LA MANŒUVRE D'IÉNA

ÉTUDE SUR LA STRATÉGIE DE NAPOLÉON ET SA PSYCHOLOGIE MILITAIRE

Du 5 septembre au 14 octobre 1806

 

CHAPITRE PREMIER. — LA GRANDE ARMÉE EN QUARTIERS DE RAFRAÎCHISSEMENTS PENDANT L'ANNÉE 1806, JUSQUE VERS LA MI-SEPTEMBRE.

 

 

§ 1er. — Évacuation de l'Autriche et ordres consécutifs de l'Empereur.

 

A la suite du traité de Presbourg (25 décembre 1805), la Grande Armée évacua l'Autriche et le Tyrol, à l'exception de Salzbourg, et prit des cantonnements larges, ou quartiers de rafraîchissements, partie en Bavière, partie en Wurtemberg, partie aux environs de Mayence. La Garde, seule, vint tenir garnison à Paris.

Le 1er corps (Bernadotte), le 5e (Mortier), le 3e (Davout) et le 4e (Soult) bordèrent la rive droite du Danube, depuis Ulm jusqu'à Passau, pendant que le 6e corps (Ney) occupait Salzbourg.

Le 2e corps (Marmont), envoyé en Illyrie, cessa momentanément de faire partie de la Grande Armée.

Le 7e corps (Augereau) fut amené dans la région au nord de Francfort-sur-le-Main.

Enfin, la division Dupont, du 6e corps, fut détachée à Cologne et environs.

Dans les premiers jours de février 1806, les 1er et 5e corps reçurent l'ordre de traverser le Danube et d'occuper le pays compris entre ce fleuve et l'Altmühl, le 11, corps à l'aile gauche vers Œttingen, le 5e à droite et en arrière sur Eichstädt.

La principauté de Würzburg avait été attribuée, par le traité de Presbourg à l'archiduc Ferdinand d'Autriche, en compensation de la principauté de Salzbourg, cédée à l'Autriche, pour la dédommager de la perte du Tyrol.

La Bavière occupait Würzburg depuis 1803.

Napoléon écrivit, le 8 février, au major général :

Quant à Würzburg, si le roi de Bavière ne l'a pas remis, qu'il le garde encore ; on peut y rester encore deux mois, et, en attendant, vivre dans le pays ; parlez-lui-en dans ce sens ; on est toujours à temps de céder.

Ces derniers mots n'ont rien d'honorable pour le caractère de Napoléon.

Le 14 février, l'Empereur annonce au maréchal Berthier que M. de Haugwitz a signé la veille, au nom du roi de Prusse, la convention de Schönbrunn remaniée, que, en conséquence, puisque les Prussiens ont déjà occupé le Hanovre, il faut immédiatement prendre possession d'Anspach au nom du roi de Bavière.

Le maréchal Bernadotte, réunissant pour la circonstance le commandement du 5e corps (Mortier) au sien, est chargé d'envahir le marquisat d'Anspach et d'inviter ses garnisons prussiennes à l'évacuer.

Du reste, vous recommanderez au maréchal Bernadotte d'y mettre toutes les formes, de parler avec un grand éloge du roi de Prusse et de faire tous les compliments usités en ces circonstances.

Cette lettre contient l'ordre de faire appuyer le maréchal Bernadotte par le 3e corps (Davout), qui se portera derrière lui, à Eichstädt.

La même lettre donnait aux 4e et 6e corps les emplacements suivants : Le 4e corps (Soult), en trois groupes de division, à Passau, Braunau et Landshut.

Le 6e corps, à Augsbourg, lorsque la date fixée pour l'évacuation de Salzbourg sera venue.

Les six divisions de la réserve de cavalerie étaient réparties entre les 4e, 6e, 1er et 7e corps, ainsi qu'on le verra plus loin.

 

§ 2. — Le commandement du maréchal Berthier.

 

Du 14 février au 5 septembre 1806, la correspondance militaire de Napoléon ne contient qu'une lettre du 11 juillet, relative à l'éventualité d'une reprise des hostilités contre l'Autriche.

L'Empereur dit dans cette lettre au maréchal Berthier qu'il compte trouver à la Grande Armée d'Allemagne :

140.000

hommes

d'infanterie.

32.000

de cavalerie.

20.000

d'artillerie.

TOTAL :

192.000

hommes.

Plus...

1.500

chevaux

d'artillerie légère,

12.000

du train.

3.000

de la Compagnie Breidt, attelant 600 voitures.

Il prescrit de compléter les régiments en hommes et de faire venir des dépôts tous les objets nécessaires pour une entrée en campagne.

On est frappé d'étonnement lorsque l'on voit une armée aussi considérable que l'armée française d'Allemagne en quelque sorte abandonnée par l'Empereur durant de longs mois.

C'est le 5 septembre seulement, vingt-cinq jours après que la Prusse aura commencé la mobilisation de son armée, que Napoléon écrira au maréchal Berthier pour lui demander dans quel état de préparation se trouve la Grande Armée et pour lui prescrire des mesures de sûreté.

Napoléon ne poursuivait qu'un but à la fois ; c'est lui-même qui l'a dit.

Après la guerre contre l'Autriche et la Russie, il a occupé son esprit à des travaux de politique et d'administration qui l'ont absorbé, mais alors il fallait donner au maréchal Berthier pleins pouvoirs pour maintenir la Grande Armée sur le pied de guerre.

Cela n'eut pas lieu ; d'ailleurs le major général, remplissant les fonctions de général en chef en l'absence de l'Empereur, ne pouvait guère donner libre carrière à son initiative après avoir lu dans la lettre impériale du 14 février 1806 le passage suivant :

Tenez-vous-en strictement aux ordres que je vous donne ; exécutez ponctuellement vos instructions ; que tout le monde se tienne sur ses gardes et reste à son poste ; moi seul je sais ce que je dois faire.

Une telle façon de comprendre le rôle du commandant en chef, par intérim, de la Grande Armée, ne fait pas honneur au caractère de Napoléon. Des conséquences fâcheuses en résultèrent, qui faillirent compromettre le succès des premières opérations de la campagne commencée en octobre.

Nous aurons l'occasion de revenir, en d'autres circonstances, sur les vices d'organisation du commandement à la Grande Armée ; on peut déjà s'en faire une idée assez exacte par les détails que nous avons donnés sur la méthode de travail de l'Empereur, du major général, des maréchaux et des états-majors.

 

§ 3. — Dispositif des cantonnements de la Grande Armée, de mars à septembre.

 

Pendant sept mois, du commencement de mars à la fin de septembre, les troupes françaises d'Allemagne occupent de larges cantonnements autour de certaines villes érigées en quartiers généraux.

La Grande Armée présente un groupe central, deux ailes et une réserve.

Groupe central.

1ER CORPS D'ARMÉE.

Quartier général du maréchal Bernadotte, à Anspach.

1re division (général Rivaud), à Anspach.

2e division (général Drouet), à Fürth.

Brigade de cavalerie légère (général Wathier), à Seehof.

1re division de grosse cavalerie (général Nansouty), à Ellingen.

4e division de dragons (général Sahuc), à Kitzingen.

5E CORPS D'ARMÉE.

Quartier général du maréchal Mortier, à Dinkelsbühl.

1re division (général Suchet), à Dinkelsbühl.

2e division (général Gazan), à Schweinfurth.

Brigade de cavalerie légère (général Treillard), à Bischoffsheim.

3E CORPS D'ARMÉE.

Quartier général du maréchal Davout, à Œttingen.

1re division (général Morand), à Nœrdlingen.

2e division (général Friand), à Hall.

3e division (général Gudin), à Œhringen.

Brigade de cavalerie légère (général Viallannes), à Mergentheim.

Aile droite.

4E CORPS D'ARMÉE.

Quartier général du maréchal Soult, à Passau.

1re division (général Saint-Hilaire), à Braunau.

2e division (général Lewal), à Landshut.

3e division (général Legrand), à Passau.

Brigade de cavalerie légère (général Margaron), à Neuhaus.

2e division de grosse cavalerie (général d'Hautpoul), à Cham.

3e division de dragons (général Beaumont), à Amberg.

Aile gauche.

7E CORPS D'ARMÉE.

Quartier général du maréchal Augereau, à Francfort-sur-le-Main.

1re division (général Desjardins), à Friedberg.

2e division (général Heudelet), à Dietz.

Brigade de cavalerie légère (général Durosnel), à Francfort.

1re division de dragons (général Klein), à Siegen.

Réserve.

6E CORPS D'ARMÉE.

Quartier général du maréchal Ney, à Memmingen.

1re division (général Dupont), détachée à Cologne.

2e division (général Marchand), à Memmingen.

3e division (général Marcognet), à Altdorf.

Brigade de cavalerie légère (général Colbert), à Altshausen.

2e division de dragons (général Grouchy)[1] ; à Fribourg en Brisgau.

 

§ 4. — Commentaires.

 

Trois corps, le 1er, le 5e et le 3e, forment par leur juxtaposition dans le quadrilatère : Würzburg—Nuremberg—Œllingen—Œhringen, un groupe central ayant, comme couverture directe, la division Gazan (2e du 5e corps) à Schweinfurth, débouché des routes qui traversent le Thuringer-Wald et aboutissent au Main.

Au sud de ce groupe, et sur la rive droite du Danube, le 6e corps cantonne autour de Memmingen.

Le 4e corps, à l'aile droite, fait face à l'Autriche, et il se couvre, au moyen de sa cavalerie légère et des deux divisions de cavalerie qui lui ont été adjointes, dans la direction de l'Est et du Nord-Est.

Sa brigade légère, à Neuhaus, surveille l'entrée de la plaine de Naab.

La 2e division de grosse cavalerie, à Cham, occupe un des principaux débouchés de la Bohême, et la 3e division de dragons, à Amberg, tient la route conduisant de Ratisbonne à Baireuth et Hof.

Le 7e corps, à l'aile gauche, fait face à la Hesse, dont la neutralité est plus que douteuse en cas de conflit avec la Prusse.

Ce dispositif de cantonnements de paix armée, ou de rafraîchissements, selon l'expression usitée au siècle dernier, est plein d'enseignements.

Il indique clairement le souci de se tenir en garde contre une attaque, soit de la Prusse, soit de l'Autriche, soit encore de ces deux puissances alliées contre la France.

Napoléon ne songeait-il pas déjà à l'éventualité d'une guerre prochaine contre la Prusse quand il faisait insérer dans la convention de Schönbrunn, conclue, le 15 décembre 1805, entre lui et l'envoyé prussien, M. de Haugwitz, la cession du marquisat d'Anspach à la Bavière ?

Il est permis d'admettre que l'Empereur ait songé, bien avant le 14 février 1806, à réunir son armée dans la région de Bamberg et à la porter sur Berlin par le Franken-Wald et la Saxe, en cas de guerre avec la Prusse.

Dans tous les cas, Napoléon savait prendre ses précautions, lorsque, le 14 février, il prescrivait d'amener les 1er et 5e corps dans le marquisat d'Anspach et de les faire suivre de près par le 3e corps.

Le dispositif du 14 février appelle d'autres observations.

Le 4e corps, à Landshut, formait couverture face au Sud-Est et constituait l'amorce d'une concentration générale derrière l'Inn pour le cas où l'Autriche viendrait à reprendre les hostilités.

Cela est si vrai que, le 11 juillet 1806, Napoléon, craignant l'éventualité à laquelle nous faisons allusion, écrivait au maréchal Berthier :

Comme c'est le maréchal Soult (4e corps) qui forme l'avant-garde (contre l'Autriche), il faut que son corps d'armée soit le plus tôt prêt et le mieux organisé en tout.

En portant le 7e corps à Francfort, l'Empereur couvrait directement le Rhin inférieur et attirait l'attention de la Prusse sur la région de Mayence.

La masse principale était à égale distance de Francfort et de Ratisbonne. En cinq ou six marches, elle pouvait être réunie, soit en avant de son front, soit sur le 4e corps, soit encore sur le 7e corps.

Enfin, les intervalles et distances n'étaient pas si grands que, huit jours après en avoir reçu l'ordre, tous les corps d'armée, y compris les corps d'aile, ne pussent être concentrés étroitement sur une zone choisie entre Francfort et Ratisbonne.

La répartition des six divisions de cavalerie entre certains corps d'armée (4e, 1er, 6e et 7e) montre le souci de donner aux corps d'armée, les plus immédiatement en contact avec les frontières à surveiller, des moyens puissants d'investigation.

Cette disposition était conseillée, en outre, par la nécessité de concentrer tous les pouvoirs entre les mains des maréchaux commandant les territoires de cantonnements, afin d'assurer partout le bon ordre et de limiter à six le nombre des commandements territoriaux placés sous la direction immédiate du major général.

 

§ 5. — Les troupes en cantonnements.

 

Voici, d'après le général de Fezensac, alors lieutenant au 59e d'infanterie, faisant partie du 6e corps, quelques détails sur l'existence des troupes de la Grande Armée dans leurs quartiers de rafraîchissements pendant les huit à neuf mois qui s'écoulèrent entre l'évacuation de l'Autriche et la campagne de Prusse.

On s'étendit sur le pays pour ménager les habitants, et, au bout de quelque temps, les compagnies allaient loger dans les villages qui n'avaient pas encore été occupés.

Des cantonnements aussi disséminés n'étaient pas favorables à l'instruction. La réunion des régiments, même des bataillons, devenait difficile. La brigade fut réunie une seule fois, pour une revue. L'instruction se bornait donc à l'école de peloton que chaque capitaine dirigeait à sa volonté, car les chefs de bataillon nous visitaient rarement.

On vivait aux frais de ses hôtes et à peu près à discrétion, et l'on peut comprendre avec quelles exigences quand on connait le caractère des Français.

La dépense pour l'habillement n'était pas plus payée que la solde. Le soldat n'était pas vêtu, et l'on répondait aux réclamations des chefs de corps qu'ils devaient y pourvoir le mieux possible. Voici ce que nous fîmes à cet égard. Dans les commencements, l'habitant donnait au soldat, par jour, une petite bouteille de vin du pays. Les capitaines en demandèrent la valeur en argent, à la condition de faire savoir aux habitants qu'ils n'étaient plus tenus à donner du vin. L'argent fut employé à acheter des pantalons dont les soldats avaient grand besoin. Mais ils n'y perdirent rien.

Les officiers réquisitionnaient tout ce dont ils avaient besoin, même le superflu, comme voitures de poste et banquets aux frais des municipalités, etc.

Et l'on était en Bavière, en pays allié !

 

 

 



[1] Et, par intérim, général Becker.