LES CAPTIFS DELIVRÉS

DOUAUMONT-VAUX (21 OCTOBRE-3 NOVEMBRE 1916)

 

LIVRE PREMIER. — DANS LA CRYPTE DE VERDUN (13 septembre 1916)

 

 

13 septembre 1916.

Verdun est une vieille ville qui, depuis l'époque romaine où elle s'appelait Virodunum, fut l'un des remparts du monde occidental contre les invasions germaines. Lors du démembrement de l'empire carolingien, elle a donné son nom au fameux traité de 843 qui détachait du royaume de France les Trois-Évêchés pour les adjuger à l'empereur Lothaire. Il faudra des siècles de sagesse politique et d'esprit de suite pour réparer cette faute qui ouvrait les portes aux Barbares. Une Allemagne qui se revendique de l'ancien Empire veut trouver dans cette erreur du passé l'origine historique de ses convoitises, oubliant que, dès le dixième siècle, la possession impériale était supprimée et que Verdun devenait l'apanage des princes-évêques, tandis que le comté de Bar rentrait, un peu plus tard, à son tour, sous la suzeraineté du roi de France. Assiégée par les armées de Charles-Quint (1544), Verdun fut reprise par Henri II (1559) et, de fait, définitivement annexée au royaume, en sorte que le traité de Westphalie ne fit que confirmer un état de choses établi depuis près de cent ans. Cet état de choses, la nécessité pour la France de se garder l'avait créé. En 1792, Verdun, trahie, ne fut occupée que quarante-trois jours, et les traîtres qui l'avaient livrée furent punis de mort. En 1870, cernée et bombardée dès le 13 octobre, malgré une sortie heureuse qui occasionna des pertes sérieuses aux assiégeants, trompée par la communication de dépêches qui annonçaient la reddition de Metz, la capitulation prochaine de Paris et la fin de la guerre, la ville se rendit le 8 novembre, mais la garnison obtint les honneurs militaires et sortit musique en tête et enseignes déployées. Libres, les officiers préférèrent demeurer prisonniers avec leurs hommes.

Verdun a vu les armées de Charles-Quint, du duc de Brunswick et du prince de Saxe ; elle n'a pas vu, elle ne verra pas l'armée du kronprinz. La bataille qu'elle soutient depuis bientôt huit mois, la plus longue bataille de tous les temps, comme elle a fait apparaître sous les démolitions l'ancienne ceinture de fortifications qui datait du temps des princes-évêques, met en relief l'intelligence prévoyante des fondateurs de la force française qui marquèrent sur ses collines la limite des invasions descendues des Ardennes par le couloir de la Meuse.

Après ses échecs de la Marne et de l'Yser, l'Allemagne se recueillait sur son front occidental. Étonnée d'avoir manqué le coup de surprise que semblaient lui garantir sa préparation directe à la guerre et son avance industrielle, sachant bien que son principal adversaire était là, elle renouvela patiemment son outillage et décupla sa production. L'année 1915 confirma la confiance qu'elle gardait dans sa force : n'avait-elle pas contraint les Russes à reculer en Galicie, pris la Pologne et la Courlande, mené de concert avec l'Autriche et la Bulgarie l'écrasement de la Serbie ? Alors, elle revint au plan primitif qui, seul, pouvait amener la solution de la guerre, et le 21 février, avec la plus formidable accumulation de moyens matériels qui ait jamais été réunie sur un même point et qui représentait le travail préparatoire de plus d'une année, elle attaqua le saillant que notre secteur de Verdun creusait dans ses lignes. La chute de Verdun lui devait-elle rouvrir la route de Paris, comme l'indiquait cette carte trouvée sur un prisonnier le 23 juin et qui raccourcissait à dessein les distances de la forteresse à la capitale, ou l'Allemagne pensait-elle se rabattre sur la Lorraine ? Elle croyait le succès certain. Elle put le croire pendant cinq jours. Aujourd'hui, 13 septembre, plus de deux cents jours se sont écoulés depuis son attaque, près de cinq cent mille de ses soldats ont été mis hors de combat, et au cœur même de la ville qu'elle convoitait, voici que le président de la République française et les représentants des puissances alliées vont célébrer tranquillement, presque ironiquement, — car il y a de l'ironie à constater l'impuissance du plus gigantesque effort, — dans une cérémonie symbolique, la gloire de Verdun qui a parachevé l'œuvre de la Marne et de l'Yser et sauvé du joug de la Force qui se met au-dessus des lois et des traités la France, le monde, le droit...

***

Verdun, comme une église, a sa crypte où le jour n'entre pas, où ne pénètrent que les fidèles autorisés. Sa crypte, c'est la citadelle. Construite sous les fondations de l'ancienne abbaye de Saint-Vanne qui couronnait la ville, proche l'emplacement de la cathédrale actuelle, elle défie tous les bombardements et sa vie souterraine n'a jamais été troublée. Elle abrite de nombreux services qui n'ont pas été interrompus. De vastes boulangeries y sont installées : le visiteur aperçoit dans l'une ou l'autre de ses travées des hommes demi-nus dont le torse est rougi par le reflet des brasiers et qui pétrissent la pâte et l'enfournent. Des magasins, des ambulances, des installations chirurgicales, une usine électrique y fonctionnent. Une fois entré, on se croirait dans une ruche paisible et laborieuse, tant l'activité y est grande et tant la menace de la guerre en est absente. Car la ville est saccagée, mais la citadelle est intacte. Les maisons croulent, mais les remparts demeurent. Tout ce qui appartenait à la cité commerçante, trafiquante, étrangère à la défense, est à peu près détruit. Tout ce qui relève de la cité militaire a résisté. Ainsi se mesure l'impuissante rage de l'ennemi qui a précipité inutilement des milliers de tonnes de fer sur Verdun sans atteindre réellement aucune de ses fortifications.

Sans l'éclairage électrique, la citadelle aurait l'aspect de l'un de ces vieux burgs formidables bâtis dans le roc, aux interminables couloirs, aux casemates voûtées, aux oubliettes savamment pratiquées dans l'épaisseur des murs. Il faudrait des torches pour compléter ce décor des Burgraves. L'escalier en colimaçon qui dessert les étages se perd dans l'ombre. Des hommes casqués assurent la garde. Des manœuvres roulent des fardeaux. Le réfectoire occupe toute une travée et aboutit aux cuisines dont la fumée a noirci les pierres des voûtes romanes. Ce réfectoire a reçu bien des hôtes illustres. La généreuse et cordiale hospitalité du général Dubois, commandant d'armes, a, depuis le commencement de la bataille, fait les honneurs de la pittoresque salle à manger, qui réunit la majesté d'une nef à l'éclat et au parfum d'une rôtisserie, à des princes, à des généraux, à des ambassadeurs, à des écrivains, à des représentants de la presse française, alliée ou neutre. Des discours historiques ont été prononcés ici. Évoquer la vie de la citadelle ne sera pas un des chapitres les moins curieux de la chronique de Verdun. N'y ai-je pas entendu M. Athos Romanos, ministre de Grèce à Paris, venu, il est vrai, en son nom personnel et non pas officiellement, qui, en présence de Maurice Barrès et de l'état-major de la place d'armes, apporta dans le plus noble langage et avec une émotion chaleureuse le salut de son pays à la ville assiégée ? C'était le 4 avril. Après ses attaques frontales sur la rive droite du 21 février aux premiers jours de mars et sur les deux rives du 6 au 12 mars, l'ennemi avait multiplié durant tout le mois précédent les attaques locales sur le fort et la région de l'étang de Vaux, sur le bois de la Caillette, sur les bois de Malancourt et d'Avocourt. Il s'acharnait alors sur nos positions d'Haucourt et de Béthincourt qui servaient de défense à la côte 304. Déjà Verdun fixait l'attention du monde qu'elle devait si longtemps retenir. L'entrée dans la citadelle, par une porte repérée et souvent battue, n'avait pas été sans vacarme. Le général Dubois, souriant, avait offert à ses hôtes le tour du propriétaire à travers les ruines qui, çà et là, fumaient encore. Ceux-ci, pour venir de Bar-le-Duc, avaient suivi la fameuse voie sacrée qui alimentait de ses camions automobiles toute la bataille. Mais, quand ils pénétrèrent dans le réfectoire voûté, quel ne fut pas l'étonnement des visiteurs en voyant la table jonchée d'œillets blancs et rouges ? Les jardins de Verdun continuaient de fleurir. Et le toast de bienvenue qui les accueillit, rappelant les souvenirs classiques que les Grecs d'autrefois nous avaient transmis, comparait aux gardiens des Thermopyles les défenseurs de Douaumont et de Vaux. Les Grecs d'autrefois : à peine le sourire du général avait-il souligné l'ironie...

***

Le dernier civil venu à Verdun, avant ce mémorable 13 septembre, fut M. Lloyd George, le ministre de la Guerre britannique. Voici cinq jours qu'il y fut reçu. Un des officiers qui ont assisté à la visite me raconte, pendant que nous attendons devant la forteresse, l'impression qu'il en a gardée. La plupart des assistants ne savaient pas l'anglais et M. Lloyd George ne parle pas le français. L'interprète de l'état-major traduisit en hâte ses paroles en s'efforçant d'en maintenir l'accent. Cet interprète est un érudit qui se passionne pour les finesses du langage. Il comprit, dès qu'il eut regardé et entendu le ministre, que la difficulté serait de communiquer à une traduction ce frémissement de l'âme qui fait palpiter sa phrase. M. Lloyd George est célèbre pour avoir multiplié dans son pays les fabriques d'armes et de munitions et allumé au service de la guerre toutes les usines de la Grande-Bretagne. On s'attend à découvrir en lui ces qualités de commandement, d'aisance, d'activité physique que révèle l'extérieur d'un grand entrepreneur ou d'un grand industriel. Et l'on se trouve en présence d'un petit homme sans recherche et de peu d'apparence. Mais les yeux brillent d'une flamme où l'on croit voir le reflet de tous les hauts fourneaux d'Angleterre. Dès qu'il parle, une sorte d'exaltation quasi religieuse s'empare de ceux qui l'écoutent. Il est de ce pays de Galles, de même race celtique que notre Bretagne, et comme elle chargé de légendes. Il habite le monde des idées. Et les idées, au cours de cette guerre, ont continué de mettre leur empreinte sur la matière.

Après le toast du général Dubois, toujours ingénieux et disert, qui avait remercié le représentant du gouvernement anglais du témoignage qu'il venait rendre aux défenseurs de Verdun, on vit se lever presque avec impatience ce petit homme grave et ardent ensemble. On eut aussitôt la sensation qu'il se passerait quelque chose d'important, de solennel. Ce qu'a dit M. Lloyd George dans cette casemate de la forteresse intacte après deux cents jours de siège, l'univers entier l'a appris. Il faut pourtant que sa péroraison soit ici répétée :

Le nom de Verdun suffira à évoquer dans l'histoire de tous les siècles un souvenir impérissable. Aucun des grands faits d'armes dont l'histoire de France est remplie ne témoigne mieux des plus hautes qualités de l'armée et du peuple français, et cette bravoure, ce dévouement à la patrie, auxquels le monde a toujours rendu hommage, se sont renforcés d'un sang-froid, d'une ténacité qui n'ont rien à envier au flegme britannique.

Le souvenir de la victorieuse résistance de Verdun sera immortel, parce que Verdun a sauvé non seulement la France, mais notre grande cause commune et l'humanité tout entière. Sur les hauteurs qui entourent cette vieille citadelle, la puissance malfaisante de l'ennemi est venue se briser, comme une mer furieuse sur un roc de granit. Elles ont dompté la tempête qui menaçait le monde.

Pour moi, je me sens remué profondément en touchant ce sol sacré. Je ne parle pas en mon nom personnel : je vous apporte l'admiration émue de mon pays et de ce grand Empire dont je suis ici le représentant. Ils s'inclinent avec moi devant le sacrifice et devant la gloire.

Une fois de plus, pour la défense des grandes causes auxquelles son avenir même est attaché, l'humanité se tourne vers la France...

— Il parla sur un ton extatique, me rapporte le témoin qui rassemble pour moi ses souvenirs tout frais, comme un prêtre récite les prières de l'office. Nous n'avions pas besoin de comprendre ce qu'il disait pour deviner qu'il s'agissait de sacrifice et de gloire. Et, quand il eut terminé son discours, il leva son verre et par trois fois il prononça en le renforçant, comme une invocation de plus en plus ardente, comme une incantation, ce mot unique : France ! France ! France ! Nous nous sommes tous trouvés debout. Je m'étais levé sans y prendre garde et tous mes camarades avaient dû se lever ainsi : une émotion indicible nous étreignait, un frisson d'amour nous secouait. Nos peines n'existaient plus : il n'y avait plus que la cause à laquelle nous appartenions corps et âme, et que ce mot prononcé avec un accent guttural revêtait, non d'une majesté plus auguste, mais d'un mystérieux manteau d'admiration étrangère...

***

La vieille citadelle est parée. La voûte du couloir d'accès disparaît sous les drapeaux. Celle de la casemate réservée à la cérémonie, j'allais dire au culte, est tapissée de lierre. Les ampoules électriques se suspendent comme des fruits à cette verdure. Les parois sont pavoisées aux couleurs des nations alliées et décorées de panoplies. Une estrade, au fond, est dressée avec une assemblée de fauteuils rouges.

L'entrée de l'écoute qui attend les officiants et leur suite est pareillement ornée. Deux canons de bronze, d'un modèle inusité, qui ont servi en 1870, le Berceau et la Marie, montent la garde devant une reproduction en terre cuite de la citadelle du temps de Vauban. Au dehors, une compagnie du 49e bataillon de chasseurs à pied, en- armes, clairons et fanfare en tête, est prête à rendre les honneurs. Le général Dubois et son état-major sont groupés face à la porte de la ville que doit franchir le cortège.

Le jour est triste, le ciel bas, les campagnes meusiennes, là-bas, le long du fleuve gris, se perdent dans la brume. Les hautes murailles des remparts semblent atteindre ce ciel rapproché. On entend, comme un orage éloigné, les roulements du canon. La bataille n'est pas finie. Que vient-on célébrer dans Verdun pareille à la Jérusalem désolée des Lamentations ?

La cérémonie qui va s'accomplir est sans exemple dans l'histoire. La gloire de Verdun sera unique. La cité invaincue va recevoir l'hommage de la France et de toutes les nations alliées. Le Président de la République française lui apporte la croix de la Légion d'honneur ; les représentants des nations alliées, au nom de leurs souverains, lui apportent les insignes de leurs ordres les plus estimés. Verdun va grouper l'alliance et prendre toute sa signification.

Depuis le 21 février, est-il écrit dans le rapport en date du 29 août, par lequel le ministre de la Guerre présentait au chef de l'État le décret décidant l'attribution de la Légion d'honneur à la place forte, la ville de Verdun, dans sa farouche résolution de maintenir son territoire inviolé, oppose à l'armée de l'envahisseur une résistance qui fait l'admiration du monde... Il est du devoir du gouvernement de la République de proclamer que la ville de Verdun a bien mérité de la patrie. — A bien mérité de l'Entente, ont voulu ajouter les Alliés.

A la vérité le nom de Verdun est un symbole, mais à la manière de tous les noms de batailles. La ville représente la barrière dressée devant l'invasion. Elle a, dans cette guerre aux fronts indéfinis, l'importance d'un fleuve, la Marne, l'Yser ou la Somme. N'a-t-elle pas, avec ses collines incurvées, la forme d'un bouclier ?

Un à un, sans protocole apparent, les automobiles franchissent la porte de la ville et s'arrêtent un peu avant l'écoute, devant la double haie de chasseurs à pied. A voix basse, sous les armes, un soldat décoré de la médaille militaire, qui doit connaître son monde, énumère, pour son voisin tout jeunet qui doit être une nouvelle recrue, les noms des arrivants :

— Mangin, Nivelle, Pétain, Joffre. Des civils. Un Anglais, un Russe, des étrangers. Le ministre de la Guerre. Le Président.

Un à un, tandis que les clairons sonnent aux champs, le chef de l'État, les ministres, les généraux, les chefs des missions alliées, l'adjoint de la ville de Verdun remplaçant le maire que la maladie rend indisponible, les sénateurs et députés de la Meuse, le préfet du département, le sous-préfet de la ville défilent entre les chasseurs et disparaissent sous la voûte. Ils suivent le long couloir qui les conduit à la casemate aménagée où se déroulera la cérémonie.

Sur l'estrade a pris place le Président de la République. Il est entouré du ministre de l'Intérieur, du ministre de la Guerre et des cinq généraux : le généralissime, le général Pétain, commandant le groupe des armées du centre, le général Nivelle, commandant la He armée, le général Mangin, qui commande le secteur, le général Dubois, commandant d'armes. L'adjoint au maire, qui représente Verdun, fait face au chef de l'État ; le coussin où seront épinglées les décorations de la ville lui sera remis tout à l'heure. D'un côté de la salle voûtée sont rangés les représentants des groupements alliés, le général Gilinsky pour la Russie, le général sir A. Paget pour la Grande-Bretagne, le général di Breganze pour l'Italie, le major Monschaert pour la Belgique, le général Stefanovitch pour la Serbie, le général Gvosvitch pour le Monténégro.

Le silence s'est fait, immédiat. Le Président de la République française prend la parole. Il dit le projet d'hommage à Verdun, venu spontanément à l'empereur de Russie en même temps qu'il était formé par le gouvernement de la République, et l'adhésion de toutes les puissances de l'Entente. Il dit le rendez-vous donné dans cette citadelle inviolée pour offrir un pieux tribut de reconnaissance à ceux qui ont sauvé le monde et à la cité qui a payé de ses blessures la victoire de la liberté.

Messieurs, voici les murs où se sont brisées les suprêmes espérances de l'Allemagne impériale...

Il dit le double objectif poursuivi par l'Allemagne : devancer et empêcher l'offensive que les Alliés préparaient, s'emparer d'une place dont le nom historique rehausserait, dans l'imagination allemande, l'importance militaire.

Les débris de ces rêves germaniques gisent maintenant à nos pieds.

Il dit le plan d'action des Alliés élaboré à Chantilly, au Grand Quartier Général, les 6, 7 et 8 décembre 1915, sous la présidence du général Joffre et sur la proposition de l'état-major français, et destiné à coordonner les opérations de la coalition sur l'ensemble indivisible du front de combat. C'est ce plan dont l'Allemagne a voulu, par son attaque du 21 février sur Verdun, rompre l'exécution :

Les admirables troupes qui, sous le commandement du général Pétain et du général Nivelle, ont soutenu, pendant de si longs mois, le formidable choc de l'armée allemande, ont déjoué, par leur vaillance et leur esprit de sacrifice, les desseins de l'ennemi.

Elles ont permis la réalisation du plan des états-majors. Une à une les offensives prévues ont été engagées : celles de la Russie les 4 juin et 2 juillet, celle de l'Italie sur Gorizia le 25 juin, celle de la France et de l'Angleterre sur la Somme le 1er juillet.

Honneur aux soldats de Verdun ! Ils ont semé et arrosé de leur sang la moisson qui lève aujourd'hui.

Par eux ces deux syllabes de Verdun ont pris un sens tout autre que celui que l'Allemagne prétendait leur attacher.

Ce nom de Verdun, auquel l'Allemagne, dans l'intensité de son rêve, avait donné une signification symbolique et qui devait, croyait-elle, évoquer bientôt, devant l'imagination des hommes, une défaite éclatante de notre armée, le découragement irrémédiable de notre pays et l'acceptation passive de la paix allemande, ce nom représente désormais chez les neutres, comme chez nos alliés, ce qu'il y a de plus beau, de plus pur et de meilleur dans l'âme française. Il est devenu comme un synonyme synthétique de patriotisme, de bravoure et de générosité.

Ainsi est dégagé le sens de la bataille de Verdun. Certes, il tire sa grandeur de bien des ruines et des sacrifices. Les pierres comme les poitrines humaines ont souffert et, plus que ces stoïques poitrines de chair, elles ont gémi.

Mais Verdun renaîtra de ses cendres : les villages détruits et désertés se relèveront de leurs ruines ; les habitants, trop longtemps exilés, reviendront à leurs foyers restaurés ; ce pays ravagé retrouvera, à l'abri d'une paix victorieuse, sa physionomie riante des jours heureux. Et pendant des siècles, sur tous les points du globe, le nom de Verdun continuera de retentir comme une clameur de victoire et comme un cri de joie poussé par l'humanité délivrée...

 

Cette action de grâces à Verdun, rendue par le chef de la France, revêt une grandeur incomparable. Cependant la force des paroles sera dépassée. Comme, dans la consécration sainte, l'idée divine prend une forme tangible, l'offrande à la ville apparaîtra dans une réalité vivante. Tout à coup, dans cette casemate étroite, à demi étouffée sous sa voûte de lierre, perdue au fond de l'immense citadelle, où ne parvient aucun bruit du dehors, les nations, tour à tour, vont répondre à l'appel de leur nom. Les assistants ressentiront véritablement l'impression de leur présence réelle. Ce sera au cœur de Verdun l'assemblée des Alliés groupés autour de la France.

Le Président de la République, descendant un degré, a repris lentement :

Messieurs, à la ville de Verdun qui a souffert pour la France, à la ville de Verdun qui s'est sacrifiée pour la sainte cause du droit éternel, à la ville de Verdun dont les héroïques défenseurs auront laissé au monde un exemple impérissable le grandeur humaine, je remets :

Au nom de S. M. l'empereur de Russie, la croix de Saint-Georges ;

Au nom de S. M. le roi de Grande-Bretagne d'Irlande, la Military Cross ;

Au nom de S. M. le roi d'Italie, la médaille l'or de la Valeur militaire ;

Au nom de S. M. le roi des Belges, la croix le Léopold Ier ;

Au nom de S. M. le roi de Serbie et de S. A. le Régent, la médaille d'or de la Bravoure militaire ;

Au nom de S. M. le roi de Monténégro, la médaille d'or Ohilitch ;

Au nom du gouvernement de la République, la croix de la Légion d'honneur et la croix de guerre française.

 

Nul mot ne peut rendre l'impression de cette litanie d'honneur. Les puissances sont là, non pas seulement représentées, mais présentes. Et pourtant, ce qui donne tant de majesté et de pathétique à la scène, c'est une autre présence, invisible celle-là, qui s'impose à la pensée de tous les assistants. On la cherche des yeux, et, sans la voir, aucun doute n'est possible : elle est là. La ville s'est faite esprit : elle est au milieu de nous. La ville, non pas seulement ses remparts et ses maisons, la cité militaire et la cité civile, non pas seulement son corps troué de cent mille blessures, mais son âme, c'est-à-dire les milliers d'hommes accourus de tous les points de France, tous ceux qui, pour elle et devant elle, ont tenu dans les ravins, sur les collines, dans les villages, dans les forêts, partout où elle était menacée, ceux qui ont tout supporté pour elle, les rigueurs des saisons et les supplices du fer et du feu, les cruautés de la nature et celles, bien pires, de l'ennemi, et tous les morts enfin, qui resteront à jamais couchés dans cette terre de Meuse dont leur chair aura fait une terre humaine...

Le cérémonial s'accomplit. Une à une les décorations sont épinglées sur le coussin qui est présenté par le magistrat municipal de Verdun. Voici la croix d'émail blanc de Saint-Georges, portée par un ruban rayé noir et orange, et la Military Cross d'argent, au ruban blanc et violet. La médaille d'or de la Valeur militaire, aux armes de la maison de Savoie, avec l'inscription : Alla cita di Verdun 1916, est suspendue à un ruban vert ; à un ruban rouge, la médaille d'or de la Bravoure militaire de Serbie. Voici la croix de Léopold Ier, au ruban amarante, et la médaille d'or Ohilitch du Monténégro, aux couleurs nationales : rouge, bleu et blanc. Voilà enfin notre croix de guerre et notre Légion d'honneur. Les chefs des missions étrangères se sont rapprochés et passent les insignes au Président de la République française qui les fixe lui-même. A chaque remise de décoration, la fanfare des chasseurs joue les premières mesures de l'hymne national du pays qui l'a conférée. Puis le tumulte de la Marseillaise emplit la voûte.

L'hommage de Verdun ne serait pas intégralement rendu si le grand-maître de la Légion d'honneur ne remettait encore la plaque de grand-officier au général Nivelle, commandant de la IIe armée, comme il l'a remise le 1er mai au général Pétain. Il donne lui-même lecture de la citation : Commande, depuis quatre mois, une armée qui a résisté victorieusement aux attaques sans cesse renouvelées de l'ennemi et a supporté héroïquement les plus dures épreuves. A affirmé dans ce commandement, avec les plus brillantes qualités de chef, une énergie et une force de caractère qui ont puissamment influé sur le développement des opérations engagées sur tout le front. Après avoir enrayé l'avance de l'ennemi sur un objectif devenu l'enjeu moral de la guerre, a repris l'offensive pied à pied et, par des attaques répétées, est parvenu à dominer l'adversaire sur le terrain même que ce dernier avait choisi pour un effort décisif. La bataille portée par lui sur Douaumont, les 22, 23 et 24 mai, pour détourner l'orage de la rive gauche menacée ; les batailles livrées par l'ennemi pour s'emparer de Souville, les 23 juin, 11 juillet, 1er août, 3 septembre ; Souville protégé et les innombrables opérations entreprises par nous pour rétablir notre ligne sur la crête Thiaumont-Fleury, au bois de Vaux-Chapitre et à la Laufée, pendant les mois de juillet et d'août, et pour assurer ainsi une base de départ aux opérations de plus grande envergure dès longtemps projetées ; tout cet effort surhumain pour endiguer le courant et pour le remonter, c'est la tâche accomplie devant Verdun.

A la sortie de l'écoute, comme le cortège officiel va se disloquer, le général Pétain s'avance, le visage rayonnant, vers son successeur au commandement de la He armée, et, lui tendant les bras, il lui donne l'accolade. Cette étreinte des deux chefs qui, successivement, ont tenu dans leurs mains le sort de Verdun et qui ont vu ce matin leur œuvre consacrée dans l'histoire, achève de donner à la cérémonie son plein sens et en complète l'émotion.

Les automobiles se sont éloignées. Ils ont franchi à nouveau la Porte Neuve. Aucun bombardement ne les a menacés. La brume qui recouvre l'horizon a empêché l'observation des avions ennemis. C'est une chance, car il est tombé dans la nuit plus de cinquante obus sur le quartier Chauffour choisi pour l'itinéraire. Verdun, pour sa fête, a été favorisée.

***

Avant de rentrer dans la citadelle, je veux revoir Verdun en ruines. Verdun appelle comme un blessé. Mon fidèle compagnon Louis Madelin et moi, nous gagnons la superstructure et nous voici dans la ville haute. La vieille tour Saint-Vannes, vestige de l'ancienne abbaye, est ébréchée et béante. Un chéneau tordu et menaçant qui se détache d'elle presque à angle droit décrit dans l'air un dessin caricatural. Ce que nous avons à nos pieds, c'est bien la désolation de la Jérusalem du prophète. Nous descendons vers la cathédrale qui dresse, comme deux bras suppliants, ses deux tours presque intactes : l'intérieur sert de garde-meubles provisoire, est encombré de tout un bric-à-brac de pauvres mobiliers sauvés en hâte de maisons en flammes. Nous traversons la minuscule place d'armes, celle-là même où le Kronprinz, qui n'en devait jamais connaître les dimensions, annonçait au début de février que l'Empereur passerait à la fin du mois une revue de fête. Elle est ceinturée de démolitions qui furent des habitations et abritèrent des familles. Partout des façades branlantes, des murs croulants, des tas de décombres où se peuvent reconnaître les restes de ce qui sert aux hommes dans la vie quotidienne, débris d'ustensiles de ménage, de tables, de chaises, de vitres, de vaisselle et même de jouets d'enfants. Çà et là, un toit paraît intact : on pousse une porte, et l'on trouve le vide.

A peine si, de loin en loin, le canon fait entendre sa voix. La journée est comme ouatée de brouillard. Nous avançons dans une solitude muette, et ce fut une ville. Pas un être vivant, pas même un chien errant. Le silence est le maître de ce désert.

Au coin d'un pont, une sentinelle casquée immobile semble garder ce cimetière de maisons. Nous arrivons à la Porte Chaussée dont les mâchicoulis et les deux tours crénelées n'ont reçu que des meurtrissures, comme un beau visage éclaboussé. Nous suivons le fleuve jusqu'au Cercle militaire. C'est de là que la ville offre un spectacle d'ensemble.

Le ciel est si bas que l'on distingue à peine, en se retournant, la ceinture des collines... De la ville haute au fleuve qui roule ses eaux grises, c'est comme une cascade de ruines. Au-dessus des épaves, comme un vaisseau sur la mer, la cathédrale dresse ses deux tours désolées.

Pour exprimer la douleur de Verdun, il faut remonter le cours des siècles et chercher les images des Lamentations : Comment est-elle assise solitaire, la cité populeuse ? Elle est devenue comme une veuve... Elle pleure amèrement durant la nuit, et les larmes couvrent ses joues... Les chemins de Sion sont dans le deuil, parce que nul ne vient plus à ses fêtes... Étrange évocation du prophète : au bord du fleuve, voici que Verdun apparaît comme une veuve, et les larmes couvrent ses joues. Elle appelle la vengeance sur ceux qui lui ont versé l'affliction et qui ont précipité sur elle un torrent de maux.

Nous rentrons dans la citadelle. Là, l'impression est tout autre. Dans cette crypte de Verdun brille la flamme du sanctuaire. Nul vent ne l'éteindra. Elle est le signe de la foi et de l'espérance, — foi dans les destinées de la patrie, espérance dans ses puissances spirituelles et matérielles. Verdun est déjà une défaite allemande. Verdun doit être et sera une victoire française. C'est ici que le cœur de la France a brûlé le plus ardemment....