LA MANŒUVRE D'IÉNA

ÉTUDE SUR LA STRATÉGIE DE NAPOLÉON ET SA PSYCHOLOGIE MILITAIRE

Du 5 septembre au 14 octobre 1806

 

CHAPITRE XV. — LA MANŒUVRE D'IÉNA.

 

 

§ 1er. — La journée du 12 octobre.

 

Le 11 octobre, le général Lasalle avait capturé au delà de Gera un convoi saxon et fait 100 prisonniers.

Ce n'est qu'à 8 heures du soir que cet officier général expédia son rapport au prince Murat sur les événements de la journée.

Ce rapport contenait la phrase suivante :

Les prisonniers disent que le roi est à Erfurt avec 200.000 hommes.

Le prince Murat transmit de Géra, à 11 heures du soir, le rapport de Lasalle, en l'accompagnant d'une lettre contenant cette phrase :

Les nouveaux renseignements que j'ai pu me procurer semblent confirmer ceux que Votre Majesté a déjà reçus sur la réunion de l'armée ennemie à Erfurt.

Napoléon, après avoir reçu, vers 1 heure du matin, le rapport et la lettre en question, se mit à réfléchir profondément.

Deux heures après, l'idée de la manœuvre d'Iéna avait franchi tous les degrés, depuis la conception jusqu'à la maturité.

C'est à 3 heures du matin qu'éclate la première manifestation du revirement qui s'est produit dans l'esprit de l'Empereur.

Ordre avait été expédié, à minuit, au maréchal Ney de venir sur-le-champ à Neustadt.

Contre-ordre lui fut porté, en ces termes, à 3 heures du matin, par un officier de l'état-major général :

En conséquence des nouveaux renseignements que nous venons d'avoir de l'ennemi, Sa Majesté ordonne que vous vous rendiez de suite sur Auma et que vous regardiez comme non avenu l'ordre daté de minuit qui vous ordonnait de vous rendre à Neustadt.

Cherchons à nous rendre compte du travail qui s'est opéré dans l'esprit de Napoléon pendant les deux heures qui suivirent l'arrivée des renseignements fournis par le général Lasalle et le prince Murat.

Ayant cru, sur la foi de la fausse nouvelle envoyée par le maréchal Soult (le 9, à 8 heures du soir), que l'ennemi voulait se réunir à Géra, l'Empereur, en recevant le rapport de Murat (le 11, à 9 h. ½ du matin), s'était persuadé que le prince de Hohenlohe formait, à Roda, l'avant-garde offensive du gros des forces prussiennes concentrées entre Weimar et Iéna.

Les derniers renseignements de Murat (de Géra, le 11, à 11 heures du soir), firent évanouir cette présomption et montrèrent au contraire les armées prussiennes en voie de réunion sur Erfurt.

L'armée du prince de Hohenlohe était donc en marche de Roda sur Iéna et Weimar, rappelant à elle tous ses détachements.

En étudiant la carte, Napoléon vit que la Saale, depuis Saalfeld jusqu'à Naumburg, est une rivière profondément encaissée, à flancs abrupts, qui ne présente qu'un petit nombre de points de passage.

Ceux-ci étaient au nombre de cinq, dont trois principaux assez bons, à Kahla, Lobeda et Kösen, et deux secondaires fort mauvais, à Dornburg et à Camburg.

L'armée de Hohenlohe, après être passée sur la rive gauche de la Saale, par les ponts de Kahla et de Lobeda, avec l'intention de se réunir sur Weimar à l'armée principale, pouvait détruire ces ponts et laisser en face d'eux, sur la rive gauche, des arrière-gardes chargées de s'opposer aux tentatives de passage des Français.

Dans ces conditions, l'armée du duc de Brunswick eût été libre de filer sans encombre sur Magdebourg. Ensuite, elle se fût établie derrière l'Elbe (rive droite), dont elle aurait disputé le passage en attendant l'arrivée des Russes.

Napoléon devait supposer que l'armée du duc de Brunswick se trouvait à Erfurt, dans une sorte d'équilibre instable.

Il n'était pas admissible que les forces prussiennes attendissent la bataille, le dos aux montagnes de Thuringe, faisant face à Berlin.

D'un moment à l'autre, les armées prussiennes allaient donc se mettre en marche vers l'Elbe pour se retrouver vis-à-vis des Français dans une situation normale.

Trois routes conduisent de la région d'Erfurt à l'Elbe.

La première, la plus occidentale, va de Gotha à Magdebourg, par Nordhausen et Halberstadt.

La seconde conduit au même point par Eisleben, en sortant d'Erfurt.

Une troisième route part de Weimar et aboutit à Dessau, par Kösen, Freyburg, Merseburg et Halle.

Les deux premières voies étant les moins exposées, c'est elles que suivraient vraisemblablement les armées prussiennes.

Napoléon connaissait la présence, à Wittemberg, de la réserve stratégique prussienne, forte de 10.000 à 15.000 hommes, aux ordres du duc de Wurtemberg.

Cette réserve pouvait venir prendre position à Halle, pour couvrir la marche des deux armées sur Magdebourg, l'une, la principale, par Halberstadt, l'autre, la secondaire, par Eisleben.

Il faut donc qu'un corps d'armée marche sur Leipzig, Halle et Dessau, pour détruire la réserve stratégique de l'ennemi et prendre pied sur la rive droite de l'Elbe en dehors des colonnes de l'armée prussienne, afin de faire tomber la défense de ce fleuve par une action générale combinée sur les deux rives. A l'avant-garde générale (1er corps et cavalerie d'exploration) va échoir ce rôle.

Un autre corps fortement constitué et très bien commandé, le 3e, arrivera à Naumburg le plus rapidement possible pour, de là, atteindre, aux environs d'Eisleben, la colonne prussienne de droite, la retarder, et permettre au gros de la Grande Armée de venir l'attaquer en queue, après qu'elle aura débouché par les ponts, une fois rétablis, de Kahla et de Lobeda.

Mais la préparation d'une manœuvre stratégique ne doit pas viser seulement le cas le plus probable ; elle doit tenir compte des autres éventualités.

Si, contrairement à toute vraisemblance, les armées prussiennes s'immobilisent auprès d'Erfurt et de Weimar, les 1er et 3e corps doivent pouvoir participer à la bataille générale que désire l'Empereur.

Dans cette hypothèse, deux circonstances peuvent se présenter : ou bien, les passages de Kahla et de Lobeda seront défendus par le prince de Hohenlohe, ou bien, ils auront été laissés libres.

Dans le premier cas, et tandis qu'on fera venir devant Kahla et Lobeda l'équipage de pont qui se trouve au grand parc mobile, le 3e corps franchira le pont de Kösen, suivi du 1er corps arrivant de Zeitz, et les 4e et 6e corps viendront passer la Saale, à Camburg et Dornburg, pendant que les 7e et 5e corps feront face aux ponts détruits de Kahla et de Lobeda.

Ensuite, les 3e, 1er, 4e et 6e corps ouvriront aux 5e et 7e corps les débouchés de Lobeda et de Kahla, en même temps qu'ils se porteront sur Weimar.

Dans le second cas, les passages de la Saale, à Kahla et à Lobeda, étant ouverts, les 5e et 7e corps formeront une nouvelle avant-garde, déboucheront au delà d'Iéna sur Weimar, et les 4e et 6e corps les rejoindront, pendant que les 3e et 1er corps arriveront à Apolda, l'un, par le pont de Kösen, l'autre, par les ponts de Dornburg et de Camburg, en formant la droite de l'armée.

La première hypothèse, qui se rapporte au départ imminent des armées prussiennes pour se rendre à Magdebourg, souriait moins à l'Empereur que la seconde, en vertu de laquelle la bataille générale aurait lieu sur Erfurt.

C'est cette dernière que Napoléon caressa avec amour et fouilla profondément.

On a retrouvé une note, écrite de sa main pendant la fin de la nuit du 11 au 12 octobre, sur laquelle sont portés les emplacements projetés de ses corps d'armée, le 14 et le 15 octobre, en supposant que la bataille dût se produire, le 16, entre Weimar et Erfurt.

En voici la reproduction :

Garde (cavalerie), le 10 au soir, à Bamberg ; le 11 au soir, à Lichtenfels ; le 12 au soir, en avant de Kronach ; le 13 au soir, à Lobenstein.

D'Hautpoul (1re division de cuirassiers), le 11, à 2 lieues en avant de Kronach ; le 14, à Auma ; le 15 à Iéna.

Klein (1re division de dragons), le 11, à 2 lieues en avant de Kronach ; le 15, à Iéna ; le 14, à Iéna ; le 13, à Auma.

Klein, le 12, à Lobenstein.

Iéna à Weimar, 4 lieues ; Naumburg à Weimar, 7 lieues ; Kahla à Weimar, 5 lieues ; Neustadt à Iéna, 5 lieues ; Gera à Iéna, 7 lieues ; Zeitz à Iéna, 7 lieues.

Cavalerie de réserve, le 14, à Iéna ; Garde, le 15, à Iéna ;

Parc, le 15, à Auma ; Davout, le 14, à Apolda ; Lannes, le 15, à Weimar ; Augereau, le 14, à Mellingen ; Bernadotte, le 14, à Dornburg ; Soult, le 14, à Iéna ; Ney, le 14, à Kahla.

Les emplacements des corps d'armée, pour le 14 et le 15, qui figurent dans la note ci-dessus, impliquent, pour le 12, les marches suivantes :

Le 1er corps, de Gera à Zeitz, vers Leipzig ;

Le 3e corps, de Mittel-Pöllnitz à Naumburg ;

Le 5e corps, de Neustadt à Iéna, par Lobeda ;

Le 7e corps, de Pösneck à Kahla.

De ces points à ceux qu'il s'agit d'atteindre, le 14, il n'y a qu'une marche.

Le 13 sera donc un jour de repos destiné à remettre de l'ordre dans les unités, à reconnaître l'ennemi, à compléter les ravitaillements, enfin à donner aux éléments de la réserve de cavalerie le temps d'arriver.

D'après la note de l'Empereur, la Grande Armée présenterait, le 14, après la marche, le dispositif suivant. Une première ligne de trois corps d'armée, celui du centre (le 5e) un peu en avant des deux autres (3e et 7e).

Une seconde ligne de trois corps, à 12 ou 15 kilomètres de la première.

L'étendue du front déterminé par les trois corps de tête est de 15 kilomètres, et celle du front des trois corps de queue mesure 20 kilomètres.

C'est encore le bataillon carré, non plus seulement stratégique, mais tactique.

Toutefois, les corps d'aile, en seconde ligne, débordent un peu ceux des ailes de la première ligne, pour permettre le double enveloppement de la ligne de bataille ennemie.

Un corps (le 4e) et la Garde, au centre de la seconde ligne formeront la réserve générale.

Voyons maintenant comment fut traduite la pensée de l'Empereur et à la suite de quelle série de tâtonnements la manœuvre d'Iéna prit sa forme définitive.

 

Lettres de Napoléon à ses maréchaux.

(Auma, le 12 octobre.)

1° 4 heures du matin. — Au maréchal Lannes, à Neustadt :

Toutes les lettres interceptées font voir que l'ennemi a perdu la tête. Ils tiennent conseil jour et nuit, et ne savent quel parti prendre.

Vous verrez (par l'ordre du major général qui va suivre) que mon armée est réunie, que je leur barre le chemin de Dresde et de Berlin (envoi des 1er et 3e corps à Zeitz et Naumburg).

L'art est aujourd'hui d'attaquer tout ce qu'on rencontre, afin de battre l'ennemi en détail et pendant qu'il se réunit[1].

Quand je dis qu'il faut attaquer tout ce qu'on rencontre, je veux dire qu'il faut attaquer tout ce qui est en marche et non dans une position qui le rend trop supérieur.

Les Prussiens avaient déjà lancé une colonne sur Francfort (division Rüchel) qu'ils ont bientôt repliée. Jusqu'à cette heure, ils montrent bien leur ignorance de l'art de la guerre.

Ne manquez pas d'envoyer beaucoup de coureurs devant vous pour intercepter les malles, les voyageurs et recueillir le plus de renseignements possible.

Si l'ennemi fait un mouvement d'Erfurt sur Saalfeld, ce qui serait absurde, mais dans sa position il faut s'attendre à toute sorte d'événements, vous vous réunirez au maréchal Augereau et vous tomberez sur le flanc des Prussiens.

2° 4 heures du matin. — Au prince Murat, à Géra :

Vous verrez (ordre du major général qui va suivre) par la situation de l'armée que j'enveloppe complètement l'ennemi. Mais il me faut des renseignements sur ce qu'il veut faire.....

Attaquez hardiment ce qui est en marche. Ce sont des colonnes qui cherchent à se rendre à un point de réunion, et la rapidité de mes mouvements les empêche de recevoir à temps un contre-ordre. Deux ou trois avantages de cette espèce écraseront l'armée prussienne (de Hohenlohe) sans qu'il soit peut-être besoin d'affaire générale.

Le maréchal Davout envoie directement à Naumburg toute sa cavalerie ; il mène avec son corps d'armée la division Sahuc (4e de dragons). Inondez avec la vôtre toute la plaine de Leipzig.

3° 4 heures du matin. — Au maréchal Soult, à Weyda :

Réunissez-vous à Gera et à Ronneburg..... Je serai à midi à Gera avec le quartier général.

 

Le major général aux maréchaux.

(Auma, le 12 octobre.)

1° 4 heures du matin. — Au prince Murat, à Géra :

Ordre de partir pour Zeitz et de jeter des coureurs sur Leipzig et Naumburg.

De Zeitz, si vos renseignements portent que l'ennemi est toujours du côté d'Erfurt, l'intention de l'Empereur est que vous vous portiez sur Naumburg où sera le maréchal Davout.

2° 4 heures du matin. — Au maréchal Bernadotte, à Géra :

..... L'intention de l'Empereur est que vous appuyiez le mouvement du grand-duc (prince Murat) ; concertez-vous avec lui pour votre marche.

3° 4 h. ½ du matin. — Au maréchal Lannes, à Neustadt :

Ordre de se porter sur Iéna (par Kahla).

Le maréchal Augereau a l'ordre de se porter sur Kahla.

L'intention de l'Empereur, Monsieur le Maréchal, est qu'aussitôt votre arrivé à Iéna, vous preniez tous les renseignements possibles pour savoir ce que fait l'ennemi depuis trois jours (9, 10, 11).

4° 4 h. ½ du matin. — Au maréchal Augereau, à Pösneck :

Ordre d'aller à Kahla.

Suivent des renseignements sur les autres corps d'armée.

5° 5 heures du matin. — Au maréchal Davout, à Mittel-Pöllnitz :

Ordre de marcher sur Naumburg où il arrivera, le plus vite qu'il pourra, en se faisant précéder de toute sa cavalerie légère. La division Sahuc (4e de dragons) sera sous ses ordres.

Suivent des renseignements sur l'armée.

6° 5 à 7 heures du matin. — Le major général expédia, au même moment, des ordres pour faire venir les garnisons de Bamberg, de Würzburg et d'Ellwangen, composées de contingents alliés, à Schleiz et à Baireuth.

 

Après avoir ordonné la répartition de ses forces dans la double éventualité de la retraite de l'ennemi sur Magdebourg ou de sa concentration près d'Erfurt, tout en accordant sa préférence à la seconde hypothèse dont la réalisation comblerait ses vœux, Napoléon écrivit à Talleyrand :

Les affaires vont ici tout à fait comme je les avais calculées, il y a deux mois à Paris, marche par marche, presque événement par événement ; je ne me suis trompé en rien Il se passera des choses intéressantes d'ici à deux ou trois jours : mais tout paraît me confirmer dans l'opinion que les Prussiens n'ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles.

L'Empereur dicta ensuite le deuxième bulletin de la Grande Armée, puis, au moment de monter à cheval pour se rendre à Géra, il adressa une courte lettre au maréchal Davout (8 h. ½ du matin) dans laquelle nous relevons le passage suivant :

Il serait possible que l'ennemi exécutât son mouvement de retraite derrière l'Ilm et la Saale ; car il me parait qu'il évacue Iéna. Il vous sera facile de vous en assurer, une fois arrivé à Naumburg.

Les lignes qui précèdent démontrent que, dans la matinée du 12, Napoléon ignorait les mouvements de l'ennemi.

Un seul point était acquis : le prince de Hohenlohe évacue le terrain de la rive droite de la Saale pour réunir son armée à celle du duc de Brunswick.

L'Empereur ne fit donner aucun ordre nouveau après son départ d'Auma pour Géra.

Il voulut attendre, avant de rien décider pour le lendemain, que les maréchaux Lannes, Davout et prince Murat lui eussent fait parvenir leurs rapports sur les événements de la journée, ainsi que les renseignements sur l'ennemi qu'ils auraient pu se procurer.

 

§ 2. — La journée du 13 octobre.

 

L'Empereur, qui s'était couché la veille à 8 heures du soir selon son habitude, se leva à minuit, dicta de nombreux ordres au major général concernant les subsistances, les troupes alliées, la réserve de cavalerie, le grand parc, la reconnaissance de l'ennemi, la liaison à établir entre les corps d'armée, etc.

Ces ordres furent expédiés, pour la plupart, entre 1 heure et 4 heures du matin.

A ce moment, Napoléon n'avait encore reçu aucun rapport de Murat, de Davout ni de Lannes.

Toutefois, ayant entendu, la veille au soir, le bruit de quelques coups de canon dans la direction d'Iéna, il en avait conclu avec son optimisme bien justifié que le maréchal Lannes avait franchi la Saale et se trouvait à Iéna.

Ordres de Napoléon lancés à 1 heure et 3 heures du matin.

Parmi les ordres des premières heures de la matinée, nous retiendrons les suivants :

1 heure du matin. — Ordre à l'intendant général de l'armée de faire continuer sur Auma les convois de subsistances dont la destination première était Kronach et d'y installer un hôpital. Cet ordre transférait, de Kronach à Auma, la tête d'étapes de route et conservait Forchheim, avec Bamberg pour annexe, comme tête d'étapes de guerre, pour employer la terminologie actuelle.

1 heure du matin. — Ordre à la division bavaroise de Wrède, en route pour Plauen, de se rendre à Schleiz.

1 heure du matin. — Ordre aux généraux Nansouty (Indivision de cuirassiers), d'Hautpoul (2e division de cuirassiers) et Klein (1re division de dragons), ainsi qu'aux grands parcs mobiles de l'artillerie et du génie, de ne pas dépasser Auma et de se cantonner aux environs de cette ville.

3 heures du matin. — Ordre à la division badoise de se rendre de Bamberg à Baireuth.

3 heures du matin. — Ordre à la division bavaroise Deroy de se porter d'Ingolstadt à Baireuth et d'investir le petit fort de Culmbach.

3 heures du matin. — Ordre au maréchal Ney d'aller avec son corps d'armée (le 6e) immédiatement d'Auma à Roda ; il fera nettoyer les armes.

Le reste de l'armée est au repos.

3 heures du matin. — Le major général prévient le prince Murat que l'armée prend repos aujourd'hui. On en profitera pour se procurer les vivres à charger dans les caissons, rallier les traîneurs et mettre les armes en état.

Le 3e bulletin de la Grande Armée.

Un peu après, Napoléon dicta le 3e bulletin de la Grande Armée, destiné à faire connaître à la France l'effarement de l'ennemi à la suite des combats de Schleiz et de Saalfeld.

Dans ce bulletin, les mouvements ordonnés, le 12 au matin, sont présentés comme faits, bien qu'aucun rapport sur les événements de cette journée ne fût encore parvenu au grand quartier général.

Sous l'impression vivace de ses projets de la nuit précédente, Napoléon, exposant la situation des corps de son armée à la date du 12 au soir, écrit :

En première ligne (sont) le corps d'armée du maréchal Davout (3e) à Naumburg, celui du maréchal Lannes (5e) à Iéna, celui du maréchal Augereau (7e) à Kahla.

Ces trois corps doivent en effet former, dans son esprit, la première ligne du dispositif en carré qui s'avancera de la Saale sur Weimar et Erfurt, si l'ennemi attend la bataille.

Demandes de renseignements à Lannes, Murat et Davout.

Cependant, il est 7 heures et aucun rapport de Lannes, de Davout ni de Murat n'est encore parvenu à l'Empereur.

Dans son impatience, Napoléon dépêche deux officiers d'ordonnance, l'un au maréchal Lannes à Iéna, l'autre au prince Murat à Zeitz, chacun d'eux porteur d'une lettre et muni d'un ordre personnel fixant le but de la mission et la nature des renseignements à rapporter.

Le général Lemarois est envoyé en même temps au maréchal Davout, à Naumburg, pour y prendre langue et en rapporter des renseignements, aussi bien sur le 3e corps que sur l'ennemi.

Les trois officiers ainsi expédiés à 7 heures du matin, doivent annoncer que l'Empereur sera, le même jour, à 1 heure du soir à Iéna, en passant par Roda.

Dans la lettre qu'il fait porter au prince Murat, Napoléon dévoile toute sa pensée :

Mon intention est de marcher droit à l'ennemi. S'il est à Erfurt, mon projet est de faire porter mon armée sur Weimar et de l'attaquer le 16.

Cette prévision résulte, on le voit, des calculs auxquels l'Empereur s'était livré pendant les dernières heures de la nuit précédente.

Si le prince de Wurtemberg (commandant la réserve stratégique de l'ennemi) venait à Leipzig, ce serait (pour vous) une bonne occasion de le rosser. J'ai son état de situation exact ; il n'a pas plus de 10.000 hommes.

Je n'ai pas de nouvelles d'Iéna et de Naumburg ; j'en recevrai sans doute dans une heure.

L'officier porteur de cette lettre devait inviter le prince Murat à se rendre de sa personne, le lendemain matin 14, avant 3 heures, auprès de l'Empereur, à Iéna.

Rapports d'Augereau, de Davout et de Murat.

Entre 7 heures et 9 heures du matin, Napoléon reçut trois rapports de ses maréchaux, qui achevèrent de lui dessiller les yeux.

1° Rapport du maréchal Augereau.

(Daté de Kahla, le 12 octobre, très tard dans la soirée.)

Après avoir rendu compte de son arrivée au delà de Kahla sans rencontrer l'ennemi, le maréchal Augereau écrit :

L'ennemi était à Iéna, mais on m'assure qu'il est parti et qu'il se porte sur Weimar. Le corps d'armée est commandé par le prince de Hohenlohe ; il doit, dit-on, se replier de Weimar sur Erfurt où se trouve l'armée du roi.

Beaucoup de déserteurs se sont présentés à moi. Ils disent qu'officiers et soldats sont tous frappés de terreur.

2° Rapport du maréchal Davout.

(Daté de Naumbourg, le 12 octobre, vers 10 heures du soir.)

Le maréchal Davout expose : La cavalerie est entrée à Naumburg, le 12, à 3 h. 1/2, et l'avant-garde à 8 heures du soir. Les 1re et 2e divisions ont été mises au bivouac, sur une profondeur de 12 kilomètres, en deçà de la ville.

La cavalerie s'est emparée de 12 pontons en cuivre avec attelages.

Tous les rapports des déserteurs, des prisonniers et des gens du pays se réunissent à annoncer que l'armée prussienne se trouve à Erfurt, Weimar et environs. Il est certain que le roi est arrivé hier (11) à Weimar ; on assure qu'il n'y a point de troupes entre Leipzig et Naumburg.

A ce rapport en était joint un second contenant le résumé des interrogatoires subis dans la soirée par les prisonniers, les déserteurs et les blessés recueillis à Naumburg.

3° Lettre du prince Murat à l'Empereur.

(Datée de Zeitz, 12 octobre, tard dans la soirée.)

Sire, je m'empresse d'adresser à Votre Majesté, un agent du général Savary[2], parti ce matin de Leipzig, qui était le 7 à Erfurt, le 8 à Naumburg ; il a par conséquent traversé toute l'armée ennemie. Il a rencontré, à Fulda, les postes avancés prussiens ; de là il en a trouvé à Gotha, Erfurt, Weimar et Naumburg. Le roi et la reine se trouvaient à Erfurt.

Le voile est déchiré.

De ces trois documents, le second était de beaucoup le plus important.

Quand le maréchal Davout écrit à l'Empereur :

Il est certain que le roi est arrivé hier (11) à Weimar (venant d'Erfurt), c'est que le fait a été sévèrement contrôlé.

Plus de doute, l'armée prussienne entame un mouvement de retraite d'Erfurt vers Magdebourg.

Aussitôt, à 9 heures du matin, Napoléon dicte à l'adresse du prince Murat une lettre qui débute ainsi :

Enfin, le voile est déchiré ; l'ennemi commence sa retraite a sur Magdebourg. Portez-vous, le plus tôt possible, avec le corps de Bernadotte (1er) sur Dornburg. Venez-y surtout avec vos dragons et votre cavalerie (légère).

Je crois que l'ennemi essayera d'attaquer le maréchal Lannes à Iéna ou qu'il filera. S'il attaque le maréchal Lannes, votre position à Dornburg vous permettra de le secourir.

L'arrivée du roi de Prusse à Weimar est synonyme pour Napoléon de commencement de retraite générale vers l'Elbe. Le voile est déchiré.....

Il ne reste plus que deux éventualités auxquelles il faille parer :

1° L'ennemi attaquera le maréchal à Iéna, avant de filer ;

2° Il exécutera, sans désemparer, sa retraite sur Magdebourg.

Le seul danger est de voir le 5e corps, s'il n'est promptement secouru, succomber devant des forces quintuples des siennes.

Toute l'activité de Napoléon va dès lors s'employer aux moyens de faire arriver sur Iéna, soit directement, par le pont de Lobeda, soit indirectement, par Naumburg et Dornburg, la majorité des corps de la Grande Armée.

Sans perdre une minute, à 9 heures du matin, l'Empereur expédie, de Géra, un officier d'ordonnance à la rencontre des divisions de la réserve de cavalerie, sur Auma, pour leur communiquer l'ordre écrit de pousser jusqu'à Roda et, si elles entendaient le canon du côté d'Iéna, de continuer leur marche vers ce point.

A la même heure (9 heures), le major général (à Géra) adresse au maréchal Soult (4e corps, à Gera), l'ordre d'aller immédiatement, à la tête de sa cavalerie et d'une division, à Roda, et de prévenir les deux autres divisions de se tenir prêtes à marcher dans la nuit.

Le 4e bulletin de la Grande Armée.

L'Empereur dicta, à 10 heures, le quatrième bulletin de la Grande Armée, quelques lignes à peine, pour annoncer le désastre prochain de l'ennemi.

L'armée prussienne est prise en flagrant délit, elle est tournée. Il parait que l'armée prussienne se met en marche pour gagner Magdebourg ; mais l'armée française a gagné trois marches sur elle.

L'anniversaire des affaires d'Ulm (15 octobre 1805), sera célèbre dans l'histoire de France.

Napoléon à Iéna.

Aussitôt après, Napoléon monta à cheval et se dirigea sur Iéna en passant par Langenberg et Köstritz. En arrivant à ce dernier village situé à 12 kilomètres de Géra, l'Empereur fit adresser (à 11 h. ½) au maréchal Soult l'ordre de faire venir de Gera en ce point, les deux divisions formant le gros du 4e corps, afin qu'elles fussent plus tôt prêtes à atteindre, le lendemain, soit Iéna, soit Naumburg.

L'Empereur continua ensuite sur Iéna, et, lorsqu'il en était à 6 kilomètres environ, vers 3 heures, il reçut d'un officier du maréchal Lannes un rapport daté de midi dans lequel ce maréchal annonçait son arrivée, la veille, devant Iéna où se trouvait un corps ennemi de 12.000 à 15.000 hommes, la retraite de cet ennemi après un échange de quelques coups de canon, l'occupation d'Iéna dans la matinée du 13, et l'envoi de la division Suchet à 4 kilomètres au delà, dans la direction de Weimar.

Le maréchal Lannes ajoutait :

D'après les renseignements donnés par les habitants, le roi était encore avant-hier (le 11) à Erfurt. Je ne sais s'il veut nous livrer bataille au lieu de se retirer. Il y a un camp d'environ 20.000 à 25.000 hommes entre Iéna et Weimar. Je vais pousser des reconnaissances pour savoir au juste où l'ennemi se trouve.

Je désirerais savoir si l'intention de Votre Majesté est que je marche avec mon corps d'armée sur Weimar. Je n'ose prendre sur moi d'ordonner ce mouvement par la crainte que j'ai que Votre Majesté ne veuille me donner une autre direction.

P.-S. — J'apprends à l'instant même que l'ennemi a un camp de 30.000 hommes à une lieue d'ici (4 kilomètres) sur la route de Weimar ; il serait très possible qu'il voulût nous livrer bataille.

A ce moment (3 heures), du point de la route où se trouvait Napoléon, on entendait la fusillade dans la direction d'Iéna. L'Empereur pensa que la bataille allait peut-être s'engager, le soir même, et qu'elle prendrait son développement le lendemain.

Il s'arrêta donc sur la route et dicta, séance tenante, au major général quatre ordres à faire porter immédiatement :

1° Au maréchal Lefebvre, de marcher avec la Garde sur Iéna ;

2° Au maréchal Soult, de hâter sa marche sur Iéna ;

3° Au maréchal Ney, de pousser aussi loin que possible sur Iéna ;

4° Au maréchal Davout, de manœuvrer sur la gauche de l'ennemi, le soir même, s'il entendait la canonnade vers Iéna, et, dans le cas contraire, d'attendre des ordres pour le lendemain.

Le maréchal Lannes, en vrai chef d'avant-garde, montra autant de sagesse que de prudence lorsqu'il fit taire son impétuosité pour prendre une attitude expectante, au lieu de marcher avec tout son corps d'armée sur Weimar.

Mais, si l'Empereur l'avait préalablement orienté sur ses projets, il lui aurait évité toute hésitation.

Ici encore, apparaît le défaut que nous avons si souvent signalé dans la méthode de commandement de Napoléon.

Le 12 octobre, à 4 heures du matin, le 3e corps est lancé sur Naumburg, le 1er corps sur Zeitz, et le 5e corps sur Iéna, sans qu'un seul des maréchaux qui commandent ces corps d'armée ait reçu communication des intentions de l'Empereur au cas où l'ennemi serait rencontré en grandes forces ou en position.

Napoléon leur dit bien : L'art, aujourd'hui, est d'attaquer tout ce qui est en marche, mais il n'expose pas ses projets intimes et ne donne d'autre mission que d'occuper des points géographiques. C'était insuffisant et même dangereux.

Quand un Lannes ou un Davout se trouvèrent en face d'une situation imprévue, ils surent, grâce à leur intuition des choses de la guerre et à leur talent de manœuvrier, prendre les dispositions qui convenaient à la circonstance du moment ; mais les hommes de guerre de cette trempe sont rares à toutes les époques. Il faut donc que la méthode de commandement soit établie pour la majorité des généraux.

Le maréchal Augereau, par exemple, dont la capacité ne semble pas avoir dépassé la moyenne, se lamentait sans cesse de ne rien savoir sur ce qu'il devait faire.

L'Empereur ne m'a donné d'autres ordres que de me a rendre à Kahla, écrivait-il, le 13, dans la soirée, au maréchal Lannes.

Quoi qu'il en soit, Napoléon, une fois ses ordres lancés (à 3 heures) pour faire arriver, le soir même et pendant la nuit suivante, les 4 e et 6e corps, ainsi que la Garde et les divisions de cavalerie de la réserve, à Iéna, continua sa route sur cette ville et vint rejoindre, un peu après 4 heures, le maréchal Lannes sur le mamelon assez escarpé qui a nom : Landgrafenberg (Napoleonsberg depuis la bataille) et qui s'élève à 1500 mètres au nord-ouest d'Iéna.

Les avant-postes de l'ennemi s'étendaient, à ce moment, depuis Münchenrode jusqu'à Dornburg, par Cospoda, Closwitz, Rödingen et les bois de Neuen-Gönne.

Le 7e corps avait serré sur le 5e corps et se trouvait réuni au sud d'Iéna.

L'Empereur ordonna que, pendant la nuit, le 5e corps, massé dans le ravin de Mühl-Thal, vint se ranger sur le Landgrafenberg en plusieurs lignes, par divisions accolées.

La Garde à pied, en arrivant le soir à Iéna, monta au Landgrafenberg et se plaça derrière le 5e corps. L'artillerie de la Garde dut également gravir le mauvais chemin taillé dans le roc qui menait au Landgrafenberg pour venir prendre position sur ce mamelon.

Des travaux furent prescrits, quelques-uns surveillés par Napoléon en personne, afin de rendre plus faciles les débouchés d'Iéna sur les positions de rassemblement assignées aux corps d'armée.

Le maréchal Soult, qui venait derrière la Garde, à la tête de sa cavalerie et sa 3e division, eut l'ordre de passer la nuit près de Löbstedt, dans une gorge suivie par le chemin conduisant de ce village à celui de Rödingen. Le maréchal Ney, précédant son avant-garde qui ne devait le rejoindre que le lendemain matin, arriva de sa personne auprès de l'Empereur, dans la nuit.

Le prince Murat fut exact au rendez-vous que lui avait donné Napoléon, le matin du 14, à 7 heures.

Les rapports des maréchaux.

Pendant la nuit du 13 au 14 octobre, l'Empereur reçut plusieurs rapports émanant du prince Murat, du maréchal Bernadotte et du maréchal Davout.

Le 12, le 1er corps s'était avancé jusqu'à Meineweh, sur la route de Zeitz à Naumburg, afin de se rapprocher du 3e corps, tandis que la 3e division de dragons, avec le prince Murat, s'établissait à Teuchern et que la brigade Lasalle, de Molsen, poussait des reconnaissances sur Pegau et Leipzig, Weissenfels et Merseburg.

1° Rapports de Murat.

Le 13, à 4 heures du matin, le prince Murat rendait compte à l'Empereur que, l'ennemi se trouvant indubitablement sur Erfurt et Weimar, le 1er corps allait marcher sur Naumburg, couvert au Nord par la brigade de cavalerie légère Milhaud qui serait à Weissenfels.

A 8 heures, second rapport du prince pour annoncer que la réserve (stratégique) du prince de Wurtemberg est signalée entre Dessau et Halle.

À 4 heures du soir, troisième rapport de Murat, daté de Naumburg, faisant connaître l'heureux résultat de la reconnaissance envoyée à Leipzig, ainsi que l'arrivée du 1er corps auprès de Naumburg, et accusant réception des deux ordres de l'Empereur, expédiés -à 7 heures et à 9 heures du matin.

Le prince écrit que le 1er corps va se porter à Dornburg.

2° Rapports de Bernadotte.

Le maréchal Bernadotte annonçait, à 7 heures du matin, qu'il allait partir avec son corps d'armée (le 1er) de Meineweh sur Naumburg.

Le maréchal, dans un second rapport date de Naumburg à 6 heures du soir, faisait connaître qu'en dépit de la fatigue de ses troupes, il les ferait partir, à 6 h. ½ du soir, pour Camburg où elles seraient rendues avant minuit.

Après un repos suffisant, le 1er corps sera le 14, avant le jour, à Dornburg, prêt à se porter sur Weimar ou partout ailleurs.

Mais un troisième rapport du maréchal Bernadotte au major général, daté de Naumburg, à 8 heures du soir, était ainsi conçu :

Le maréchal Davout me communique à l'instant, Monsieur le Duc, votre lettre d'aujourd'hui (écrite à 3 heures du soir), apportée par M. Périgord, votre aide de camp ; d'après son contenu, j'ai cru devoir arrêter le mouvement dont je vous ai rendu compte dans ma lettre de ce soir, datée de 6 heures, puisque vous n'ordonnez au maréchal Davout de manœuvrer sur la gauche de l'ennemi que dans l'hypothèse où M. le maréchal Lannes aurait été attaqué ce soir du côté d'Iéna, et que vous ajoutez que (si) l'attaque n'ayant (n'a) pas eu lieu, il recevra les dispositions de l'Empereur pour la journée de demain. Comme je pense que ces dispositions sont générales, j'arrête mes troupes où elles se trouvent et j'attends de nouveaux ordres.

Je suis encore avec tout mon corps dans les environs de Naumburg. Je suis prêt à exécuter les mouvements que l'Empereur ordonnera.

3° Rapports de Davout.

Le maréchal Davout expédia, le 13, deux rapports au major général.

Le maréchal rendait compte, dans le premier, des résultats des reconnaissances lancées, la veille au soir et le matin même, dans la direction d'Iéna, par le pont de Kösen.

Ce premier rapport, qui constate la présence de l'ennemi entre Iéna et Kösen, a dû être expédié vers midi.

Il fait connaître aussi l'occupation, par un détachement du 3e corps, de la ville de Freyburg, au débouché (rive gauche) du pont sur l'Unstrutt que traverse la route de Weimar à Merseburg.

Le second rapport du maréchal Davout, qui fut envoyé après la tombée de la nuit, annonçait la présence d'un ennemi nombreux à peu de distance du pont de Kösen et signalait l'occupation de ce village par un bataillon du 3e corps destiné à maîtriser le débouché sur la rive gauche de la Saale.

Le maréchal terminait son bref rapport par cette phrase : Toutes mes dispositions sont prises en cas d'événement.

A l'aile droite française, toutes les mesures furent inspirées par une notion juste de la situation, aussi longtemps que le prince Murat conserva la haute direction du 1er corps et des trois divisions de cavalerie d'exploration.

 

L'affaire Bernadotte.

Malheureusement, le maréchal Bernadotte, aussitôt qu'il fut livré à lui-même, par suite du départ du prince se rendant isolément à Iéna, fit preuve d'une indiscipline bien coupable.

Ce maréchal, un des plus intelligents et peut-être le plus fin de tous les généraux de son temps, ne put pas ne pas comprendre que l'attaque dont le maréchal Lannes serait, oui ou non, l'objet, le soir du 13 octobre, ne modifiait en rien la situation générale exigeant que le 1er corps se trouvât, le 14 au matin, non pas seulement à Dornburg mais tout entier sur la rive gauche de la Saale, vis-à-vis de ce point.

Le maréchal Bernadotte, dans son rapport, expédié de Naumburg, le 13 à 6 heures du soir, s'efforce d'excuser par avance son inaction en invoquant la communication adressée par le major général au maréchal Davout, à 3 heures du soir, d'après laquelle de nouveaux ordres pour le lendemain seront expédiés pendant la nuit, au cas où le maréchal Lannes n'aurait pas été attaqué le soir même.

En fait, le 1er corps prit des bivouacs échelonnés, le 13 au soir, au bord de la route de Dornburg, la queue à Naumburg où le maréchal Bernadotte passa la nuit.

A 3 heures du matin, le 14, le maréchal Davout reçut à Naumburg un ordre du major général daté du bivouac d'Iéna, 10 heures du soir, qui portait en substance : L'Empereur a reconnu l'armée prussienne sur les hauteurs entre Iéna et Weimar. Son intention est de se porter contre elle le lendemain. En conséquence, le 3e corps ira sur Apolda, dans le flanc de cette armée.

La dépêche ajoutait :

Si le M. maréchal Bernadotte se trouve avec vous, vous pourrez marcher ensemble ; mais l'Empereur espère qu'il sera dans la position qu'il lui a indiquée, à Dornburg.

Le maréchal Davout alla voir aussitôt le maréchal Bernadotte à son logement pour lui communiquer l'ordre qu'il venait de recevoir et l'inviter instamment à se joindre au 3e corps dans sa marche sur Alpoda.

Le chef du 1er corps répondit qu'il irait à Dornburg.

Circonstance aggravante : les trois divisions de cavalerie qui avaient reçu, le 13 dans la soirée, l'ordre du prince Murat de se rendre le plus tôt possible, à Dornburg, furent contraintes de s'arrêter derrière le 1er corps et ne purent échapper le lendemain à l'obstruction créée par la présence, devant elles, des colonnes du 1er corps qu'en se jetant sur la rive gauche de la Saale par le très mauvais passage de Camburg.

Napoléon, dans ses Mémoires dictés à Sainte-Hélène, a flétri en ces termes la passivité coupable du maréchal Bernadotte :

La conduite de Bernadotte, à Iéna, a été telle que l'Empereur avait signé le décret pour le faire traduire devant un conseil de guerre, et il eût été infailliblement condamné tant l'indignation était grande dans l'armée. C'est en considération de la princesse de Ponte-Corvo, qu'au moment de remettre le décret au prince de Neufchâtel (maréchal Berthier), l'Empereur le déchira.

La nuit du 13 au 14 octobre, près d'Iéna.

Napoléon passa la nuit du 13 au 14 octobre, au bivouac, sur le Landgrafenberg.

Dans le 5e bulletin de la Grande Armée, dicté par lui le lendemain de la bataille, on lit :

La nuit (du 13 au 14) offrait un spectacle digne d'observation ; celui de deux armées dont l'une déployait son front sur six lieues d'étendue et embrasait de ses feux l'atmosphère, l'autre dont les feux apparents étaient concentrés sur un petit point.

Pendant la nuit du 31 août au 1er septembre 1870, l'armée de Châlons embrasait aussi de ses feux l'atmosphère, tandis que l'armée prussienne manœuvrant pour l'envelopper ne montrait pas un seul feu.

Les rôles de 1806 étaient intervertis.

 

§ 3. — La journée du 14 octobre.

 

Dispositions de l'ordre de bataille, près d'Iéna.

Vers la fin de la nuit du 13 au 14 octobre, Napoléon dicta, à la lueur de l'unique feu de bivouac allumé sur le Landgrafenberg, l'ordre du jour intitulé :

Dispositions de l'ordre de bataille.

Au bivouac d'Iéna, 14 octobre 1806.

M. le maréchal Augereau commandera la gauche ; il placera sa 1re division en colonne sur la route de Weimar (Mühl-Thal), jusqu'à noie hauteur par où le général Gazan (division de gauche du 5e corps) a fait monter son artillerie sur le plateau ; il tiendra des forces nécessaires sur le plateau de gauche à hauteur de la tête de sa colonne. Il aura des tirailleurs sur toute la ligne ennemie, aux différents débouchés des montagnes. Quand le général Gazan aura marché en avant, il débouchera sur le plateau avec tout son corps d'armée, et marchera ensuite, suivant les circonstances, pour prendre la gauche de l'armée.

M. le maréchal Lannes aura, à la pointe du jour, toute son artillerie dans ses intervalles et dans l'ordre de bataille où il a passé la nuit (par divisions accolées, chacune sur trois lignes). L'artillerie de la Garde impériale sera placée sur la hauteur (Landgrafenherg), et la Garde sera derrière le plateau, rangée sur cinq lignes, la première ligne, composée des chasseurs, couronnant le plateau.

Le village qui est sur notre droite (Closwitz) sera canonné avec toute l'artillerie du général Suchet et, immédiatement après, attaqué et enlevé.

L'Empereur donnera le signal ; on doit se tenir prêt, à la pointe du jour.

M. le maréchal Ney sera placé, à la pointe du jour, à l'extrémité du plateau (au pied des pentes de la rive gauche, au Nord et près d'Iéna) pour pouvoir monter et se porter sur la droite du maréchal Lannes, du moment que le village (Closwitz) sera enlevé, et que, par là, on aura la place du déploiement.

M. le maréchal Soult débouchera par le chemin qui a été reconnu sur la droite (de Lübstadt et de Zwetzen sur Rödingen), et se tiendra toujours lié pour tenir la droite de l'armée.

L'ordre de bataille, en général, sera, pour MM. les maréchaux, de se former sur deux lignes, sans compter celle d'infanterie légère ; la distance des deux lignes sera, au plus, de 100 toises (200 mètres environ).

La cavalerie légère de chaque corps d'armée sera placée pour être à la disposition de chaque général, pour s'en servir suivant les circonstances.

La grosse cavalerie, aussitôt qu'elle arrivera, sera placée sur le plateau et sera en réserve derrière la Garde, pour se porter où les circonstances l'exigeront.

Ce qui est important aujourd'hui, c'est de se déployer en plaine ; on fera ensuite (donc) les dispositions que les manœuvres et les forces que montrera l'ennemi indiqueront, afin de le chasser des positions (d'avant-postes) qu'il occupe, et qui sont nécessaires pour le déploiement.

Par ordre de l'Empereur :

Le Major général,

Signé : Maréchal A. BERTHIER.

 

L'ordre ci-dessus ne vise pas à livrer bataille le jour même.

Il a surtout pour objet de rejeter les avant-postes de l'ennemi au delà des villages de Cospoda, de Closwitz et de Rodingen, afin de gagner l'espace nécessaire aux dispositions et aux manœuvres ultérieures de la Grande Armée.

Pour nous servir d'une locution adoptée aujourd'hui : Napoléon veut, avant tout, se ménager une zone de manœuvres.

Le gros des forces prussiennes étant campé du côté de Capellendorf, à moitié chemin entre Iéna et Weimar, il faut que les quatre corps et la Garde, qui sont ou vont être réunis auprès d'Iéna, prennent d'abord leur ordre de bataille en plaine, à une distance des débouchés difficiles de la Saale qui leur permette de se mouvoir à l'aise dans tous les sens.

La journée du 14 sera donc employée, dans l'esprit de Napoléon, à prendre l'espace nécessaire au déploiement.

Toutefois, l'Empereur prend ses précautions pour le cas où les engagements de sa nouvelle avant-garde (5e corps) provoqueraient une véritable bataille, en appelant à lui toutes les forces qu'il a encore en arrière.

L'action du 14 dont il se réserve de donner le signal sera entamée uniquement par le 5e corps agissant en qualité d'avant-garde.

Une fois que ce corps d'armée aura gagné l'espace en avant qui est nécessaire au déploiement, le 7e corps viendra à sa gauche et à sa hauteur, le 6e à sa droite, et le 4e corps se placera en dehors de l'aile droite du 6e corps, tout en restant en liaison avec lui.

L'ordre pour les dispositions de l'ordre de bataille ne dit pas un mot des 1er et 3e corps.

En effet, ces deux corps d'armée devant manœuvrer contre l'aile gauche de l'ennemi s'ils entendent le canon du maréchal Lannes (ordres du 13 octobre, 3 heures et 10 heures du soir), il est d'autant plus inutile d'en parler que la journée du 14 doit être employée uniquement aux préparatifs de la bataille prévue pour le lendemain.

On remarquera que dans les dispositions de l'ordre de bataille on ne voit figurer aucun nom de ravin, de hauteur, de bois ni de village.

Napoléon a dû dicter son ordre, dans une demi-obscurité, sans pouvoir consulter la carte. Or, il avait la mémoire des lieux très développée et celle des noms tout à fait mauvaise, ainsi qu'on l'a constaté de tout temps chez les hommes supérieurs.

L'ordre de bataille, prescrit par l'Empereur, fixe un dispositif préparatoire de combat.

Cet ordre a pour objet de ranger les quatre corps disponibles et la Garde sur les emplacements et dans les formations les mieux appropriés aux manœuvres qui amèneront l'engagement de la bataille.

La dernière phrase des dispositions contient un mot que le maréchal Berthier a dû écrire contrairement à la pensée de l'Empereur ; c'est le mot ensuite à la place du mot donc.

Si l'on remplace, dans le texte, ensuite par donc, la phrase est claire, limpide, bien dans l'esprit des projets de Napoléon, tandis que le maintien du mot ensuite lui enlève son caractère de précision.

 

§ 4. — Aperçu des opérations saxo-prussiennes du 10 au 14 octobre.

 

Il nous faut maintenant jeter un coup d'œil sur les projets et opérations du duc de Brunswick depuis le 10 jusqu'au 14 octobre.

Suivant Napoléon :

Le roi de Prusse voulant commencer les hostilités au 9 octobre, en débouchant sur Francfort par sa droite (corps de Rüchel), sur Würzburg par son centre (armée principale), et sur Bamberg par sa gauche (armée du prince de Hohenlohe), toutes les divisions de son armée étaient disposées (le 9 octobre) pour exécuter ce plan.

Le 10 octobre, dans la soirée, à la nouvelle des échecs de Schleiz et de Saalfeld, le due de Brunswick, d'accord avec le roi, décida la retraite de toutes les forces saxo-prussiennes dans la direction de l'Elbe.

Le mouvement commença, le lendemain, en partant d'Erfurt.

Le 12, l'armée principale atteignit les environs de Weimar.

Le projet de retraite comportait la marche de l'armée principale sur Merseburg, par Apolda, Eckardsberg et Freystadt.

Les divisions Rüchel et Weimar, rappelées, l'une d'Eisenach, l'autre de Meiningen, s'efforceraient de rejoindre en cours de route.

Afin de couvrir la retraite de l'armée principale, l'armée du prince de Hohenlohe prendrait position sur les hauteurs de Capellendorf puis formerait arrière-garde en se retirant à son tour sur Eckardsberg.

Le 12 au soir, la division Tauenzien occupait Iéna et les débouchés de la Saale, limitrophes.

Le 13 au matin, le général Tauenzien craignant d'être eoupé de Capellendorf par le maréchal Lannes descendant avec son corps d'armée la rive gauche de la Saale, fit retirer ses troupes sur Le gros de l'armée du prince de Hohenlohe.

Dans la journée, le prince voulut réparer la maladresse de son lieutenant. Il lui ordonna de réoccuper avec sa division les positions qui dominent les débouchés d'Iéna ; mais le général Tauenzien se contenta de tenir les villages de Münchenrode, Cospoda et Closwitz.

En outre, un détachement composé de 4.000 hommes sous les ordres du général Holzendorf fut envoyé à Dornburg pour défendre les débouchés de la Saale de ce côté.

Le 13, à midi, l'armée principale se mit en mouvement des environs de Weimar, par la route d'Apolda, en se couvrant de l'Ilm, et son avant-garde atteignit, dans la soirée, Reisdorf, pendant qu'une de ses divisions poussait sur Auerstsedt avec l'ordre de chasser, le lendemain, de Naumburg, le détachement français qu'on savait s'y trouver, depuis le 12 au soir, sans avoir encore pu en apprécier la force.

 

§ 5. — La double bataille d'Iéna-Auerstsedt.

 

La bataille d'Iéna a été amenée par l'extension imprévue qu'a pris le combat d'avant-garde engagé par le 5e corps pour gagner l'espace nécessaire au déploiement, et, le même jour, la bataille d'Auerstaedt est résultée de la rencontre d'une division prussienne allant à Naumburg avec l'avant-garde du 3e corps français en marche sur Apolda.

L'Empereur espérait trouver, le 15 encore, toute l'armée prussienne rangée en bataille sur les hauteurs de Capellendorf ; ce n'est donc pas avec deux corps (5e et 7e), la Garde à pied, une division du 4e corps et la brigade d'avant-garde du 6e corps (en tout, 50.000 hommes), les seules troupes à sa disposition le 14 jusqu'à midi, qu'il a pu concevoir la pensée de marcher à l'attaque de 150.000 hommes en position.

Il fallait, pour débusquer l'ennemi et le battre, une manœuvre que les 3e et 1er corps étaient seuls à même d'exécuter, non le 14, mais le 15.

 

Nous ne décrivons pas les combats dont l'ensemble constitue les batailles simultanées d'Iéna et d'Auerstaedt.

Les moyens de lutte ont pris un tel développement depuis Napoléon que l'étude des procédés tactiques employés par les troupes françaises, à Iéna et à Auerstaedt, ne présenterait qu'un médiocre intérêt.

D'une manière générale, l'occupation et la défense des points d'appui du terrain jouèrent, du côté français, un rôle considérable.

Les Prussiens, au contraire, abandonnèrent presque sans combat les bois et les villages occupés au début par leurs troupes légères, et, lorsque ces points d'appui furent tombés au pouvoir des Français, ils usèrent leurs forces à vouloir les reprendre.

Dans l'armée française, les trois armes agirent constamment de concert tandis que les Prussiens firent donner leur cavalerie, leur artillerie et leur infanterie, séparément, à tour de rôle.

La bataille d'Iéna eut lieu le 14, malgré les intentions de l'Empereur, et celle d'Auerstaedt fut pour lui un objet d'étonnement.

Mais, ainsi que nous l'avons montré précédemment, le dispositif stratégique prescrit par Napoléon, le 12 octobre à 4 heures du matin, répondait aux deux principales éventualités : 1° Retraite de l'ennemi sur l'Elbe ; 2° Concentration des armées prussiennes à Erfurt.

Dans le 5e bulletin de la Grande Armée en date du 15 octobre, Napoléon présente les événements comme s'il les eût tous prévus.

Ce bulletin tient autant du roman que de la réalité.

Après avoir exposé les résultats heureux du combat d'avant-garde qui donnèrent à l'armée française l'espace nécessaire à son déploiement, le bulletin ajoute :

L'Empereur eût désiré de retarder de deux heures (!) d'en venir aux mains, afin d'attendre dans la position qu'il venait de prendre après l'attaque du matin, les troupes qui devaient le joindre et surtout sa cavalerie ; mais l'ardeur française l'emporta.

Effectivement, le maréchal Ney, après avoir vu arriver son avant-garde (brigade de cavalerie Colbert, le 25e léger et deux bataillons d'élite), vers 9 heures, au Landgrafenberg, avait constaté un assez grand intervalle entre le 7e et le 5e corps, s'y était jeté, puis avait lancé ses quelques bataillons sur Vierzen-Heiligen et le petit bois situé entre ce village et Isserstaedt.

C'est alors que le général Gräwert fit quitter à sa division les hauteurs de Capellendorf où elle était déployée et la porta à l'attaque de Vierzen-Heiligen.

Napoléon vit aussitôt que l'action allait se généraliser.

Sans perdre une minute à récriminer contre la folle audace du maréchal Ney, il donna ses ordres pour la bataille, et, jusqu'à la fin de la journée, resta maître des événements.

Du côté de Naumburg, le maréchal Davout, en exécution de l'ordre reçu à 3 heures du matin d'avoir à se porter sur Apolda, fit rompre avant le jour la 3e division (Gudin) dans la direction de Kösen.

Cette division, en avant-garde du 3e corps, parvint au pont de la Saale, à 6 heures, monta sur le plateau et, au moment d'atteindre Hassenhausen, se trouva en présence d'une division prussienne (Schmettau), accompagnée de 25 escadrons sous les ordres de Blücher.

Le village, rapidement occupé par un régiment français, devint un point d'appui extrêmement utile à la défensive du 3e corps durant la première partie de la bataille d'Auerstaedt.

Le duc de Brunswick fit soutenir la division Schmettau par une seconde puis par une troisième division, en sorte que les efforts des Prussiens ayant été successifs, le maréchal Davout put les briser les uns après les autres.

Plus tard, quand le duc de Brunswick, renonçant à forcer le passage de l'Unstrutt, se résolut à reporter son armée sur Weimar sous la protection de ses 4e et 5e divisions non encore engagées, le maréchal Davout prit l'offensive à son tour et changea en retraite désordonnée une marche rétrograde entamée tout d'abord avec ensemble.

La double bataille d'Iéna-Auerstædt fit crouler, en un seul jour, la puissance militaire de la Prusse. Jamais action de guerre ne fut plus décisive.

 

§ 6. — Conclusion.

 

La manœuvre d'Iéna, commencée le 12 au matin pour se terminer le 14 octobre, est une des plus belles que Napoléon ait conçues, mûries et mises à exécution.

Au dernier moment, elle a été compromise par deux incidents :

1° Le départ inopiné de l'armée prussienne principale quittant Weimar le 13, à midi, pour se diriger sur Merseburg ;

2° L'impétuosité du maréchal Ney, à Iéna, rendant inévitable une bataille que Napoléon voulait remettre au lendemain.

Le premier de ces faits, qui découle de la liberté, pour l'ennemi, de se mouvoir aussi longtemps que toutes ses forces n'ont pas été engagées, démontre La nécessité de n'être vulnérable nulle part. Or cette condition, du côté français, était remplie, car le maréchal Davout, en supposant qu'il n'eût pu déboucher par le pont de Kosen se serait trouvé en situation, même sans l'appui du 1er corps, de contenir l'armée du roi, pendant un jour au moins en se couvrant de la Saale.

L'incident relatif au maréchal Ney, le 14, corrobore cette vérité que le commandant en chef, pour si fort qu'il soit, n'est plus le maître absolu des événements à partir de l'heure où les troupes arrivent au contact tactique.

On a dit que, le 13, les 5e et 7e corps auraient pu être anéantis par l'armée prussienne si elle se fût portée tout entière de Weimar sur Iéna.

Les 5e et 7e corps, ayant franchi la Saale, le 12, au pont de Kahla, n'avaient point, le 13, la Saale derrière eux ; mais appuyaient leur droite à cette rivière. En cas d'attaque par des forces très supérieures, les maréchaux Lannes et Augereau auraient combattu en retraite, de position en position, le long de la Saale, afin de donner à Napoléon le temps d'improviser la manœuvre la plus convenable.

 

La manœuvre d'Iéna fut basée sur la constatation suivante :

La Saale est une rivière profondément encaissée, offrant des passages peu nombreux.

Au cours de cette manœuvre, la Grande Armée présente deux avant-gardes stratégiques, fortes chacune de deux corps d'armée et, en arrière, une réserve de même composition.

Les avant-gardes stratégiques ont pour mission de traverser la Saale en deux points distants, l'un de l'autre, de 30 kilomètres, l'espace intermédiaire étant dépourvu de passages faciles.

Si le groupe de gauche (5e et 7e corps) trouve les ponts de Kahla et de Lobeda détruits et la rivière défendue, le groupe de droite (1er et 3e corps) franchira la Saale près de Naumburg et sera bientôt suivi du groupe central ou réserve (4e et 6e corps). Ces deux derniers groupes remonteront ensuite la rive gauche de la Saale, jusque dans le flanc gauche de l'ennemi en position devant le groupe de gauche.

Au contraire, si l'avant-garde stratégique de gauche passe la Saale sans difficultés près d'Iéna, la réserve la suivra, et l'avant-garde stratégique de droite sera une masse de manœuvre destinée à marcher dans le flanc gauche de l'ennemi pendant la bataille de front que lui livreront les quatre autres corps d'armée.

De quelque manière et sous quelque point de vue l'on envisage la manœuvre d'Iéna, on ne peut qu'admirer la prévision surhumaine de Napoléon et la profondeur comme la simplicité de ses calculs d'adaptation des moyens au but.

La manœuvre d'Iéna, malgré les incidents qui en ont dérangé, au dernier moment, l'exécution, restera pour les hommes de guerre de tous les temps un pur chef-d'œuvre.

 

§ 7. — Les détracteurs de la manœuvre d'Iéna.

 

Le 15 octobre, Napoléon écrivit à l'Impératrice :

Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens et j'ai gagné hier une grande bataille.

La manœuvre d'Iéna, ainsi que la plupart des conceptions grandioses, a été peu comprise des contemporains.

La majorité des généraux français ayant pris part à la campagne d'Iéna l'ont taxée de miraculeuse mais un très petit nombre en ont découvert la trame.

Murat et Lannes, par intuition, Davout, grâce à son esprit réfléchi, sont peut-être les seuls maréchaux qui, en 1806, aient saisi la pensée de l'Empereur dans ses principales manifestations.

Il n'est pas étonnant, alors, que des généraux de deuxième et de troisième ordre, tant français qu'étrangers, aient attribué à la manœuvre d'Iéna le caractère d'une opération brillante, mais des plus périlleuses et, dans tous les cas, en opposition formelle avec les principes de guerre universellement admis.

Les esprits bornés ne peuvent embrasser à la fois qu'un petit nombre d'éléments, tandis que le propre de l'homme supérieur, est, au contraire, de réunir dans le champ de sa vision, tous les facteurs essentiels.

 

La manœuvre d'Iéna a donc eu de nombreux détracteurs. Parmi eux, les uns, comme le général Rogniat, officier du génie dans les armées de Napoléon, se sont laissé guider par l'esprit mathématique qui n'admet pas les données relatives ; les autres ont versé le blâme sans s'être donné la peine d'étudier la correspondance de Napoléon avec ses maréchaux ; tous, enfin, ont discuté à la légère, sous l'empire de l'ignorance, de la haine, ou d'idées préconçues.

Le général Rogniat écrivait, en 1816, dans ses Considérations sur l'art de la guerre :

La manœuvre de Davout sur Naumburg fut plus heureuse que sage ; le 3e corps devait être battu.

 

Un officier général de notre temps, qui fut longtemps un adversaire résolu de la stratégie à laquelle il refusait toute valeur pratique, a publié, en 1878, une brochure où l'on peut lire :

En 1806, c'est la tactique surtout qui décida la victoire.

Napoléon, méconnaissant comme à Marengo ses propres principes, se trouve en présence de l'ennemi sans avoir le temps de concentrer ses corps d'armée trop éloignés les uns des autres.

Une double bataille s'engage ; elle est gagnée à Auerstaedt et à Iéna. La stratégie n'a rien fait en cette occasion ; tout est dû à la valeur des troupes.

 

Le général prince de Hohenlohe, dans ses Lettres sur la stratégie, publiées en 1887, critique à son tour la manœuvre d'Iéna :

Ce n'est que par un hasard que l'armée française échappa, le 13 octobre 1806, à une défaite qui lui aurait imposé silence dans la mauvaise situation stratégique où elle se trouvait.

Ensuite, comparant les opérations allemandes de 1870 à celles de la Grande Armée française en 1806, le prince ne craint pas de dire :

Les plus jeunes élèves de Napoléon, nos généraux de 1866 et de 1870, ont surpassé le maître, car leur stratégie a été plus réfléchie, plus résolue, plus nette.

Une telle allégation fait sourire ceux qui comme nous ont suivi, jour par jour, presque heure par heure, la pensée de Napoléon depuis le 5 septembre jusqu'au 14 octobre 1806.

Il n'y a pas d'exemple qu'un génie créateur ait été dépassé par ses élèves. Ceux-ci pourront systématiser les conceptions du maître, en étendre les applications, perfectionner son outillage, mais jamais ils ne parviendront à l'égaler sous le rapport de la virtuosité.

Que les généraux prussiens de 1870 se résignent donc à n'être que les élèves de Napoléon !

Le titre par lui-même, est assez beau.

 

Le prisonnier de Sainte-Hélène, a lu, avant de mourir, les critiques du général Rogniat.

La réponse qu'il leur a faite peut s'appliquer à tous ses détracteurs, passés et futurs.

Sans doute, écrit Napoléon dans ses Mémoires, le prince d'Eckmühl (maréchal Davout) pouvait n'être pas vainqueur ; mais il ne pouvait pas perdre le défilé de Kösen.

Avec une infanterie aussi bonne que celle qu'il commandait, il ne lui fallait que 10.000 hommes pour défendre le débouché tout un jour. Mais s'il l'eût perdu, l'armée prussienne ne pouvait pas passer la Saale devant lui ; 6.000 Français et 24 pièces de canon étaient suffisants pour défendre le passage ; ainsi quand le prince d'Eckmühl (maréchal Davout) eût été forcé dans le défilé de Kösen et obligé de repasser la Saale, cela n'eût point influé sur le sort de la bataille d'Iéna. La perte de l'armée prussienne n'en eût peut-être été que plus assurée.

..... Il n'est pas content de la manœuvre d'Iéna !

César, Annibal, Alexandre, Turenne, Eugène de Savoie, Frédéric le Grand, le seraient probablement davantage.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Napoléon sous-entend : Le prince de Hohenlohe rappelant tous ses détachements de la rive droite de la Saale pour se réunir à l'armée principale sur Weimar et Erfurt, toutes les colonnes ennemies qu'on rencontrera se rendent isolément à un point de rendez-vous et, en cas de rencontre, ne seront pas soutenues.

[2] Le général Savary était chef du service des renseignements à l'état-major général.