ÉTUDE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. T. VARRON

 

CHAPITRE VI. — VARRON HISTORIEN. - LES ANTIQUITÉS HUMAINES. - PRINCIPAUX OUVRAGES HISTORIQUES.

 

 

I

Pourquoi Varron n'est pas un historien véritable. — Son manque de critique. — Caractère de ses travaux historiques. — Utilité qu'il leurs accorde lui-même. — Leur importance politique.

 

Varron ne fut jamais un véritable historien. Sans doute, il savait mieux que personne l'histoire de son pays ; on peut même dire qu'il la connaissait trop pour la bien écrire. Ii avait pris plaisir à en recueillir les moindres faits, il s'était demandé l'origine et la raison de tous les usages, la date précise de tous les événements, il avait amassé une foule de documents sur les hommes et les choses du passé. Mais ce ne sont là que les matériaux de l'histoire, et non pas l'histoire elle-même. Elle veut qu'on parte de ces faits, mais qu'on s'élève plus haut, qu'on les classe, qu'on les ordonne, qu'on retranche les moins importants, pour s'en tenir aux décisifs, et que de là en s'élevant encore on arrive à ces vues d'ensemble, à ces aperçus généraux qui font de l'histoire une science. Varron se serait malaisément plié à ces exigences. Il aime peu les vues générales, et se plaît au contraire aux curiosités de détail. Quand une fois il a commencé de les raconter, rien ne peut l'en distraire. Par patriotisme de Romain, aussi bien que par vanité d'érudit, il s'était attaché à tous Ces souvenirs qu'il avait, réunis avec tant de peine. Les moins importants lui paraissaient graves, parce qu'ils rappelaient des temps glorieux et qu'il avait fallu les chercher bien loin. Il aurait eu peine à choisir dans cette infinité d'anecdotes et n'aurait consenti qu'à regret à en sacrifier quelques-unes. Il était donc, par sa nature, chroniqueur curieux, annaliste érudit ; il n'était pas historien.

Il semble, de plus, qu'il manquât souvent de la qualité la plus nécessaire à l'historien, je veux dire du sens critique. Niebuhr lui reproche durement de prendre les faits où il les trouve et sans choisir, de suivre le témoignage d'écrivains suspects, et il ne fait pas grand cas de ses recherches sur les temps anciens de l'Italie[1]. Sur ce point, je ne crois pas qu'il soit facile de le défendre. Il n'est pas douteux que, dans son amour patriotique pour le passé, il n'ait fait des compagnons sauvages de Romulus des modèles de convenance et de vertu. Pour les temps qui ont précédé la fondation de Rome, c'est bien pis encore. Tite-Live lui-même s'excuse de les raconter ; ce qu'on en dit lui parait moins le récit d'événements réels qu'un amas de poétiques fictions, il le répète sans le nier ni l'affirmer. Varron n'a pas ces scrupules : il en sait les moindres détails et les rapporte avec une singulière intrépidité. Rieti de plus étrange, par exemple, que le récit qu'il nous fait de la fuite d'Énée. Il nous montre, pendant cette nuit terrible, que Virgile a si admirablement décrite, Énée s'emparant de la citadelle de Troie et la défendant avec tant de courage que les Grecs surpris et charmés lui permettent, ainsi qu'à ses compagnons, d'emporter ce qu'ils ont de plus précieux. Tandis que les autres courent à leur Urgent, il charge son père sur ses épaules. Plus touchés que jamais, les Grecs l'autorisent de nouveau à prendre ce qu'il voudra. Cette fois il choisit ses pénates. A cette vue, l'admiration ne conne plus de bornes et on lui restitue tous ses biens[2]. Voilà certes un combat de générosité fort honnête, mais qui est singulièrement placé au milieu d'une bataille acharnée et tandis que Troie brûle. On voit que Varron, sans avoir un grand souci de la vraisemblance, s'est contenté de prendre, entre toutes les traditions, la plus honorable pour cet ancêtre des Romains. C'est dans le même esprit et avec la même crédulité qu'il avait écrit un ouvrage sur les familles troyennes établies en Italie par Énée. Il y avait sans doute pris au sérieux toutes ces généalogies chimériques que les annalistes grecs, menteurs éhontés, avaient forgées pour les grandes maisons de Rome. Il y était question d'un certain Nautès qui avait porté le Palladium, après la ruine de Troie, ce qui avait valu à sa famille le sacerdoce de Pallas[3]. Je ne doute pas qu'il ne parlât aussi, comme Virgile, des Memmius et de leur aïeul Mnesthée, de Sergeste et des Sergius, et du fort Cloanthe duquel les Cluentius se piquaient de descendre.

La seule excuse qu'il puisse invoquer, c'est que, comme je l'ai dit, il ne prétendait pas être historien. Les titres mêmes qu'il donnait à ses ouvrages l'indiquaient assez. En les désignant sous le nom de De initiis urbis Romæ, de Familiis Trojanis, Tribuum liber, De gente et De vita populi Romani, Antiquitaturn libri, il montrait qu'il ne voulait pas embrasser l'histoire de Rome dans son ensemble, et l'exposer d'une manière suivie, mais qu'il se contentait d'en éclairer quelques points obscurs, d'en débrouiller la chronologie, d'en discuter les origines, ou tout au plus de présenter le tableau des institutions et des mœurs du passé. ll avait, à la vérité, écrit trois livres d'annales ; mais on ne sait trop ce qu'ils contenaient, et d'ailleurs que sont trois livres pour toute l'histoire de Rome ? En un espace si court il n'y avait guère de place que pour un rapide résumé. Quant au De rebus urbanis, je crois douteux que ce fût un ouvrage historique. Le titre qu'il porte, le nombre des livres qu'il contient m'inclinent assez à penser, contrairement à l'opinion de M. Ritschl, que c'était une sorte de pendant au De re rustica et que Varron y traçait un tableau des occupations de la ville, pour l'opposer à celui des travaux champêtres.

Ainsi Varron fait entendre, par le titre de ses livres, qu'il n'a pas la' prétention d'écrire une histoire romaine. Il le dit plus clairement encore au début du De vita populi Romani. Là, avec une modestie rare, il reconnaît qu'il travaille en petit, et se compare à Calliclès qui peignait la miniature. Bien qu'il se soit fait un nom, dit-il, par ses tableaux de quatre pieds, jamais il n'a pu s'élever à le gloire d'Euphranor[4]. Cependant, il se rendait à lui-même le témoignage que son œuvre n'était pas inutile. Tous ces curieux détails qu'il cherche avec tant de soin disparaissent dans la grande histoire ; ils y sont effacés et perdus : C'est, dit-il, comme les débris d'un repas qu'en desservant on jette dans la même corbeille ; quelque variés qu'ils soient, on ne peut plus les y distinguer[5]. Mais lui, en les traitant à part, leur donnait plus de relief et les faisait mieux ressortir. Il faisait plus ; grâce à la situation particulière où Rome se trouvait, ses ouvrages pouvaient rendre de grands services ; ils prenaient du temps même où ils furent publiés une importance politique à laquelle il avait évidemment songé. On sait que toutes les aristocraties s'appuient sur le respect du passé ; Rome plus que les autres. Ennius avait dit : C'est sur les usages anciens que se fonde la grandeur romaine ; et Cicéron trouvait que ce vers, par sa profondeur et sa concision, ressemblait à la réponse d'un oracle[6]. Dans les premiers temps, ces usages se conservaient par la tradition, et passaient, comme un héritage, d'une génération à l'autre. Si on regardait comme les plus sages ceux qui, dans leur vie, les respectaient le plus, on tenait pour les plus savants ceux qui les connaissaient le mieux. Le bon client d'Ennius, sous les traits duquel on suppose qu'il a voulu se peindre lui-même, est un homme qui sait bien des choses vieilles et oubliées qu'on faisait autrefois, qui connaît les lois et les usages au sujet des hommes et des dieux[7]. Mais à mesure que les mœurs de la Grèce et de l'Asie entraient à Rome, on s'habituait à ne plus tant observer les pratiques anciennes, et l'on avait tant de sciences nouvelles à apprendre que l'on négligeait de se souvenir des vieux usages. Tous les sages de ce temps se plaignaient qu'on les laissât perdre ; Varron entreprit de les sauver de l'oubli. C'était une œuvre vraiment patriotique, et elle pouvait rendre ces traditions du passé, plus chères en les faisant mieux connaître : car les vieux usages intéressent quand on en peut dire l'origine ; celui qui en sait bien l'histoire les trouve plus respectables, il se sent plus désireux de les conserver et mieux disposé à les défendre. Lorsque, pour parler comme Cicéron, on cesse d'être étranger dans sa propre patrie, on doit éprouver plus de penchant à combattre pour elle. Ainsi tous ces souvenirs que Varron essayait de faire revivre étaient une sorte de défense de ces vieilles institutions qui allaient périr, et il les servait de sa plume comme il fit de son épée.

 

II

Les Antiquités humaines. — Division de l'ouvrage. — Ier livre ; Réflexions générales. — Livres II-VII. Les personnes. Histoire des premiers temps de Rome. — Livres VIII-XIII. Les lieux. Eloge et géographie de l'Italie. — Libres XIV-XIX. Les temps. Le calendrier romain. — Date des principaux événements de l'histoire romaine. — Livres XX-XXV. Les choses. — Eloge des Antiquités par Cicéron.

 

Parmi tous ces travaux historiques, les Antiquités humaines et divinesAntiquitatum rerum divinarum humanarum que libri — par leur étendue et leur importance tenaient le premier rang. C'était un grand ouvrage en quarante et un livres, écrit par Varron quand il était dans toute la force de son talent, et dans lequel il semblait avoir résumé toute sa science. Nulle part son érudition n'avait pris des proportions aussi vastes et ne s'était plus approchée de la grande histoire. Comme son titre l'indique, il se divisait en deux parties, ou plutôt en deux ouvrages distincts qui se ressemblaient par le plan et les divisions, mais différaient par le sujet et par l'étendue. Vingt-cinq livres étaient consacrés aux choses humaines et seize traitaient les matières religieuses. C'est des premiers que je vais d'abord m'occuper.

Noirs savons par saint Augustin que le premier livre était une sorte d'introduction générale, et, par Cicéron, qu'il touchait à la philosophie. Comme Servius nous apprend qu'au début des Antiquités divines Varron parlait de l'âme humaine et de son immortalité, et qu'il semble avoir voulu mettre entre les deux parties de son ouvrage une parfaite correspondance, il est assez naturel de penser, avec M. Krahner, que, dans l'introduction des Antiquités humaines, il s'était occupé de la nature physique de l'homme. Je ne sais quelle place y tenait la philosophie ; on n'en trouve aucune trace parmi les courts fragments de ce livre ; on y voit seulement que Varron mentionnait quelques remèdes extraordinaires et qu'il parlait des psylles, êtres merveilleux, qui jouaient avec les serpents et passaient pour en être nés[8] ; ce qui nous prouve que, fidèle aux habitudes de son esprit, il abandonnait vite les lois générales de la nature pour courir aux curiosités.

L'ouvrage était divisé en quatre parties qui traitaient des hommes, des lieux, des temps et des choses[9]. Chacune de ces parties contenait six livres. C'était une division commode qui remontait peut-être jusqu'aux Grecs, et permettait d'établir quelque ordre dans des matières fort diverses. Varron s'en était servi plusieurs fois et l'appliquait aux choses les moins graves comme aux plus importantes. Nous la retrouverons dans les Antiquités divines, nous l'avons déjà vue dans les Ménippées[10] ; elle sert ici à nous mettre sous les yeux toute l'histoire romaine, là elle résumait les conditions d'un repas irréprochable.

Cicéron songeait sans doute aux six premiers livres des Antiquités quand il dit à Varron : Tu nous as montré qui nous sommes. Pour bien faire connaître aux Romains d'où ils venaient, Varron remontait jusqu'aux Troyens et à Énée. Il le faisait voir sauvant de Troie en flammes son père et ses pénates. Il le suivait dans, toute sa route, en Épire, où il fonde une ville[11], à Dodone, où il consulte l'oracle de Jupiter, à Délos, à Carthage, où il cause par son départ, non pas la mort de Didon, comme l'a dit plus tard Virgile, mais celle d'Anna, sa sœur[12], aux champs de Laurente, où le conduit une étoile miraculeuse qui brille devant lui depuis son départ de Troie[13]. Il rapporte les présages qui accompagnent son arrivée[14], son alliance avec Diomède qui lui rend les os de son père Anchise et lui restitue le Palladium[15], toutes ces histoires, enfin, que Virgile devait, quelques années après, aller chercher dans ses livres et rendre immortelles par sa poésie. Après Énée, Romulus et les rois de Rome avaient leur tour, ainsi que tous les citoyens qui s'étaient illustrés de quelque faon et dont le nom était resté attaché à quelque souvenir, à quelque institution, à quelque monument du passé. Il sortait même de Rome et parlait des cités voisines qui s'étaient alliées de bonne heure avec le peuple romain. Nous savons qu'il ne dédaignait pas de débrouiller., en passant, les origines des Salentins[16], et de raconter les traditions sabines sur la merveilleuse fondation de Cures[17]. Jusqu'à quel temps avait-il poussé ces récits ? on l'ignore. On sait seulement qu'il y était question de Brennus et de la prise de Rome par les Gaulois[18].

Les six livres qui traitaient des lieux ne contenaient pas la géographie du monde entier, mais seulement celle de l'Italie[19]. Varron l'aimait d'un amour filial, comme Virgile, et il n'avait manqué aucune occasion de la célébrer. Voici comme en parlent les interlocuteurs qu'il introduisait dans le plus important ouvrage qui nous reste de lui, le traité de la vie rustique : Vous qui avez visité tant de pays, dit Agrasius à ses amis, en avez-vous vu un seul qui fût mieux cultivé que l'Italie ? Non, certes, répond Agrius, il n'y en a aucun qui soit aussi fertile dans toute son étendue. Vous savez bien que le monde entier a été divisé par Bratosthènes en deux parties, une qui est tournée du côté du nord et l'autre qui s'étend vers le midi. De ces deux parties, c'est celle du nord qui est la plus salubre et la plus fertile ; parmi les contrées du nord, c'est l'Europe ; en Europe, c'est l'Italie. Aucun climat n'est aussi tempéré que le sien. Dans les pays plus reculés règnent d'éternels hivers.... La nuit y dure six mois entiers et l'on ne peut plus naviguer sur l'Océan à cause des glaces qui le couvrent. — Et comment voulez-vous, dit alors Fundanius, qu'en ces pays quelque produit de la terre puisse naître et grandir ?... Au contraire, est-il quelque plante utile qui ne naisse en Italie et n'y devienne plus belle qu'ailleurs ? Quel blé comparer à celui de Capoue ou d'Apulie ? Quel vin à celui de Falerne ? Quelle huile à celle de Vénafre ? L'Italie n'est-elle pas si bien plantée d'arbres qu'on la prendrait pour un verger ? La Phrygie, malgré le surnom que lui donne Homère, a-t-elle autant de vignes qu'elle ? Argos, qu'il appelle la fertile, l'est-elle plus que l'Italie ? En quel pays un seul arpent produit-il dix et douze outres de vin, comme on le voit chez nous ? Ne lisons-nous pas en effet dans les Origines de Caton : Le territoire des Gaulois, en deçà des Picentins et d'Ariminium, qui a été partagé entre les citoyens romains, contient des terres qui rapportent par arpent plus de dix outres de vin ? N'en est-il pas de même chez les Faventins, et n'a-t-on pas donné à certaines vignes le nom de vignes de trois cents amphores, parce que tel y est le produit de chaque arpent de terrain ?[20] J'ai rapporté ce passage tout entier parce qu'il peut nous donner quelque idée de la manière dont Varron parlait de l'Italie dans les Antiquités, et remplacer ce qu'il en disait qui est aujourd'hui perdu. Le livre était différent, mais l'esprit était le même, les fragments nous l'indiquent. On y retrouve la même admiration pour ce beau pays : On l'appelle Italie, dit-il[21], du mot grec Ίταλός, à cause des grands troupeaux qu'elle nourrit. Il prend plaisir à énumérer les produits, les plus abondants et les plus beaux de chaque contrée qu'elle renferme : On récolte à Capoue le meilleur blé, à Falerne le meilleur vin, à Casine la meilleure huile, à Tusculum les meilleures figues, à Tarente le meilleur miel, et dans le Tibre on prend les meilleurs poissons[22]. De ces éloges généraux, il arrivait à la description particulière de chaque contrée. Il reste de cette partie de l'ouvrage l'énumération des fleuves qui baignaient Rhégium[23], et celle des divers passages des Alpes[24] ; les noms des principales villes des Étrusques et des Aborigènes[25] ; quelques mots sur les lacs et les eaux sulfureuses dont l'Italie abonde[26] ; et, ce qui ne doit pas surprendre chez Varron qui se souvient toujours qu'il est grammairien, quelques étymologies assez bizarres de contrées et de villes italiennes, celle de Cœre, par exemple, qu'il fait venir du mot χαΐρε que des Grecs mourant de soif prononcèrent quand ils virent le ruisseau au bord duquel elle est bâtie[27]. Il est probable que la description de Rome n'y était pas oubliée : Varron en connaissait tous les quartiers, avec leur nom ancien, et le motif qui le leur avait fait donner ; il savait l'histoire de chaque rue et le passé de chaque édifice. Ce qu'il en dit dans le cinquième livre du De lingua latina n'était, sans doute, que le résumé des recherches plus détaillées que contenaient les Antiquités.

Les six livres suivants, dans lesquels il essayait de débrouiller la chronologie de Rome, commençaient par l'étude de quelques questions générales sur les années et les jours. Sa science, sur ce point, était sûre et étendue, et elle devait plaire d'autant plus aux Romains que la nécessité où ils se trouvaient de réformer leur calendrier leur en faisait mieux sentir l'importance. On ne peut douter que Varron n'ait parlé, en cet endroit, de la manière dont Romulus, et, après lui, Numa réglèrent l'année ; de sa division en douze mois et de l'origine du nom que chacun d'eux portait[28] ; de la division du mois en calendes, en ides et en nones[29], et de la façon de distinguer et de reconnaître les jours appelés festi, presti, intercisi, question alors fort discutée par les jurisconsultes et les théologiens, et qui avait donné naissance à un grand nombre de savants ouvrages[30] ; enfin des différentes divisions qu'on avait faites dans le jour ou la nuit[31] : Aulu-Gelle a conservé un fragment curieux de ces recherches dans lequel Varron rapporte les diverses manières dont les différents peuples avaient marqué les limites du jour et prouve que celle des Romains est la meilleure[32]. Après cette étude du calendrier, Varron s'occupait d'établir les dates certaines des principaux événements de l'histoire romaine. Il cherchait combien de temps séparait l'arrivée d'Énée en Italie de la fondation de Rome[33], et surtout quelle était l'année exacte de cette fondation. Vous avez fixé l'âge de la patrie, lui disait Cicéron, dans sa reconnaissance ; et, pour cette date importante, tout le monde s'était empressé d'accepter le calcul de l'illustre érudit ; il avait même pris tant d'autorité qu'un célèbre astronome Tarutius Firmanus s'en était servi pour tirer l'horoscope de Rome[34]. A ce propos Varron rapportait une prédiction étrange d'un augure respecté, le Marse Vettius, un des plus savants hommes dans son art. Si ce que racontent les historiens, disait-il, des augures donnés à Romulus et des douze vautours qu'il perçut est véritable, puisque le peuple romain a passé sa cent vingtième année, il n'ira pas au delà de douze cents ans[35]. Niebuhr fait remarquer que le souvenir de cette prédiction ne s'effaça point, et que Rome, bien qu'elle se promit si ouvertement l'immortalité, se rappela toujours avec terreur le terme que lui avait assigné l'augure marse. Quand ce terme approcha, les sectateurs de l'ancien culte opprimé furent saisis d'un profond découragement, et il se trouva qu'en effet l'augure ne s'était pas trompé. Avec le douzième siècle s'évanouit le pouvoir de Rome. Prise par Totila, délaissée par les empereurs pour d'autres cités, elle avait cessé d'être la capitale civile de l'empire et n'était pas encore devenue le centre religieux du monde[36].

Par un malheur irréparable, des six derniers livres, que nous aurions surtout tenu à connaître, il ne nous est presque pas parvenu de fragments. Ils traitaient des institutions et des usages, et Varron y avait décrit en détail toute la constitution romaine. Il remontait à l'expulsion des Tarquins pour rappeler quelles lois furent alors établies[37], parlait des décemvirs, des censeurs, des préteurs et des consuls ; définissait le pouvoir des divers magistrats, et en marquait les limites ; indiquait les amendes et les punitions qu'ils pouvaient infliger, avec la formule des jugements qu'ils prononçaient[38], et désignait ceux qui avaient le droit d'assigner les citoyens devant eux (vocatio) ou de les faire saisir (prehensio)[39]. L'ouvrage était probablement terminé par ce livre sur la paix et la guerre dont parle Aulu-Gelle[40], dans lequel il définissait les trêves, parlait des lances, des traits, des machines et des différents ordres de bataille, en savant qui avait quelque fois tenu l'épée ; et aussi des vaisseaux, de leurs agrès, de la manière de combattre sur mer, science qu'il n'avait pas seulement étudiée dans les livres, mais en commandant les flottes romaines pendant les guerres des pirates.

Le peu qui nous reste des Antiquités humaines nous en fait assez connaître l'importance et nous en explique le succès. C'est ce grand ouvrage qui établit solidement la réputation de Varron parmi ses contemporains. Tandis que les érudits se réjouissaient de rencontrer réunies et ordonnées ensemble les belles recherches de Cincius, de Macer, d'Ælius Stilon, augmentées d'une foule d'autres que Varron ne devait qu'à lui, les bons citoyens applaudissaient à cette œuvre patriotique qui devait attacher davantage Rome à ses institutions en les lui faisant mieux comprendre ; tous enfin, quel que fût leur parti politique, étaient fiers de voir que l'érudition aussi se faisait romaine et qu'on n'était plus forcé de l'aller chercher en Grèce. Cicéron se, fit l'interprète de cette admiration générale, et il trouva, pour l'exprimer, de magnifiques paroles : Nous étions, dit-il à Varron[41], comme des voyageurs errants, des étrangers dans notre propre patrie ; c'est toi qui nous as ramenés en nos demeures ; tes livres nous ont fait savoir ce que nous sommes et en quels lieux nous vivons ; tu as fixé l'âge de Rome et la date des événements ; tu nous as enseigné les règles des cérémonies sacrées et des divers sacerdoces, les usages de la paix et ceux de la guerre, la situation des contrées et des villes, enfin toutes les choses divines et humaines, avec leurs noms, leurs caractères, les devoirs qu'elles imposent, et les motifs qui leur ont donné naissance.

 

III

Le De gente populi romani. — Sujet et analyse de cet ouvrage. — Mélange bizarre qu'on y trouve de récits fabuleux et de recherches chronologiques. —Chronologie appliquée aux dieux. — Varron évhémériste.

 

Cette admiration générale, qui n'était pas une surprise d'un moment, puisqu'elle durait encore du temps d'Aulu-Gelle[42], n'empêcha pas Varron, suivant son habitude, de revenir sur son œuvre, d'en reprendre quelques parties et de les traiter à part, afin de leur donner plus de profondeur et d'étendue.

C'est ainsi qu'il crut devoir recommencer ses travaux sur la chronologie romaine, et leur consacrer un nouvel ouvrage en quatre livres qu'il appela De gente populi romani. Ce titre indique quel était le dessein de l'auteur ; il voulait traiter le peuple romain comme une noble famille (gens) fière de ses origines et qui cherche à les bien établir. Il faisait sa généalogie, le suivant avec un soin pieux à travers toute l'histoire, et remontant de peuple en peuple jusqu'à la source même d'où ses plus anciens aïeux étaient sortis. Mais si Rome était le but de son travail, elle ne le remplissait pas tout entier. Au lieu de l'isoler, pour l'étudier seule, il semblait tenir au contraire à la replacer parmi les autres nations, faisant marcher ensemble, par de savants synchronismes, toute l'histoire du monde ancien, et rangeant, pour ainsi dire, les traditions des autres peuples, avec leurs dates précises, autour de celles des ancêtres de Rome. Un curieux passage de Censorinus nous indique à la fois la méthode de l'auteur et le succès de ses recherches. A propos d'une date difficile à établir, il déclare que Varron est parvenu à la fixer avec certitude en comparant les chronologies des différentes cités, et qu'il a jeté tant de lumière sur ces difficultés, que chacun peut dire non-seulement en quelle année, mais en quel jour s'est passé l'événement[43].

Au début de son ouvrage, Varron divisait l'histoire entière du monde en trois époques. Depuis la naissance de l'univers jusqu'au déluge d'Ogygès, c'étaient les temps inconnus ; depuis ce déluge jusqu'à la première Olympiade, les temps fabuleux ; avec la première Olympiade commençaient les temps historiques[44]. La première période échappait à toutes les recherches ; il n'y avait aucun peuple dont l'histoire remontât au delà du déluge d'Ogygès. Les Égyptiens avaient bien la prétention de se donner mille siècles d'existence, mais Varron leur répondait en disant : Quels livres vous donnent la preuve d'une pareille antiquité ? Vous ne connaissez les lettres que depuis Isis, c'est-à-dire depuis deux mille ans[45] ; et il expliquait leur erreur en supposant que les années dont ils voulaient parler étaient des années d'un mois. Il ne remontait donc pas plus haut que le déluge d'Ogygès, et commençait par rapporter un prodige constaté par les historiens et les astronomes, et qui se serait passé vers ce temps : Un étrange évènement eut lieu dans le ciel. L'étoile de Vénus que Plaute appelle Vesperugo et Homère Έσπερος, et qui est la plus belle de toutes, changea tout à coup de couleur, de grandeur, de forme et de cours ; ce qui n'avait jamais eu lieu et ne s'est jamais reproduit[46]. C'est par ce miracle que s'ouvrent les temps que Varron appelle fabuleux ; et ce nom leur convient, car cette partie de son livre était pleine de fables et de récits mythologiques, dont Varron, par une singularité remarquable, cherchait à établir la date certaine. Il arrive enfin aux temps historiques et y suit l'ordre des faits, passant du royaume de Sicyone, qui lui semblait le plus ancien de tous, à celui d'Athènes et d'Argos, et s'arrêtant avec tant de plaisir sur toutes ces antiquités qu'à la fin du second livre, il n'était encore arrivé qu'à la guerre de Troie[47]. Les deux autres livres étaient consacrés à la chronologie des rois du Latium, qu'il accordait avec celle des peuples de la Grèce, et aux rois de Rome. Numa est le dernier dont le nom se trouve cité dans les fragments qui restent de ces livres, et il est à croire que l'œuvre de Varron n'allait guère plus loin. Des temps plus certains, moins contestés, commençaient alors pour la famille romaine ; et d'ailleurs les doutes qui restaient sur l'époque suivante avaient été suffisamment éclaircis dans les Antiquités humaines. Quoi qu'il en soit, le résumé de toutes ces recherches chronologiques, c'est qu'il fallait compter deuz mille ans depuis le déluge d'Ogygès jusqu'au consulat d'Hirtius[48].

Cet important ouvrage, à l'exactitude et à la science duquel tous les critiques anciens rendent témoignages était aussi, à ce qu'il semble, moins aride qu'on n'est tenté de le croire d'après le sujet qu'il traite. Quoique la chronologie y tienne la première place, les récits, les appréciations historiques n'en étaient pas tout à fait bannis. Nous savons qu'en parlant des premières années de Rome, il ne pouvait s'empêcher de célébrer cette glorieuse époque, et d'en étaler les vertus : c'était son habitude[49] ; et qu'il racontait aussi quels emprunts ce peuple naissant avait fait aux nations voisines[50]. Il semble qu'il s'était étendu avec encore plus de complaisance sur les temps fabuleux. Sa mémoire était remplie de curieux récits et il ne pouvait s'empêcher de les redire dès qu'il s'en présentait quelque occasion. Le nom d'un personnage, lit date d'un événement suffisaient pour amener quelque longue histoire. C'est ainsi qu'après avoir fixé le temps de la fondation d'Athènes, il rapportait les merveilleuses circonstances qui l'avaient accompagnée, et le combat de Minerve et de Neptune pour avoir l'honneur de lui donner leur nom[51]. De même, à propos de l'arrivée des Grecs en Italie, dont il établissait la date, il n'avait garde d'omettre les métamorphoses de Diomède en oiseau, et les miracles de Circé qui changeait les hommes en bêtes ; il semblait parfaitement admettre ces miracles et il en donnait pour preuve l'existence des loups-garous, notamment l'histoire de ce Démenète qui, après avoir été loup durant vingt ans, redevint homme et gagna des prix à Olympie[52]. Le De gente populi romani devait donc présenter de singuliers contrastes. Des récits merveilleux s'y mêlaient à la précision des recherches les plus exactes, et la chronologie avait la prétention de s'y appliquer à la fable. Elle était bien plus téméraire encore, car elle se prenait aux dieux même, et essayait de les rapporter, comme les hommes, à une date précise. Minerve avait paru sur le lac Tritonis vers le temps d'Ogygès ; Mercure et Bacchus étaient venus plus tard, et Hercule ne faisait que de mourir au moment où commença la guerre de Troie[53]. Si Varron le sait d'une manière si précise, c'est qu'évidemment il l'a appris de quelque disciple d'Evhémère, d'un de ces audacieux sceptiques qui tenaient les dieux pour des hommes divinisés. L'influence de cette doctrine se retrouve dans un très-grand nombre de fragments du De gente populi romani[54]. Il semble aussi qu'en cet ouvrage Varron ait encore plus fidèlement suivi les Grecs que dans tous les autres. Non-seulement il accepte leurs récits et leurs calculs, mais il cède sans résistance à leurs prétentions les plus invraisemblables. On sait le mépris profond de la Grèce pour tout ce qui n'était pas elle, et comment elle faisait profession de dédaigner les traditions des autres peuples. Si pourtant ces traditions se faisaient respecter d'elle en quelque façon et qu'il ne lui fût pas permis de les mépriser, elle changeait de système, et essayait de les tourner à son profit en leur trouvant quelque origine dans sa propre histoire. Les dieux triomphants de Rome n'échappèrent pas à cet affront : on créa des légendes qui les faisaient venir de la Grèce ; Ficus, Stercus, le vieux Faunus lui-même devinrent des étrangers dans leur propre pays, des Grecs transplantés sur le sol du Latium. Varron, qui n'a nulle part cité ces légendes, semble dire, en les négligeant, que son orgueil national en était choqué. Mais il devient plus complaisant quand il rie s'agit plus de Rome. Ici, par exemple, il admet sans contestation que Sérapis et Isis sont des Argiens transportés en Égypte. Isis n'est-elle pas visiblement la même chose qu'Io ; et, dans Sérapis, retrouve-t-on pas le mot grec σορός mêlé au nom d'Apis, un des rois d'Argos[55] ? Quelque absurde que soit cette opinion, comme la vanité romaine n'y est pas intéressée, il l'accepte et la rapporte. Il a donc ici très-fidèlement imité les Grecs, et, parmi les Grecs, les disciples d'Evhémère. Isis et Sérapis, comme on vient de le voir, sont des Argiens, c'est-à-dire des hommes divinisés ; on les a mis parmi les dieux pour reconnaître les services qu'ils ont rendus ; et, de peur que le souvenir de leur humanité ne nuisit à leur culte, on avait sévèrement défendu de le rappeler jamais. La statue placée à la perte de leurs temples, avec un doigt sur la bouche, indiquait que c'était un secret qu'il fallait taire. De même Prométhée n'était qu'un sage, et l'on supposa qu'il avait créé l'homme parce qu'il lui avait enseigné la sagesse qui lui donne une seconde vie[56]. Quant à la fable qui concerne les géants, elle avait une bien plus mesquine origine : à l'époque du déluge, les hommes effrayés s'étaient réfugiés sur les montagnes ; les plus pressés avaient pris les meilleures places. Comme ils s'étaient établis le plus haut, ils parurent les plus grands. Ils vainquirent les autres, grâce à leur position, et les vaincus les adorèrent[57]. Voilà un évhémérisme bien grossier et qui doit étrangement surprendre, quand on songe que Varron suit, dans les Antiquités divines, les doctrines des stoïciens, ennemis déclarés d'Evhémère. Mais j'ai déjà montré qu'il prenait facilement les idées des auteurs qu'il imitait, et qu'il changeait quelquefois d'opinion en changeant de sujet et de modèle.

 

IV

Le De vita populi romani. — Sujet et division de cet ouvrage. — Son caractère.

 

C'est encore dans ses Antiquités humaines qu'il avait pris le sujet du De vita populi romani, traité en quatre livres, adressé à son ami Atticus, comme lui grand partisan du passé. On voit, par les fragments qui en restent, qu'il y traitait les mêmes matières que dans les six derniers livres de son grand ouvrage. Ce sont toujours les anciens usages, les institutions, la manière d'être et de vivre du peuple romain, mais présentés cette fois d'une façon différente et dans un esprit nouveau. Il semble d'abord que le plan général et l'arrangement des parties ne devaient pas se ressembler. Ici, comme dans l'ouvrage que je viens d'étudier, le titre peut nous éclairer sur le but de l'auteur ; car on sait que Varron ne prenait pas ses titres au hasard, et il a même encouru le reproche d'avoir mis quelque prétention à les choisir. Ce n'est donc pas sans intention qu'il a appelé son livre : De vita populi romani, et on se souvient, en lisant ce titre, de ce passage de Florus où il dit qu'il va considérer le peuple romain comme un seul homme et qu'il retrouve dans son histoire les quatre âges de notre vie[58]. En y regardant bien, on croit apercevoir dans les quatre livres de Varron quelque chose de cette division. Ne se pourrait-il pas faire qu'il eût, lui aussi, assimilé l'histoire de Rome à la vie humaine, qu'il l'eût divisée comme elle, et traité à part, chaque âge du peuple romain, en rapportant à chaque période les institutions qu'elle avait vues naître et grandir et les coutumes qu'on y pratiquait ? L'enfance de Rome, dit Florus, fut le temps des rois, ce temps où elle lutta avec ses voisins sans s'écarter encore du sein maternel. C'est aussi de l'époque des rois qu'il s'agit dans le premier livre de Varron ; il est tout consacré à louer les vertus de cette héroïque enfance. Les noms des Gaulois, de Decius, de Cinéas, qu'on retrouve parmi les fragments du second livre, nous indiquent de quelle époque il s'y agissait. C'est le temps où, au milieu des grandes luttes du Forum, et dans les intervalles de repos que laissait la conquête de l'Italie, se fonde la constitution romaine. Varron la faisait connaître, et ; en même temps, présentait un tableau des mœurs de cet âge, simple encore et vertueux, bien que Rome commençât à s'enrichir, et que le Forum s'embellit de monuments à la place de ses échoppes de bois[59]. C'était, si l'on veut, la jeunesse du peuple romain, jeunesse vigoureuse, et qui faisait pressentir les grandeurs de l'âge suivant. On voit, dans le troisième livre, qu'il était question des guerres puniques, et, à l'occasion des plus grandes luttes que Rome ait eu à soutenir, Varron s'occupait de la paix, de la guerre et des triomphes. Le dernier livre est plein du souvenir des événements contemporains, et, à la tristesse qu'éprouve Varron en les racontant, on voit bien qu'il croyait assister à la vieillesse de Rome.

Ainsi, si je ne me suis pas trompé, cet ouvrage contenait un tableau de la vie de Rome, moins complet peut-être et moins profond que les recherches des Antiquités humaines, mais plus brillant et plus animé. Assurément le but de Varron, en composant ces deux livres, n'était pas tout à fait le même. L'un s'adressait surtout aux érudits, l'autre semble avoir été fait pour le peuple. Il ne s'agissait pas, au moment où le De vita populi romani fut écrit, de satisfaire la curiosité des esprits distingués, mais de réveiller dans les cœurs l'amour et le regret du passé, et de faire, s'il se pouvait, des partisans aux institutions républicaines. Ce dessein me parait visible dans tout l'ouvrage, mais surtout au premier et au dernier livre. Si Varron exagère les vertus et le bonheur des premiers siècles de Rome, s'il aime tant à en présenter le tableau, c'est que, comme Tite Live ; il voit le présent avec douleur, et qu'il est heureux de se jeter dans le passé pour s'arracher au spectacle des mœurs de son époque[60]. Aussi, quel plaisir il prend à comparer les mœurs des vieux Romains et leur honorable pauvreté avec le luxe scandaleux de son temps ! Il les montre dans leurs maisons étroites, qui n'avaient que les meubles nécessaires[61], mangeant leur pain et leur bouillie, au coin du feu, pendant l'hiver, en plein air, pendant l'été, dans lent cour, quand ils sont à la campagne, sinon, sur leur terrasse[62] ; achetant, quand ils se marient, deux oreillers et deux couvertures[63] ; et sautant, pour tout plaisir, les jours de fête, sur des outres huilées, la tête découverte, les cheveux en désordre et retenus à peine par quelques bandelettes[64]. Il dépeint leurs femmes, chastes et sobres, obtenant, comme une grande faveur, dans leurs vieux jours, de boire une pauvre piquette, occupées à filer la laine au milieu de leurs esclaves[65], sans croire que le rang ou la naissance les dispensât de ces simples devoirs, car on montrait encore de son temps, dans le temple de Sancus, le fuseau et la navette de Tanaquil[66]. Les dieux aussi étaient simples alors comme tout le monde ; ils n'avaient que des temples misérables et de grossières statues ; on les honorait avec des offrandes de bouillie et de fèves, mais combien ils étaient plus propices qu'ils ne le sont devenus plus tard, quoiqu'on les ait faits de marbre, d'ivoire et d'or[67] ! Le dernier livre devait être rempli des sentiments d'un vieux Pompéien que le pardon-de César avait mal étouffés. Il y parlait des Gracques avec colère ; il leur reprochait d'avoir livré les jugements aux chevaliers, et, en donnant deux tètes à la république, d'avoir fait naître les discordes civiles[68]. C'est depuis que, pour garder le pouvoir, on a eu recours aux sanglantes séditions. Car, disait-il énergiquement, telle est l'ambition effrénée de certaines gens qu'ils aimeraient mieux voir le ciel tomber Sur eux que de renoncer aux charges qu'ils désirent[69]. Qu'en est-il résulté ? des guerres terribles qui ont ruiné l'Italie. Ses villes sont désertes, elles qui autrefois regorgeaient d'habitants[70]. Les réflexions de ce genre ne sont pas rares parmi les fragments de cet ouvrage. Ici, il rappelle tristement combien la division des citoyens affaiblit la prospérité publique, blesse et détruit le bien général[71] ; là, que les succès même de Rome ont fait perdre tout souci de l'intérêt de l'état, et que, lorsqu'on n'a plus rien craint pour la république, on n'a plus songé qu'à soi[72] ; il constate enfin, dans une phrase énergique, qu'une gangrène sanglante semble s'être répandue dans tous les membres du peuple romain[73].

Qu'on se souvienne du temps où ce livre était écrit. C'était, comme je l'ai montré, à la veille du jour où la république allait disparaître, et pendant qu'elle livrait son dernier combat. Il était honorable pour Varron d'essayer ainsi de réveiller l'esprit national. Il n'y devait pas mieux réussir que Cicéron, et tous deux allaient payer, l'un par la mort, l'autre par la proscription, leurs généreux niais inutiles efforts pour une cause perdue.

 

 

 



[1] Histoire romaine, I, 16.

[2] Servius, in Æn., II, 636. Interp. vet., in Æn., II, 717.

[3] Servius, in Æn., V, 704.

[4] Charis., I, 21.

[5] Nonius, v. Spartæ.

[6] Cicéron, De repub., Ve livre, commencement.

[7] Aulu-Gelle, XII, 4 :

.... Multa tenens antiqua, sepulta vetustas

Quæ fecit....

Multarum veterum legum divumque hominumque

Prudentem....

[8] Pline, VII, 2.

[9] S. Augustin, De civ. D., VI, 3.

[10] Nescie quid vesper serus vehut. Ed. Œhler, p. 171.

[11] Servius, in Æn., III, 349.

[12] Servius, in Æn., IV, 682.

[13] Servius, in Æn., I, 382. Les manuscrits de Servius portent ici : rerum divin., II ; mais les citations conviennent si bien au sujet traité dans le second livre des Antiquités humaines, qu'on suppose que le copiste se sera trompé. Ne serait-il pas possible, cependant, qu'à propos des cérémonies religieuses introduites par Enée, et dont on sait qu'il était question au deuxième livre des Antiquités divines, Varron soit revenu sur les faits miraculeux de ce voyage qui en avaient été l'occasion ? On sait que ces répétitions sont fréquentes chez lui.

[14] Servius, in Æn., III, 392. Il y était question de la laie blanche et de ses trente petits. Seulement, chez Varron le miracle est bien plus compliqué que chez Virgile. Il y a des petits de diverse couleur, et les blancs seuls tètent leur mère à l'arrivée d'Enée. 

[15] Servius, in Æn, IV, 427 ; II, 166.

[16] Probus, in Ecl., VI, 31.

[17] Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., I.

[18] Lydus, De magist.

[19] S. Augustin, De fragm. civ. D., VI, 4.

[20] De re rust., I, 2.

[21] Aulu-Gelle, XI, 1.

[22] Macrobe, Sat. II, 12.

[23] Probus, in Bucol., I.

[24] Servius, in Æn., X, 13.

[25] Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., I.

[26] Servius, in Æn., VII, 563.

[27] Int. vet., in Æn., X, 183.

[28] Voir ce que dit Varron sur l'origine du nom d'aprilis, Macrobe, Sat., I, 12. Je crois qu'on peut supposer sans témérité que, dans ce chapitre et les quatre suivants, Macrobe, en traitant du calendrier romain, s'était beaucoup servi de l'ouvrage de Varron, qu'il cite, du reste, fort souvent.

[29] Macrobe, Sat., I, 15 : Ut ides omnes Jovi, ita omnes Kadendas Junoni tributas, et Varronis et pontificalis affirmat auctoritas.

[30] Surtout à l'ouvrage célèbre de Cincius Alimentus. Macrobe (Sat. I, 16) cite l'opinion de Varron sur ces questions. Il s'appuie sur son autorité pour savoir ce que c'est que le mundus patens, s'il est permis de combattre un jour férié, et qui a établi les Nundines.

[31] Voir le passage curieux conservé par Servius, in Æn., II, 268.

[32] Nuits Attiques, III, 2.

[33] Lydus, De magist., I, 1.

[34] Plutarque, Vita Rom. et Lydus, De mens., I, 14.

[35] Censorinus, De die Nat.

[36] Niebuhr, Hist. rom., I, 315. Niebuhr traite naturellement fort mal les calculs de Varron qui contrarient son système.

[37] Nonius, v. Reditio.

[38] Aulu-Gelle, XI, 1.

[39] Aulu-Gelle, XIII, 12 et 13. C'est à ce propos qu'il parlait fièrement de lui et de l'exemple qu'il avait donné en refusant d'obéir à un tribun qui le citait sans en avoir le droit, et qu'il se vantait d'avoir maintenu les vieux usages.

[40] Aulu-Gelle, I, 25. Contrairement à l'opinion de Popma, soutenue par M. Krahner, je crois que ce livre était à la fin et non en tête des six derniers, qui traitaient des choses. Je vois en effet que le fragment sur les vaisseaux et la marine est rapporté par Aulu-Gelle, au vingt-cinquième livre (N. A., XVII, 3). Pourquoi Varron aurait-il séparé la guerre maritime de la guerre continentale ? Je rapporte à ce livre, avec M. Krahner, les citations de Servius, in Æn., XI, 502, 682, XII, 121, et Philargyrius, in Georg., III, 313.

[41] Académiques, I, 3.

[42] Aulu-Gelle, XIX, 14 : Varronis monumenta.... in propatulo frequentique usu feruntur.

[43] Censorinus, De die nat., 21.

[44] Censorinus, De die nat., 21.

[45] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 40 ; Lactance, II, 10.

[46] Saint Augustin, De civ. D., XXI, 8. Fréret (Mém. de l'Académiques des insc., X, p. 357) essaye de donner une explication naturelle de ce miracle. Il suppose que ces peuples ignorants auront pris quelque comète pour l'étoile de Vénus.

[47] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 13.

[48] Arnobe, V, 8.

[49] Servius, in Æn., IX, 603.

[50] Servius, in Æn., VII, 176.

[51] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 9.

[52] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 16 et 17.

[53] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 8.

[54] Aussi doit-on rapporter à cet ouvrage les fragments de Varron qui portent la trace d'un évhémérisme prononcé : celui, par exemple, où il raconte que Junon avait grandi à Samos et qu'elle y avait épousé Jupiter (Lactance, Inst. div., I, 15) ; et surtout celui où il dit que les hommages qu'on rend aux dieux ont été imaginés d'après quelque circonstance de leur vie ou de leur mort (Saint Augustin, De consens. Evang., I, 23).

[55] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 3.

[56] Saint Augustin, De civ. D., XVIII, 8.

[57] Servius, In Æn., III, 578.

[58] Florus, Préface.

[59] Nonius, v. Tabernæ.

[60] Tite-Live, Préface.

[61] Nonius, v. Culina et Trulleum.

[62] Nonius, v. Cohortes.

[63] Nonius, v. Culcita.

[64] Tite-Live, Préfac. v. Cernuus.

[65] Nonius, v. Lora et Juxta.

[66] Pline, H. N., VIII, 74.

[67] Nonius, v. Paupertates.

[68] Bicipitem civitatem fecit. Nonius, v. Biceps.

[69] Nonius, Casus pro casu.

[70] Nonius, Casus pro casu.

[71] Nonius, v. Distrahere : Disti actione civium elanguescit bonum proprium civitatis, atque ægrotare incipit et consenescere.

[72] Nonius, v. Focillantur.

[73] Nonius, v. Gangræna : Per omnes articulos populi hanc mali gangrænam sanguinolentam permeasse.