LA MANŒUVRE D'IÉNA

ÉTUDE SUR LA STRATÉGIE DE NAPOLÉON ET SA PSYCHOLOGIE MILITAIRE

Du 5 septembre au 14 octobre 1806

 

CHAPITRE III. — EFFORTS DE NAPOLÉON POUR MAINTENIR LA PAIX AVEC LA PRUSSE.

 

 

Vers la fin de juillet 1806, le prince Murat, en prenant possession du grand-duché de Berg, occupa Werden et voulut expulser les garnisons prussiennes de quelques villes limitrophes du grand-duché.

L'Empereur lui écrivit une verte semonce et lui recommanda d'être conciliant, très conciliant avec les Prussiens.

Le même jour (2 août) Napoléon informait Talleyrand des incidents de frontière survenus à Werden et lui donnait ses instructions pour l'ambassadeur de France à Berlin, M. Laforest.

Réitérez-lui (à M. Laforest) qu'à tout prix je veux être bien avec la Prusse et laissez-le, s'il le faut, dans la conviction que je ne fais point la paix avec l'Angleterre à cause du Hanovre.

Le s'il le faut est bien significatif de la part de celui qui pour obtenir la paix avec l'Angleterre, pendant le trop court ministère de Fox, n'avait pas hésité, et cela se comprend, à proposer la restitution du Hanovre à la couronne britannique.

A coup sûr, un Hanovre prussien ne pesait pas une once dans la main de Napoléon, en regard de la paix avec l'Angleterre, mais il était de bonne politique de chercher à faire croire le contraire à la cour de Berlin.

D'ailleurs, l'insinuation ne fut pas prise au sérieux par la Prusse et ne fit qu'exciter sa colère contre Napoléon.

Le 17 août, l'Empereur écrivait au major général :

Il faut songer sérieusement au retour de la Grande Armée, puisqu'il me paraît que tous les doutes d'Allemagne sont levés.

Cependant, trois jours avant, une note adressée à Talleyrand l'invitait à provoquer à la diète de Francfort une déclaration en vertu de laquelle le territoire de la Confédération du Rhin est inviolable ; aucune puissance, quelle qu'elle soit, ne peut entrer, armée ou désarmée, sur ce territoire sans se mettre en état de guerre avec la Confédération.

Cette note visait assurément la Prusse.

C'est le 22 août que Napoléon apprit par une dépêche de son ambassadeur, M. Laforest, la nouvelle des premiers armements de la Prusse. Il écrivit aussitôt à Talleyrand pour lui préciser la ligne de conduite à tenir vis-à-vis de cette puissance ; sa lettre débute ainsi :

La lettre de M. Laforest, du 12 août, me parait une folie. C'est un excès de peur qui fait pitié. Il faut rester tranquille jusqu'à ce que l'on sache positivement à quoi s'en tenir.

Combien Napoléon avait apprécié juste la faiblesse du gouvernement de la Prusse et de son armée !

Ces termes il faut rester tranquille, rapprochés de la phrase suivante de la lettre du 2 août à Murat : Vous ne savez pas ce que je fais. Restez donc tranquille. Avec une puissance comme la Prusse, on ne saurait aller trop doucement, montrent en quelle faible estime l'Empereur tenait ses futurs adversaires.

Cependant, jusqu'au 12 septembre, Napoléon espèrera le maintien de la paix.

Le 26 août, il cherche à faire tomber les préventions de la Prusse en ordonnant que les troupes françaises s'éloignent des frontières de la principauté de Baireuth, alors à la Prusse, et soient relevées par des troupes bavaroises.

Le major général est invité à faire exécuter quelques mouvements de troupes dans la direction du Rhin et à donner l'ordre que rien de ce qui est à Strasbourg et Mayence ne passe le Rhin et que tout ce qui serait sur le Rhin, venant de l'intérieur (de la France), attende à Strasbourg et à Mayence.

Le 10 septembre, L'Empereur se décide à faire partir ses chevaux et équipages de guerre le lendemain, et il écrit au maréchal Berthier :

Les mouvements de la Prusse continuent à être fort extraordinaires. Ils veulent recevoir une leçon.

Le 12 septembre, Napoléon écrit au roi de Prusse pour le conjurer en termes très nobles de renoncer à la guerre.

Si je suis contraint à prendre les armes pour me défendre, ce sera avec le plus grand regret que je les emploierai contre les troupes de Votre Majesté.

Je considèrerai cette guerre comme une guerre civile tant les intérêts de nos états sont liés.

Je dois le dire à Votre Majesté, jamais la guerre ne sera de mon fait, parce que, si cela était, je me considèrerais comme criminel.

Dans une note écrite le même jour (12 septembre) pour M. Laforest, Napoléon disait :

L'Empereur ne peut estimer la conduite du cabinet de Berlin ; il a cela de commun avec toute l'Europe. Si quelquefois même il ne consultait que son cœur, il ne serait pas impossible qu'il désirât d'humilier le cabinet de Prusse.

La note se termine ainsi :

Mais autant vous mettrez de prudence, de bonnes manières et de raisonnements pour porter la Prusse au désarmement, autant vous serez impérieux, exigeant si les troupes prussiennes entraient en Saxe et la forçaient à armer contre moi.

Vous déclarerez à M. de Haugwitz, par avance et en forme de conversation, que, si cela arrivait, vous avez ordre de demander vos passeports et, que, dès ce moment, la guerre serait déclarée. Vous en instruirez, par un courrier extraordinaire, le maréchal Berthier afin que les troupes se mettent en règle ; et, si effectivement, après vos instances, la Prusse persistait à occuper la Saxe, vous quitteriez Berlin.

Toutes les instances de Napoléon et de sa diplomatie furent vaines.

Elles arrivaient trop tard.

La Prusse, humiliée par les procédés antérieurs de Napoléon et consciente de sa déchéance morale, fut prise d'un accès de rage et courut aux armes.

Comme la France de 1870 et pour des causes analogues, la Prusse de 1806 contraignit son souverain à entamer la lutte, elle si faible, contre la puissance formidable de Napoléon.

C'était pure folie.

Quos vult perdere Jupiter dementat.