LA MANŒUVRE D'IÉNA

ÉTUDE SUR LA STRATÉGIE DE NAPOLÉON ET SA PSYCHOLOGIE MILITAIRE

Du 5 septembre au 14 octobre 1806

 

CHAPITRE XII. — RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS PAR NAPOLÉON PENDANT SON SÉJOUR À WÜRZBURG (2 AU 6 OCTOBRE) ET DISPOSITIONS PRÉPARATOIRES AU FRANCHISSEMENT DU FRANKEN-WALD.

 

 

L'Empereur avait dit dans sa lettre au major général, datée de Mayence 1er octobre, 2 heures de l'après-midi :

Je désire que vous gardiez à Würzburg les officiers du génie qui ont fait les reconnaissances des routes, pour que je puisse causer avec eux de la nature du pays.

Dès le lendemain de son arrivée à Würzburg, c'est-à-dire le 3 octobre, Napoléon vit ces officiers et reçut d'eux des renseignements verbaux qui s'appliquaient, non seulement aux routes, mais encore aux agissements de l'ennemi.

Le colonel Blein, entre autres, rendit compte à l'Empereur ; en présence du général Clarke, de la reconnaissance qu'il venait de faire en Saxe.

Ce colonel, voyageant en uniforme, sous le prétexte d'acheter des cartes de géographie à la foire de Leipzig (!), était passé par Coburg, Saalfeld, Iéna et Naumburg. Les vedettes prussiennes l'avaient laissé passer sans difficulté, le prenant sans doute pour un officier saxon.

Le 23 septembre, le colonel Blein arriva à Naumburg pendant la nuit.

Le roi de Prusse et le prince de Brunswick y étaient.

Le portier, dit le colonel Blein, voulut avertir l'officier de garde qui dormait, mais je parlai au caporal à qui je dis que cela était inutile, et on me laissa passer.

L'anecdote est amusante ; elle dépeint les mœurs militaires de l'armée prussienne d'alors, mieux que ne le ferait une longue dissertation.

Le prince Murat développa sans doute devant l'Empereur les renseignements sur l'ennemi qu'il avait résumés dans ses deux lettres du 1er octobre, à savoir que les Prussiens Savaient pas encore pénétré dans la principauté de Fulda et que la masse principale des ennemis paraissait se réunir sur Erfurt et Weimar.

Le major général dut mettre, de son côté, sous les yeux de Napoléon un rapport du maréchal Bernadotte, daté de Bamberg, 1er octobre, et contenant le passage suivant :

Le roi de Prusse était, il y a quelques jours, à Naumburg. On dit son armée forte de 80.000 hommes.

Le prince de Hohenlohe doit avoir son quartier général à Chemnitz ; il a toujours des troupes à Zwickau et à Plauen ; un petit corps de 2.000 hommes sous les ordres du général Tauenzien est toujours à Hof.

Le petit fort de Culmbach est encore occupé par de la milice commandée par un vieux général en retraite.

Le 3 octobre, un rapport du maréchal Lefebvre portait qu'au 'dire d'un émissaire revenant de Fulda :

Hier à midi, il n'y avait pas un seul Prussien à Fulda.

La partie de la Hesse, depuis Cassel jusqu'à cette ville (Fulda), est absolument sans troupes de cette puissance.

Il paraît, d'après les rapports des voyageurs, que les Prussiens se trouvent en forces à Eisenach, Erfurt et Gotha.

Le 4 octobre, l'Empereur reçut de nouveaux rapports de ses maréchaux, contenant des renseignements sur l'ennemi.

Le maréchal Lefebvre lui transmettait un compte rendu envoyé de Kœnigshofen par le général Suchet où il était dit :

Nous avons devant nous l'avant-garde de l'armée prussienne, commandée par le général Blücher. Elle est derrière la forêt de Thuringe. On fortifie Erfurt..... Le général Blücher a fait faire des abatis dans la forêt. Les Prussiens ont peur d'être attaqués et se gardent mal.....

Depuis nos derniers mouvements, on remarque que les officiers prussiens, avec qui on a pu avoir quelques relations aux avant-postes, ont remplacé leur ton de morgue et d'insolence par beaucoup d'honnêteté et de modestie.

Le maréchal Bernadotte écrivait de Lichtenfels, le 3 octobre :

Sur le point de Hof, il n'y a pas d'augmentation de troupes. Le corps du général Tauenzien est toujours de 2.000 hommes environ ; on y attend toutes les troupes qui étaient à Plauen ; le prince Hohenlohe était attendu à Plauen avant-hier.....

La grande armée prussienne se rassemble à Merseburg et à Naumburg.

De son côté, l'Empereur envoya, le 3 octobre, deux officiers de sa maison en reconnaissance ; l'un, le général Savary, dut aller à Schweinfurth, auprès du maréchal Lefebvre, pour lui faire une communication verbale, et de là, à Mellrichstadt, à Kœnigshofen, et à Lichtenfels, auprès du maréchal Bernadotte, avec mission de reconnaître entre Mellrichstadt, Kœnigshofen et Lichtenfels une route carrossable suivant le pied des montagnes d'aussi près que possible.

L'autre officier reçut, par l'intermédiaire du général Clarke, l'ordre impérial ci-dessous :

Würzburg, 3 octobre 1806, au soir.

Il est ordonné à M....., aide de camp des généraux de service, de partir demain, deux heures avant le jour, pour se rendre à Hammelburg, route de Fulda. Il aura avec lui un courrier que lui donnera le grand écuyer, intelligent, parlant allemand ; il l'expédiera jusqu'à Cassel ; lui, de sa personne, continuera jusqu'à Fulda, ayant soin de prendre des renseignements pour savoir si les Prussiens sont entrés dans la principauté.

Arrivé à Fulda, il prendra des renseignements pour connaître tous les mouvements prussiens et ce qui se passe à Cassel. Dès le moment qu'il aura des nouvelles des ennemis, il reviendra en toute hâte au quartier général.

On le voit, Napoléon voulut acquérir la certitude absolue que les Prussiens n'avaient pas encore paru dans la principauté de Fulda, avant de lancer son ordre général de mouvement pour la traversée du Franken-Wald, car il avait calculé que si, le 4 octobre, l'armée prussienne n'avait pas encore paru à Fulda ; il aurait le temps de faire déboucher la Grande Armée en Saxe sans avoir à redouter une rencontre dans la région du Main.

En effet, les ordres de mouvement, s'ils sont lancés le 5 octobre, pourront recevoir un commencement d'exécution le 7. Les têtes de colonnes déboucheront alors le 9 et le 10 sur la haute Saale, et le 10, il ne restera plus ni un homme ni un cheval dans la région du Main, en dehors des garnisons de Würzburg, de Kronach et de Forchheim.

A ce moment, les Prussiens peuvent venir à Würzburg ; ils auront donné un coup d'épée dans l'eau.

Il va sans dire que l'aide de camp de service auprès des généraux revint, dans la soirée du 4 octobre, au quartier impérial et rendit compte qu'aucun Prussien n'avait encore paru dans la principauté de Fulda.

En conséquence, Napoléon fit commencer le 5 octobre, pendant la matinée, l'envoi des ordres de mouvement de la Grande Armée pour l'invasion de la Saxe ; mais auparavant, et dès le 4 au soir, quand il sut d'une façon positive que Fulda était vide d'ennemis, il fit expédier aux maréchaux Lefebvre (5e corps) et Augereau (7e corps) l'ordre de se mettre en mouvement le lendemain, 5 octobre, pour s'acheminer vers Coburg.

Le départ du quartier général pour Bamberg fut fixé également au 5 octobre, mais l'Empereur se réserva de ne quitter Würzburg que dans la nuit du 5 au 6 octobre.

En prévision des marches à exécuter selon toute probabilité vers la haute Saale, l'Empereur avait fait prescrire, le 3, au maréchal Soult, ce qui suit :

L'intention de l'Empereur, Monsieur le Maréchal, est que votre corps d'armée réuni à Amberg étende ses cantonnements entre cette ville et Baireuth, sans cependant passer les limites de ce pays.

On se rappelle que le maréchal Soult avait prévenu les intentions de l'Empereur en donnant l'ordre, le 2 octobre, à son corps d'armée de s'échelonner, le 3, entre Thumbach et Amberg.

Dans le même ordre d'idées, le maréchal Lefebvre, dont le corps d'armée (5e) devait se cantonner, à partir du 4 octobre, sur deux lieues carrées (carré de 8 kilomètres de côté) pour être prêt à marcher dans la direction qui lui serait assignée, reçut l'ordre d'échelonner, le 5 octobre (ordre du 4 octobre au soir), sa cavalerie et la division Gazan sur la route entre Schweinfurth et Hassfurt.

De même, le 7e corps eut à se cantonner, le 4 octobre, sur la route de Bamberg, la queue à Würzburg (ordre du major général en date du 4 octobre).

On a vu que cet ordre reçut son exécution le 5 octobre seulement, par suite de l'éloignement de la 2e division.

Donc, si les ordres donnés par l'Empereur, le 3 et le 4 octobre, sont exécutés partout, les corps de la Grande Armée seront échelonnés, le S octobre, sur les routes désignées, savoir :

Future colonne du centre :

Le 1er corps, en avant-garde d'armée depuis Steinwiesen jusqu'à Lichtenfels.

Le 3e corps, entre Staffelstein et Forchheim.

La division Dupont, en route pour Bamberg et Lichtenfels.

La Garde, en route pour Bamberg.

Future colonne de droite :

Le 4e corps, entre Thumbach et Hambach, sur la route de Ratisbonne à Baireuth.

Le 6e corps, de Lauf à Nuremberg, sur la route aboutissant à Creussen, près Baireuth.

Future colonne de gauche :

Le 5e corps, sur la route d'Hassfurt, la queue à Schweinfurth.

Le 7e corps, sur la route de Bamberg, la queue à Würzburg.