LES CAPTIFS DELIVRÉS

DOUAUMONT-VAUX (21 OCTOBRE-3 NOVEMBRE 1916)

 

LIVRE III. — DOUAUMONT

 

 

I. — DE LA CARRIÈRE D'HAUDROMONT AU VILLAGE DE DOUAUMONT

 

Les trois divisions se sont dressées à l'heure dite et ont marché sur leur objectif : la division Guyot de Salins, renforcée du 11e régiment d'infanterie, de la carrière d'Haudromont au fort de Douaumont qui lui est attribué ; la division Passaga des angles sud-est et nord-est du fort au ravin des Fontaines ; enfin la division de Lardemelle, augmentée d'un bataillon du 30e régiment d'infanterie, entre le bois Fumin et le fond de la Horgne, face au fort de Vaux.

Le départ s'est donc accompli dans le brouillard épais qui recouvre les vallonnements de la Meuse et la série des crêtes. On a progressé à la boussole, sans hâte, en ordre, sur ce fantastique terrain de boue et de trous où il ne faut ni trébucher ni s'enliser. Les observatoires n'ont pu tout d'abord être utilisés, mais plusieurs avions, malgré la brume, sont sortis : maîtres des airs — car leurs rivaux d'outre-Rhin ne les ont pas imités — et volant très bas, ils sont parvenus à suivre l'avance des troupes et à renseigner le commandement. Les liaisons par fils :téléphoniques sans cesse réparés, par coureurs, et, plus tard, par postes optiques, quand le brouillard se dissipa, ont permis de connaître les phases de la bataille.

De tout le front, ou presque, les nouvelles de victoire se sont à peu d'intervalles succédé : Haudromont, ravins de la Dame et de la Couleuvre, Thiaumont (ouvrage et ferme), Douaumont village et fort, bois de la Caillette, ravin de la Fausse-Côte, bois Fumin, batterie de Damloup, tous ces coins de sol si chèrement disputés depuis huit mois, enjeu de cent combats, arrosés de tant de sang, illustrés de tant de gloire, tombaient entre nos mains d'un seul coup.

Cependant, au bois Fumin et au Petit Dépôt, réduit fortifié pour un bataillon qui couvre la route du fort de Vaux, la division de Lardemelle rencontrait une résistance opiniâtre qui, pour elle et pour la division Andlauer chargée de la relever, devait prolonger le combat sans interruption jusqu'au 3 novembre dans des conditions particulièrement dures. Les opérations du secteur de Vaux, d'un mot la bataille de Vaux doit, pour plus de clarté, être isolée et présentée à part. Voici, d'après les témoignages écrits et oraux recueillis avec diligence aussitôt après l'action, les opérations du secteur d'Haudromont au ravin de la Fausse-Côte. Douaumont en est le centre, l'objet principal, le roi. C'est la bataille de Douaumont. La bataille de Douaumont va nous apparaître tout d'abord aux deux ailes. La prise du fort eu sera le couronnement.

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A l'aile gauche, notre ligne, avant l'attaque du 24 octobre, partait de la Meuse au delà de Bras, mais en deçà de Vacherauville qui appartenait à l'ennemi, et remontait les pentes de la côte du Poivre dont nous ne possédions qu'une partie. La côte du Poivre termine le massif de Lonvemont qui vient s'opposer à la crête Fleury-bois Nawé par la masse boisée d'Haudromont. Haudromont commande la route de Douaumont à Bras et les vallonnements qui conduisent au village de Douaumont et contournent le fort. Il faut descendre d'Haudromont sur le ravin de la Goulette pour remonter ensuite sur Froideterre. De là son importance pour l'ennemi et pour nous. La carrière d'Haudromont sera donc le pivot de la bataille. Position rapprochée de notre front, elle peut suivre et enrayer toutes les tentatives que nous ferions sur Douaumont.

La crête Fleury-bois Nawé forme, on se souvient de l'image, le bras transversal de la croix dont la charpente principale est la crête ascendante de Froideterre au fort de Douaumont. A l'ouvrage de Thiaumont se fait la soudure. Après les combats acharnés du commencement de septembre, nous tenions cette crête jusqu'à la route de Fleury à Bras, sans avoir repris l'ouvrage de Thiaumont. Le bois Nawé rejoint le bois Chauffour au nord-ouest de Douaumont par un fouillis de mouvements de terrain coupés de ravins : ravin de la Dame, ravin de la Couleuvre et plus en arrière ravin du Helly. Ces ravins coulent tous des pentes de Douaumont : le village est en contre-bas du fort et à l'ouest.

Pour assurer la possession de Douaumont sur la gauche, il faut donc s'emparer de la carrière d'Haudromont, des ravins de la Dame et de la Couleuvre, de l'ouvrage et de la ferme de Thiaumont. L'attaque se fera par deux bataillons de chaque régiment accolés en première ligne, le 3e bataillon en réserve, les régiments de la gauche à la droite dans l'ordre et avec l'objectif suivant : 11e régiment d'infanterie (carrière d'Haudromont) ; 8e régiment de tirailleurs et 4e zouaves (ravins de la Dame et de la Couleuvre) ; 4e régiment mixte, zouaves et tirailleurs (ouvrage et ferme de Thiaumont, village de Douaumont). Quant au régiment colonial du Maroc, le fort lui est réservé.

La carrière d'Haudromont, au-dessus de la route de Douaumont à Bras, s'aperçoit de toutes les crêtes voisines, car elle découpe sur la colline argileuse, plus proche du sommet que de la base, un long rectangle clair de 2 à 300 mètres de longueur sur 50 ou 60 de largeur. Dans sa pierre calcaire, qui est utilisée depuis bien des années par tous les bâtisseurs de la région, l'ennemi a creusé des abris, des casemates, des galeries qui défient les gros calibres, et il en a protégé les abords par des retranchements et des flanquements garnis de mitrailleuses. Au début de la bataille de Verdun, les troupes du 20e corps qui l'ont occupée l'avaient fortifiée en creusant en avant une tranchée qu'elles ont appelée du nom du général commandant le corps d'armée, tranchée Balfourier, et sur le flanc, courant du sud au nord, une seconde tranchée, la tranchée Nourrisson, du nom du divisionnaire. L'ensemble de ces travaux forme une sorte de vaste triangle dont la carrière serait la base. Perdue le 17 avril 1916, la carrière a été reprise le 21 mai, lors de notre offensive sur Douaumont, et reperdue le 24 avec le fort.

Le 11e régiment d'infanterie, dont le fondateur et premier colonel fut le cardinal de Richelieu, est composé de Gascons et de Basques. C'est une troupe remuante, ardente, loquace et d'un élan gai. Son chef, le colonel de Partouneaux, est un brillant cavalier qui a commandé le 12e chasseurs : lorsque les Allemands, battus aux Éparges en mars 1915, menèrent une violente offensive au mois d'avril suivant sur la tranchée de Calonne, il amena ses escadrons si promptement qu'il put barrer la route à l'ennemi. Plus tard, il fut chef d'état-major de la région fortifiée de Verdun. De là, il fut appelé au commandement d'un régi-nient d'infanterie. La tranchée de départ occupée par le 11e régiment est tournée vers l'est et coupe à angle droit la route de Bras à Douaumont. A 200 mètres environ la tranchée Nourrisson lui fait face, que rencontre en oblique la tranchée Balfourier ; la carrière ferme le triangle. Le bataillon Martel est chargé de se jeter sur la tranchée Nourrisson et de gagner de là la tranchée Balfourier, tandis que le bataillon Négrié fera l'assaut de la carrière. Les hommes sont si impatients de partir qu'ils devancent de deux minutes l'heure prescrite. La tranchée Nourrisson est vide, la tranchée Balfourier se défend, mais elle est débordée et dépassée, et d'ailleurs si bouleversée qu'il est assez malaisé de la reconnaître. Il faudra revenir en arrière, la déblayer pour s'y installer et donner la main au 2e bataillon (Négrié) qui attaque la carrière. La 5e et 7e compagnies de ce bataillon montent à l'assaut en entonnant le couplet de la Marseillaise un peu modifié :

Nous entrerons dans la carrière

Quand les Boches n'y seront plus...

Les Boches y sont encore et pourraient y opposer une défense redoutable et prolongée s'ils n'étaient surpris et désemparés. Il faut avant toutes Choses paralyser l'action des mitrailleuses qui suffiraient à faire avorter l'opération. Le sous-lieutenant Sergent aborde avec sa section le blockhaus par le sud : une douzaine d'Allemands sortaient à cet instant pour servir les pièces ; le feldwebel qui les conduisait est tué, les autres se rendent, les mitrailleuses sont prises et retournées. Le sous-lieutenant Carême arrive avec ses hommes par le nord. Il marche le premier, en avant, et se trouve tout à coup entouré d'ennemis armés de grenades qui s'étaient infiltrés entre les compagnies d'assaut et tentaient de jeter la panique parmi les assaillants. Il tenait à la main son pistolet-lance-fusée. N'ayant pas le temps de chercher une autre arme ni d'appeler du secours, il tire sur le groupe qui s'avance. La fusée part, traînant derrière elle toute une queue d'étincelles. Un grenadier est atteint. Le groupe, épouvanté par cet engin inconnu, se hâte de se rendre au sous-lieutenant Carême que rejoignent heureusement ses hommes. Deux sections de la 7e compagnie entrent dans la carrière par l'étage supérieur et la lutte continue au dedans, les Allemands lançant des grenades de bas en haut, nos fantassins tirant de haut en bas. Un homme découvre un dépôt de grenades ennemies qui est aussitôt utilisé avec des cris de joie. Les sapeurs font sauter les casemates. Enfin, un mouchoir blanc apparaît au bout d'un bâton. Le reste des assiégés, une cinquantaine, capitule.

Le 11e régiment, au pivot de la bataille, avait peu d'espace à parcourir, mais une forte position à enlever. Unissant l'audace de l'attaque frontale à l'habileté de la manœuvre de flanc, il lui fallut néanmoins plusieurs heures pour venir à bout d'un ennemi formidablement retranché. Déjà il avait dû subir, dès la pointe du jour, un bombardement meurtrier. Dans la tranchée la plus atteinte, comme le sous-lieutenant Maurin, commandant le peloton, venait d'être tué et que les hommes, immobiles, sans abri, montraient quelque inquiétude, le capitaine de Causans, faisant fonction d'adjudant-major au 2e bataillon, se porta auprès de ce peloton et, pour le maintenir en état de confiance, il monta sur le parapet et y demeura tranquillement. L'usure des compagnies d'assaut obligea le commandement à faire appel au 1er bataillon, mis en réserve, pour alimenter le combat. Le soir, une contre-attaque allemande déclenchée contre la compagnie de gauche qui perdit trois officiers sur quatre, venait se briser sur nos lignes.

***

Le 8e tirailleurs (lieutenant-colonel Dufoulon) et le 4e zouaves (lieutenant-colonel Richaud) doivent atteindre, à travers le bois Nawé, les pentes nord du ravin de la Dame comme premier objectif, et, comme deuxième, les pentes nord du ravin de la Couleuvre. C'est un terrain accidenté qu'un bombardement de huit mois a achevé de bouleverser, tout en bosses, en taillis arrachés, en déclivité tantôt lente et tantôt rapide, nid à traquenards et à surprises, propre à une guerre d'embuscades, à une guérilla. Il faudra parvenir jusqu'à la route de Douaumont à Bras pour tenir le village et interdire à l'ouest l'accès du fort. La difficulté, sur un pareil terrain, sera de maintenir les liaisons. On se perd de vue aisément, on ne peut garder la même allure sur la raideur des pentes et sur les surfaces plates. Le combat se rompra en une multitude d'épisodes. Ici, l'on avance presque sans rencontre mauvaise. Là, il faut s'attarder à l'assaut d'un blockhaus ou d'un élément de tranchée. La beauté de la manœuvre sera d'assurer l'unité de la marche et de pousser au but sans s'attarder aux détails de l'opération. Les hommes passeront par-dessus des abris armés et bourrés de garnison, continueront leur course au delà de l'obstacle franchi, quitte à revenir ensuite vérifier le terrain acquis et briser les résistances qui s'y pourraient encore dissimuler ou laissant le soin de ce nettoyage aux dernières vagues d'assaut. Le soir du 24 octobre et même les deux ou trois jours qui suivront, les redoutes du ravin de la Dame et du ravin de la Couleuvre seront encore explorées, assiégées et réduites : il en sortira des prisonniers qui n'auront pas soupçonné les résultats de notre victoire et qui seront surpris d'avoir été dépassés.

La merveille de l'opération, pour les tirailleurs et les zouaves, sera donc d'avoir suivi rigoureusement l'horaire fixé et de s'être donné la main sans interruption de la chaîne.

A la gauche, les deux bataillons de tirailleurs, — bataillon Bureau et bataillon Donafort, — marchent accolés. Sur le départ des troupes indigènes, le commandant Hoog, chef d'escadrons au 4e régiment de spahis, adjoint au colonel commandant le Se régiment de tirailleurs, rapporte cet incident caractéristique au point de vue des résultats de notre politique musulmane et de l'attachement indéfectible qu'elle a su inspirer pour la France : Aussitôt après la sortie des tranchées qui s'était accomplie dans un ordre parfait et dans un calme impressionnant de grandeur et de beauté, les tirailleurs indigènes qui se portaient en avant dans le cercle immédiat du commandant Donafort se précipitent sur leur chef dans un élan joyeux, lui baisent l'épaule et l'assurent par les démonstrations les plus vives de leur bonheur de se mesurer enfin avec l'ennemi de la France, de le combattre jusqu'à la victoire et de mourir pour leur patrie d'adoption. Magnifique spectacle que rendait plus émouvant encore l'instant précis où il s'accomplissait.

La première vague est composée de grenadiers et de fusiliers, la deuxième de voltigeurs et de fusiliers. Presque dès le départ ; des mitrailleuses ennemies, dissimulées dans des trous d'obus, entrent en action. Tandis que des groupes de grenadiers les prennent à partie, la progression continue sans être retardée par ces petits incidents : les vagues déferlent à la même allure, les prisonniers affluent et sont dirigés vers l'arrière en véritable troupeau. — Le franchissement des premières tranchées allemandes, écrit le capitaine Lecoq qui commande la 196 compagnie, se fit sans difficultés. La vague de renfort resta formée en petites colonnes pendant toute la durée de l'assaut, et chacune de celles-ci trouva facilement un point de passage. La première vague fut un peu disloquée — les hommes étant obligés de descendre et de remonter pour franchir les tranchées —, mais se remit très rapidement en ordre. L'ennemi n'offrit aucune résistance digne de soldats, mais au contraire se rendit en masse. Les prisonniers qui ne furent pas dénombrés furent immédiatement dirigés vers l'arrière ; la soudaineté de l'assaut les avait rendus fous de terreur. Les abris ennemis, dans les ravins de la Dame et de la Couleuvre, regorgeaient d'habitants qui pensaient éviter les ennuis de notre bombardement. On les ramassa en paquets. Au ravin de la Couleuvre, un chef de bataillon fut capturé avec tout son état-major.

Cependant un groupe ennemi escortant une mitrailleuse bat en retraite méthodiquement, s'arrêtant tous les cinquante pas pour remettre la pièce en batterie. Mais les grenadiers, courant sur ses flancs, parviennent à le dépasser et le prennent à revers : le servant avait sa mitrailleuse amarrée au poignet. Un poste téléphonique oppose une résistance acharnée à une section de la 6e compagnie dont le sous-lieutenant Terson a pris le commandement après la mort de son capitaine : trois de nos hommes réussissent à pénétrer à l'intérieur où ils sont grièvement blessés par l'explosion d'une mine dans le mo ment qu'il coupaient les fils des appareils. Au delà du ravin de la Couleuvre conquis, une patrouille pousse jusqu'au ravin du Helly où elle ne découvre personne, mais nos barrages ne permettent pas d'aller plus ayant. Le sous-lieutenant Gilbert, avec une fraction de sa compagnie, se porte an delà de la route de Douaumont à Bras, trouve quatre pièces de 77 et un obusier de 150 que notre artillerie a plus Ou moins détériorés : ne pouvant les ramener, il achève de les mettre hors de service avec les pétards qu'il a emportés et avec des grenades qu'il allume et glisse dans l'âme des canons par leur bouche. Le combat s'achève dans ces épisodes, tandis que le gros des tirailleurs s'installe au sud de la route de Bras et entreprend sans retard l'organisation de la position conquise.

***

Le 4e zouaves (lieutenant-colonel Richaud) a sa bonne part dans la conquête des ravins aux pentes abruptes et perfides de la Dame et de la Couleuvre. Déjà, au début de septembre, il avait contribué à arrêter la dernière des offensives allemandes sur Souville par les bois de Vaux-Chapitre et la Haie-Renard. Dans son rapport sur les événements de la journée, le lieutenant-colonel Richaud, — chef à l'œil clair, à l'autorité ferme et paternelle ensemble, — mettant en regard l'attitude de ses zouaves et celle de leurs adversaires, compose, sans l'avoir cherché, le plus pittoresque des diptyques : Les nombreux Allemands faits prisonniers dans les ravins de la Dame et de la Couleuvre témoignent pour la plupart d'un ahurissement complet comme s'ils ne s'étaient nullement attendus à notre attaque... Un officier supérieur sorti en hâte de son abri à l'appel de l'adjudant Caillard, apparaît en culotte, sans molletières, tenant à la main ces dernières qu'il offre à l'adjudant en criant : Chef de corps ! chef de corps ! Un vaguemestre était en train de procéder au triage des lettres ; il sort de son trou, les veux hagards, les deux bras levés, brandissant d'une main sa boîte aux lettres, de l'autre une liasse d'enveloppes et s'écrie d'une voix suppliante : Pardon ! pardon, monsieur ! Il est d'ailleurs à remarquer que la plupart criaient : Pardon ! plus encore que : Camarades. Voilà en propres traits le fantassin allemand de 1916, tel que l'attaque des lignes de Douaumont nous le révèle... Quel réconfortant spectacle offre par contraste l'autre panneau ! Avant l'attaque, pendant l'assaut, dans l'organisation des positions conquises, le zouave demeure toujours égal à lui-même, digne des traditions glorieuses qu'il incarne, gage certain des triomphes de demain. Ses chefs de section lui donnent un superbe et constant exemple. C'est le lieutenant Jamilloux, un merveilleux entraîneur d'hommes, sérieusement blessé au bras dans l'assaut, demeurant quand même à son poste de danger jusqu'à ce que ses forces le trahissent ; c'est le sous-lieutenant Bonnin qui pleure de rage quand son capitaine le place en réserve, et qui trouve toujours un bon prétexte, — vague de brume ou de fumée, flanc à protéger, mitrailleuse à aller prendre, — pour dépasser l'objectif fixé et flairer de plus près le péril ; c'est le sous-lieutenant Lemaire, toujours le premier partout, à l'assaut, à la reconnaissance, et qui ne devient le dernier que lorsque celle-ci reçoit l'ordre de rentrer... La citation des gradés et des zouaves n'est pas moins savoureuse. Elle se termine par leur aïeul à tous, Redonnet, engagé volontaire à cinquante-sept ans et plus jeune de cœur que les plus jeunes, présent fait à la génération de la victoire par la génération élevée voici bientôt un demi-siècle dans le crépuscule de nos malheurs...

Redonnet, simple soldat, réclame une pause de quelques minutes. Je tiens de lui-même son histoire. Il faut la lui tirer de la bouche. Ce Gascon n'est pas vantard. Les cheveux gris, la barbe grise, les joues creusées, le nez busqué, les traits graves, le teint basané, on le prendrait pour un vieux marchand de tapis, tout à son affaire et ne devant rien à personne, si les yeux vifs, serrés entre de petites rides, ne contenaient plus de songes que l'existence ordinaire n'en peut réaliser. La vie l'a patiné comme le temps les pierres. Il est du pays de Commenge en Haute-Garonne. Dans sa jeunesse, il fut colporteur et roula un peu partout, en Espagne, en Angleterre, au Mexique, transportant en tous lieux avec son ballot l'admiration et l'amour du pays natal. Il le quitte sans cesse et ne parle que de lui. Le mariage le fixe à trente-six ans dans une métairie de choix. Ce nomade se mue aisément en paysan sédentaire, chargé de famille, élevant en paix ses huit enfants. Mais, quand la guerre est déclarée, il veut en être. Fils aîné de veuve, il fut étranger à tout service militaire. Le voilà qui, un jour, annonce sa résolution. On imagine la scène : sa femme est consternée et effarée ; sa mère, vieille personne autoritaire accoutumée au gouvernement, lui déclare sans barguigner qu'il dit des sornettes, qu'il est trop vieux et ne partira pas. Alors il fait des concessions : Je veux voir des Boches, j'irai garder des prisonniers au Maroc. Des prisonniers, va pour des prisonniers : c'est un métier de son âge. Et l'ancien colporteur s'en va. On le croit au Maroc : il se bat en Artois, il se bat à Verdun. Il revient au pays, en permission, avec deux étoiles sur la croix de guerre. Où as-tu pris ça ? questionne l'aïeule. Pas en gardant des prisonniers, bien sûr. Il avoue, comme un coupable. On lui pardonne et il repart. C'est ainsi qu'il fut de l'affaire de Douaumont. Son capitaine, le capitaine de Clermont-Tonnerre, avait bien essayé, — parce que, tout de même, le vieil homme en veut trop faire, — de le semer en route, en lui confiant l'une ou l'autre de ces fonctions utiles, nécessaires même, qui obligent à rester à l'arrière. Au dernier moment Redonnet trouva le moyen de le rejoindre et, dans l'attaque, il l'accompagnait. Le capitaine, me dit-il, — recouvrant une facilité merveilleuse pour parler des autres — a gardé sa canne sous le bras pendant toute la bataille. Il ne s'en est même pas servi pour la marche. Et son accent qui carillonne précipite les syllabes comme si elles aussi menaient l'assaut.

Le capitaine de Clermont-Tonnerre qui, la canne pendue au bras, conduit ses hommes à la bagarre comme un père ses enfants à la promenade, ancien officier, ami et jeune disciple du comte de Mun, attaché comme son illustre patron aux œuvres sociales, a repris tout naturellement sa place dans l'armée et demandé le régiment d'élite où il sert. Son bataillon (4e : capitaine Jacquot) est peut-être celui qui, le 24 octobre, a ramené le plus de prisonniers : 1.600. Sur l'heureuse et presque joyeuse progression de sa compagnie et de la compagnie voisine, capitaine Ageron, un des acteurs a écrit : Un abri occupé par les Boches dans le ravin de la Dame résistait, tandis que les vagues d'assaut continuaient leur marche triomphante. Le capitaine Ageron, les poches bien garnies de grenades, vient vérifier l'œuvre de ses nettoyeurs. Soudain, de l'orifice d'un souterrain, plusieurs officiers surgissent, revolver en main. Ageron lance une grenade ; par malheur elle rate son objectif, atteint le montant de l'entrée, éclate et blesse le propre ordonnance du capitaine. Des zouaves accourent : F... le camp, leur dit Ageron, vous voyez bien que je vous tape dessus ! Et, substituant le revolver, plus précis, à la grenade folle, Ageron se débarrasse de six adversaires. Un septième se rendit ou, plus exactement, blessé, se releva pour rejoindre au pas de gymnastique des kamarades qu'Ageron ; après les avoir extraits et groupés, venait d'expédier vers l'arrière. Le capitaine Ageron reçut, pour ses exploits dignes des chansons de geste et accomplis dans la bonne humeur, la croix d'officier de la Légion d'honneur. Quand la compagnie de Clermont-Tonnerre, réserve du bataillon, formée en petites colonnes d'escouades, descendit à son tour le flanc du ravin, on put voir ce spectacle étrange, inoubliable, de deux courants d'hommes subdivisés en de multiples filets parallèles et qui marchaient en sens inverse. L'un constitué par les zouaves, la pipe et la gaudriole au bec, l'arme à la bretelle, filait d'une allure calme et tranquille vers les positions boches ; l'autre ; plus dense, plus épais, était formé de files de kamarades silencieux qui, dans une hâte fébrile, couraient vers nos tranchées de départ, courbant l'échine sous les shrapnells de leurs frères. Aucun désordre, aucun mélange. Les files d'attaque se rapprochaient seulement des files de captifs pour quérir, au passage, les boîtes de cigares ou les saucissons livrés par les kamarades. Pendant la marche sur le deuxième objectif, rares étaient les zouaves qui ne fumaient pas un énorme cigare ; et, quand on fut arrivé, le repas de conserves s'agrémenta de délicatesses d'outre-Rhin. En tête de leurs hommes, la mine basse, manteau flottant, les officiers allemands ne sortaient de leur attitude et de leur torpeur que pour saluer les officiers français qui s'en allaient à l'attaque.

Un autre trait complétera cette description précise et allègre. Comme la compagnie de Clermont-Tonnerre gravit les pentes nord du ravin de la Dame, un officier supérieur allemand prisonnier, décoré de la Croix de fer et de plusieurs autres ordres, la regarde monter, puis s'avance vers le capitaine, la main tendue en un geste hésitant et une attitude contrite. Le capitaine de Clermont-Tonnerre, qui tient son revolver d'une main, prend de l'autre sa canne suspendue au bras : il se contente de regarder fixement son étrange partenaire qui ramène aussitôt la main tendue à la visière du casque et s'incline profondément. Et ce dialogue s'échange : — Soyez sans crainte pour vos hommes ; s'ils se rendent, on ne leur fera pas de mal. — Vos zouaves, monsieur, répond l'autre, sont les plus beaux soldats que j'aie vus de ma viemein Leben lang.

***

Comment quitter les zouaves sans relater ici l'une des aventures les plus stupéfiantes de la bataille, un véritable conte des Mille et une Nuits, tout à coup intercalé parmi les chants d'épopée ? Et précisément à cause de son air de conte des Mille et une Nuits, il faudra bien donner à cet épisode l'authenticité d'un rapport. J'ai dit que les vagues d'assaut avaient passé par-dessus des abris bourrés de Boches sans prendre le temps de les nettoyer et qu'il y eut, le soir du 24 et même les jours suivants, des combats à l'intérieur de nos nouvelles lignes entre nos hommes et des fantassins allemands sortant de leurs trous et ne comprenant rien à leur situation singulière. Mais ce qui arriva au sergent Julien est autrement bizarre. Il s'empara à lui tout seul de six officiers, deux cents soldats et six mitrailleuses, et il en fut le plus étonné. Il appartient à la 13e compagnie du 4e zouaves. Voici comment le rapport de sa compagnie relate le fait :

Dans la nuit du 24 au 25 octobre 1916, la corvée de ravitaillement de la 13e compagnie du 4e zouaves, conduite par le sergent Julien, se rendait de la route Douaumont-Bras, objectif atteint au cours de la journée, au point de ravitaillement de... La nuit était très obscure : elle perdit momentanément sa direction et se trouva vers vingt-trois heures sur le plateau au sud-ouest du fort de Douaumont.

Soudain le sergent Julien et le zouave Bourdassol, qui marchaient en tête, se virent mis en joue par une chaine de tirailleurs dont les ombres avaient surgi à quelques pas.

A peine avaient-ils crié : Quatrième zouaves, ne tirez pas ! qu'ils furent entourés et saisis avec le zouave Gueno qui marchait le troisième ; le reste de la corvée put s'esquiver.

Les trois prisonniers furent précipités violemment dans une sape profonde au fond de laquelle s'ouvrait une longue galerie, fort bien éclairée et garnie de provisions, tonneaux d'eau-de-vie, conserves, etc. Ils furent conduits dans une chambre où se trouvaient six officiers allemands. Ils apprirent alors qu'ils étaient dans un certain ouvrage M[1], dépendance du fort de Douaumont, occupé par une compagnie allemande.

Interrogé par le capitaine, le sergent Julien se défendit d'être prisonnier. Les prisonniers, c'est vous, dit-il. Douaumont, le fort, la batterie de Damloup sont entre nos mains et vous êtes cernés.

Les six officiers témoignèrent alors une grande surprise et le commandant de compagnie donna l'ordre de déséquiper les hommes. Il fit de même et sortit pour aller se rendre avec toute sa compagnie à l'officier du régiment colonial qu'il rencontra le premier.

Les coloniaux entrèrent alors dans l'ouvrage et prirent livraison des 200 Allemands.

En reconnaissance, sans doute, le capitaine donna au sergent Julien son revolver et son couteau-poignard à dragonne d'argent.

Julien avait aperçu six mitrailleuses. Il en prit deux avec l'intention de les porter à son capitaine.

Le sol était si peu praticable qu'il dut renoncer à conserver sa prise et qu'il remit ses deux mitrailleuses au lieutenant Roux, de la 19/52 du Génie, en disant à cet officier qu'elles appartenaient au 4e zouaves. Il regagna ensuite avec les zouaves Bourdassol et Gueno les tranchées de sa compagnie.

 

La sultane Scheherazade qui, pour distraire le roi Scharriar et l'empêcher de dépeupler l'Arabie, inventait Aladin ou la Lampe merveilleuse, Ali-Baba ou les quarante voleurs et tant d'autres histoires qu'elle enchevêtrait les unes dans les autres pour en reculer le dénouement, à la façon des architectes égyptiens qui construisirent le Labyrinthe, n'aurait pu trouver mieux que l'aventure du zouave de Douaumont. Rien n'y manque, ni le chemin perdu et la surprise nocturne, ni la ténébreuse descente dans la terre, ni le réveil dans un palais enchanté, aux parois ornées de tonneaux et de boîtes de conserves, ni la salle brillamment éclairée où les chefs se rassemblent, ni le brusque renversement de la situation au profit du captif qui, tout à coup, devient le maitre de ses gardiens et de leurs richesses. Assurément, dans la grande guerre, le zouave de Douaumont méritait un chapitre. Comme les musiciens introduisaient de gré ou de force un ballet dans les opéras les plus dramatiques, en sorte que le public fût préparé par le spectacle des entrechats et des pointes à la mort de Roméo et Juliette, de Raoul et Valentine, ou de tel autre couple désigné par la poésie, le zouave de Douaumont, dans la sévère épopée de Verdun, représentera le divertissement d'usage.

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Le 4e régiment mixte, zouaves et tirailleurs (lieutenant-colonel Vernois), doit s'emparer en deux bonds de toutes les organisations défensives de la crête de Thiaumont au village de Douaumont. Ayant à enlever deux objectifs successifs qui paraissaient présenter les mêmes difficultés, le colonel prit la décision de confier chaque mission à un bataillon, réservant au bataillon indigène, dont l'élan au cours d'un assaut est remarquable, l'enlèvement du premier objectif — jusqu'au sommet de la crête entre les ravins de la Dame et de la Couleuvre — et confiant au bataillon de zouaves la conquête du deuxième objectif — lisière nord du village de Douaumont — qui semblait devoir exiger l'emploi d'une troupe plus manœuvrière. Le dispositif adopté fut celui-ci : le 6' bataillon de tirailleurs indigènes en tête, puis le 68 bataillon de zouaves, — le 3e bataillon de tirailleurs restant en réserve, — chaque bataillon en colonne double, les compagnies formées également en colonne double, les compagnies de mitrailleuses échelonnant leurs sections sur les flancs.

A l'heure prescrite, les tirailleurs, entraînés par leur chef, le commandant Maffrey, s'élancèrent d'un seul bond hors des tranchées. Malgré les difficultés de parcours d'un terrain argileux qui, sur la crête de Fleury, est particulièrement détrempé et bouleversé, ils franchissent sans arrêt le tir de barrage adverse et atteignent en quelques minutes les premières tranchées ennemies. L'ouvrage de Thiaumont est débordé sur la droite par la section de l'aspirant Baylot, soutenue par la section du sous-lieutenant Ali en renfort, tandis que les deux sections des adjudants Beaufrère et Delbecq marchent droit sur l'ouvrage. L'aspirant Baylot arrive le premier : il se heurte à la résistance de sept Allemands terrés dans un abri à moitié éboulé. Le premier qu'il aperçoit à l'entrée de l'abri lève les bras, comme s'il faisait Kamarad, tandis que le deuxième le met en joue. Sans perdre son sang-froid, l'aspirant se couche et, à coups de revolver et de grenades, il nettoie l'abri. L'ouvrage est emporté, la marche continue sur la ferme de Thiaumont. Le brouillard est toujours épais. L'avion de commandement vient survoler nos lignes à moins de 50 mètres de hauteur. A peine les tirailleurs le distinguent-ils, mais ils entendent le bruit du moteur. Alors un clairon, pour avertir l'aviateur, sonne la marche du régiment et exécute la sonnerie Au drapeau. L'aviateur, renseigné, repart pour rendre compte.

Pendant que les tirailleurs organisent la première position conquise, le bataillon des zouaves, qui les suivait à 200 mètres, les rejoint, franchit la crête qu'ils occupent et se porte d'un seul élan sur le village de Douaumont dont il s'empare en liaison étroite avec le régiment colonial à droite et le 4e régiment de zouaves à gauche. Il est à peine trois heures du soir. Ainsi l'invraisemblable programme a-t-il été rempli à l'heure dite.

L'ouvrage de Thiaumont, le village de Douaumont : il a fallu tant de sang, d'efforts et de temps à l'ennemi pour prendre ces amas de ruines dont nous l'avons chassé si vite !

Sur sa hauteur, le fort de Douaumont domine tout le champ de bataille. Le voici dépassé sur sa gauche. Mais que se passe-t-il à sa droite ?

 

II. — DE LA BATTERIE DE DOUAUMONT AU RAVIN DE LA FAUSSE-CÔTE

 

Sur la droite du fort de Douaumont, dans le même temps, s'avance la division Passaga qui, pour son premier objectif, doit atteindre, au delà du fameux ravin du Bazil où passe la voie ferrée de Fleury à Vaux, la partie sud du bois de la Caillette, la batterie de la Fausse-Côte et, sur le versant sud de ce ravin, les pentes nord et est de la croupe de Vaux-Chapitre dont l'ennemi a gardé une partie en sa possession après les combats de septembre et qui faisaient saillant dans nos lignes. Ce premier objectif représente déjà un effort et un gain considérables, et la division Passaga est, des trois divisions d'attaque, celle qui a le plus long chemin à parcourir. De plus, à cause de ce saillant même, ses troupes sont disposées en équerre clans les tranchées de départ, en sorte que le départ est déjà une manœuvre : il faut se redresser sans confusion, calculer exactement les distances pour les bataillons accolés. A cette difficulté s'ajoute celle du brouillard, qui complique les liaisons. Cependant la manœuvre s'exécute au mieux. Le second objectif doit porter la division jusqu'à la tourelle qui se trouve à l'est du fort, aux pentes nord et est du ravin de la Fausse-Côte et à l'ouest de l'étang de Vaux. Il décrit une ligne légèrement incurvée sur la droite, selon la forme même du ravin. Des crêtes occupées, il faut donc descendre dans les fonds, puis remonter les pentes.

La division est composée de deux groupements : à gauche le groupement Anselin comprenant le 321e régiment (lieutenant-colonel Picard), le 36e bataillon de tirailleurs sénégalais dont les compagnies sont intercalées entre celles du 321e, les 116e bataillon de chasseurs (commandant Raoult) et 102e (commandant Florentin) réunis sous le commandement du lieutenant-colonel Hutin ; à droite le groupement Doreau, avec le 107e bataillon de chasseurs (commandant Pintiaux) et le 401e régiment d'infanterie (lieutenant-colonel Bouchez) ; en réserve le 32e bataillon de chasseurs (commandant Wendling). Le général Anselin, inspectant ses troupes, avait constaté la veille : L'enthousiasme des hommes est émouvant. On sait qu'il fut tué, comme il revenait à son poste de Fleury, une heure avant l'action. Le colonel Hutin prend sa place, remplacé lui-même par le commandant Raoult qui espérait avoir l'honneur de mener personnellement à l'assaut son bataillon de chasseurs.

Au départ, les compagnies du 321e ont à traverser la crête glaiseuse de Fleury qui est, par elle-même, un obstacle. Elles la franchissent sans arrêt, avant que le barrage ennemi s'abatte sur Fleury. D'ailleurs, l'artillerie allemande, sans vues et sans renseignements, laisse la zone entre Fleury et la voie ferrée à peu près indemne. En raison des difficultés de terrain et des résistances escomptées, spécialement pour la prise du deuxième objectif, le colonel Picard a fortement organisé le commandement de la troupe d'assaut : Estimant que l'action des chefs était limitée en largeur à la vue directe de leurs éléments, quatre groupements étroits mais échelonnés en profondeur étaient confiés à trois officiers supérieurs et un capitaine adjudant-major, les troupes noires encadrées entre les unités du 321e. Ce dispositif très simple avait été pris dès le départ par les éléments de deuxième ligne qui devaient simplement rafler au passage du premier objectif les unités de soutien des bataillons de première ligne et renforcer ainsi les deux ailes. Le brouillard, qui, après le redressement du départ, avait été si utile pour parvenir sans barrages à la-voie ferrée, se lève par éclaircies et permet d'apercevoir par intervalles le fort de Douaumont. L'effet de cette apparition est prodigieux. Dès lors, c'est la ruée joyeuse à l'assaut. Cependant il faut laisser le fort aux marsouins, — quelques biffins ne résistèrent pas, nous le verrons, à l'honneur d'y pénétrer les premiers, — et se contenter de la batterie est et de la tourelle qui sont bientôt couvertes de fantassins. Le spectacle, dit le lieutenant-colonel Picard qui s'était porté de sa personne au-dessus de la voie ferrée pour embrasser l'ensemble de la position, était grandiose : les coloniaux, comme une marée montante, submergeaient le fort dans lequel la lutte continuait ; à l'est, on apercevait le groupe des bataillons de chasseurs gravissant les pentes de la Caillette et de la Fausse-Côte, pendant qu'une interminable colonne grise de prisonniers remontait le glacis de Chambitoux vers Fleury. Chacun, ému, regardait son voisin, en croyant à peine ses yeux et, quand fut confirmée la, prise de Douaumont, ce fut une minute inoubliable.

Les récits du 116e et du 102e bataillons de chasseurs qui grimpèrent les pentes de la Caillette sont tout débordants de mâle allégresse. Au 116e bataillon, le capitaine adjudant-major Desombourg a pris le commandement. Avant le départ, le sergent-prêtre Nozeran passe dans les sections et donne l'absolution à ceux qui la demandent, puis, debout à côté de l'aumônier qu'un obus tuera tout à l'heure, tous deux bénissent les chasseurs qui vont partir. — Onze heures quarante ; c'est l'heure fixée, les chasseurs se dressent, baïonnette haute. Le capitaine Desombourg lève sa canne. La première vague s'ébranle, suivie de près par les autres. Le coup d'œil est splendide : couverts de boue, de la couleur de cette terre de France qu'ils défendent et veulent arracher à l'ennemi, les chasseurs sont superbes de calme et de résolution. Que vont-ils trouver derrière la crête ? Combien de nids de mitrailleuses vont se révéler et faucher leurs rangs ? Sous quelles rafales de gros obus vont-ils se trouver pris ? Qu'importe. Ils marchent en.ordre comme à la manœuvre. Le terrain est pénible ; on dirait une mer houleuse subitement figée : de la boue, des débris, des cadavres. Des chasseurs s'enlisent, on les dégage. Le barrage ennemi commence à se déclencher. Trop tard : les vagues passent, elles sont passées. Les obus éclatent derrière elles. Elles déferlent implacables dans le ravin de Chambitoux qu'elles traversent. De quelques boyaux ou abris qu'a épargnés notre artillerie, des balles sifflent. Les-nettoyeurs de tranchées s'y précipitent : quelques-grenades bien ajustées et les Boches font Kamarad. Ahuris par notre apparition soudaine, hébétés par le bombardement, ils donnent des cigares, des cigarettes, leurs bidons, leurs casques à leurs gardiens ; ils n'ont qu'une pensée : vite sortir de cet enfer. — Verdun, c'est là-bas, on va vous y conduire, dit un loustic. Dans deux-abris à notre droite, des groupes ne veulent pas se rendre, ils tirent sur les chasseurs. Le sergent M... s'approche des abris : deux grenades incendiaires... et l'on n'entend plus rien. Une fumée épaisse s'échappe de ces abris qui continuent à brûler jusqu'au soir. L'avance continue, lente, méthodique. Les obus de nos 75, qui font barrage en avant de nous, refrènent l'ardeur des impatients. La fumée augmente, le brouillard est épais, on se dirige à la boussole. Le ravin du Bazil est franchi, la tranchée de Berlin nettoyée, les prisonniers affluent. Les chasseurs sont joyeux de voir leurs groupes qu'on ramène à l'arrière. A douze heures trente, la voie ferrée est atteinte. A douze heures trente-huit, les vagues sont arrivées au sommet de la crête nord du ravin qui est le but assigné. Les fusiliers mitrailleurs, placés à quelques mètres en avant, scrutent de tous leurs yeux le brouillard traître derrière lequel les contre-attaques se préparent sans doute. Les chasseurs, sous cette protection, s'organisent et creusent des tranchées pour garder le terrain conquis. Le signal convenu est envoyé : 116e chasseurs objectif atteint. C'est comme un rauque cri de victoire dominant le fracas du bombardement.

Cinquante-huit minutes ont suffi aux vitriers pour atteindre successivement les deux objectifs : ce record de vitesse prend les allures d'une marche triomphale.

***

Non moins alerte et lyrique est le récit du 102e bataillon de chasseurs qui opère à la droite du 116e. On dirait que leurs chefs écrivent comme leurs fanfares sonnent et comme leurs colonnes courent : L'attaque sera déclenchée à onze heures quarante : c'est l'ordre du général. A l'heure dite, les chasseurs quittent les parallèles de départ : aucune hésitation, aucun flottement, en dépit même du tir de barrage que l'artillerie allemande concentre sur Fleury. Chacun est à son poste, et, dans la brume légère qui ouate le paysage et amollit les formes, on distingue des silhouettes d'hommes qui, en silence, s'alignent et se rangent comme Pour la manœuvre. Derrière la ligne de tirailleurs déployés en éventail, le 102e bataillon s'avance et gagne le ravin du Bazil. On voit ses colonnes d'escouade apparaître, s'évanouir, reparaître à nouveau. Rien n'arrête leur progression lente et méthodique, articulée par une volonté puissante et tenace. Tous ces hommes, dont l'énergie ramassée est tendue vers l'ennemi, semblent un organisme unique qui essaie ses forces et prend conscience de sa valeur. A treize heures, sans bruit, les colonnes d'escouade s'étirent et se transforment en chaînes continues de tirailleurs. L'arme à la main, les chasseurs du 102e bataillon s'avancent et gagnent la crête qui domine le ravin du Bazil. Aucune résistance : serait-ce donc un piège ? De-ci, de-là, des patrouilleurs se détachent et gagnent la croupe qui domine nos positions. Une fusillade vive les accueille. — Ils sont là. Impatients, les chasseurs courent à l'ennemi et le crépitement des mitrailleuses ne réussit pas à briser leur élan. — Rendez-vous ! rendez-vous ! Les sommations s'accompagnent de gestes significatifs, tandis que de part et d'autre la fusillade reste vive. — Rendez-vous ! rendez-vous ! Le crépitement jaillit et l'on voit se profiler sur le ciel sombre quelques ennemis qui font mine de jeter bas les armes : Kamerad, Kamerad... Méfiants, les chasseurs continuent leur progression de trous d'obus en trous d'obus. Ils ne sont plus qu'à 50 mètres, et l'on distingue la haute silhouette d'un capitaine allemand qui lève les bras et incite, semble-t-il, ses hommes à le suivre. Geste loyal ? non : c'est simplement la réédition d'une vieille ruse habituelle de nos ennemis. Nos vitriers n'ont pas avancé d'une semelle que toutes les ombres s'évanouissent, démasquant les mitrailleuses. Cette félonie redouble l'ardeur de nos troupiers : balles et grenades arrosent bientôt les lignes de l'ennemi qui faiblit sous le choc et cherche son salut dans la fuite. Mal lui en prend. Les fusiliers accourent à l'aide de leurs camarades et prennent d'enfilade les boyaux par où l'Allemand tente d'échapper à nos coups. Blessés et mourants jonchent le sol, et nos chasseurs s'élancent à la poursuite des fuyards. Leur défaite tourne bientôt en déroute ; nombre d'entre eux, jetant armes et bagages, cherchent refuge dans nos lignes. Heureux de leur succès, les hommes arrachent aux prisonniers quelques dépouilles opimes : la curiosité et le désir d'emporter un souvenir vont-ils arrêter leur course et compromettre la pleine réussite de leur attaque ? Un clairon a observé cet arrêt à peine perceptible de nos lignes d'assaut et soudain, vibrant et clair, on entend retentir sur le plateau les notes entraînantes de la charge : Il y a de la goutte à boire là-haut, il y a de la goutte à boire... L'irrésistible sonnerie émane de l'âme même de la vieille France, rappelle à chacun où est le devoir, et la poursuite continue, implacable et serrée. Nous touchons au but : la deuxième ligne allemande est entre nos mains. Mais sera-t-il donc impossible d'accuser le coup, de signifier à l'adversaire notre volonté de vaincre et de reconquérir pied à pied le sol qu'il nous dispute ? Ô surprise, sur notre récente conquête deux gradés viennent de planter soudain un drapeau d'étamine aux trois couleurs. A cette heure, sur le sol qu'ont ensanglanté de longs mois de luttes, la vive nuance de cet étendard de fortune semble crier à l'ennemi défaillant : — Verdun est la poterne du Rhin. Gardiens vigilants du patrimoine qu'ont amassé nos pères, fidèles aux traditions qu'ils nous ont léguées, nous luttons pour la liberté du monde. Nos pas demain réveilleront les morts de Lorraine et d'Alsace.

Trop rarement, dans cette guerre souterraine de tranchées et de mines, d'entonnoirs et de camouflets, de va-et-vient sur les mêmes lieux dévastés, dans cette guerre d'attente, d'endurance, de souffrance et de patience, l'occasion s'est présentée de sentir passer sur soi le souffle puissant de la Victoire. Ceux de la Marne étaient si las de leur redressement fantastique qu'ils n'ont pu comprendre qu'après coup toute l'immensité de la tâche surhumaine accomplie par eux. Le désintéressement du soldat a revêtu, pendant tant de jours, un caractère quasi sacré qui l'apparente au renoncement de la sainteté. Mais là, dans cette bataille de Douaumont, la victoire, on la tient au cou, on ne la lâche plus : on avance, on conquiert et, ce que l'on conquiert, ce sont des coins de sol déjà tout chargés de passé historique par un flux et un reflux de cent combats. Alors, de tous ces récits, de toutes ces paroles recueillies, jaillit une belle flamme claire. J'ai eu l'occasion de lire bien des rapports, de regarder sur le terrain même bien des visages : une telle expression d'allégresse, je ne l'avais pas encore rencontrée. C'est la fleur poussée sur le cratère de Douaumont.

Le nombre des prisonniers, leur promptitude à se rendre étonnent et réjouissent nos chasseurs et nos biffins. Voici un capitaine qui ne sait pas ce qu'est devenue sa compagnie : Ne t'inquiète pas, lui dit familièrement un vitrier, tu la retrouveras à Verdun ; on te la rassemblera. Il y en a de tout jeunes qui se mettent à pleurer. L'un d'eux, presque un enfant aux joues roses, qui porte à peine quinze ou seize ans, se précipite sur le chef de bataillon du 102e qu'il vient d'apercevoir et se jette à ses genoux en joignant les mains. Touché de sa jeunesse, le commandant Florentin lui tape sur la joue en riant : Pauvre gosse, va-t'en, nous ne faisons pas la guerre aux moutards. Et le petit Boche, rassuré, s'en va solliciter des corvées. Sans les officiers. qui les maintiennent, ils n'opposeraient guère de résistance. Dès que les chefs sont blessés, la défense mollit.

Sur la marche du 102e bataillon de chasseurs à pied, voici quelques fragments empruntés' au journal du lieutenant Jean Petit, commandant la 2e compagnie. Ils en disent long sur l'élan des hommes et sur leur confiance dans leurs officiers. Le lieutenant Petit est le fils du président du tribunal de commerce de la Seine. Saint-Cyrien de 1914, il a vingt-deux ans, trois blessures, la croix de la Légion d'honneur, la croix de guerre avec trois palmes. Il a précisément été promu chevalier de la Légion d'honneur pour les affaires du 24 octobre, avec cette citation :

Le 24 octobre 1916 s'est brillamment élancé à l'assaut à la tête de sa compagnie. Arrêté par une position intacte et puissamment défendue, a attaqué avec ardeur à la grenade, puis a chargé vaillamment à la baïonnette, contribuant pour une large part à l'enlèvement de la position, à la capture de 600 prisonniers et à la prise d'un important matériel de guerre. Blessé, ne s'est laissé évacuer que par ordre.

 

Donc, le 102e bataillon de chasseurs est, le matin, dans ses tranchées de départ où il subit un violent marmitage :

Heures terribles où l'homme doit faire appel à toutes les ressources de son énergie.

Quel plus bel exemple de force morale et de stoïcisme que celui de tous ces jeunes hommes attendant, sans sourciller ni se plaindre, la minute suivante qui doit peut-être leur apporter la mort la plus atroce !

Les minutes semblent des siècles. — 11 h. 15, 11 h. 30, — le marmitage est toujours aussi violent. Soudain, un chasseur court vers moi : Mon lieutenant, le capitaine est blessé : il m'envoie vous dire que vous preniez le commandement de la compagnie.

Quelle joie ! Dès lors je ne pense plus aux marmites. C'est bien moi, et moi seul, qui vais avoir l'honneur de conduire à l'attaque ma chère 2e. Cela m'était bien dû et je vois là le meilleur des augures. — 11 h. 35, allons, encore cinq minutes, les enfants !

11 h. 40 !... Je me lève d'un bond et brandis ma canne : Debout ! tout le monde !

De chaque trou d'obus mes chasseurs surgissent.

La main en cornet sur la bouche, je crie dans toutes les directions : Le capitaine est blessé : c'est moi qui commande ! A moi la liaison !

Je vois des figures radieuses se tourner vers moi. L'adjudant-chef Adam, le casque défoncé, la figure tuméfiée, et qui vient d'être retourné trois fois par un obus, refuse de se faire évacuer, il vient à moi, et au moment de partir, nous nous embrassons dans une profonde étreinte.

Déjà, le 116e chasseurs, qui doit marcher devant nous à 800 mètres, décolle sur la crête et s'enfonce dans le brouillard.

J'assure ma liaison, à droite avec le 4010 d'infanterie, à gauche avec la 1re compagnie ; je sors ma boussole : angle de marche 46e, c'est notre tour : En avant ! et j'agite ma canne dans la direction des Boches.

La compagnie en lignes d'escouades par un, sur plusieurs vagues en profondeur, se met en marche tranquillement.

Nous dépassons nos crapouillots qui se sont tus, nous franchissons nos anciennes tranchées de première ligne, et nous arrivons sur les lignes boches, ou plutôt sur l'emplacement où étaient autrefois ces. lignes.

Ce n'est plus qu'un bouleversement chaotique de trous de torpilles béants, entonnoirs gigantesques de 6 à 7 mètres de profondeur dans de la terre glaise, où des mottes de terre de plusieurs centaines de kilogrammes ont été projetées comme de simples fétus de paille.

Spectacle planétique ou lunaire ? On croit rêver en franchissant avec peine les bords de pareils cratères. Attention surtout de ne pas glisser dedans !

L'esprit humain, dans de pareils lieux, s'imagine ainsi volontiers la représentation du néant dans l'au-delà.

La zone crapouillotée une fois dépassée, le décor change, nous nous trouvons dans le Sahara. C'est un véritable désert au travers duquel nous avançons.

Le sol est nivelé par les obus, sa surface est recouverte de matériaux de toutes sortes, brisés, pulvérisés : havresacs boches, fusils, casques, équipements, bottes, débris humains, un bras ! une jambe ! une tête !..., tout est haché...

Notre marche continue, l'arme à la bretelle.

Le brouillard est toujours aussi dense et je me dirige toujours à la boussole.

J'aperçois mon camarade Bourdier sur ma gauche, à la 1re compagnie, qui me dit bonjour en agitant sa canne.

Avec la mienne, je pique au passage un calot boche — cela me servira d'étendard.

J'entends soudain des exclamations sur ma droite, je regarde, que vois-je ! émergeant du brouillard et venant vers nous, des Boches ! Oui, ce sont des Boches, cueillis par le 116e !

 

Les prisonniers défilent en colonnes par quatre. Les chasseurs exultent. Puis on franchit le fameux bois de la Caillette, le bois Triangulaire, on arrive au ravin du Bazil. Là, repos d'un quart d'heure et le 102e bataillon dépasse le 116e pour prendre la tête du mouvement en avant. On juge de la joie du lieutenant Petit : il a toute l'ardeur d'un nouveau chef, et tout à l'heure il n'a guère songé à s'apitoyer sur la blessure de son capitaine qui lui a permis de prendre le commandement de la compagnie. Mais son capitaine eût été le premier à le comprendre :

A 1 h. 40 nous repartons. Nous dépassons le 116e chasseurs. Nos 75 doivent nous précéder dans notre marche en allongeant leur tir à raison de 100 mètres en quatre minutes.

Nous avançons donc lentement, coiffés par le chapeau des 75 et toujours couverts par le brouillard.

Le ravin de la Fausse-Côte est notre objectif, l'atteindrons-nous ? Nous savons, en effet, qu'il est défendu par de fortes tranchées et qu'un bataillon boche s'y tient en permanence, en réserve.

Nous franchissons un bois déchiqueté, je passe le long des tranchées retournées, un canon boche brise est là, la gueule fêlée.

Notre marche en tirailleurs est parfaite. C'est de la vraie manœuvre sur le terrain comme à Salmagne. Le sol commence à descendre.

Brusquement le nuage de brume se déchire et devant nous, à 100 mètres en avant d'un profond ravin, des silhouettes se découpent, — une ligne de tirailleurs couchés, — ce sont les Boches qui nous attendent !

Un officier seul est debout, au centre, coiffé de son casque, un revolver à la main.

Il gesticule et semble parler à ses hommes qui se dissimulent.

Je flaire le danger, mais rien n'arrête mes chasseurs. Ils crient tous en avançant : Camarades, venez avec nous ! venez par ici !

Je me laisse entraîner à crier moi-même.

L'officier allemand, toujours debout, répond par des gestes incompréhensibles, où je crois démêler qu'il refuse avec morgue nos propositions, et lui-même, à son tour, nous fait signe d'avancer. Je crie à pleins poumons à mes chasseurs : Tirez donc, mais tuez-le donc !

A peine ai-je prononcé ces paroles que des feux-de mitrailleuses boches se déclenchent.

Je commande : Couchez-vous ! Nous nous jetons par terre et j'ai juste le temps de voir, dans un éclair, le crâne d'un de mes Sénégalais voler en éclats.

A mes côtés, mon caporal fourrier se roule sur le sol en criant. Son bras saigne. L'officier boche, à coups de revolver qui m'étaient destinés, lui a traversé le bras droit et brisé le poignet gauche.

 

Bien commandés par cet énergique chef de bataillon, les Allemands résistent. Il faut les attaquer à la grenade. La lutte est très dure. Brusquement, l'ennemi décolle. Y' s'débinent, mon lieutenant, crie un chasseur. Et le jeune lieutenant, dressé d'un bond, ordonne : En avant, à la baïonnette ! C'est une ruée générale. Les chasseurs enlèvent la crête qui domine le profond ravin de la Fausse-Côte. L'ennemi cède et commence à opérer la retraite. Mais cette retraite, par un boyau que battent aussitôt nos fusiliers mitrailleurs, se transforme en capitulation. Six cents Boches levant brusquement les mains en l'air se mettent à crier à pleins poumons : Kamerad ! La joie est délirante, c'est le tumulte de la victoire, les clairons sonnent la charge. Au loin, sur les ruines du fort de Douaumont qui se détachent sur le ciel, courent les silhouettes des marsouins.

J'arrache une feuille de mon carnet et je griffonne aussitôt ces quelques mots : Objectif atteint. Nous avons enlevé le ravin de la Fausse-Côte et capturé ses défenseurs après une magnifique charge à la baïonnette. Nous nous installons au delà de la batterie...

Je fais parvenir le pli au commandant.

Quelques minutes plus tard je vois accourir sur la position même le capitaine Voirin, capitaine adjudant-major du bataillon.

Je vais à lui. Il me serre les mains à les briser en me disant : C'est très bien, très, très bien, mon petit !

J'en pleure de joie, ce sont les minutes les plus belles de ma vie !

Sur-le-champ, j'appelle mes sous-officiers et leur vasse les ordres : Se fortifier sur place et creuser deux lignes de tranchées.

Je les félicite tous de leur courage et je ne peux y résister, je les embrasse tous les uns après les autres.

L'étreinte que ces braves gens me donnent est telle que ma joie est à son comble.

Je redescends alors dans le ravin ; car un de mes agents de liaison vient de me prévenir que le chef de bataillon allemand qui commandait le camp du Ravin était là, blessé, sur le sol.

Je le trouve, étendu de tout son long dans la boue.

C'est un homme de forte taille, la moustache coupée en brosse au-dessus des lèvres. Sa culotte est à demi arrachée et un pansement plein de sang entoure sa cuisse gauche qu'une balle a fracassée.

Je me présente à lui :

— Lieutenant Petit, des chasseurs à pied. Pensant qu'il comprend mal le français, je continue la conversation en allemand.

Il se nomme à son tour :

— Capitaine Mathesius, faisant fonction de chef de bataillon au 154e régiment d'infanterie prussienne.

— Je vous reconnais ! C'est vous qui étiez sur la crête tout à l'heure, le revolver au poing, au milieu de vos hommes, c'est vous qui avez blessé mon caporal fourrier à mes côtés.

—.. Non, non ! ce n'était pas moi.

— Si, si, je vous reconnais, vous êtes officier de réserve ?

— Non (avec orgueil), aktive offizier.

— De quel pays êtes-vous ? Êtes-vous marié ?

— Je suis Silésien, j'habite Breslau avec ma femme, je n'ai pas d'enfants.

 

L'Allemand lui remet sa croix de fer et son portefeuille.

— Je les enverrai à votre femme après la guerre, lui dit généreusement le lieutenant Petit.

Comme il demande à boire, Petit lui glisse dans la bouche quelques pastilles au menthol qu'il avait emportées. Puis il le fait transporter au poste de secours par quatre chasseurs. Le commandant Mathesius mourut dans la nuit.

Cependant, le deuxième objectif atteint, les chasseurs dansent et jonglent avec leurs fusils. Un long cri retentit : On les a. Le passage de l'avion de la division volant à quatre-vingts mètres pour repérer les fanions qui indiquent les nouveaux emplacements conquis achève de les enthousiasmer. Le bruit du moteur empêche d'entendre le passager, mais on voit le geste de ses mains qui applaudissent. C'est la gloire qui vient d'en haut, comme dans les légendes.

***

A la droite de la division, en liaison avec la division de Lardemelle, le groupement Doreau (107e bataillon de chasseurs et 401e régiment) doit enlever les pentes nord et est de la croupe de Vaux-Chapitre, puis gravir les pentes nord et est du ravin de la Fausse-Côte et les tenir jusqu'à l'ouest de l'étang de Vaux.... Onze heures trente-cinq, disent les carnets du 107e bataillon de chasseurs, un silence solennel ; encore cinq minutes... encore quatre... encore trois... Enfin, un coup de corne retentit, un cri qui semble unique, mais qui sort de toutes les poitrines, lui répond, et l'on part... Le terrain est abominablement détrempé : c'est avec peine, mais gaiement qu'on patauge dans la boue jusqu'au-dessus des genoux, évitant les trous d'obus innombrables. A peine cent mètres faits, on aperçoit une masse grise, compacte, en colonne par quatre et surmontée de bras levés au ciel. Cela crie en chœur : Kamarades ! Eh quoi ! ce sont là les Boches ! Mais ils ne se défendent pas : les voilà suppliants, et il y en a la valeur de plus de deux compagnies ! L'enthousiasme grandit au point qu'à peine s'aperçoit-on que la tranchée de Sophie est dépassée et qu'on est déjà à la tranchée d'Elsa. Et voici à gauche les camarades du 116e bataillon de chasseurs alpins : pour un peu on se jetterait à leur cou. Les officiers, non sans peine, arrêtent le flot ; on souffle et l'on se met en ordre. Puis, sur la droite, on aperçoit d'autres camarades c'est le 401e avec lequel on va marcher maintenant. Vite, on prend langue : la 1re compagnie s'aligne et se tient prête à filer avec le beau 401e. Le moment vient d'aller au deuxième objectif : bah ! ce sera comme pour le premier, et les abris boches fourmillent de matériel abandonné, même de mitrailleuses en parfait état... Mais où donc sont les Boches ? Le ravin du Bazil est traversé sans encombre, comme à la parade, et peu après nous voici à l'étang de Vaux. Déjà ! Mais on est de taille à aller plus loin. Cependant les balles de mitrailleuses, parties de notre droite, nous rappellent à la réalité. L'ordre est exécuté : le deuxième objectif est tenu, organisons-le. Et vite, l'outil à la main, les hommes du 401e et de la 1re compagnie du 107e bataillon de chasseurs creusent la terre et se fortifient. Si l'ennemi réagit, on sera en mesure de lui répondre. Encore des Boches qui viennent, des blessés, puis des équipes sanitaires boches transportant nos propres blessés. Ah ! mais voici un officier, deux même, et tandis que le commandant les interroge, il y a là un noir qui, son couteau à la main, semble les guetter comme une proie et gesticule : Moi, couper caboche, a tiré sur mon adjudant... Il faut toute l'autorité du colonel du 401e pour le renvoyer à son corps. Les prisonniers continuent à affluer, et ce sont des grenadiers, des soldats d'un corps d'élite, le monogramme de leurs pattes d'épaule et la patte du col l'indiquent. Peu à peu, la nuit tombe ; mais les tranchées s'approfondissent et, si l'ennemi vient, il saura à qui parler. Le silence s'établit. La brève file de nos derniers blessés s'allonge vers l'arrière. Allons ! la journée a été bonne, les pertes nulles pendant l'attaque ; on s'endort après une croûte cassée, espérant que le lendemain ça collera aussi bien et qu'on les rejettera dans la plaine.

On s'endort : qu'est le fameux Rêve de Detaille, avec ses faisceaux bien alignés et son bivouac de jardin public, auprès du sommeil de ces enfants dans la boue froide, sous le bombardement qui continue, après la victoire ?

***

A l'extrême droite du groupement Doreau, marche donc le beau 401e. De la gauche à la droite le refrain est le même ; seul le ton change, plus grave ou plus aigu. cc Enivrés de confiance par l'intensité de nos feux d'artillerie auxquels ripostait faiblement l'ennemi, les hommes piétinaient impatiemment, attendant l'heure décisive. — Onze heures quarante : Quel sale temps ! disaient les hommes voyant l'épais brouillard qui, à quinze mètres, leur voilait le terrain où ils devaient progresser. Ils, ne comprirent qu'après, devant l'ahurissement des prisonniers, l'utilité de cet écran opaque qui avait masqué leur départ et leur avance. Au coup de sifflet du commandant, tous les hommes bondissent sur le parapet, se resserrent d'abord en grappes autour de leurs chefs de section pour se détendre ensuite en lignes d'escouades, en ordre, comme à la manœuvre. Hardi, les gars ! s'écrient les hommes en se serrant la main dans une étreinte hâtive et enthousiaste. A peine avait-on franchi de vingt mètres notre ancienne ligne que les bras éperdus des prisonniers s'agitaient, attestant déjà, avant la conquête matérielle, l'écrasante victoire morale du soldat français.

Une autre paraphrase complète le tableau de ces rapides capitulations : C'est là, dit-elle, qu'on vit dans les yeux boches la puissance du reflet de nos baïonnettes...

Le régiment a franchi, lui aussi, le ravin du Bazil. Il doit atteindre le ravin de la Fausse-Côte à son extrémité, là où ce ravin rejoint l'étang de Vaux. De ce côté, c'est le fort de Vaux, semblable à un grand sphinx au-dessus de ces eaux dormantes, qui exerce sa fascination. Rien ne s'oppose à notre marche. Nous devons attendre que le 75 allonge. Nous repartons en obliquant à gauche. L'étang de Vaux apparaît, entouré de trous d'obus qui le prolongent en marais. Rien devant nous : notre coin semble désert. Plusieurs se plaignent de ce que l'on s'arrête au premier objectif. Mais prudence, et souvenons-nous que nous ne sommes pas seuls. — Treize heures quarante : notre bataillon poursuit l'avance. Alors, dans le brouillard qui se dissipe, nous découvrons le vallon de l'étang, la ligne de chemin de fer à gauche, une jetée à l'extrémité, la masse grise du fort de Vaux, à droite, semblable à un grand sphinx qui garde ces marais, les ruines du village de Vaux dans le fond. A gauche, une mitrailleuse crépite, on s'arrête, elle s'éteint. Et, l'arme à la bretelle, nous remontons la pente nord-est de l'étang. Posément, nous jalonnons nos deux lignes, tandis que l'avion qui plane bien près de nous peut saluer, au milieu des panneaux blancs, de petits drapeaux aux couleurs françaises.

L'avance n'est pas aussi aisée sur tout le front du régiment. La 11e compagnie a fort à faire pour franchir la tranchée Hindenburg et pour masquer l'ouvrage de la Sablière qui menace de flanc l'attaque. C'est un avant-goût de la résistance opiniâtre que la division de Lardemelle rencontrera dans toute la région de Fumin et du fort de Vaux. Le sphinx qui domine les plaines de la Woëvre voudra garder son secret. Le réduit de la Sablière est un repaire de mitrailleuses. L'aspirant Vasseur arrive le premier devant l'abri, devançant ses hommes. Un Allemand est là, baïonnette au canon, qui en défend l'entrée. A nous deux ! crie Vasseur. — Déjà le Boche se précipite baïonnette basse, mais il s'affaisse, la tête mise en bouillie par une grenade qu'a lancée le soldat Keyser accourant au secours de son chef. Dans l'abri, les Allemands résistent à coups de fusil. Une ou deux sections du 230e arrivent à la rescousse. Les grenades de Keyser, lancées d'une main calme, tombent avec une implacable précision. Après chaque explosion, ce sont des cris et des râles dans la fumée, jusqu'à ce que les fusils se taisent et que les Boches sortent un par un, les bras en l'air.

Ces combats locaux ne retardent pas l'ensemble de l'opération. On touchait à l'objectif, rapporte une note du régiment qui, à elle seule, fait tableau. Le spectacle fut splendide. En descendant dans le ravin de la Fausse-Côte, les hommes découvraient là-haut, à gauche, leurs camarades vainqueurs du fort de Douaumont. Électrisés par cette vue, ils ne firent plus qu'une course jusqu'au terme fixé à leur élan. Devant eux se détachait, sur la cote 330, un grand nègre agitant un drapeau au bout de son fusil, pendant qu'un autre, debout sur la crête en arrière, sonnait la charge éperdument.

Si le fort de Douaumont magnétise ainsi à distance les combattants dont les objectifs sont à sa droite et sa gauche, quelle emprise ne doit-il pas exercer sur ceux qui sont chargés de l'aborder, l'attaquer, le reprendre ?...

 

III. — LE FORT DE DOUAUMONT

 

Douaumont : de sa hauteur que Souville seul égale, il domine les deux rives du fleuve ; il a des vues au loin sur les vallons et les creux qui peuvent servir de cheminements aux Français, et il protège les ravins qui, de ses flancs, coulent vers la Meuse ou vers le Bazil. Tant que Souville ne sera pas pris, Verdun est protégée. Tant que Douaumont ne sera pas repris, Verdun continuera d'être menacée et la bataille de Verdun ne sera pas gagnée. Tous les combattants de Verdun ont subi sa hantise. Mais lui-même, n'est-il pas hanté ? Des prisonniers ont raconté que l'un de ses couloirs voûtés sert de cimetière à tout un bataillon. Un coup heureux de notre artillerie, avant notre assaut du mois de mai, a incendié un dépôt de munitions : la garnison presque entière aurait péri et l'on aurait poussé pêle-mêle les cadavres calcinés et recouverts de chaux dans une cave qu'on aurait murée. Cependant les régiments de notre 5e division qui sont entrés le 22 mai n'ont pu vérifier la chose : eux-mêmes, après une lutte sanglante, débordés par les entours du fort, ont dû abandonner leur brève conquête. Douaumont porte malheur. Pareil au Drachenfels qui dresse au-dessus du Rhin sa tour ruinée où, jadis, Siegfried tua le dragon, pareil au rocher de la Lurlei où la sirène, procédant par avance aux perfides rigueurs de la guerre sous-marine, attirait traîtreusement les bateliers qui abandonnaient au courant leurs bateaux sans direction, il est déjà tout enveloppé des terreurs rhénanes. Sa chute, le soir du 25 février, tient du sortilège. Comme les brumes de l'automne paraissent le reculer et l'agrandir, les combats sans nombre dont il fut le témoin lui composent une atmosphère d'épouvante et de danger qui le rendent plus redoutable, plus inaccessible.

Comment cette légende de Douaumont, qui - risquait de rendre plus troublantes et plus aléatoires les tentatives faites pour le délivrer, est-elle devenue le culte de Douaumont ? Quand il eut décidé l'opération qui devait restituer à Verdun la ceinture de ses forts et de ses collines, le commandement choisit les troupes d'assaut. Chacune fut spécialement préparée à son rôle. Douaumont fut donné au régiment colonial du Maroc qui avait reçu la fourragère pour Dixmude et Fleury. Et ce phénomène étrange fut constaté : loin de servir d'épouvantail, Douaumont devenait le lieu d'élection réservé en récompense aux plus braves. Puisqu'on leur avait donné Douaumont, il n'y avait plus qu'à y aller. Avant de partir, ils étaient sûrs d'y parvenir et d'y rester. De Fleury nivelé, ils l'avaient vu, ils le connaissaient. Ils le connaissaient pour sa menace permanente, pour son orgueil et sa puissance ; et voici que, rapprochés de lui par le don qu'ils en avaient reçu, ils en parlaient avec familiarité, presque avec insolence. On le plaisantait, on le foulait même aux pieds.

Car on le prenait chaque jour en effigie. Dans la campagne, près de Stainville, gros bourg proche Saint-Dizier où le régiment colonial du Maroc était au repos, le fort avait été tracé sur le sol avec ses dimensions exactes. Des exercices de régiment apprenaient aux bataillons à établir entre eux les accords nécessaires, aux unités et aux divers groupes de spécialistes à se diriger sans hésitation sur leurs objectifs en prenant des points de repère sur les saillants et sur les distances. Chacun des trois bataillons reçut sa mission spéciale. Au 4e (commandant Modat) reviendra la mise en marche, le signal du départ. Tandis qu'une compagnie sénégalaise et une compagnie de Somalis occuperont nos tranchées et procéderont, à la suite des marsouins, au nettoyage des obstacles que ceux-ci dépasseront, le bataillon Modat, sans se laisser distraire de son but, atteindra le premier objectif qui, au delà des premières défenses ennemies, amènera les autres bataillons à distance d'assaut. Puis, le 1er bataillon (commandant Croll) contournera le fort, le dépassera, se portera à 200 mètres environ en avant, et là organisera solidement le terrain. Enfin le 80 bataillon (commandant Nicolaÿ) sera chargé d'attaquer le fort, de front, de s'en emparer, de le nettoyer et de le remettre en état de servir.

Il y eut entre les trois bataillons une émulation ardente. Chacun voulait le fort. Chacun invoquait son passé, non pas seulement les affaires de Dixmude et de Fleury, mais d'autres actions, plus lointaines, engagées pour la plus grande France. Le bataillon Croll, par exemple, n'avait-il pas déjà fait au Maroc son apprentissage pour s'emparer des places fortes ? Et quand il s'en empare, il sait les garder. Le 12 juin 1914, il avait participé à la prise de la forteresse berbère de Khenifra par le général Henrys. Khenifra est une des charnières les plus importantes de cette armature de la défense du Maroc, créée et maintenue après la déclaration de guerre par le général Lyautey. Elle fut assaillie, le 23 novembre 1914, avec une violence inouïe, par les tribus descendues de l'Atlas. L'assaut dura trois jours et les assaillants durent se retirer avec de grandes pertes. A cette occasion, le commandant Croll et son bataillon furent l'objet des citations suivantes :

Croll, capitaine au 1er bataillon colonial du Maroc. Resté commandant d'armes de Khenifra, le 23 novembre 1914, avec trois compagnies, alors que le détachement de sortie attaqué par un ennemi très supérieur en nombre venait de subir un gros échec, perdant tous les officiers supérieurs, a communique à la garnison son calme, son sang-froid et son énergie morale grâce auxquels il a déjoué toutes les attaques et tenu l'ennemi en respect pendant trois jours jusqu'à l'arrivée des colonnes de secours.

1er bataillon d'infanterie coloniale du Maroc. Le 13 novembre 1914, à l'affaire d'El Herri, sous le feu meurtrier d'adversaires très nombreux et très mordants, s'est engagé à fond jusqu'à épuisement complet de ses munitions et en subissant des pertes considérables pour aider au repli des groupes avancés de la colonne et pour protéger le convoi de blessés serré de très près par l'ennemi ; avec ceux de sa compagnie restés à Khenifra, a réussi, en prenant position en avant du poste, à assurer la rentrée des blessés et à protéger la place contre les tentatives d'assaillants très nombreux et très audacieux.

 

Le général Lyautey tint à honneur d'épingler lui-même au fanion du bataillon la première croix de guerre avec palme décernée aux troupes d'occupation du Maroc. La cérémonie eut lieu au cours d'une grande revue passée avant le départ du régiment colonial pour le front de France au mois d'août 1915.

Cependant le bataillon Nicolaÿ a été choisi. C'était son tour, et aucun des trois ne peut être l'objet d'une préférence. Le lieutenant-colonel Régnier qui commande le régiment sait qu'il peut compter sur tous les trois au même titre. Le commandant Nicolaÿ arrive d'Indo-Chine et ce sera sa première affaire. Débuter par Douaumont n'est pas un sort commun. Il a dû beaucoup intriguer pour quitter la colonie où ses services l'attachaient, s'embarquer et prendre sa part de la grande guerre. D'avance, il flaire sa proie et la gloire. La vie exotique l'a brûlé et vieilli. Il est très grand, très maigre, un peu voûté, un peu blanchi, la moustache tombante ; dans les yeux méditatifs passe cette flamme dorée qu'ont souvent les regards des voyageurs et des rêveurs, lueur restée des soleils ou des mirages entrevus. Il marche comme s'il suivait ses songes et l'on devine où vont ses songes et que rien ne l'arrêtera. Quand il se redresse, il a l'air d'un mage ou d'un prophète, et ses hommes se sentent saisis de respect. Est-ce l'Orient qui donne aux chefs cette grandeur, ce prestige quasi sacerdotal, et non pas seulement à un Lyautey, à un Gouraud, mais à des commandants de bataillons ou de compagnies ? J'ai déjà vu cet air-là au commandant d'Ivry, fils de ce charmant compositeur, le marquis d'Ivry, qui écrivit la musique des Amants de Vérone, quand il rassemblait au Mourmelon son bataillon marocain. C'était à la fin d'août 1914. Je lui avais porté l'ordre de départ. Je ne devais pas le revoir. On m'a raconté que, miné de fièvre, condamné, ne pouvant plus marcher mais refusant d'être évacué, il se faisait bisser sur son cheval, et même attacher : ainsi se rendait-il aux premières lignes. On voyait apparaître au pas ce cavalier fantôme, là où nul être vivant ne se montrait de jour. C'était à n'en pas croire ses yeux. Ce mourant entendait choisir sa mort : il fut tué sur son piédestal.

Quand on a vu l'homme, on se rend mieux compte de l'influence qu'il dut exercer sur ses troupes. Le commandant Nicolaÿ ne se contenta pas de régler avec soin et méthode, pour tous les exécutants, l'économie des divers dispositifs d'attaque, ni de pousser à la perfection le dressage individuel des fusiliers, des voltigeurs et des autres spécialistes ; il fit de son bataillon un seul être à mille têtes. La désignation dont il était l'objet, a-t-il écrit, l'enthousiasmait, sans qu'il se fît illusion sur les difficultés qui l'attendaient, ni sur les droits équivalents des autres bataillons du régiment à un choix aussi désirable. Chaque soldat sait ce qu'on attend de lui, mais entend concourir au but commun. Il n'y a plus de volontés individuelles, mais une volonté collective réglée par le chef. Le commandant et ses officiers ont pris langue avec les officiers du 129e régiment qui sont entrés dans le fort le 22 mai : conférence utile pour éclairer la nouvelle équipe sur les précautions essentielles à prendre, et qui rapproche le but en le montrant possible puisqu'une première fois il a été réalisé, bien que sans lendemain. Les photographies du fort par avions ont été minutieusement étudiées officiers et gradés ont été conduits en automobiles jusqu'à d'autres forts similaires de la région de Verdun qu'ils ont visités. En somme, conclut le commandant, toute l'affaire se présente bien, solidement montée, soumise à la chance comme tout projet de bataille, mais à une chance qui valait dix fois qu'on la tentât. Et de toute cette majesté de visionnaire qui émane de sa personne il contribue à répandre et à propager autour de lui la religion de Douaumont. Dans la religion de Douaumont communie tout le régiment colonial, composé d'éléments hétéroclites, où se mêlent classes, races, croyances, mœurs, accents : une même foi a fait ce miracle.

Le groupe d'attaque comprendra les 1re et 2e compagnies du 8e bataillon, la compagnie 19/2 du génie, la moitié de la compagnie de mitrailleuses, une section de lance-flammes, un groupe médical, médecins et brancardiers, un groupe de liaison, téléphonistes et signaleurs. Le fort de Douaumont, devant être abordé par son flanc ouest et par sa gorge prise en oblique, est d'avance divisé, pour les assaillants, en deux secteurs, l'un comprenant surtout les superstructures, y compris le cavalier, l'autre comprenant surtout les casemates du rez-de-chaussée et le sous-sol. Au départ, le bataillon devait suivre le bataillon Croll à 100 ou 200 mètres de distance. Après le premier objectif atteint, ce dernier devait donc s'ouvrir pour encercler le fort que le Se bataillon aborderait directement.

Le 23 octobre, le régiment gagna ses positions de départ. Dans l'après-midi, on s'en souvient, un heureux obus de 400 détermina un incendie dans le fort. Sans doute, comme au mois de mai, un dépôt de munitions avait-il dû sauter. Peut-être la garnison avait-elle subi des pertes. C'était d'un bon présage. Dans leurs parallèles, les troupes confiantes attendaient l'heure fixée avec impatience.

Si minutieusement achevée que soit leur préparation, si complètes que soient leurs prévisions, toutes les affaires humaines demeurent encore soumises à la chance, comme le dit le commandant Nicolaÿ des projets de bataille. La part divine est réservée. Or, dans l'affaire de Douaumont, il semble au début que tout conspire à son échec. Puis la fortune tourne, le destin parle, la victoire s'envole.

Le brouillard qui pouvait favoriser la marche en avant, qui, sur presque toute la ligne, la favorisa, ne cause en face des marsouins aucun effet de surprise. Sentant venir l'attaque, un officier allemand dont la hardiesse faillit nous coûter cher, enlevant ses hommes, était venu avec sa compagnie occuper les tranchées de départ que nos soldats avaient évacuées pour laisser le champ libre à l'artillerie. Quand la compagnie sénégalaise, préposée à leur garde, revient pour se mettre en place, elle trouve la place prise. Un violent combat s'engage chez nous, au lieu d'être porté d'emblée chez l'ennemi. Fâcheux début qui risque de tout compromettre par le retard. Le commandant Modat, qui doit conquérir avec son bataillon le premier objectif et entraîner après lui le régiment, sent l'inquiétude le gagner à mesure que l'heure fixée — onze heures quarante — approche. L'heure vient, et l'on se bat toujours. N'importe : il donne le signal ; derrière lui, le bataillon Croll, s'il est nécessaire, renforcera les Sénégalais et les Somalis. Les premières vagues se dressent, franchissent nos parallèles d'où monte, avec un bruit de lutte corps à corps, la fumée des grenades éclatées, se précipitent à l'assaut sur le terrain boueux et bouleversé. Mais le Boche qui fait face aux marsouins est un adversaire redoutable. Prévenu par le tumulte, massé dans la tranchée Augusta, il attend notre attaque. De terribles feux de flanquement, écrit le capitaine Alexandre qui prit le commandement du bataillon après que le commandant Modat fut blessé, prennent d'écharpe les premiers assaillants et frappent à la tête un grand nombre de ceux qui s'efforcent de sortir des boyaux glissants : le mouvement ne se continue bientôt plus que de trous d'obus en trous d'obus. Le commandant Modat sent que le moment est décisif ; les commandants des compagnies Dessendie et Maufredi ont la même pensée : dès qu'ils voient le chef de bataillon demander l'effort suprême coûte que coûte, ils entraînent leur compagnie violemment, sans souci des pertes. Les officiers, les gradés et quelques hommes pleins de bravoure enlèvent à leur suite, malgré la boue, dans un mouvement irrésistible, les sections qui avaient ralenti leur débouché. Le spectacle est alors admirable : on ne voit que des files d'hommes debout chargeant dans le brouillard à la recherche des groupes d'ennemis qui tirent toujours. Les pertes augmentent rapidement : dix officiers, dont le chef de bataillon, sont mis hors de combat. La compagnie Maufredi perd tous ses officiers et près de la moitié de son effectif, la compagnie Dessendie est fortement éprouvée aussi, mais l'élan définitif est donné, les marsouins ne songent plus qu'à venger leurs chefs et leurs camarades. En un clin d'œil, les éléments de tranchées qui avaient résisté au feu de notre artillerie sont encerclés à courte distance, indépendamment les uns des autres, par les fractions de soutien des compagnies de tête et des compagnies de soutien. Les premières vagues, après avoir massacré ou pris tout ce qui était devant elles, s'élancent sur le premier objectif à mille mètres environ... Elles disparaissent dans le brouillard, ayant soin de relier fortement la chaîne. Derrière elles, les groupes ennemis qui ont été dépassés, et qui occupent toujours la tranchée Augusta, paient cher les feux de flanquement si meurtriers qu'ils ont exécutés quelques minutes auparavant. Cependant, les survivants de l'attaque boche étaient dignes des marsouins qui les combattaient : beaucoup refusèrent de se rendre et lancèrent des grenades jusqu'à la mort. Un jeune officier d'une belle stature, cerné par trois coloniaux et sommé de se rendre, répondit en les regardant fièrement : C'est impossible. Un autre officier ennemi tira sans relâche les balles de son revolver jusqu'à ce qu'il fût massacré. Certains groupes d'Allemands levèrent les mains quand ils se virent cernés... Heureux d'avoir la vie sauve, ils offrent de nombreux cigares. Quand la section laissée en arrière s'élance à la suite de la première vague, les hommes présentent des cigares à leur chef qui doit se fâcher pour les remettre dans la réalité, mais qui est désarmé par un courage si rapidement insouciant, et c'est avec la permission de fumer que la section se dirige vers le premier objectif. Le but atteint, en liaison avec le 4e régiment mixte à gauche et le 321e régiment à droite, on s'organise sur place et l'on commence à creuser une tranchée sous la protection des petits postes qui sont détachés en avant.

Au tour maintenant du bataillon Croll. Il a dû achever, avant de partir, de briser la résistance de la tranchée Augusta. Le commandant à son poste, à peine abrité par un tertre, a près de lui le téléphoniste Pain, coiffé de l'écouteur, qui cherche à percevoir les appels dans le fracas des marmites. Devant eux, les casques boches paraissent et disparaissent. Quelles belles cibles ! Les camarades font le coup de feu et Pain regarde, esclave de sa consigne. La tentation est trop forte. Il prend son arme et, toujours coiffé de l'écouteur, sans changer de position et à moitié découvert, il glisse une cartouche. Mais que dira le chef ? Le commandant a vu le geste. Un froncement de sourcil et le téléphoniste reprendra sa tâche ingrate. Non, rien, seulement une imperceptible détente dans les traits, comme un sourire. Lentement il vise, tire, un casque disparaît...

Dans la marche en avant, à l'est de l'ouvrage de Thiaumont, à cause du brouillard et des difficultés de terrain, un certain mélange se produit parmi les unités avec déviation de direction. Il faut modifier les ordres primitivement donnés et boucher d'extrême urgence un trou dans les lignes. Du bord de son trou de marmite qui lui sert d'observatoire, le chef de bataillon fait un signe, l'agent de liaison Demousaix, tout jeune, presque un gosse, s'avance. Pour recevoir les ordres sans être vu, il faudrait que l'homme vînt se coucher contre son chef. Il n'y pense pas. A genoux et respectueusement penché, il écoute les ordres à transmettre. Il va partir, mais un mitrailleur l'a repéré. Il est atteint de plusieurs balles et s'affaisse sur place, perdant son sang à flots. Un autre agent de liaison vient prendre sa place... Quelques jours plus tard, au retour de la bataille, le chef de bataillon cherche un emplacement. Voici les anciennes lignes allemandes. Un trou d'obus : le petit coureur est toujours là, dans son attitude déférente, simplement affaissé comme s'il était fatigué. Il a été respecté par les projectiles. Un salut, il faut partir. Tout à l'heure, les brancardiers divisionnaires viendront relever le corps du courageux enfant...

Le bataillon Croll dépasse le premier objectif occupé par le bataillon Modat. Il doit contourner le fort à droite et à gauche, et le bataillon Nicolaÿ., qui doit le suivre de près, abordera de front Douaumont. Suivant le barrage protecteur de l'artillerie, les patrouilles, précédant les vagues, progressent de trous en trous. Soudain, un obstacle plus considérable se dresse. Nul doute : c'est le fossé du fort. Le brouillard commence à se déchirer sous l'action du vent qui se lève. Le fort est là. Le caporal André Barranger qui dirige la patrouille de tête connaît le thème de manœuvre si souvent répété à Stainville. Ce fossé — amoncellement de terre, de pierres et de grillages — ne doit pas être franchi. Il sait que ce sera la mission du bataillon Nicolaÿ, ainsi encadré par les compagnies du bataillon Croll qui s'ouvriront pour couvrir ses flancs  et dépasser l'obstacle. Il se retourne : le bataillon Nicolaÿ n'est pas là. Il sait encore qu'il est chargé d'observer en avant. Que verra-t-il, s'il ne grimpe pas sur cette masse ? Il sait aussi que le fossé doit être flanqué de mitrailleuses, que le fort est peut-être miné. Qu'importe ! Par un éboulis il se laisse glisser avec ses hommes. Les cœurs battent fort dans les poitrines. Le fossé est vide et muet. Les marsouins montent sur le fort. Ils passeront dessus.

Ils n'y sont pas venus les premiers. Une poignée de biffins a devancé les coloniaux. La gauche de la division Passaga est formée par le groupement du commandant Mégemond qui comprend les 19e et 236 compagnies du 321e régiment et la 5e compagnie de mitrailleurs. Il a pour mission de s'emparer d'un ouvrage, la batterie, à l'est du fort, et de donner la main au bataillon-Croll en avant de Douaumont. Quand il arrive à la batterie, il ne voit pas le bataillon Croll. Va-t-on laisser le fort échapper ? Se conformant aux ordres du lieutenant Rambaud qui commande la 23e compagnie, le sous-lieutenant Leseux laisse le gros de sa section aux abords immédiats du fossé qu'il abordait par le sud-est et avec trois de ses hommes, le fusilier mitrailleur Jayr et les grenadiers Dumont et Meydon, il franchit le fossé aux trois quarts comblé et met le pied sur l'observatoire et la petite tourelle à l'est. Avec quelques autres hommes, dont le caporal Laly et le fusilier Jullien, il capture un sous-officier allemand et sept hommes, tandis que Jayr ouvre le feu sur un créneau de mitrailleuses, pratiqué à la petite tourelle de l'observatoire. Peut-être est-ce donner l'alarme à l'ennemi avant d'être en force. Mais la petite troupe ne quitte ces lieux fameux où elle est rentrée la première que lorsqu'elle aperçoit les premiers éléments du bataillon colonial.

La patrouille du caporal Barranger fait partie de la compagnie Dorey. Le capitaine Dorey prend l'initiative de franchir le fort au lieu de le contourner afin de profiter de l'ahurissement de l'ennemi, tout en fardant la liaison avec les unités voisines. Le mouvement s'exécute en ordre, malgré le chaos du terrain. Sa compagnie traverse la superstructure effroyablement bouleversée et reste en surveillance sur le fort pour ne le quitter qu'à l'arrivée du bataillon Nicolaÿ. Elle reprend alors sa marche au delà du fort où elle se raccorde avec les autres compagnies et le 321e.

Le bataillon Nicolaÿ avait pris place, le 23 octobre au soir, soit dans l'Abri des Quatre-Cheminées qui est sur la pente de Froideterre descendant au ravin des Vignes, soit dans les boyaux avoisinants. Le 24, à l'heure dite, il se met en route, par le brouillard, sur un terrain glissant. Il se hâte afin de pouvoir établir sa liaison avec le bataillon Croll qui doit le précéder dans la marche sur le fort. Quand il arrive aux parallèles de départ, le bataillon Croll a déjà disparu dans la brume. Le brouillard s'épaissit, on n'y voit pas à vingt mètres. Le sol est crevé de trous plus larges encore et plus profonds que ceux du ravin des Vignes, la terre très lourde colle aux chaussures et ralentit la marche. Il faut donc resserrer le dispositif en largeur comme en profondeur. Trois sections de la première compagnie s'égarent, il faut les rappeler. Enfin, une erreur de boussole, déviée probablement par le voisinage d'un revolver, amène le bataillon dans la direction de Thiaumont. Le chef se rend compte de la fausse direction. Dans quel sens la rectifier ? Il a gagné la tête de la colonne, et il hésite. La boussole s'affole. Où se trouve-t-on exactement ? Quel est, au juste, le retard ? Il connaît la pire angoisse, celle de manquer à sa mission. Seul, son bataillon est préparé et outillé pour attaquer le fort, le nettoyer et l'occuper. S'il n'arrive pas à temps, la bataille tout entière est compromise, l'ennemi peut se ressaisir et se consolider dans l'ouvrage, et ce serait à recommencer. Le commandant Modat, au départ, a traversé une inquiétude analogue. Pour la seconde fois, le régiment rencontre l'obstacle qui conduit à l'échec. Pour la seconde fois, il conjure le mauvais sort. Douaumont a son destin marqué. Le brouillard se déchire comme un rideau, le fort apparaît dans une éclaircie. Et tandis que les marsouins fascinés regardent, deux prisonniers boches, amenés à l'arrière, remarquant leur ébahissement, montrent du doigt Douaumont en leur disant : Capout ! La marche est aussitôt reprise après redressement.

De plus en plus le brouillard se dissipe. Quelques nuées qui s'étirent comme du coton traînent encore aux flancs de la colline, trompant sur la distance. Douaumont apparaît comme une montagne sainte, Douaumont approche, Douaumont est là. Le fort est abordé par la gorge. Quand le bataillon y parvient, quand il comprend ce qui va s'accomplir, pris soudainement d'un frisson religieux qui se communique de l'un à l'autre, il s'arrête. Les notes du commandant Nicolaÿ constatent cet extraordinaire arrêt, unique peut-être dans l'histoire, du conquérant devant sa conquête :

Arrachant l'un après l'autre leurs pieds de la boue, écrit-il, les marsouins gagnèrent de l'avant pour profiter de leur chance. Nulle canonnade sur leurs lignes, pas de résistance d'infanterie ; le barrage boche intense, mais loin en arrière, dans le ravin des Vignes. Il était près de quinze heures, le détachement Dorey venait d'entrer dans le fort sans coup férir ; il était installé au sud-ouest des logements et tourelles, en belle attitude, ne tirant ni ne recevant aucun coup de fusil. Il ne pouvait être question de prendre d'abord méthodiquement la formation de combat primitivement arrêtée ; il fallait au contraire attaquer au plus tôt avant que l'ennemi fût revenu de son ahurissement.

Sous le vol bas de l'avion de France aux trois couleurs croisant au-dessus du fort, le bataillon aborda-le fossé en lignes de colonnes de section par un, chefs en tête et l'arme à la bretelle, puis il escalada les pentes raides du rempart de gorge. Arrivé au haut de ce rempart, il avait devant lui les ouvertures béantes des casemates du rez-de-chaussée et, en avant, la cour extraordinairement bouleversée. Devant ce chaos qu'était devenu le grand fort, symbole de volonté et de puissance merveilleusement recouvré, les têtes de colonne s'immobilisèrent et regardèrent. Le chef de bataillon, qui s'était arrêté momentanément au fond du fossé pour vérifier le mouvement, rejoignit la tête à cet instant et, tout en rendant hommage à ce que la vision avait de sacré et d'inoubliable, il donna l'ordre d'attaquer les mitrailleuses qui, du fond des casemates, commençaient à entrer en action.

Fusiliers, grenadiers et lance-flammes eurent tôt fait de réduire cette première résistance sans conviction qui ne nous coûta que quelques hommes. Puis le cavalier fut abordé et chacun, d'une manière générale, se rendit à son objectif qu'il sut retrouver malgré le changement d'orientation de l'attaque. En cours de route, les résistances rencontrées aux tourelles furent dominées l'une après l'autre. Une section de nos mitrailleuses prit sous son feu, à 1.500 mètres, des attelages allemands sur lesquels tirait aussi notre artillerie.

... Le bombardement se mit de la partie. Mais, indifférents aux gros obus, tout à leur œuvre qu'ils sentaient grande, les marsouins, ne perdant rien de leur activité ni de leur sang-froid, submergèrent le fort, joyeux de plumer l'aigle d'Allemagne...

 

Le commandant Nicolaÿ a rédigé un rapport officiel qui relate sans commentaires la prise du fort et les opérations du bataillon : mais il a voulu exprimer ce qu'il avait éprouvé au cours de cette journée mémorable. Son style grandiose se ressent de la poésie de ces pays d'Orient où il a vécu. Il s'harmonise avec sa personne dont il prend naturellement la majesté.

Le grand fort est, d'apparence, un fouillis dont il est difficile de reconnaître le tour et les ouvrages. Le Fossé est à demi comblé : l'escarpe a coulé dedans. La superstructure est défoncée. Les gros calibres l'ont pour ainsi dire coupée en deux, mettant à découvert les entrées des galeries des bâtiments. Les abris des tourelles de 75 et de 155 ont résisté ; ceux des tourelles des mitrailleuses sont assez détériorés. Les deux coffres simples et le coffre double de la contrescarpe peuvent encore abriter des mitrailleuses qui opposeront de la résistance, mais leurs communications sont coupées. Quant aux sous-sols, lorsque l'on y pénétrera, sauf ceux des casemates effondrées, on les trouvera à peu près intacts.

La superstructure et les ouvrages extérieurs sont donc à nous. Le chef de bataillon se rend au rez-de-chaussée pour organiser l'attaque des logements. Il confie cette mission difficile au capitaine Perroud qui commande la compagnie 1912 du génie, en lui adjoignant une demi-section de marsouins. Le maître-ouvrier Paul Dumont et le sapeur-mineur Jean Ygon, de cette compagnie du génie, marchant les premiers, s'emparent de nombreux prisonniers et d'un important matériel. Il était cinq heures du soir, et déjà la nuit tombait : avant qu'elle ne fût venue tout à fait, il importait de fixer les consignes pour la garde du fort.

Le chef de bataillon remonta alors sur le cavalier où la lutte avait cessé vers dix-neuf heures ; il revint au rez-de-chaussée où il apprit que tout allait bien et que les premières résistances rencontrées, en particulier une contre-attaque à la grenade au cours de laquelle un sous-lieutenant du génie fut blessé, avaient été rapidement surmontées. Vers vingt heures, le capitaine Perroud venait rendre compte que sa mission était terminée et qu'il était entièrement maître de l'infrastructure du fort. Il avait fait une trentaine de prisonniers dont quatre officiers. Une vingtaine de Boches avaient en outre été pris dans le coffre nord de la contrescarpe par le détachement mixte coloniaux-génie du sergent Fainot de la 1re compagnie. Le chef de bataillon se rendit aussitôt auprès des prisonniers pour séparer les officiers de leur troupe, et il visita le fort, guidé par le hauptmann Prollius, de l'artillerie, commandant intérimaire en l'absence du titulaire parti à temps en permission.

 

Cet heureux permissionnaire était le major Marquardsen. Le capitaine d'artillerie Prollius, chef observateur dans le secteur de la division, s'était réfugié dans le bureau de la Kommandantur avec un médecin-major et deux officiers, lorsque le capitaine Perroud entreprit le nettoyage des sous-sols. Les quatre officiers ne firent aucune difficulté pour se rendre. Le commandant intérimaire déclara qu'il ne croyait pas à une progression si rapide de notre attaque : le fort lui paraissait hors d'atteinte. Il confirma l'explosion produite la veille par un obus de 400 : à la suite de cette explosion une partie de la garnison avait évacué le fort. Lui-même n'y était rentré que dans la matinée et pensait remettre les défenses en état quand les marsouins étaient arrivés. En outre, il informe le commandant Nicolaÿ qu'un incendie, allumé la veille, continue de couver dans le voisinage d'un dépôt de 6.000 grenades. Ses hommes faits prisonniers aident les coloniaux à l'éteindre.

La visite intérieure du fort offre un spectacle lugubre. Le hauptmann Prollius marche le premier, suivi de près et dominé par la haute taille du commandant Nicolaÿ. C'est tout un monde de couloirs, de casemates, de salles, que cet intérieur. Le commandant Raynal, à Vaux, a tenu cinq jours dans un réduit moins vaste, moins aéré, moins aisé à défendre. Les murs sont intacts, sauf une voûte défoncée. Une odeur nauséabonde accompagne les visiteurs. Les corridors sont dans un état de saleté repoussant. Les chambrées sont dans le plus grand désordre : armes et équipements abandonnés gisent en tas. Toutes les inscriptions des murs ont été repeintes en allemand. Voici une salle qui a voulu résister ; elle est, bondée de cadavres à demi calcinés, les masques sont encore attachés sur les visages, vision de cauchemar et d'épouvante. Un magasin à vivres est assez abondamment fourni de conserves : viande, lait, haricots, légumes frais, eau minérale, pain de guerre, sucre, thé, café, etc. Demain, on fera l'inventaire du butin. Les papiers du bureau de la Kommandantur n'ont pas été détruits : demain, on entreprendra leur dépouillement. Dans les couloirs, une dizaine de mitrailleuses sont encore en batterie ; à cause du bombardement, les Allemands avaient pris la précaution de les descendre des tourelles, sans se douter qu'ils se désarmaient. Décidément, ils n'avaient pas imaginé que les Français auraient l'audace de franchir une distance de près de trois kilomètres et d'arriver au fort d'un seul élan.

Et le commandant Nicolaÿ, dans cette visite nocturne, comme un grand prêtre chargé des exorcismes, dissipe les fantômes, chasse les légendes d'outre-Rhin, ouvre les portes à la claire histoire de France. Plus de Drachenfels, plus de Lurlei, plus de maléfices ni de sortilèges, le fort désinfecté va redevenir un des bastions de Verdun.

Toutes les issues des logements sont gardées à l'intérieur par des sentinelles que fournit la compagnie du génie, les marsouins assurant la garde extérieure. A onze heures du soir, le conquérant envoie son dernier compte rendu : les compagnies continuent à se retrancher. Aucune réaction allemande ne menace directement notre conquête, œuvre commune des trois bataillons du régiment : du bataillon Modat qui a ouvert la voie en brisant les premières lignes ennemies au prix de pertes sérieuses ; du bataillon Croll qui a passé partie autour du fort et partie sur le fort pour s'établir au delà et interposer ses tranchées entre les fossés de l'ouvrage et les lignes allemandes ; du bataillon Nicolaÿ enfin qui a pris possession de la forteresse.

Ainsi fut conquis le fort de Douaumont dans l'après-midi du 24 octobre. Ainsi fut délivré le premier des deux captifs.

 

IV. — LENDEMAIN DE VICTOIRE

 

— Un quart d'eau minérale ? Bien que de marque allemande, elle est agréable et se laisse boire.

C'est le commandant Nicolaÿ, nommé commandant du fort, qui, le lendemain de la victoire, fait les honneurs de sa maison. Il s'est installé dans un local aménagé au premier étage, déblayé en gros, et que la découverte de deux batteries d'accumulateurs a permis d'éclairer. Le lieutenant-colonel Régnier qui commande le régiment colonial du Maroc, son officier adjoint, le capitaine Monnerat, et son état-major, ont établi leur poste de commandement dans un abri du sous-sol. Déjà les visites commencent : voici le lieutenant Pichery, commandant une section de projecteurs, envoyé pour assurer les liaisons optiques et l'éclairage intérieur, voici le lieutenant Manhès chargé du service des tourelles. Des officiers d'état-major, des officiers du génie, de l'artillerie, se succèdent avec des missions spéciales. Il faut organiser le ravitaillement en munitions, en vivres, en eau, créer des pistes, rétablir les communications, nettoyer, rapproprier, reconstruire. Du haut en bas, le fort est étudié, scruté, interrogé, palpé. A la lueur des bougies, les cortèges se suivent, comme les bandes de touristes dans les châteaux du Rhin. Mais, dans les couloirs, il faut prendre garde aux cadavres et aux débris de toutes sortes.

— Nous n'avons pas encore la lumière électrique partout, explique en s'excusant le commandant Nicolaÿ, mais nos prédécesseurs ont eu l'attention de nous laisser des groupes électrogènes auxquels ne manque aucun organe essentiel. Leur remise en marche ne saurait tarder, et nous attendons un personnel spécial d'un moment à l'autre. Quant à la saleté des appartements, elle dépasse toute imagination : un véritable fumier. Il faudra plusieurs jours pour les remettre en état.

L'état extérieur et intérieur du fort est l'objet des constatations suivantes :

Aspect général. — Tous les abords sont complètement bouleversés et comprennent une succession ininterrompue d'entonnoirs de diverses dimensions. On distingue encore nettement l'emplacement des fossés dont les côtés et le fond sont en fort mauvais état, les maçonneries étant presque entièrement éboulées, les talus détruits et la grille d'escarpe inexistante. Les réseaux de fil de fer n'existent plus. On trouve cependant quelques blocs de béton surmontés de morceaux de piquets en fer ayant fait partie des créneaux. Les locaux de l'entrée du fort sont détruits. Cependant le passage voûté de l'entrée, protégé par un mètre de sable et 1 m. 50 de béton de ciment, semble avoir résisté, au moins dans sa partie centrale. Les deux extrémités sont obstruées par les décombres. La façade des locaux bétonnés, qui étaient en maçonnerie ordinaire de 0 m. 80 d'épaisseur, a été très fortement endommagée. Les Allemands l'avaient remplacée ou doublée par un mur de sacs à terre, dans lequel des créneaux pour mitrailleuses ou pour grenades avaient été parfois ménagés. Les piédroits en bétons de 2 m. 50 sur 2 m. 50 ont été détruits en grande partie. La traverse terrassée symétrique du massif des locaux de commandement par rapport à l'axe du fort n'existe plus.

État intérieur du fort. — Le fort se compose de locaux supérieurs, en maçonnerie ordinaire, protégée par une couche de sable d'un mètre d'épaisseur et une couche de béton de ciment ayant 2 m. 50 d'épaisseur dans la partie avant et 1 m. 50 dans la partie est. Au-dessous de ces locaux se trouvent des locaux en sous-sol séparés par une voûte en maçonnerie ordinaire de 0 m. 80 d'épaisseur.

Tous les locaux du sous-sol sont en parfait état, sauf le dernier local à l'est dans lequel se trouvait un approvisionnement de grenades qui a sauté. Il est possible que cette explosion remonte aux premiers temps de l'occupation du fort par les Allemands : tous les prisonniers avaient en effet raconté que l'explosion d'un dépôt de grenades à l'intérieur du fort avait fait de nombreuses victimes. Cette explosion a entraîné la chute de la voûte séparant ce local du local placé immédiatement au-dessus. Sur les piédroits de ces locaux apparaissent très visibles les traces des flammes provenant de la déflagration des grenades... En résumé, exception faite de ce local, tous les locaux du sous-sol sont en parfait état. Deux d'entre eux servaient aux Allemands de magasin aux vivres et de magasin à eau...

En ce qui concerne les bâtiments du rez-de-chaussée, les extrémités de chacun des couloirs est et ouest sont encombrés par les décombres. On s'occupe de leur déblaiement. Ils paraissent intacts. Toutes les casemates de la partie ouest sont en parfait état et, malgré les obus de gros calibre tombés sur le béton et qui y ont fait des entonnoirs de profondeurs assez variables, aucune fissure ne se remarque sur les voûtes des casemates. Seule, l'une d'elles, sur le milieu du fort, a été percée par des 400, vers les façades. Le trou a 4 ou 5 mètres de diamètre... Presque en face, dans un local servant autrefois de magasin à munitions d'infanterie, un autre coup de 400, venant un peu obliquement, a percé la voûte...

En résumé, trois locaux d'habitation seulement sont inutilisables au rez-de-chaussée. Tous les autres sont en bon état et on y retrouve les lits de casemate à quatre places d'autrefois ainsi que les lits en bois à deux étages faits par les Allemands...

 

Parmi les abris à munitions, les uns sont en bon état, les autres éboulés. Les magasins de la tourelle de 155 n'existent plus, mais la tourelle a résisté. Celle de 75 est endommagée, mais réparable. La casemate de Bourges a eu son mur de façade en béton armé détruit en partie. Des murs en sacs à terre avaient été édifiés par les Allemands pour le remplacer et le doubler. La plupart des communications bétonnées ont été coupées. Les Allemands avaient projeté trois passages souterrains, mais un seul était en construction au moment de la prise du fort : partant du fond du couloir d'accès du sous-sol, il desservait les locaux de gorge actuellement détruits.

Les citations de ce rapport officiel, rédigé le 27 octobre après une vue des lieux faite la veille, répondent par avance aux tentatives d'explication que vont donner les Allemands par le moyen de l'agence Wolff et de leurs journaux sur leur défaite du 24 octobre. Les forts de Douaumont et de Vaux, diront-ils, ont joué dans la bataille de Verdun un rôle important aussi longtemps qu'ils furent, comme forts français, au pouvoir des défenseurs. Afin d'affaiblir la position de Verdun, ils durent être rendus inoffensifs. Privés de leurs moyens de combat et en grande partie détruits, ils n'offraient à l'assaillant, au point de vue tactique, qu'une valeur limitée dès l'instant où l'attaque contre Verdun était interrompue[2]...

L'Allemagne avait claironné dans tout l'univers les noms de Douaumont et de Vaux. Elle s'est chargée de leur assurer une publicité incomparable, colossale. Et quand ces noms retentissants deviennent pour elle des noms de défaites, aussitôt elle fait machine en arrière : — Vaux, Douaumont,  vous en avez entendu parler ? c'étaient de mauvais forts démembrés, sans aucune importance ; nous allions les abandonner précisément quand les Français se sont avancés. Ils nous gênaient ; positivement ils nous gênaient. Nous serons beaucoup mieux en arrière. Les Français se sont même trop pressés : ils sont venus quand le retrait de notre ligne commençait de s'accomplir. Simple coïncidence : ils avancent, nous reculons. Coïncidence toute fortuite ; s'ils avaient eu la patience d'attendre, ils auraient trouvé place nette...

Je ne sais si la coutume des historiens allemands est d'accommoder ainsi l'histoire. En histoire comme en guerre, nous n'avons pas l'intention de leur laisser mener la bataille. Nous travaillerons pour la vérité, comme nous avons travaillé pour le pays. Le fort de Douaumont n'était nullement détruit en grande partie quand le bataillon Nicolaÿ le réoccupa. Le génie français qui l'a construit pourra même triompher plus tard quand les statisticiens fourniront la liste des tonnes de fer qu'il a reçues en regard de ses très incomplètes démolitions. Quant à son importance, les Allemands se chargent de l'établir. Dans le bureau de la Kommandantur, fort bien tenu, un dossier de plusieurs centaines de pièces, uniquement consacré à Douaumont, a été dressé avec bordereau et couverture. Déjà les interprètes volontaires se sont mis à le traduire, avant qu'il soit expédié au Quartier Général de l'Armée. On le dépouille en hâte et l'on y fait des découvertes intéressantes. Dans un mémoire sur le fort, composé en septembre 1916, les raisons de conserver cet ouvrage sont énumérées avec un soin extrême. Il y a du plaisir à lire un travail aussi minutieux. L'auteur n'avait pas prévu l'usage qui en serait fait un jour.

La valeur du fort, y est-il dit, abstraction faite de la grande importance politique de sa possession, réside dans la possibilité de dominer par notre artillerie le terrain situé devant lui, grâce aux observatoires excellents établis dans les tourelles cuirassées. Une surprise de notre première ligne d'infanterie ne peut être empêchée que par ce moyen. De plus, le fort assure, dans une mesure restreinte, un bon abri à nos réserves, à deux kilomètres de notre première ligne. Vu la proximité de l'ennemi, l'absence de tout point d'appui entre la première ligne et le fort, l'état tout à fait insuffisant des défenses d'infanterie du fort lui-même, il faut entrevoir encore aujourd'hui, à tout instant, la possibilité d'une surprise...

 

Excellent mémoire qui recommande la prudence : rien n'y manque, ni la valeur politique du fort, ni l'intérêt, pour l'artillerie, de ses merveilleux observatoires, ni celui de ses abris pour les réserves. Pas de point d'appui entre la première ligne et le fort : le commandement allemand s'en est préoccupé, car il faut prévoir la surprise d'une attaque, et le 18 septembre, le général von Lochow, commandant le groupe d'attaque est, donne l'ordre d'organiser d'une manière très puissante cette première ligne qui doit être susceptible de tenir par elle-même :

... La ligne atteinte à présent doit être tenue et renforcée par une défense acharnée... Le développement des travaux visera à établir plusieurs positions comprenant chacune plusieurs lignes...

Il importe tout d'abord — notamment dans le secteur Thiaumont-Bergwald (Vaux-Chapitre) — de renforcer si bien la première ligne qu'elle puisse résister même à de fortes attaques et de diminuer les pertes des relèves en construisant des boyaux et des tranchées d'approche... Le temps qui nous sépare de la mauvaise saison et les forces importantes qui peuvent être mises encore en première ligne doivent être utilisés avec la dernière énergie en vue d'activer les travaux, de façon que des difficultés ne surgissent pas en hiver, ou en cas de diminution des effectifs...

... La continuation des attaques ennemies doit, aux termes d'un ordre intercepté par nous, être attendue avec certitude sur la rive droite de la Meuse. Tous les postes de commandement doivent donc mettre au point l'attitude à tenir au cas où l'adversaire déboucherait sur un point de nos positions, ou même au cas où des attaques généralisées de sa part réussiraient. Ce calcul doit prévoir minutieusement toutes les éventualités concevables et préparer dans les moindres détails les contre-mesures les plus pratiques. Il faut à ce sujet faire connaître ses intentions aux unités voisines, afin que ces dernières puissent, le cas échéant, collaborer aux contre-attaques...

La situation exige qu'on ménage des forces disponibles constamment prêtes à un nouveau coup de collier et acharnées au travail, et cela partout. La relève des divisions qui, jusqu'ici, avait lieu fréquemment, il n'y faut plus compter...

 

Le général von Lochow jouissait en Allemagne d'une grande réputation avant le 24 octobre 1916. Il dirigeait en janvier 1915 les opérations devant Soissons, ce qui lui valut l'ordre pour le Mérite auquel l'Empereur ajouta, l'automne suivant, les feuilles de chêne. Le 17 octobre, huit jours avant la bataille, comme l'Empereur, accompagné du Kronprinz, inspectait devant Verdun les troupes de choc que le général von Lochow commandait, ce dernier adressa au visiteur une harangue enflammée dont le texte parvint au fort de Douaumont, juste à temps pour nous être communiqué. Nous soupirons tous, disait le général, après le moment où il nous sera permis d'attaquer une fois de plus, dès que Votre Majesté jugera que le moment est venu. Malheureusement, ce sont nos généraux qui ont jugé le moment venu. Il y a ainsi des coïncidences, mais fâcheuses. Du moins ne sont-elles pas fâcheuses pour tout le monde.

Son ordre est-il assez clair ? La première ligne doit pouvoir résister aux attaques ennemies. Ces attaques sont certaines et prochaines. Il faut prévoir toutes les éventualités. Et le général von Planitz qui commande le secteur ajoute, le 20 septembre, des ordres de détail pour les échelons inférieurs :

Ce qui continue à presser le plus, c'est d'établir sur toute l'étendue du front la toute première ligne et de construire en même temps qu'elle les obstacles et défenses accessoires qui en font partie. Les expériences faites sur la Somme ont à présent démontré à nouveau que c'est le moyen le plus sûr de rendre difficile à l'ennemi de culbuter la première ligne...

 

Le 25 septembre, le général Hancke, commandant la 33e division de réserve, indique, avec l'ordre d'urgence des travaux à exécuter, l'emplacement des lignes successives. Il n'est nullement question, dans ces ordres donnés à la fin de septembre, de prévoir l'abandon du terrain occupé. Et voici un ordre du 23 octobre 1916 — veille de l'attaque — du général von Zwehl, commandant le VIIe corps de réserve, qui achèvera de prouver à quel point les Allemands étaient alors résolus plus que jamais à défendre et assurer leur conquête.

25e D. R. – 83e R. R. 23/10 1916.

D'après des renseignements d'agents, il faut s'attendre à une attaque française à Verdun. La position de combat doit être tenue à tout prix. L'infanterie et les mitrailleuses doivent être prêtes à n'importe quel moment à repousser une attaque française (préparer les munitions et les grenades à main).

Transporter le plus grand nombre possible de grenades à l'avant. Les réserves et les compagnies de mitrailleuses en réservé au Thiaumont-Hang (abris Krupp et Brody), au Ablain-Schlucht (ravin de la Couleuvre) et au Minzenschlucht (ravin du Helly, partie ouest) doivent être prêtes pour une entrée en ligne immédiate. Chaque chef de pièce doit savoir où sa mitrailleuse devra se mettre en position (faire des essais)...

Signé : ZWEHL.

 

Eh bien ! est-on suffisamment prévenu, de l'autre côté, d'une attaque française ? Les ordres de veiller et de résister à outrance sont-ils suffisamment nets ? Mais c'est ici que l'on voit l'importance des combats ininterrompus livrés par nos troupes en juillet, en août, au début de septembre, pour répondre aux violentes offensives de l'ennemi les 23 juin et 11 juillet, à ses attaques moins nourries mais redoutables encore des 1er août et 3 septembre : nos soldats ont pris l'ascendant sur l'adversaire. L'adversaire n'a plus confiance ; il est en état d'infériorité morale. Ainsi tout se tient dans le grand drame de Verdun. Jamais l'art des préparations n'a été plus utile, ni mieux appliqué. Les obscures luttes devant Thiaumont, devant Fleury ont rendu possible la victoire éclatante du 24 octobre. Cette infériorité morale du soldat allemand, c'est encore Douaumont qui en apporte la preuve écrite. Au fameux dossier trouvé dans le bureau de la Kommandantur figurent ces instructions données dès le 16 septembre 1916 par le général von Vitzhum, commandant la 192e division, sous le titre : Remarques spéciales au secteur :

Il est indubitable que nos troupes se sont fait des idées exagérées au sujet de la situation tactique de ce secteur, sur les rapports d'autres troupes, etc. Le sentiment de leur supériorité sur l'adversaire, que nos hommes avaient rapporté à juste titre du bois d'Avocourt, a fléchi. Le grand nombre de disparus en est la preuve éloquente. C'est le devoir le plus noble de tous les officiers, et en général de tous les hommes de cœur qui sont au front, de relever la confiance chez nos troupiers. La parole, l'exemple et, avant tout, les récompenses décernées judicieusement, devront être employés dans une large mesure pour rendre à toute la troupe cette attitude résolue.

 

Trois circonstances rendent le secteur particulièrement difficile :

1° La marche d'approche pénible, souvent accompagnée de grosses pertes ;

2° Le grand emploi d'engins de tranchées de la part de l'ennemi ;

3° Le feu de l'artillerie adverse.

... Diverses compagnies ont été dispersées par le feu de l'artillerie ennemie et ne sont arrivées aux premières lignes qu'avec trente ou quarante hommes ; ces détachements n'avaient pas assez de guides chaque section au moins doit avoir le sien. Les pertes se sont produites surtout parce que l'ensemble des hommes ne se couchaient pas assez tôt à l'apparition des globes lumineux ou se comportaient maladroitement par clair de lune. La conduite à tenir par les détachements nombreux, pris sous les faisceaux lumineux de l'ennemi, fera l'objet d'une instruction détaillée et très approfondie, de même que la marche rampante d'un entonnoir à l'autre par les nuits claires où la marche et la course sont impossibles. Il ne faut pas que ce soient les armes de l'ennemi qui nous enseignent la conduite à tenir en de pareilles circonstances.

La diminution des effectifs ne provient pas seulement, dans les compagnies, des dispersés et des égarés, mais encore d'un nombre important de tire-au-flanc. Ce désordre commence déjà dans le fort de Douaumont ; c'est pourquoi chaque compagnie laissera un poste de police, jusqu'à ce qu'elle soit partie avec tout son effectif. Pendant la marche, l'officier et le sous-officier chargés de la police suivront la colonne, et les hommes seront répartis de manière que les plus vaillants et les plus sûrs, qui forment toujours la majorité, servent d'appui aux timorés. En dernier lieu, il ne faut, chez les officiers, ni indulgence, ni laisser-aller, mais des mesures impitoyables envers les troupes qu'on n'aura pu retenir dans le devoir par la bonté...

 

Ces remarques sont l'indice d'un grave relâchement de la discipline. Les cas d'abandon de poste, les désertions abondent. Et le commandement se préoccupe de cet état évident de dépression, à en juger par cet ordre du général von Lochow, appuyant avec énergie les conclusions de son inférieur :

Q. G., le 16/9/16.

Groupe d'attaque Est.

I a Nr. 1349-Secret.

Les comptes rendus présentés par les corps d'armée sur les mesures prises pour diminuer le tirage-au-flanc, au moment où les troupes montent en ligne, me prouvent que je suis en parfaite communauté de vues avec les généraux commandants de corps d'armée sur l'importance des mesures à prendre.

Quatre points sont particulièrement à mettre en valeur :

Agir énergiquement et impitoyablement — employer les armes ou poursuivre par les voies légales tous ceux contre lesquels des fautes auront été relevées —. Les cas particulièrement caractéristiques seront rendus publics, afin d'apprendre à tous qu'il n'y a aucune mesure de pitié à attendre dans tous les cas de lâcheté ;

Relever la discipline, par du rang serré ; exercer continuellement une discipline bienveillante, mais sans faiblesse, au cours ou en dehors du service (attitude, marques extérieures de respect, conduite) ; relever le sentiment de l'honneur et la conviction de la nécessité de la tâche à accomplir, — particulièrement dans la difficile situation actuelle, — par des théories et par un contact personnel avec la troupe ;

Prendre des dispositions en vue de la répartition de l'ordre de marche et de la détermination de l'effectif des troupes montantes ; répartir les troupes dans les abris ; prévoir la place des cadres ; vérifier à nouveau l'effectif ; indiquer l'objectif aux hommes laissés en arrière, etc. Il est impossible de donner des détails précis, par suite de la différence qui existe entre les secteurs. L'amélioration de la position facilitera de façon importante la surveillance ;

Exercer, par des postes à proximité de la zone de feu, une surveillance active en arrière du front ; patrouilles de gendarmes, cavaliers et cyclistes à envoyer sur les routes. Visite des camps, des abris, des cantines, des trains de combat et des trains régimentaires ; des appels fréquents y seront faits. Pourvoir tous les isolés d'autorisations écrites ; celles-ci devront être examinées fréquemment par tous les supérieurs ; arrêter tout homme trouvé non porteur de permis ; ne délivrer aucune nourriture aux hommes n'ayant pas d'autorisation ; inspecter sans se lasser les localités abandonnées, les infirmeries, les camps et les abris. Les divisions installeront aussi près que possible des lignes de points de rassemblement pour les hommes égarés ou débandés. Ceux-ci, après examen et détermination (le l'unité à laquelle ils appartiennent, seront dirigés sur les états-majors dont ils relèvent ou sur des locaux disciplinaires.

J'attire de nouveau tonte l'attention des généraux commandants de corps d'armée sur l'importance de ces mesures. La nécessité où nous sommes de tenir avec nos seules forces nous oblige d'une manière pressante à porter toutes les troupes disponibles jusqu'en première ligne pour la défense et l'organisation de nos positions.

 

Le général commandant la 192e division revient encore sur les mesures à prendre pour arrêter cette démoralisation croissante :

Q. G., le 21/9/16.

192e D. I.

II a Nr. 3087.

1) Toute fausse pitié, toute faiblesse, tout laisser-aller, tout pardon, pour quelque motif que ce soit, rendent les supérieurs complices des coupables. On devra intervenir avec une main de fer, partout où des défaillances se produisent ou commencent à se produire.

2)... On expliquera aux hommes au repos, en mots simples, quelle est la situation générale. Ils devront savoir qu'ailleurs on est obligé (l'exiger de la troupe des efforts incomparablement plus grands que ceux qu'on leur demande, et que plus l'ennemi attaque violemment et en masse, plus la décision de la campagne est proche.

... Une caractéristique des Français est de faire comprendre aux troupiers que chaque grenade restée sans réponse est un indice de leur supériorité, et que chaque prisonnier blessé tombé dans leurs mains est une preuve de la démoralisation de l'armée allemande...

 

Combien le commandement français avait raison de ne pas rechercher, pour la bataille du 24 octobre, la supériorité du nombre et de lui préférer la qualité des troupes !

Ces témoignages ne sont pas isolés. D'autres viennent les confirmer, les compléter. Ils sont tous tirés des registres de Douaumont, classés, étiquetés et mis en ordre dans le bureau bien tenu de la Kommandantur. Le commandant du fort lui-même, le major Marquardsen, voudrait un surcroît de pouvoirs. Le 19 octobre, il écrit :

Étant donnés l'importance du fort et son rôle essentiel dans le secteur, j'estime que le commandant du fort devrait avoir les prérogatives d'un commandant de place forte.

D'autre part, le commandant, en cas d'attaque du fort, devrait conserver le commandement suprême de toute la garnison s'y trouvant, et réunir dans sa seule main toutes les directions de la défense, sans compter que le commandant du fort, après son long séjour sur place, connaît exactement toutes les particularités du fort et tous les besoins de la défense.

Il faudrait considérer comme attaque du fort le moment où, sans doute aucun, après bombardement systématique, l'attaque d'infanterie ennemie se produirait dans la direction du fort.

 

Évidemment. Après le bombardement systématique, l'attaque française s'est déclenchée dans la direction du fort. Elle est allée un peu vite, elle n'a pas donné au commandant du fort le loisir de réunir dans sa seule main toutes les directions de la défense.

Voilà ce que l'on apprend à Douaumont, tout en buvant de l'eau minérale bénévolement transportée par les corvées allemandes. Certes, il y a du plaisir à dépouiller un dossier bien fait. Dans les couloirs du fort, on a ramassé dix ou quinze mitrailleuses que les Allemands avaient descendues pour les soustraire à notre bombardement. Elles étaient mises en batterie, mais ils n'en ont pas fait usage. Aujourd'hui, nous nous en servons. Ainsi en est-il du dossier de la Kommandantur.

***

Cependant, les visiteurs apportent aussi, d'en bas, leur part de nouvelles. Ils disent le chiffre des prisonniers qui, déjà, a dépassé 5 000, plus 140 officiers dont 8 commandants de bataillon, et ce chiffre augmente de jour en jour. Ils disent l'importance du butin : dans la seule journée du 24 octobre, 15 canons dont 5 de gros calibre, 51 canons de tranchée, 140 mitrailleuses et un considérable matériel de guerre comprenant fusils, munitions, outils et deux postes de télégraphie sans fil. Cependant, le fort de Vaux se défend encore : sur Vaux-Chapitre, la bataille fait rage. Vaux, décidément, ne tombe pas d'un seul coup comme Douaumont.

Mais voici qu'un officier du 2e bureau, rassemblant et comparant les interrogatoires des prisonniers, reconstitue la bataille du côté allemand. Rien n'est plus profitable que de l'écouter : on a l'impression que l'ennemi livre ses misères. Le dossier de Douaumont est dépassé.

Le commandement allemand, au dire de nombreux officiers, ne croyait pas à une offensive de grande envergure ; tout au plus s'attendait-il à des attaques locales destinées à retenir des effectifs devant Verdun. Le dispositif adopté compliquait les ordres : sept divisions accolées sur un front de 9 à 10 kilomètres, ayant chacune une étroite fenêtre en première ligne et des bataillons au repos à une étape en arrière. Notre préparation d'artillerie, commencée trois jours avant l'attaque, avait en majeure partie nivelé les organisations défensives de l'ennemi, dans la zone qui s'étendait du ravin de Helly à la Fausse-Côte, défoncé les arbres, enterré les mitrailleuses. La destruction des abris de première et deuxième ligne eut pour conséquence d'obliger les renforts et les réserves à se disperser pour chercher une protection dans les trous d'obus ; ils cessèrent dès lors d'être disponibles soit comme soutien de la première ligne, soit pour les contre-attaques locales automatiques telles qu'elles sont recommandées par les instructions du commandement allemand. Les tirs de destruction, de neutralisation, d'aveuglement, ont produit leur effet sur les batteries et les observatoires. Le 22, au cours d'une attaque simulée, 160 batteries s'étaient dévoilées en quelques instants, tirant sur le secteur Hardaumont-Vaux-Chapitre. Le 24, jour de l'attaque, dans toute la journée, une centaine au plus ont été vues en action sur ce même secteur. On peut juger par là des résultats de notre tir. Quant aux pertes infligées à l'infanterie ennemie au cours de la préparation, elles furent si élevées que, dès le 23, il était devenu nécessaire de renforcer ou plutôt de relever presque toutes les unités en ligne. Les relèves furent tentées dans la nuit du 23 au 24 : notre canon les fit avorter ou ne permit aux renforts d'arriver qu'avec des effectifs très réduits. Une carte avait été dressée le 17 octobre des camps et des chemins de relèves de l'ennemi. Les interrogatoires ont établi que les relèves avaient effectivement et exactement suivi les itinéraires ainsi repérés et y avaient été impitoyablement saisies, détruites ou dispersées par notre canon. Les réserves furent de même atteintes dans leurs camps et aux emplacements que nos renseignements leur assignaient.

Notre attaque s'était donc déclenchée dans les conditions les plus favorables. Ainsi put-elle atteindre d'un seul élan, sur tout le front, sauf dans le secteur de Vaux, les objectifs extrêmes qui lui avaient été fixés. Au centre, dans le secteur Thiaumont-Douaumont, la résistance opposée par les 340 et 540 divisions fut promptement brisée, et le fort de Douaumont tombait entre nos mains. La 3e division ne comptait que trois régiments qui s'attendaient d'un jour à l'autre à être retirés du front de Verdun. La 540 ne disposait plus que d'effectifs affaiblis, cent hommes par compagnie. Les relèves intérieures, commencées dans la nuit du 23 au 24, n'étaient pas encore terminées. Cette avance foudroyante sur Douaumont produisit un effet de terreur sure les divisions voisines de droite (25e division de réserve) et de gauche (9e division) qui eurent la sensation d'être débordées et ne résistèrent guère. A la 25e division, quelques éléments, dont le 3e bataillon du 83e régiment, réussirent à se soustraire à notre étreinte par la fuite et à se rallier au nord du ravin du Helly. A la 9e division, les compagnies de première ligne du 7e grenadiers mirent bas les armes sans combattre ; les compagnies de deuxième ligne voulurent s'enfuir dans le ravin de la Fausse-Côte où elles furent abattues ou faites prisonnières. Trois compagnies du 154e régiment, alertées dans leurs abris du ravin de la Fausse-Côte, étaient venues s'établir vers trois heures de l'après-midi sur la crête sud de ce ravin où elles essayèrent de résister. Mais, bientôt entraînées par les fuyards du 7e grenadiers, elles battirent en retraite avec eux, dans le plus grand désordre, vers les bois d'Hardaumont. Toute cette colonne fut arrêtée, prise d'enfilade et fauchée dans le ravin de la Fausse-Côte par nos mitrailleuses mises en batterie à l'extrémité est de ce ravin.

Cependant la débâcle du centre ne se propagea pas aux ailes. A l'aile droite, la 13e division de réserve résista vigoureusement derrière les organisations relativement solides des abords des carrières d'Haudromont. Notre 11e régiment d'infanterie n'en fut maître que vers six heures du soir après un rude combat. A l'aile gauche, la 33e division de réserve et surtout la 50e division rendirent notre progression très pénible et la limitèrent, le 24, aux lisières nord de la zone boisée qui entoure le fort de Vaux. C'est la bataille de Vaux qui continue, qui ne se terminera que par la prise du fort.

Ainsi la preuve est-elle faite par l'ennemi lui-même de notre efficace préparation d'artillerie et de l'élan de nos soldats. Il n'a pas seulement perdu un terrain laborieusement gagné arpent par arpent au cours de huit mois de combats ininterrompus : il a dû reconnaître devant Verdun l'infériorité de son commandement et de ses troupes.

***

Des carrières d'Haudromont au ravin de la Fausse-Côte, les vainqueurs organisent le vaste territoire reconquis. Mais ils n'ont pour se reposer qu'une boue glacée sous le bombardement ennemi. Dans la bataille moderne, un soir de victoire est un soir de peines et d'efforts. C'est le vainqueur qui n'a plus d'abris et qui, plus facilement repéré sur les positions qu'il occupe et que le vaincu occupait la veille encore, subit la pire averse de fer.

Nous nous sommes installés, écrit à sa marraine un soldat du régiment colonial, dans un trou de 400 qui logeait facilement toute ma section. Là, dans ce trou, nous avons beaucoup souffert, la pluie s'étant mise à tomber, les pieds dans l'eau, pas moyen de dormir, il n'y fallait pas songer. Nous passions nos nuits et journées à grelotter de froid, et la faim également, car le ravitaillement était difficile. Enfin le jour de la relève arrive. Nous étions contents de nous, car nous avons fait ce qu'il était possible à des marsouins de faire...

 

Le ravitaillement était difficile, Douaumont étant comme enveloppé de feu. Il fallait pratiquer une piste. Pas de plainte cependant : on dit ce qui est, voilà tout.

Oui, les nuits sont froides, la boue est glacée.

Il pleut, chacun grelotte et peut à peine remuer ses membres transis. Qu'est-ce donc qui réconforte ces hommes privés de sommeil, presque de nourriture, et sans cesse menacés ? Un officier du 102e bataillon de chasseurs fait sa ronde de nuit. Il interpelle des chasseurs qui, malgré la fatigue, travaillent pour se réchauffer :

— Il fait froid, les petits gars.

— Qu'est-ce que ça fait, mon lieutenant ? On les a eus, on les aura. Ça réchauffe.

Les jours suivants, une série de contre-attaques allemandes échoue contre nos défenses déjà établies, et même la division de Salins progresse légèrement au delà du fort de Douaumont,  et la division Passaga au ravin de la Fausse-Côte. Devant le fort, c'est le colonel Régnier, commandant le régiment colonial, qui a pris l'initiative de cette progression. Notre ligne avait été repérée par l'ennemi, dont le tir par 77 et 88 commençait à nous occasionner des pertes. Il décide de faire occuper, dans la nuit du 27 au 28 octobre, une carrière située à 400 mètres environ au nord-est du fort. Une section commandée par un officier est chargée de cette opération qui réussit brillamment après une simple menace d'engagement à la grenade.

Vous partons sous la pluie, en colonne par un, raconte le sergent Bousson, moi en tête, pour aller occuper les Carrières, sautant d'un trou dans l'autre, par une nuit bien noire, attendant un éclair de canon ou une fusée pour nous diriger et rien qu'à la boussole. Enfin, après avoir rampé dans la boue pendant trois heures au moins, nous arrivons à des abris sous terre, mais vides de Boches. Nous décidons avec mon chef de rester là jusqu'au jour : nous nous mettons au travail, nous faisons une tranchée pour nous mettre à l'abri. Pendant ce temps, mon lieutenant et moi, nous fouillons ces carrières qui étaient immenses, n'ayant qu'un bout de bougie que nous voulions économiser. Enfin je fus chargé avec un camarade d'aller reconnaître si le souterrain n'aboutissait pas au fort ; mais, après avoir marché quatre cents mètres à peine, nous avons eu la surprise de voir une lampe allumée et du monde qui dormait. Sans bruit nous revenons sur nos pas pour rendre compte de notre trouvaille au lieutenant qui décida de les attaquer à coups de grenades sans savoir combien ils étaient. Nous nous élançons après avoir braqué un fusil-mitrailleuse à l'entrée. Mais le bruit les avait réveillés et à notre approche ils se mirent à crier : Camarades ! Ils étaient huit et nous quatre : nous nous emparons du souterrain sans tirer un coup de revolver qui puisse attirer l'attention. Le lieutenant envoya un homme pour rendre compte immédiatement au commandant du fort qui les fit prendre...

 

Le lendemain, la ligne fut toute entière portée à la hauteur des Carrières.

Après la relève, le général Guyot de Salins adressa cet ordre à sa division :

Le général commandant l'armée vous a déjà, au nom de la France, adressé les félicitations et les remerciements de la Patrie ; je tiens à vous les exprimer de nouveau au nom de la... e division. Le Kaiser allemand s'était vanté que, maître du fort de Douaumont, il tenait la clef de Verdun et y entrerait quand il le voudrait.

Pour reprendre Douaumont, la France a fait appel à sa plus belle division, à la vôtre.

Votre attaque, admirablement préparée par vos camarades artilleurs, a été un succès foudroyant. Er trois heures vous étiez maîtres du fort de Douaumont et, si vous n'êtes pas allés plus loin, c'est que vous en aviez reçu l'ordre formel.

Devant vos uniformes redoutés de marsouins, de zouaves, de tirailleurs, les Allemands épouvantés se sont rendus en niasse. Vous en avez ramené près de 2.500 dont 50 officiers.

Soyez fiers de votre œuvre, car vous vous êtes couverts de gloire et à vos noms vous avez attaché à jamais le titre de Vainqueurs de Douaumont.

Au nom de la France : Merci !

 

Le général Passaga, à la division voisine, célèbre le culte des morts :

... Camarades, saluons fièrement ceux des nôtres dont le sang généreux a payé ce triomphe. Ces héros ne sont pas morts : nobles martyrs de la plus juste des causes, leur âme généreuse, dans les luttes futures, fera rayonner sur nous l'amour sacré d'une Patrie chérie, indignement souillée...

***

Du commandant Nicolaÿ j'ai reçu cette lettre écrite du fort même :

... L'enlèvement du fort de Douaumont résulte d'un mérite collectif agréé par le destin.

Ce mérite est fait de préparation minutieuse, de volonté obstinée et d'esprit de sacrifice. Il ne s'est pas manifesté par une somme d'actes individuels remarquables à l'inverse de ce qui s'est passé sur les premières lignes. Au fort, notre décision collective a pris d'emblée le pas sur la décision allemande que nous avons dominée en allant rapidement chacun à son objectif, sans tenir compte du bombardement, et sans hésiter devant les premières résistances rencontrées.

Cela s'est passé ainsi. Il faut voir surtout dans cette journée la grandeur du résultat et la marque du destin. Quant à l'homme, en tant qu'individu, il était très bien préparé, il s'est donné complètement, il a eu le sentiment de la grandeur de sa tâche et il n'a pas eu une seconde d'hésitation. Cela est bien ainsi...

 

La prise de Douaumont est une œuvre collective où les efforts de tout un bataillon, après ceux des deux autres qui l'ont préparée, viennent se perdre. Le premier commandant du fort ne veut pas qu'un rayon de cette gloire se détache pour mettre un visage en lumière. Comme un prophète d'Orient, il invoque le destin, et par deux fois. N'est-ce pas le destin qui, tout à coup déchirant les nuages, a désigné le fort, d'avance conquis, aux assiégeants égarés ? Mais, lui-même, le destin ne l'a-t-il pas marqué ? Il est, il restera le vainqueur de Douaumont. Il a passé les mers pour accomplir cet exploit légendaire et, l'ayant accompli, il disparaîtra, car une telle fortune suffit à porter une vie humaine.

A la prochaine bataille, celle du 15 décembre, qui a pour objet d'élargir le cercle autour des forts de façon à les mettre hors des distances d'assaut et qui achèvera par là même la victoire de Verdun dont elle est l'épilogue, le commandant Nicolaÿ conduit son bataillon à l'attaque du camp de Heurias. Ce camp de Heurias est disposé sur les pentes du ravin qui porte le même nom, en arrière d'Hardaumont et devant Louvemont. Il constitue la défense qu'il faut réduire avant que Louvemont soit à découvert. C'est une sorte de redoute avec des abris-cavernes. La surprise permettrait d'en occuper les issues et de s'en emparer sans coup férir. Mais il n'y eut pas de surprise. Les premières vagues furent retardées par la boue épaisse qui se collait aux semelles. Quand elles déferlèrent, la garnison avait eu le temps de sortir et de se mettre en arrêt. Elles furent accueillies par une fusillade meurtrière. Un tireur ajuste le commandant qui marchait avec elles. Comment n'aurait-il pas reconnu en lui le chef ? Tout le désignait, sa haute taille, son allure, cette sorte de majesté qui émanait de sa personne. Il méritait l'honneur d'être choisi. Son destin l'attendait. Il fut atteint d'une balle entre les deux yeux, et tomba d'un seul coup. Mort, il continua de servir. Ses soldats enragés le vengèrent, et le camp de Heurias fut emporté.

Ainsi devait finir le commandant Nicolaÿ, revenu d'Indo-Chine : pour prendre le fort de Douaumont.

 

 

 



[1] Cet ouvrage a été identifié. C'est l'Abri 320, proche le fort de Douaumont.

[2] Agence Wolff, 3 novembre 1916.