite, à la tranchée Clausewitz et au Petit Dépôt. Contre-ordre est donné : les compagnies se fortifient sur place en reliant par des tranchées les trous d'obus. La fin de la journée du 24 et la nuit du 24 au 25 sont utilisées pour ces travaux.

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La résistance de l'ennemi au centre de la ligne, c'est-à-dire aux tranchées Clausewitz et Seydlitz et à l'ouvrage du Petit Dépôt qui dépasse à peine le sol à droite de la route du fort et qui contient des abris pour un bataillon entier, fait échouer l'attaque directe préparée sur le fort de Vaux. Pour cette attaque directe, le groupe des deux bataillons de chasseurs, le 50e et le 71e, rassemblés sous le commandement du lieutenant-colonel Desportes, a été réservé ; mais il faut, avant qu'il soit lancé, qu'il trouvé place nette devant lui. Or, si le 230e a progressé péniblement jusqu'à la tranchée Gotha qu'il n'a pu réduire, si le 333e s'est emparé brillamment de la tranchée de Moltke et des Grandes Carrières, il a été impossible au 299e régiment (lieutenant-colonel Vidal) de remplir sa mission dans le temps fixé. Le bataillon Casella du 299e lance ses vagues d'assaut sur les tranchées Clausewitz et Seydlitz qui sont malheureusement intactes, garnies de fil de fer et protégées par des mitrailleuses. Il ne parvient à pénétrer que dans un élément d'où il renvoie à l'arrière un officier et une vingtaine de prisonniers. La lutte se prolonge. L'aide d'une compagnie du 71e bataillon de chasseurs achève la prise de Clausewitz, mais après plusieurs heures. Reste le Petit Dépôt. Le bataillon Casella ne peut l'aborder à cause des mitrailleuses. Il faut que le 71e bataillon de chasseurs le contourne par l'ouest, tandis que le bataillon Picandet du 299e le déborde par le nord-est, après avoir détruit une section de mitrailleuses, flambé un dépôt de munitions, dépassé un blockhaus. Mais à l'heure tardive (minuit) de ce succès chèrement payé, on ne peut plus songer à l'attaque du fort.

Il y faut d'autant moins songer que les deux bataillons de chasseurs, destinés à l'assaut, ont beaucoup souffert. Le bombardement de l'ennemi, sur toute cette région de Vaux, a été continu, effroyable, meurtrier, comme s'il n'avait vu dans notre préparation d'artillerie des jours précédents que l'indice d'une offensive sur Vaux, estimant Douaumont hors de portée. Avant l'heure même de l'action, le 50e bataillon de chasseurs a eu ses cadres décimés. Son chef, le commandant Imbert, le fait progresser cependant à hauteur du bataillon Lourdel du 333e, qui est aux Carrières. Blessé, il doit céder le commandement au capitaine Magner. Celui-ci se porte à une distance de 3 à 400 mètres du fort, mais il est arrêté par des feux de mitrailleuses et ne peut avancer davantage, en raison de la résistance du Petit Dépôt et du manque de couverture sur sa droite. D'ailleurs les effectifs sont réduits, les équipes spéciales de sapeurs, de porteurs de lance-flammes, de grenadiers, de nettoyeurs sont disloquées. Le bataillon n'a plus tous ses moyens pour procéder à une attaque. A la nuit il s'organise sur le terrain qu'il a couvert, cherchant sa liaison à droite avec le 71e bataillon de chasseurs. Le 25 au matin, le capitaine Magner blessé doit, à son tour, passer le commandement au lieutenant Rousselot qui est chargé de ramener le bataillon en arrière pour le former en réserve de division. L'ordre ne pourra être exécuté que la nuit suivante, tant le bombardement est violent et rend impraticable une relève en plein jour.

Le 71e bataillon de chasseurs (commandant Cour) a traversé des épreuves plus pénibles encore. Une de ses compagnies, la 8e (capitaine Paillard) aide le bataillon Casella à s'emparer de la tranchée Clausewitz où elle cueille plus de cent prisonniers et délivre le sous-lieutenant Berthelin qui avait franchi l'obstacle avec les premières vagues de la 98 compagnie et qui, blessé et revenant en arrière, s'était jeté dans les mains de l'ennemi à Clausewitz, croyant cette tranchée déjà entre nos mains. Clausewitz liquidé, c'est le combat du Petit Dépôt. Il faut manœuvrer : tandis que le bataillon Casella l'aborde de face et que le bataillon Picandet opère son mouvement par l'est, la 8e compagnie du 71e bataillon de chasseurs prend par l'ouest. La 7e, capitaine Jolly, vient la renforcer et subit des pertes graves par le tir des mitrailleuses. Le capitaine Jolly, marchant en tête de ses hommes avec une insouciance presque téméraire, tombe un des premiers. Descendu au fond d'un boyau par un de ses chasseurs et se sentant mourir, il le renvoie avec ce message : — Va dire au commandant que je suis mort pour la France. — Il est remplacé par le lieutenant Duménil qui perd presque aussitôt trois de ses chefs de section. Cependant on aborde de trois côtés le Petit Dépôt, on y pénètre, on y trouve dans la grande galerie une centaine d'Allemands qui se rendent. La liaison s'établit entre les chasseurs et les fantassins. Mais il est minuit, et l'on ne peut songer à une nouvelle progression immédiate. Le bataillon s'installe au coude de la route de Vaux et du nord du Petit Dépôt. Comme le 50e, il reçoit, le 25 au matin, l'ordre de se reformer en réserve de division et, comme lui, ne peut l'exécuter que la nuit suivante. Il ne lui restait que cinq officiers dont le commandant. Mais voici que, sur le champ de bataille même, trois de ses officiers, le capitaine Fischer, les sous-lieutenants Ricoux et Chastagner, blessés au début de l'action, viennent, à peine pansés, rejoindre leur corps. L'un est fiévreux et porte le bras en écharpe L'autre est couvert de contusions. N'importe : ils sentent que dans une pareille bagarre on a besoin d'eux, et ils accourent sous les obus et sous les balles. En revanche, le capitaine Paillard et le lieutenant Buisson, blessés et perdant beaucoup de sang, ne veulent pas s'en aller et il faut presque les chasser.

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Le bataillon Desbrochers des Loges (5e) du 222e, à la droite du bataillon Casella qui fut si longtemps arrêté devant les tranchées Clausewitz et Seydlitz, a la charge de prendre, comme premier objectif, les tranchées Mudra et Steinmetz qui prolongent la première ligne ennemie, laquelle s'achève, à l'extrême droite de notre dispositif de combat, par la tranchée Werder dont la prise est confiée à un bataillon du 30e régiment, et, pour second objectif, divers retranchements et redoutes, dont l'Abri de Combat et la batterie de Damloup. L'Abri de Combat, la batterie de Damloup, noms que nous connaissons bien, lieux célèbres où l'on s'est tant battu, où le 142e et le 52e régiments accomplirent des prouesses au commencement de juin quand le fort de Vaux fut entouré, et qui ne furent submergés et perdus que dans la grande attaque du 11 juillet. L'Abri de Combat est de dimensions étroites et n'a pas d'observatoire. Mais la batterie de Damloup est un vaste ouvrage dont les nombreux abris pouvaient contenir, avant qu'une partie n'en fût éboulée, pour le moins une compagnie et demie. Son importance est grande : elle domine le fond de la Borgne, dont les pentes opposées conduisent au fort de Vaux, elle commande le mouvement de terrain, semblable à une jetée, qui, entre les fonds de la Borgne et de la Gayette, conduit au village de Damloup au bord de la Woëvre. Le village est relié à la batterie par la tranchée de Saales. Prendre la batterie de Damloup, c'est tenir en partie les accès du fort à l'ouest.

Le bataillon Desbrochers des Loges a deux compagnies en première ligne, la 19e (capitaine Faidide) à gauche, la 18e (lieutenant Colonna) à droite, et une en soutien, la 17e (lieutenant Reneau). La compagnie Faidide saute d'un bond dans la tranchée Mudra, y trouve quelque résistance qu'elle brise, et s'empare d'une soixantaine de prisonniers dont un officier. Mais elle sera constamment gênée et entravée par la prolongation du combat à sa gauche dans la tranchée Seydlitz. Elle est prise de flanc par des mitrailleuses ennemies. Le lieutenant Onillon tire sur un pointeur, le tue et s'empare de sa pièce ; le mitrailleur Cecillon tue les servants d'une autre pièce. Mais le capitaine Morel, qui commande au bataillon la 5e compagnie de mitrailleurs, devra se mettre en surveillance face à gauche, organiser la position, tirer par intermittences dans la direction de cet îlot qui éternise sa résistance devant le bataillon Casella du 299e. Sa principale mission sera de couvrir sur la gauche son bataillon et de lui permettre ainsi de progresser ; il s'en acquittera à merveille. La compagnie Faidide pourra se porter en avant, prendre et nettoyer plusieurs abris, se maintenir à la hauteur de la compagnie Colonna qui aura la gloire de s'emparer de la batterie de Damloup, et même collaborer à cette dernière opération en fournissant l'appoint de la section du sous-lieutenant Dechatre.

La compagnie Colonna a commencé par enlever la tranchée Steinmetz en première ligne ennemie. Le sous-lieutenant Marron y est blessé à la tête et ne consent à quitter le terrain que lorsque l'hémorragie devient trop abondante. Une mitrailleuse ennemie arrête la marche de la section Duchosal. Les soldats Cambrezat et Tripier s'élancent et debout, à quatre mètres, avec une insolence inouïe, l'un tirant, l'autre lançant des grenades, ils tuent pointeurs et servants. La tranchée prise est pleine de cadavres ou de prisonniers.

C'est une section de la 17e compagnie qui, sous les ordres du sous-lieutenant Frécaut, est chargée d'aller en reconnaissance à l'Abri de Combat. Le sous-lieutenant Frécaut dépasse avec ses hommes la tranchée Mudra, détache une fraction sous les ordres du sergent Roujon pour prendre la position par l'ouest, tandis que lui-même l'attaque de face. Il entre dans l'abri qu'il crible de grenades. Un officier, blessé à la tête, se rend avec six hommes : Lieutenant, voici ma compagnie, les autres ont été tués. Mais à peine l'abri est-il occupé, que des mitrailleuses, venant à l'aide, ouvrent le feu. Le sous-lieutenant Frécaut les neutralise avec ses fusils-mitrailleuses.

Reste la fameuse batterie de Damloup. Au 222e on est expéditif, et l'opération n'est pas longue. Deux sections de face, une au nord-ouest, une au sud-est : tel est le dispositif adopté par le lieutenant Colonna. Il est aidé à l'ouest par le sous-lieutenant Dechatre de la 19e compagnie, et à l'est par une section du 30e régiment qui opère à sa droite. A. deux heures de l'après-midi, la redoute est en notre pouvoir, avec une centaine de prisonniers dont deux officiers et tout un matériel.

Le bataillon Desbrochers des Loges a remporté un succès complet : 500 hommes de troupe, 10 officiers, 2 canons de tranchée, 18 mitrailleuses, plusieurs dépôts de munitions sont tombés entre ses mains. La batterie de Damloup a fourni, de ce butin, la plus grande partie.

Enfin, à l'extrême droite, le bataillon Baillods, du 30e régiment, n'a pas moins brillamment réussi. Il a enlevé la tranchée Werder et la tranchée von Klück qui se rejoignent à l'est et s'ouvrent en équerre, formant ainsi une position triangulaire. La tranchée von Klück aboutit devant la batterie de Damloup dont elle complète les défenses. Il a payé sa conquête d'un minimum de pertes : un tué et dix-sept blessés dans la journée du 24. Rien dans la préparation n'avait été laissé au hasard : trois bons observatoires avaient permis à l'artillerie de perfectionner son tir. Il est vrai que la zone à maîtriser était sans profondeur pour l'ennemi qui avait à dos le fond de la Gayette, en sorte qu'une fois installé, le vainqueur n'avait aucune réaction à redouter, à la condition toutefois que la batterie de Damloup fût enlevée. La compagnie de gauche du bataillon Baillods, entendant dans le brouillard des mitrailleuses en action de ce côté, inquiète sur son flanc gauche, détacha une flanc-garde d'une section pour parer à ce danger et ce fut cette section qui donna un coup de main à la compagnie Colonna du 222e.

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Tel est le bilan de la bataille de Vaux au soir de la première journée. Toute la première ligne des tranchées ennemies, de Hindenburg à Werder, est tombée. A droite, la victoire est complète. Nous tenons sous nos feux le fond de la Gayette. La prise de la batterie de Damloup nous ouvre, d'une part, le chemin du village, et de l'autre l'accès du fort par l'ouest, en descendant dans le fond de la Borgne et en remontant ses pentes est. Au centre la prise, lente et difficile, du Petit Dépôt, après celle, si rapide, des Carrières, nous conduit aux abords du fort, mais laisse à franchir une distance à découvert, facile à surveiller et à battre. A gauche, si nous tenons le ravin des Fontaines qui nous permettra de marcher vers l'étang et la digue, nous sommes barrés au bois Fumin par la défense de la tranchée Gotha. Au prix de sacrifices cruels et sanglants, nous nous sommes rapprochés, mais les cris de victoire poussés à Douaumont n'ont pas eu d'écho à Vaux. Le fort assailli se défend : il reçoit des renforts, toute l'artillerie ennemie concentre ses feux pour le protéger. Le grand Sphinx dressé au-dessus de la Woëvre garde encore son énigme.

 

II. — SUR LE FORT

 

25 octobre.

Si la journée du 24 octobre n'a pas été marquée, à l'aile droite de l'armée française, par un succès aussi complet qu'à son aile gauche à la Carrière d'Haudromont et à son centre à Douaumont, la division de Lardemelle a pu néanmoins réaliser un progrès suffisant pour se rapprocher du fort de Vaux à distance d'assaut. Surtout elle a réduit un à un les obstacles rencontrés, ne laissant subsister derrière elle aucune menace, et, à mesure qu'elle avançait, elle a consolidé son front qui a résisté à toutes les contre-attaques. La préparation d'artillerie n'avait pas écrasé toutes les tranchées ennemies qui, au centre, ont ralenti notre offensive. Le brouillard de la matinée du 24 avait empêché les réglages sur le fort même. Enfin l'importance des centres de résistance qui s'étaient révélés au cours de l'attaque n'avait pas permis à nos troupes de première ligne de contourner ces îlots sous le feu des mitrailleuses sans en entreprendre le siège. Le général de Lardemelle avait jugé plus prudent et plus sûr de poursuivre leur réduction avec lés unités amenées à leur faire face et de rétablir avec les réserves le dispositif face à la direction des contre-attaques probables. Ainsi les circonstances l'avaient-elles contraint, pour s'emparer du Petit Dépôt, à exécuter une manœuvre d'encerclement par les deux ailes, le 71e bataillon de chasseurs à gauche, et le bataillon Picandet du 299e à droite. Mais il avait utilisé, pour cette manœuvre, les forces qu'il destinait à l'assaut du fort.

Le combat a continué toute la nuit du 24 au 25. Le 25 au matin, de la gauche à la droite, la situation est la suivante. Du ravin des Fontaines, la reconnaissance du capitaine Favre s'est avancée jusqu'à l'étang de Vaux et à la digue sans rencontrer de difficulté : des abris à l'est de la digue elle a ramené quatre-vingts prisonniers. Mais l'ennemi tient la crête et les pentes ouest du bois Fumin. Devant les tranchées de Gotha et de Siegen, le bataillon Berthelot et le bataillon Romain du 230e régiment sont arrêtés. Seul, le bataillon Rendu, à gauche, pourrait avancer en bordure du ravin et le sous-lieutenant Place, qui a remplacé le capitaine Favre dans le commandement de la 23e compagnie, est retourné à la digue ; mais l'arrêt de la droite ne permet pas cette progression isolée. Le 333e régiment est en bonne posture, au delà des Carrières qu'il a emportées à l'est de la route du fort. C'est de son côté qu'une attaque sur le fort pourrait être tentée avec chance d'aboutir. Les deux bataillons de chasseurs ont reçu l'ordre de se reconstituer en réserve de division. Avec leur aide, le 299e a donc fini par enlever le Petit Dépôt, vers minuit, et par s'établir au delà, en liaison avec le 333e. Entre lui et le 222e, le long couloir formé par le boyau des Maîtres-Chanteurs ramène cette ligne en arrière. Enfin, le bataillon Desbrochers du 222e et le bataillon Baillods du 30e ont atteint du premier coup leur objectif, au delà de la batterie de Damloup, sur la crête qui domine le fond de la Horgne, coupant la jetée qui aboutit au village de Damloup et tenant sous leurs feux le fond de la Gayette.

Le commandement estime cette situation assez nette pour que l'assaut du fort de Vaux puisse être ordonné. N'est-il pas en droit de compter sur le désarroi causé par la chute de Douaumont pour paralyser l'adversaire ? Il met trois bataillons de la division Andlauer : un du 305e et deux du 216e, à la disposition du général de Lardemelle pour cette attaque qui est fixée au 25 octobre à dix heures du matin. Le 4e bataillon (commandant Derode) du 305e régiment est mené de très bonne heure à la tranchée de Seydlitz où il prend la place du bataillon Picandet. Il commence par assurer sa liaison avec le bataillon Desbrochers du 222e en déblayant le boyau des Maîtres-Chanteurs que l'ennemi tenait encore et qui creusait un saillant dans nos lignes. Puis, à six heures du matin, il attaque les retranchements ennemis au sud du fond de la lorgne : la i4e compagnie (capitaine Chaduc) et un détachement des 13e et 15e, sous les ordres du lieutenant Noël, marchent sur ces abris, les forcent et les nettoient, y trouvant de nombreux cadavres, une centaine de prisonniers, et un important matériel de mitrailleuses, lance-bombes, fusils, munitions. La mainmise sur les retranchements et les pentes du fond de la Horgne assure notre droite pour l'assaut du fort.

Cet assaut se déclenche à l'heure dite, après une préparation d'artillerie qui a duré toute la matinée. Il est mené par les 4e (commandant Gargat) et 6e (commandant de Varax) bataillons du 216e (lieutenant-colonel Perchenet). Le bataillon Lourdel, du 333e, qui a si brillamment achevé l'enlèvement des Carrières, la veille, doit l'étayer à gauche en se portant à la corne nord du fort, en liaison avec les bataillons du 230e qui progresseront dans le bois Fumin à hauteur et au-dessus de la digue : car l'attaque du village de Vaux doit suivre de près celle du fort. Mais les bataillons du 230e rencontrent au bois Fumin les retranchements des tranchées d'Altenkirchen et de Siegen qui n'ont pas été détruits, ni même désorganisés par le tir de l'artillerie, et il leur est impossible d'avancer. Le bataillon Lourdel a fait le mouvement prescrit : la 23e compagnie (lieutenant Iwolski) atteint la corne nord du fort, la 21e la suit à 150 mètres en arrière. L'arrêt du 230e les laisse en flèche. La 21e glisse à la gauche de la 23e pour former crochet défensif. Mais les deux compagnies sont dans une situation précaire, prises d'enfilade par les mitrailleuses du fort. Dès qu'un homme quitte son trou, il est-visé. Les liaisons sont difficiles. Que font, à droite, les deux bataillons du 216e chargés d'attaquer le fort ?

***

Ils doivent partir des Carrières où ils ont été massés. Les Carrières sont à cinq cents mètres du fort. Le 6e bataillon a pour objectif le saillant ouest, tandis que le 4e essaiera de contourner le fort par l'est. Dans quel état est le fort à la suite du bombardement de la matinée ? L'ennemi est-il désemparé et tremblant dans ses casemates et ses abris ? A-t-il subi le contre-coup de la défaite de Douaumont ? Laissera-t-il approcher l'assaillant et ne lui opposera-t-il qu'une résistance molle et sans conviction ? Dans les Carrières où les troupes attendent l'heure, les chefs tâchent à s'en rendre compte. Le chemin sera malaisé à parcourir : pas un coin du sol intact, partout des trous d'obus, des fondrières, des souches arrachées, et la pluie a détrempé tout ce chaos. Nul paysage plus désolé, plus meurtri, plus funèbre. Hardaumont le domine et le bat de ses feux. Le fort vomit de la fumée comme un cratère de volcan. Au mois .de juin, quand le commandement croyait encore pouvoir délivrer le commandant Raynal luttant désespérément dans sa cave avec une troupe de héros, la brigade mixte, mise sous les ordres du colonel Savy et composée du 2e régiment de zouaves et du régiment colonial du Maroc, parvint à déborder le fort sur les côtés, atteignit les fossés. Elle dut battre en retraite devant les mitrailleuses qui occupaient la superstructure. Le 216e sera-t-il plus heureux cette fois ? Il est neuf heures et demie ; un obus tombe dans la Carrière sur le groupe des officiers de la 22e compagnie, quatre sur cinq sont atteints, dont le lieutenant Brugel qui la commandait. Le cinquième, le sous-lieutenant Doutre, prend le commandement. L'artillerie ennemie fait rage. Les officiers, les hommes attendent. Ils n'ont pas de doute sur les difficultés de l'opération : Vaux, décidément, est un repaire tragique. Ils sont prêts, ils iront.

A dix heures précises, les deux bataillons s'ébranlent. Dans chaque compagnie, deux sections d'assaut, accolées, forment deux vagues et deux sections de renfort deux autres vagues. Le commandant est au centre du dispositif, à hauteur de la troisième. La progression se fait par bonds successifs et courts. A gauche, le bataillon de Varax traverse sans trop d'encombre un premier tir de barrage, va s'appuyer à la route. Mais les mitrailleuses placées aux saillants ouest et sud du fort et sur toute la ligne qui sépare ces deux points entrent en action. Maudites mitrailleuses qui déjà firent échouer l'assaut du 8 juin, échapperont-elles donc toujours au tir de notre artillerie ? Sur le fort martelé, comment demeurent-elles intactes ? Trouvent-elles des abris dans le bouleversement même de la superstructure ? Ordre est donné aux compagnies de stopper.

Mais les 21e et 22e sont déjà parties et ne peuvent être rappelées. Elles arrivent aux abords immédiats du fort. Elles vont reconnaître le dangereux Sphinx, le regarder face à face, lui arracher son secret. A l'un des derniers bonds qui doivent l'amener au fort, le sous-lieutenant Doutre, qui commande la 228, reçoit une balle en plein front : c'est le dernier officier de la compagnie qui tombe. A côté de lui se tient l'aspirant Néris. Le voyant tomber, il se tourne vers ses hommes — car tous deux étaient devant et crie : A mon commandement, la 22e ! Sous le tir qui les arrose, tant de face que de flanquement, une trentaine d'hommes parviennent aux fossés, se blottissent dans les trous d'obus. L'aspirant Néris, trois sergents et cinq grenadiers, se traînant, avancent encore et tentent d'aveugler les fatales mitrailleuses à coups de grenades. Néris est blessé à la tête. Deux hommes, enfin, atteignent la superstructure. Ils sont sur le fort. Ils ont dépassé l'exploit des marsouins de Douaumont. Dans la tempête, ils posent le pied sur le monstre. Ils seront les premiers vainqueurs de Vaux. Et ils n'en sont pas revenus.

Les premières vagues de la 15e compagnie ont pu se glisser dans la direction du saillant sud, cherchant à encercler le fort par l'est. Mais elles sont prises à partie par les batteries ennemies de la Woëvre, et subissent de lourdes pertes. La 2e section arrive jusqu'au fort avec des éléments de la 13e et de la 14e compagnies. Elle jette des grenades à l'entrée des casemates qui lui font face. Les mitrailleuses ennemies crachent la mort sans discontinuer. L'angle ouest du fort en est garni. Impossible d'aller plus loin. Pourtant, quelques hommes se hissent sur le fort au-dessus du fossé. Le sous-lieutenant Morgana y mène une partie de sa section. Ils ne peuvent s'y maintenir et redescendent. Les audacieux qui se sont avancés jusque-là, qui ont exécuté leur mission avec cette folie d'ardeur et de sacrifice, n'ont plus que l'abri précaire de quelques trous d'obus où ils attendront, immobiles, de nouveaux ordres. Si l'ordre est de marcher encore, ils marcheront. Mais ils sont coupés du reste du monde. Toutes tentatives de communication par coureurs demeurent infructueuses : pas une ne parviendra à destination. Il est onze heures du matin, et il faudra rester ainsi jusqu'à la nuit. Et, la nuit venue, si lente pour eux malgré la saison, l'ennemi, pour les découvrir, inquiet de notre attaque, multiplie les fusées éclairantes, crée un jour artificiel pour les repérer dans leurs trous, balaye sans cesse le terrain du feu de ses mitrailleuses infatigables. Ceux qui sont revenus de cet enfer ont connu le sommet de l'énergie humaine. Au petit matin, enfin rappelés, ils se retrouvent aux Carrières.

***

L'attaque de face sur le fort de Vaux n'a pas réussi, parce qu'elle n'a pas pu être suffisamment étayée à l'ouest, et surtout parce que l'artillerie n'a pas pu maîtriser les mitrailleuses. Pourtant Vaux doit tomber : le commandement a décidé sa chute et ordonne de reprendre la préparation d'artillerie. Il faut reporter notre ligne un peu en arrière, jusqu'aux Carrières et au Petit Dépôt Le mauvais temps et l'extrême difficulté des observations vont prolonger cette préparation. Elle n'arrête pas la longue lutte entreprise sur la gauche de la division pour nous assurer la possession définitive de la croupe du bois Fumin. Après la première ligne des tranchées ennemies, après les ouvrages d'Hindenburg et de la Sablière, le 230e a rencontré l'obstacle des tranchées de Gotha et de Siegen. Il erra triomphé, mais pour tomber sur les retranchements d'Altenkirchen et de Fritzlar. Ces retranchements vont de la croupe du bois jusqu'aux pentes ouest qui descendent sur l'étang de Vaux et sur le village. Successivement les bataillons Berthelot, Romain, Rendu, ont fourni leur effort prolongé. Le 26 octobre, le 5e bataillon du 305e (commandant Ballay) est mis à la disposition du lieutenant-colonel Viotte qui commande ce secteur. Une nouvelle attaque sera tentée sur Altenkirchen et Fritzlar afin qu'une ligne solide puisse être établie de la corne sud-ouest de l'étang de Vaux à la croupe de Fumin. Au bataillon frais du 305e le colonel Viotte joint deux compagnies du 6e bataillon du 2300. Ce bataillon est commandé par le capitaine Rendu, officier de réserve, qui est le petit-neveu de la célèbre sœur Rosalie, fille de la Charité. Les lieutenants-instituteurs Philippe et Goury ont servi, en conduisant leurs hommes, leur idéal de solidarité humaine ; la formation d'un capitaine Rendu est toute religieuse. On se souvient de cette sœur Rosalie qui vint du pays de Gex pour assouvir dans un quartier populaire de Paris sa passion des pauvres, qui tint tête au choléra en 1832, et qui, pendant la Révolution de 1848, fut respectée des insurgés au point de leur pouvoir arracher toutes les victimes réfugiées chez elle avec ce beau cri : On ne tue pas ici. Elle avait donné des Filles de la Charité cette admirable définition : Une Fille de Saint-Vincent-de-Paul est une borne sur laquelle tous ceux qui sont fatigués ont le droit de déposer leur fardeau. Décorée de la Légion d'honneur sous le Second Empire, elle accepta la croix par simplicité mais ne la porta jamais[4]. Son petit-neveu, Xavier Rendu, ancien élève des Beaux-Arts, architecte à Saint-Claude la devait mériter à son tour dans ces terribles journées d'octobre devant Vaux avec cette citation :

Capitaine au 230e régiment, a toujours fait preuve des plus hautes vertus militaires. Le 24 octobre 1916 a conquis, dans un magnifique élan, les positions allemandes de son secteur sur une profondeur de 1.200 à 1.500 mètres. Arrêté ensuite dans sa progression par un ouvrage ennemi puissamment organisé et garni de mitrailleuses, a maintenu son bataillon au contact de cet ouvrage pendant deux jours sous un feu violent, soutenant par une action personnelle le moral de ses troupes et conservant le souci constant de la manœuvre ; a poussé des reconnaissances hardies très au delà de la position qu'il a enveloppée pour couper le ravitaillement de la garnison. A capturé au cours de ces trois journées plus de 400 prisonniers et 7 mitrailleuses.

 

Le capitaine Rendu, comme le lieutenant Philippe, comme tant d'autres, laissait derrière lui une lemme de santé précaire et des enfants en bas âge. Sa jeune femme avait offert ses souffrances pour le salut de son mari et même réclamé à Dieu qu'elles fussent augmentées. Mais, disait-elle à sa garde-malade, je crains d'avoir été présomptueuse, car parfois je souffre trop et cela nuit à l'accomplissement de mes devoirs d'état. C'est ici l'hommage respectueux et pieux rendu à une sainte et à une morte, car elle succomba à ses souffrances en décembre (1916), comme son mari, après s'être illustré dans les combats de Vaux, avait obtenu de venir voir leur troisième enfant nouveau-né. Il n'est pas indiscret de donner sur l'un ou l'autre de nos combattants ces détails privés sans lesquels ne se pourraient comprendre ni le caractère de cette guerre ni la grandeur et la vertu de tels exemples.

Le tir de l'artillerie lourde, à cause du temps, n'a pu être réglé ni par observateurs terrestres, ni par observateurs aériens. A cinq heures du soir, l'attaque est lancée. Elle atteint et nettoie plusieurs abris du bois Fumin où sont faits plus de cent prisonniers, mais elle se heurte aux défenses toujours intactes de la tranchée d'Altenkirchen. Le bataillon Ballay perd un commandant de compagnie et neuf chefs de section. Le sous-lieutenant Rey, du 230e, est tué. Le soir, les compagnies s'installent sur les emplacements de fin de combat des détachements les plus avancés et creusent une tranchée reliant la corne sud-ouest de l'étang de Vaux à la partie ouest de la tranchée de Gotha qui est en notre possession. Les prisonniers ont signalé la présence de onze mitrailleuses dans le boyau d'Altenkirchen qu'il faudrait battre d'enfilade pour faire tomber toute la position de la croupe du bois Fumin.

***

Le 27 octobre, commence la relève de la division de Lardemelle par la division Andlauer dont plusieurs bataillons pris au 305e et au 216e ont déjà été engagés. Le général Andlauer entreprendra une série d'opérations locales pour se relier par la digue à la division Arlabosse qui a relevé la division Passaga et pour entrer en possession de tout le bois Fumin et tenir ainsi les abords ouest du fort. L'audacieuse attaque du 25 octobre qui nous a menés sur la superstructure a montré à l'ennemi notre volonté inébranlable de pousser notre offensive jusqu'à la prise de l'ouvrage. L'ennemi a pu se rendre compte que les jours du fort étaient comptés et ne dépendaient plus que du renforcement de nos moyens matériels et de l'achèvement de la manœuvre qui l'encagerait définitivement par la possession des pentes ouest et est.

Au 28 octobre, la bataille de Vaux nous donnait plus de 1.500 prisonniers hommes de troupe, 42 officiers, 4 canons français de 90, 23 lance-mines, 54 mitrailleuses, deux lance-flammes et un butin considérable de fusils et de munitions. Quelques jours plus tard, le général de Lardemelle, voulant fixer le souvenir de cette lutte de trois jours où tant de bravoure et d'endurance furent dépensées, adressera cet ordre à ses troupes :

Vous venez d'écrire avec votre sang une page admirable devant laquelle s'inclinera la postérité.

Devant vous il ne pouvait être question de surprise, l'ennemi vous en avait avisés la veille de l'attaque.

Devant vous, dans la zone des approches du fort de Vaux, sur une profondeur de douze cents mètres, l'ennemi avait accumulé obstacles sur obstacles, pensant ainsi rendre vaines toutes les tentatives dirigées contre cet ouvrage.

Tous ces obstacles, vous les avez renversés un à un dans une lutte pied à pied d'une violence inouïe qui dura vingt heures, et dans laquelle votre bravoure et vos qualités manœuvrières eurent raison de la ténacité allemande.

La question des approches du fort de Vaux ayant été ainsi résolue par votre vaillance, l'ouvrage devait tomber sans coup férir entre nos mains peu de jours après.

Vous avez fait ce que l'ennemi considérait comme impossible. Vous avez provoqué son admiration.

Honneur à vous, rues gars, pour la rude tâche que vous avez remplie si glorieusement. Soyez fiers le vous-mêmes, votre race est la plus belle : elle vivra !

 

III. — LE JOUR DES MORTS DANS LE FORT DE VAUX

 

Au général Andlauer revient l'honneur d'avoir réoccupé le fort dont la bataille de Vaux pro. vogua l'évacuation par les Allemands, et d'avoir repris les villages fameux de Vaux et de Damloup.

Le 28 octobre, un pionnier fait prisonnier donne des renseignements précis sur le fort : 300 hommes y tiennent garnison, les mitrailleuses sont installées sous des abris bétonnés, principalement à la face sud.

Pendant que les relèves d'infanterie — les 19e et 118e régiments prenant la place des 305e et 216e — s'exécutent régulièrement, et qu'une lente progression se poursuit à l'ouest au bois Fumin où le 305e régiment a repris les attaques du 230' sur les tranchées d'Altenkirchen, et à l'est au-dessus du fond de la 'lorgne où la tranchée de Saales qui joint la batterie de Damloup à Damloup est pour la plus grande part occupée, l'artillerie lourde écrase sans discontinuer le fort et ses entours de la masse de ses 155 et de ses 220. Un déluge de fer rend à l'ennemi la région inhabitable : tir de harcèlement sur tous les abords, tirs de barrage sur toutes les voies d'accès, tirs d'interdiction dans le fond du ravin de Fumin et sur la route de Damloup à Vaux, tirs de destruction enfin sur le fort et sur le village. La riposte de l'adversaire, d'abord redoutable, va en diminuant : il a tenté de résister à notre domination, il la subit en grondant, elle redouble ses coups, il cède. Cette lutte d'artillerie dure sans interruption du 28 octobre au 2 novembre.

Le 2 novembre, la disproportion est si manifeste que le commandement juge le moment venu de porter le coup décisif. Sans doute le fort peut encore se défendre : l'infrastructure doit garder des parties intactes et dans des conditions aussi défavorables le commandant Raynal et ses hommes, débordés et cernés, ont tenu et n'ont été forcés que par la soif. Mais la ténacité est devenue vertu française. L'attaque est fixée au 3 novembre, dans la journée. Cependant les événements se précipitent : le 2 au petit jour, nos observateurs signalent des mouvements de troupes en arrière du fort ; ces troupes, au lieu d'approcher, s'en vont. Il y a donc une évacuation, tout au moins partielle, du fort. Des explosions y sont, un peu plus tard, signalées. Enfin le radiogramme allemand annonce lui-même, dans l'après-midi, l'évacuation totale.

Le général décide de brusquer l'occupation. Elle se fera dans la nuit du 2 au 3 novembre, mais sera précédée d'une reconnaissance qui se rendra compte des lieux. Contraint d'abandonner un pareil point d'appui qui nous donne barre sur la Woëvre et qui fut le théâtre de l'un de ses succès les plus longuement disputés, les plus sanglants, les plus célèbres, contraint d'avouer par là sa renonciation définitive à toute entreprise nouvelle sur Verdun, l'ennemi a pu nous tendre un piège, tout au moins céder un terrain miné.

Le capitaine de Persan, de l'état-major de la division Andlauer, est envoyé, porteur des ordres, au lieutenant-colonel Hauw, commandant le 298e régiment alors en réserve de division. Le 298e, dont les contingents solides et opiniâtres viennent du Forez, est un régiment d'élite dont le drapeau est décoré. Il était désigné pour l'attaque du fort ; le premier détachement qui pénétrera dans le fort, il le fournira. Ce sera pour lui la revanche des journées de juin, si harassantes et angoissantes, qu'il passa aux abords immédiats de Vaux où le commandant Raynal était muré. On était alors sans nouvelles de l'intérieur dont les messages optiques ne parvenaient plus, quand un groupe du 101e, dont le brancardier Vanier, et un groupe du 141e dont l'aspirant Buffet, réussirent à s'évader dans la nuit du 4 au 5 juin[5] : ils furent recueillis par le 298e terré entre les Carrières et le Petit Dépôt. Les premiers témoignages, il les a entendus. Il était là encore, lorsque les zouaves et les marsouins, le dépassant le 7 juin, tentèrent le suprême effort de délivrance. Il les vit revenir après l'échec devant les mitrailleuses. Ainsi, les plus pathétiques journées de Vaux, les plus cruelles, il les a vécues et n'en a pas perdu le souvenir. Revenu dans le secteur, il a été choisi pour l'assaut. Le fort qu'il a vu perdre, il le reprendra. Il était prêt à marcher quand arrivent les nouveaux ordres.

La mission confiée au lieutenant Diot, commandant la 21e compagnie, est celle-ci : reconnaître si le fort de Vaux, dans lequel un incendie s'est déclaré, est occupé ou libre de tout ennemi ; dans ce dernier cas, l'occuper. Les hommes sont transportés en automobiles à la batterie du tunnel de Tavannes. Il est huit heures du soir. Le capitaine de Persan, le lieutenant Diot et le sous-lieutenant Lavève, qui doit conduire un détachement du génie, les ont précédés. A son poste de commandement, le général Andlauer leur a donné ses dernières instructions. Vers dix heures, le lieutenant Diot s'arrête au poste du colonel commandant le 118e  qui doit fournir une compagnie de soutien. C'est la compagnie Fouache : elle contournera le fort, le dépassera et s'établira au delà, sur les pentes qui font face à la plaine de la Woëvre.

Le lieutenant Diot se dirige avec sa compagnie aux abords du fort. Vers minuit, trois patrouilles sont envoyées en reconnaissance : une du 2988 sur la face ouest-sud du fort, celle qui se présente du côté français, et les deux autres du 118e avec ordre de déborder l'objectif à l'ouest et au sud-est. Le lieutenant Diot attend les renseignements de ses patrouilleurs : la nuit est sombre, aucune fusée, aucun coup de feu, mais des barrages en arrière, vers les Carrières et le Petit Dépôt. Une escouade de coureurs est formée pour assurer les liaisons. Les patrouilleurs rentrent une heure plus tard : les abords et le fossé du fort sont libres.

Le lieutenant Diot, après avoir fractionné sa compagnie, la conduit au fort. Il y pénètre de sa personne avec le sous-lieutenant Lavève et le détachement du génie, non sans avoir éprouvé quelque difficulté à découvrir une ouverture. Il inspecte rapidement l'infrastructure qui est déserte. Des débris y fument encore, l'atmosphère y est presque irrespirable. Un peloton de sa compagnie est appelé à l'intérieur. L'autre monte sur la superstructure. Le lieutenant Labarbe et sa section trouvent, en haut, une issue par laquelle ils descendent et rejoignent les occupants. Le 3 novembre, à deux heures trente du matin, presque cinq mois après sa chute, le fort de Vaux est redevenu français. Le second captif est délivré.

***

Un jour entier, le fort est demeuré vide, et ce jour, le sort a voulu que ce fût la fête des Morts.

Les Allemands sont partis aux premières lueurs du matin, non pas dans la calme exécution d'un plan mûri qui s'accomplit à l'heure fixée, sans hâte, les préparatifs terminés à l'avance, mais dans la fièvre et la précipitation d'un départ improvisé qui ressemble étrangement à une fuite. De cette fuite le butin abandonné est la preuve : un million de cartouches, un millier de bouteilles d'eau minérale, trois mille boîtes de conserves, tout un matériel de fusils, de grenades, de lance-flammes, quatre mitrailleuses dont deux empaquetées, prêtes à être emportées. Comme à Douaumont, bien qu'en moins grande quantité, des papiers révélateurs ont été laissés ; parmi eux une consigne, datée du 21 octobre, concernant la défense du fort en cas d'attaque. Les fuyards se sont bousculés. Ils ont pris leur résolution dans la nuit et ils ont voulu profiter des ténèbres. Ainsi n'ont-ils pas eu le temps d'accomplir toutes les destructions qu'ils eussent souhaitées. L'arrière-garde a promené au hasard la torche et provoqué çà et là l'incendie, même l'explosion d'un petit dépôt de grenades ou de cartouches. ils nous avaient accoutumés à un travail plus fini, plus soigné, plus perfectionné. Visiblement c'est l'œuvre de gens pressés dont la main tâtonne. Et ils ont tant bien que mal bouché les issues pour retarder l'entrée du vainqueur. Départ piteux dont le témoignage est partout écrit dans le fort sali, maculé, pollué, mais, somme toute, intact ; départ brusqué qui ressemble à celui des voleurs quand l'aube menace.

Il était plus de minuit lorsque la patrouille envoyée par le lieutenant Diot parvint au fossé du fort. Elle a suivi ce fossé à demi comblé par le mur d'escarpe écroulé. Elle a vaguement distingué dans l'ombre les emplacements béants des casemates, pareils à des ouvertures de grottes. Épiant le moindre bruit, le moindre mouvement, elle a interrogé le Sphinx et interprété son silence. Puis le lieutenant Diot s'est avancé à son tour. Et, avec le lieutenant du génie et ses hommes, il est entré dans le fort.

Mais, entre leur départ et notre arrivée, tout un jour s'est écoulé. Tout un jour, les morts de Vaux ont été les maîtres, non pas les leurs que leur défaite abandonne et recouvre d'un peu plus de terre, mais les nôtres, délivrés sous une terre qui est redevenue française. C'est aux morts que le fort a été rendu. L'ennemi ne les voyait pas, et ils attendaient, ils guettaient sa fuite pour célébrer leur fête. Alors, dans les couloirs, dans les casemates, dans les chambres débarrassés de tout ennemi vivant, ils se sont rassemblés comme une mystérieuse garnison. Morts des premiers assauts du mois de mars, morts des 407e et 408e régiments tués à l'entrée du village, morts du 71e régiment territorial tués sur les parapets, morts du 30 bataillon de chasseurs et du 158e régiment tués sur les pentes, morts des mortels assauts de juin, du 101e et du 142e qui défendirent ces décombres quand l'ennemi était autour, dessus et déjà dedans, morts tout chauds encore du 216e qui, le 25 octobre, marchèrent sous une pluie de feu jusqu'aux fossés, morts des innombrables combats livrés sur ce sol de chair humaine, les voici qui se rangent en ordre par bataillons et par compagnies. Et ils appellent à eux tous les morts de Verdun, ceux des premières journées qui ont attendu si longtemps leur revanche, ceux de la dernière offensive qui sont partis avec tant de confiance. N'est-il pas équitable qu'ils revivent le jour où leur œuvre s'achève, et peut-on concevoir sans eux la libération d'une parcelle de territoire ?

Un grand poète de chez nous a écrit que les yeux humains ne sauraient sans se détourner contempler trop longtemps le spectacle de la douleur. Les déesses mêmes s'en lassent, ajoutait-il ironiquement, et les trois mille Océanides qui vinrent consoler Prométhée sur sa croix du Caucase s'en retournèrent le soir. Vaux est conquis, et la victoire de Vaux est acquise. Avant de se tourner vers cette victoire, pour que nul ne soit plus tard tenté d'oublier les sacrifices qui la payèrent, pour que soit symbolisée la douleur de Verdun qui précéda la joie de Verdun, le destin a placé devant le triomphe cette vigile que fut, dans le Fort désert, la fête des morts.

 

IV. — LA VICTOIRE APTÈRE

 

L'ennemi s'est replié au nord du ruisseau de Vaux. Le 3 novembre le 118e prend possession des glacis du fort jusqu'à la ligne de plus grande pente. Le 4, des patrouilles d'officiers explorent le ravin de l'ouest, jusqu'au cimetière et aux premières maisons du village ; là elles sont arrêtées par des coups de feu. Mais, dès le lendemain 5, un détachement du 19e régiment peut s'avancer au delà et capturer un sous-officier allemand et quelques hommes. De l'étang au village de Vaux, ce n'est d'ailleurs qu'un vaste marécage. Néanmoins, les ruines sont fouillées et les pentes gardées.

Damloup est, de même, réoccupé le 4 novembre. Un petit poste allemand y fut pris dans une cave. Le sous-officier qui le commandait ayant exprimé son désappointement d'être cueilli au moment d'une relève, nos hommes attendirent cette relève qu'ils emmenèrent par surcroît.

Ainsi nous sommes redevenus les maîtres de tout le plateau et des ravins qui l'entourent et que commandent à leur embouchure les villages de Damloup et de Vaux. Au delà du fort nous tenons la crête militaire qui, à deux ou trois cents mètres au nord-est, domine les pentes abruptes tombant sur la plaine de Woëvre. Notre ligne est rétablie telle qu'elle était au début de mars, avant les attaques directes de l'ennemi contre le fort.

***

... Au-dessus d'Athènes, à l'extrémité du rocher de l'Acropole, le petit temple de la Victoire se découpe sur le ciel pur comme un cap sur la mer. Ses colonnes ioniques, si fines et élégantes, semblent ne supporter aucun poids : la lumière les porte elles-mêmes. De cet emplacement, on domine le port du Pirée, la baie du Phalère, l'île de Salamine.

Tout, ici, semble offrir des ailes : l'air, la clarté du jour, la gloire du passé que ces noms font retentir. Mais la Victoire à qui les Athéniens offrirent un temple est la Victoire aptère : en vain lui chercherait-on des ailes.

— C'est, expliqua jadis un Grec subtil, afin qu'elle ne déserte plus Athènes.

La victoire de Vaux n'a pas eu le prestige ailé de la victoire de Douaumont. Elle fut plus lente, plus difficile, plus coûteuse. Cependant elle est peut-être plus significative encore. Un ennemi qui abandonne une place avoue un moral plus affaibli qu'un ennemi qui se défend mal. La victoire de Vaux, c'est la victoire aptère qui ne s'en va plus. Elle aura son temple dans Verdun sauvée.

 

 

 



[1] V. les Derniers jours du fort de Vaux (9 mars-7 juin 1916) (Plon, édit.).

[2] V. la Jeunesse nouvelle et les Lettres du capitaine Belmont à sa famille. (Plon, édit.)

[3] François Porché.

[4] V. les Semeurs : Sœur Rosalie, par F. LAUDET (Perrin édit.)

[5] V. les Derniers jours du fort de Vaux.