TACITE

 

CHAPITRE I. — COMMENT TACITE EST DEVENU HISTORIEN.

 

 

La vie de Tacite présente cette singularité, assez rare chez les grands écrivains, qu'il aborda tard le genre dans lequel il devait s'illustrer. Pendant longtemps, il ne fut qu'un orateur et qu'un politique ; il avait à peu prés quarante-cinq ans[1], il venait d'être consul, lorsqu'il publia ses premiers livres d'histoire. Ce début tardif n'était pas sans lui causer quelque inquiétude, puisqu'en commençant l'Agricola, il croit devoir excuser son inexpérience ; il semble craindre que sa voix ne paraisse rude et grossière[2]. Je ne pense pas pourtant que le public qui lut l'ouvrage à son apparition se soit aperçu que l'auteur avait besoin d'indulgence. Est-ce à dire qu'il s'est improvisé historien tout d'un coup ? Ces vocations subites sont peu communes, et il vaut mieux croire que, sans s'y être directement préparé, grâce à ses études antérieures et aux conditions mêmes dans lesquelles il avait vécu, il était prêt à le devenir. Pour savoir comment cela s'est fait et d'où lui est venue cette préparation obscure qui développa en lui un talent qui s'ignorait, il serait nécessaire de remonter à ses premières années. Malheureusement elles sont fort mal connues ; Tacite est du petit nombre des écrivains qui n'aiment pas à entretenir le lecteur de leur personne. Cette discrétion lui fait grand honneur, mais elle est nuisible à ceux qui étudient sa vie. Nous allons être réduits, pour en savoir quelque chose, aux très rares confidences qui lui échappent et à quelques renseignements qui viennent de ses amis.

 

I

Ce qu'on sait de la famille de Tacite. — Son éducation. — Le Dialogue sur les Orateurs. — A quelle époque il fut composé et publié. — Quel est le personnage qui, dans le Dialogue, expose les idées de Tacite. — Son opinion sur la manière d'enseigner l'éloquence. — Importance et caractère des digressions dans Tacite.

 

Un hasard nous fait connaître dans quel milieu il était né. Pline l'ancien, parmi les anecdotes dont il a semé son Histoire naturelle, est amené à mentionner le nom d'un chevalier romain, son contemporain, qui s'appelait Cornelius Tacitus, et qui administrait les revenus de la Gaule Belgique[3]. Ce devait être le père ou l'oncle de notre historien, et par là nous apprenons qu'il sortait d'une de ces familles de chevaliers qui occupaient les charges de finance, dans lesquelles on faisait fortune. Il n'est donc pas tout à fait exact de prétendre, comme on le fait d'ordinaire quand on veut jeter quelque discrédit sur son impartialité, qu'il était bien disposé pour les grands seigneurs parce qu'il appartenait à leur caste, et qu'en prenant leurs intérêts, il défendait sa propre cause. C'était, comme on disait à Rome, un homme nouveau, ce qui voulait dire qu'aucun des siens n'était encore entré dans le Sénat. Il est probable que son père, qui possédait ce que donnaient ordinairement les charges équestres, la considération et la richesse, voulut que son fils montât plus haut et pût aspirer aux dignités curules. Il dut obtenir pour lui que l'empereur lui accordât le laticlave, c'est-à-dire le droit de porter la robe blanche bordée d'une large bande de pourpre : c'était la façon ordinaire d'introduire un jeune homme dans les rangs de ceux auxquels étaient réservés les honneurs publics. Il était ainsi désigné d'avance pour la questure, et plus tard, si la fortune lui souriait, il pouvait arriver au consulat.

Pour atteindre à ces hautes destinées, il fallait d'abord que le jeune homme reçût une éducation très soignée. Tacite apprit sans doute ce qu'on enseignait de son temps, et, comme l'art de parler est celui dont un politique pouvait le moins se passer, il dut étudier la rhétorique. En ce moment, elle était professée avec un grand éclat par Quintilien, pour lequel l'empereur venait d'instituer la première chaire publique d'éloquence qui ait été créée à Rome. On s'est naturellement demandé si Tacite n'avait pas suivi ses leçons, comme fit plus tard son ami Pline le jeune. C'est assez vraisemblable, mais on ne peut pas l'affirmer. On verra que si, par certains côtés,. Tacite se rapproche de Quintilien, par beaucoup d'autres, il s'en écarte. En supposant qu'il fût sou élève, ce devait être un élève singulièrement indépendant, et qui ne se piquait pas d'approuver toujours les idées de son maître.

Ici, nous ne raisonnons plus d'après des hypothèses, nous avons un ouvrage de Tacite, le plus ancien qu'il ait écrit, et qui garde comme un reflet de son éducation. C'est le Dialogue sur les Orateurs, un petit livre de quelques pages, qui est assurément l'un des meilleurs traités de critique que l'antiquité nous ait laissés. Ce traité a été l'objet de grandes controverses, et quelques-unes des questions qu'il soulève ne sont pas encore résolues. Il est certainement de Tacite, quoiqu'on en ait souvent douté, et presque personne aujourd'hui ne le lui conteste ; mais on s'accorde moins sur l'époque où il fut, écrit et publié. L'entretien que Tacite rapporte est de la cinquième année du règne[4] de Vespasien, et il nous dit qu'il était alors tout à fait jeune ; ce qui montre qu'entre l'époque où il y assista et celle où il écrivait, quelques années s'étaient écoulées et que le jeune homme avait eu le temps de devenir un homme fait. En supposant sept ou huit ans de distance, nous sommes reportés au début du règne de Domitien, et c'est bien en effet le moment où Tacite a dû le rédiger. Plus tard, il n'aurait pas conservé un souvenir aussi présent, une impression aussi vive des paroles qu'il avait entendues. Mais est-ce vraiment celui où l'ouvrage fut publié ? J'ai grand'peine à le croire ; il ne me semble pas possible qu'il ait pu paraître pendant que vivaient encore les personnages dont l'auteur parle ou qu'il fait parler. Comment aurait-il osé dire d'Eprius Marcellus et de Vibius Crispus, dont l'un au moins siégeait à côté de lui au Sénat et qui avaient joui tous les deux de la confiance des empereurs, que c'étaient de malhonnêtes gens, qu'on n'avait rien à envier dans leur destinée, et qu'ils avaient passé leur vie à craindre ou à faire peur[5] ? Je suis donc porté à penser que le Dialogue fut écrit vers les premières années du règne de Domitien, lu sans doute à quelques amis, retouché peut être à diverses reprises sans qu'il ait jamais perdu son air de jeunesse et l'ampleur de son style cicéronien, puis enfin publié dès qu'on vécut sous, un prince où l'on pouvait penser ce qu'on voulait et dire ce qu'on pensait.

Mais voici une autre difficulté et qui n'est pas moins embarrassante. L'ouvrage est un dialogue, il met aux prises des gens qui expriment des idées très différentes. Y en a-t-il un, dans le nombre, que Tacite ait chargé de parler pour lui ? Quelles sont, parmi les opinions que soutiennent les divers interlocuteurs, celles qui lui appartiennent et qu'on peut lui attribuer avec certitude ? C'est ce que nous voudrions savoir et ce que précisément on ne distingue pas très bien. Il affirme que, pour composer son ouvrage, il n'a eu besoin que de mémoire, qu'il reproduira fidèlement les raisons des personnages, comme il les a entendues, et la suite de leurs arguments, de façon qu'on puisse reconnaître leur caractère et leur esprit[6]. Il est certain qu'Aper, par exemple, est très vivant et très personnel. Il l'a montré tel qu'il devait être, passionné, violent dans la dispute, avec des sentiments de parvenu, aimant surtout l'éloquence pour les succès bruyants et les jouissances matérielles qu'elle procure. Évidemment ce n'est pas lui qui exprime la pensée de Tacite. Ce serait plutôt Maternus, l'aimable et courageux Maternus, qui maltraite les délateurs et dit leur fait aux tyrans. Mais, en sa qualité de poète, Maternus célèbre la paix des bois et les charmes de la solitude ; il conseille de fuir pour elle le Forum insensé et glissant, et Tacite, au contraire, au moment même où il faisait parler Maternus, ne songeait qu'à se plonger dans les périls de la vie politique. Celui qui le représente le mieux, c'est Vipstanus Messalla, un homme d'action et un homme d'études, un soldat et un lettré, tout jeune encore et déjà célèbre, le seul qui se fût jeté dans les guerres civiles avec des intentions honnêtes[7]. Il est naturel que Tacite, qui semble avoir été son ami, qui ne parle jamais de lui qu'avec la sympathie la plus vive, lui ait confié, dans le Dialogue, la défense des idées qui leur étaient communes.

Nous avons du reste un moyen tout à fait certain de nous en assurer. Pour connaître quelles sont véritablement les opinions qui appartiennent à Tacite dans son ouvrage, cherchons, autant qu'il est possible de le savoir, celles qu'il a mises en pratique dans sa vie et dont il s'est fait une règle de conduite. Messalla ne cache pas qu'il a peu de goût pour les rhéteurs et leur manière d'enseigner. En regard de cette instruction d'école, toute d'artifices et de procédés, il place le tableau de la vieille éducation romaine, du temps de la République. Il montre le jeune homme amené par son père chez un orateur en renom, admis dans son intimité, assistant à son travail, quand il se prépare à parler en public, le suivant au Forum, et apprenant à combattre sur le champ de bataille[8]. Cette façon virile et vivante d'élever la jeunesse devait plaire à Tacite, et il en avait fait sur lui-même l'expérience. Il nous raconte qu'il s'était attaché aux deux hommes qui passaient pour être les plus éloquents de cette époque, que non seulement il les écoutait parler en public, mais qu'il les accompagnait quand ils revenaient chez eux, qu'il entrait dans leur maison et prenait part à leurs entretiens les plus familiers[9]. La méthode lui semblait bonne, puisque, plus tard, quand il fut devenu lui-même un personnage important, il fit pour les autres ce qu'on avait fait pour lui. Pline, en lui écrivant de lui envoyer des maîtres pour l'école qu'il fondait à Côme, lui disait de les prendre parmi cette jeunesse studieuse qu'attirait autour de lui la renommée de son talent[10]. Elle venait donc l'entendre et profiter de son exemple, comme ceux qui, sous la République, fréquentaient la maison des orateurs célèbres, et c'est ainsi qu'il faisait revivre ces anciennes traditions que regrettait Messalla.

Dans un autre passage du Dialogue, Messalla reprend pour son compte une grande idée de Cicéron, qui exige que l'orateur, avant d'aborder le Forum, ait tout étudié, tout connu, ou du moins tout effleuré, et qu'aucune science ne lui soit tout à fait étrangère. Il ne doit appliquer son intelligence à quelque profession particulière qu'après l'avoir étendue et fortifiée par une culture générale, de même qu'on n'ensemence la terre qu'après l'avoir tournée et retournée plusieurs fois. C'est bien aussi l'opinion de Messalla. Il affirme que le génie oratoire n'est pas enfermé dans les limites étroites où l'école prétend le parquer, et qu'il est impossible de le réduire pour toute préparation, à ces quelques préceptes d'habileté pratique que donnent les rhéteurs ; il veut que l'orateur, ainsi que le soldat, ne marche au combat qu'armé de toutes pièces ; il soutient que c'est grâce à cette érudition étendue, à cette variété d'études, à ce savoir universel, que s'élance et déborde, comme un fleuve, l'éloquence vraiment digne d'être admirée[11]. Il n'y a pas de doute que Tacite pense comme Messalla ; nous pouvons être sûrs qu'il ne s'est pas contenté d'apprendre ce que les rhéteurs enseignaient, qu'il a voulu se donner une éducation aussi large que possible, et qu'il a touché à toutes les connaissances de son temps. Ses ouvrages nous en donnent partout la preuve ; mais on la trouvera surtout dans ces digressions, auxquelles il a fait une si grande place et qui méritent chez lui une attention particulière.

Sans doute, il y avait déjà des digressions dans Salluste ; il y en a même dans Tite-Live, quoiqu'en petit nombre ; mais celles de Tacite ont un caractère différent. Salluste ne traite guère que des questions générales de morale ou d'histoire ; Tacite, comme on va le voir, est bien autrement varié. Tite-Live avoue sans détour qu'il les introduit dans son récit pour délasser et divertir un moment ceux qui le lisent[12]. Chez Tacite, elles sont ordinairement courtes et sèches, et l'on ne voit que trop qu'il n'a pas travaillé pour le divertissement des lecteurs ; il n'a d'autre intention que de les instruire. C'est un homme fort instruit lui-même qui, toutes les fois que le hasard des événements lui fait rencontrer un usage, une croyance, une institution, un ancien souvenir, sur lequel il croit posséder quelque renseignement utile à connaître, ne peut se retenir d'en faire part aux autres, au risque d'embarrasser un peu son récit. Ces digressions ne sont pas toujours bien amenées ; quelquefois elles se rattachent mal au reste, ce qui prouve qu'elles sont bien de Tacite et qu'il ne les a pas trouvées chez les historiens dont il se sert. Pour les introduire dans son ouvrage, le plus léger prétexte lui suffit ; il les justifie par quelques excuses très simples, quelquefois un peu naïves, comme, par exemple, par ces mots : il ne sera pas hors de propos, ou : j'aurai bientôt fait de dire, non fuerit absurdum, non erit longum. Le plus souvent il ne se donne pas la peine de les justifier, pensant que l'intérêt qu'y prendra le lecteur l'empêchera de se plaindre. Parmi ces digressions, les plus nombreuses se rapportent à la constitution romaine, aux changements qu'elle a subis, aux magistratures anciennes et nouvelles, à la distribution des légions dans l'empire, etc. ; on comprend que des sujets de ce genre aient occupé un jeune homme qui se destinait à la vie publique. D'autres concernent les choses religieuses, et spécialement ce qui devait être moins familier aux Romains, les religions étrangères. L'Égypte, avec ses mystères, semble avoir exercé un certain attrait sur l'imagination de Tacite[13] ; il se vante de mieux la connaître que les autres. A propos de Sérapis, il nous dit avec complaisance qu'aucun des écrivains de Rome ne nous a encore appris d'où ce dieu tirait son origine[14], et, pour là savoir, il invoque le témoignage des prêtres égyptiens. Ici encore sa situation peut expliquer qu'il ait fait de ces religions une étude particulière ; il était membre d'un collège sacerdotal, et ce collège (quindecimviri sacris faciundis) était spécialement chargé de surveiller les cultes étrangers, ce qui amenait la nécessité de les connaître. Il y a enfin d'autres digressions qui témoignent, uniquement d'un esprit ouvert et curieux que la science attire pour elle-même : par exemple, celles où il nous renseigne sur l'ancien pomœrium et la topographie de Certains quartiers de Rome, dont il nous dit comment ils s'appelaient autrefois, par quelles vicissitudes ils ont passé, et celle surtout où, après avoir parlé des lettres nouvelles qu'il prit fantaisie à Claude d'inventer, il nous raconte l'origine de l'alphabet[15]. Remarquons, à cette occasion, que, dans ces problèmes délicats, Tacite est fort bien informe. Tout le monde, autour de lui, attribuait l'invention de l'alphabet aux Phéniciens ; Tacite la rapporte à l'Égypte. et la science moderne lui a donné raison. On supposait que les lettres avaient été communiquées aux Latins par les Étrusques ; il affirme qu'ils les ont reçues directe ment des Grecs : la question est encore aujourd'hui débattue parmi les savants ; mais l'opinion que soutient Tacite est celle qu'ont adoptée Kirchhoff et Mommsen ; d'où l'on voit qu'il avait puisé sa science à de bonnes sources.

Nous pouvons donc affirmer que, conformément aux idées qu'exprime Messalla dans le Dialogue, Tacite ne s'en est pas tenu, comme Aper et tant d'autres, à l'enseignement des rhéteurs, et qu'il a étudié ce qu'on n'apprenait pas à l'école. Peut-être, en le faisant, songeait-il surtout au profit que son éloquence en pourrait tirer, mais le profit a été plus grand qu'il ne le pensait ; en même temps que ces études achevaient d'en faire un grand orateur, elles développaient chez lui d'autres aptitudes ; son esprit y gagnait une souplesse et une étendue qui le rendaient propre à des travaux d'un autre genre. La curiosité qu'elles éveillaient en lui, le goût qu'il y prenait pour les recherches savantes et les connaissances précises, les notions qu'elles lui donnaient des institutions de son pays, du passé de Rome et des autres peuples, le préparaient, quand le moment serait arrivé, à devenir sans effort, et comme de plain-pied, un historien.

 

II

La philosophie dans l'éducation de Tacite. — Sénèque. — Lutte de Quintilien contre Sénèque. — De quel côté s'est rangé Tacite.

 

Parmi les sciences que Messalla recommandait à la jeunesse, se trouve la philosophie. Il insiste beaucoup sué la nécessité de la connaître et montre les avantages qu'on peut en tirer. Peut-être doit-on en conclure que, lorsque Tacite écrivit son Dialogue, il éprouvait pour elle une assez vive sympathie et qu'il y eut sans doute un moment, dans sa jeunesse, où, comme presque tous ses contemporains, il s'était laissé prendre à ses charmes. Cependant, même alors, il a soin d'indiquer qu'il ne faut pas l'étudier pour elle-même, mais pour les services qu'elle rend à l'éloquence. Il ne s'agit pas, dit-il, de construire une cité de stoïciens ; c'est un orateur que nous formons, non un sage[16]. Il ne s'en tint pas là et plus tard, à mesure qu'il avançait dans la vie, il semble que l'expérience l'ait rendu moins favorable aux études philosophiques et qu'il ait cru s'apercevoir que, poussées au delà d'une certaine limite, elles avaient quelques dangers. Il le dit expressément dans plusieurs passages de ses livres, et l'on a remarqué que partout il mêle quelque réserve aux éloges qu'il fait des philosophes et de la philosophie. Il est visible qu'elle lui inspire, avec beaucoup d'estime, une certaine défiance, et comme une inquiétude, dont il ne peut se défendre. Essayons d'en démêler les raisons et la portée.

Au moment où naissait Tacite, la philosophie jouissait d'une chance très rare : elle gouvernait le inonde. Pendant cinq ans au moins, Sénèque, son représentant le plus illustre, fut le premier ministre de Néron, et Trajan estimait que ces cinq années avaient été une des périodes les plus heureuses de l'Empire[17]. Cependant les honnêtes gens, qui ont joui de cette éclaircie entre deux tempêtes, en savaient peu de gré à celui qui la leur procurait. Peut-être avaient-ils attendu de la philosophie plus qu'elle ne pouvait donner, surtout dans un temps si corrompu et sous un aussi méchant prince. Il ne faut pas oublier que Sénèque n'était pas libre d'agir comme il voulait, et qu'il lui fallait permettre beaucoup de mal pour obtenir de faire un peu de bien. Néron avait déjà tué son frère ; il se préparait à tuer sa mère. Sans doute Sénèque n'a pas directement participé à ces crimes, mais il ne les a pas empêchés ; et même il parait avoir profité du premier pour s'enrichir, et il s'est résigné à faire l'apologie du second[18]. Les reproches qu'à cette occasion on a cru pouvoir adresser au philosophe sont retombés sur la philosophie, et il est arrivé qu'au lieu de profiter de la situation de Sénèque, elle s'en est mal trouvée.

Du reste, l'antipathie que les Romains éprouvaient pour elle avait une autre raison, et bien plus profonde, que les défauts ou les faiblesses de celui qui la représentait en ce moment. Ceux même qui admiraient les écrits de Sénèque sentaient bien, en les lisant, qu'il y avait là une doctrine contraire à celle de leurs pères. On leur avait toujours dit que le Romain est un citoyen avant tout, qu'il ne doit vivre que pour sa cité, et que le temps qu'il ne consacre pas à la servir est du temps perdu. A ce principe, la philosophie en substitue un autre. Pour elle, avant d'être un citoyen, on est un homme ; au-dessus de la cité restreinte à laquelle on appartient par la naissance, il y en a une plus étendue, qui est celle de tout le monde, l'humanité. Voilà donc l'homme partagé, et qui doit servir deux patries. Le vieux Caton disait que, le Romain se devant tout entier à sa cité particulière, il fallait qu'il pût lui rendre compte de ses occupations et de son loisir, ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de loisir pour lui et qu'il doit passer sa vie tout entière à être laboureur, soldat ou magistrat. Tous ceux qui font autre chose sont des oisifs (otiosi), des gens qui ne font rien ou qui font des riens, ce qui est la même chose. Sénèque pense autrement et ose le dite ; il soutient qu'il faut aussi servir l'autre cité, la cité universelle, en essayant d'être utile aux hommes, et qu'il n'y a rien de plus utile que d'accroître leurs connaissances, de les consoler dans leurs misères, de les éclairer dans leurs incertitudes, de les redresser dans leurs égarements. C'est ainsi que, d'un coup, les lettres, la science, la philosophie sont légitimées, et non seulement le nom d'oisifs ne convient pas aux gens qui étudient les merveilles du monde et qui travaillent à les comprendre pour les expliquer, mais il ne faut pas même le donner à ceux qui se contentent de les contempler, car, en les admirant, ils rendent témoignage à l'œuvre divine[19]. Comment un Romain pourra-t-il admettre qu'à côté de la vie active, et presque sur la même ligne, on autorise la vie contemplative ? Mais Sénèque va plus loin ; il applique ces principes à la rigueur et en tire toutes les conséquences. Cette grande cité qu'il imagine, et qui contient les hommes et les dieux, contient tous les hommes sans exception. Les étrangers et les ennemis (c'est la même chose pour les Romains) n'en sont pas exclus ; les esclaves aussi y sont compris. Nous avons des devoirs envers eux, parce qu'ils sont nos frères : l'homme, quel qu'il soit, doit être sacré pour l'homme[20].

Voilà des paroles qu'on n'avait pas encore entendues, et qui durent causer une prodigieuse surprise. Si on les appliquait à la lettre, toute la constitution du monde ancien en était ébranlée. Pour nous en tenir à Rome, il n'y avait rien de plus contraire que ces nouveautés à l'esprit même des institutions et au caractère d'une ville, qui, selon le mot de son poète, vivait des mœurs antiques. Pendant qu'on affectait d'y respecter les traditions et de les regarder comme sacrées, Sénèque semble en tenir fort peu de compte ; on trouve rarement chez lui ces éloges emphatiques de la vieille république, qui sont à la mode ailleurs. Il la juge froidement, et, s'il lui arrive d'en célébrer quelques héros, c'est à la condition d'en faire des philosophes comme lui, et de se glorifier en leur personne. Autour de lui on a pour maxime de dire que tout était mieux autrefois et qu'on ne change que pour être plus mal ; lui, croit au progrès, il a confiance dans l'homme, il affirme que l'humanité va toujours en se perfectionnant, et, au lieu de se tourner pieusement du côté du passé, comme tout le monde, il regarde vers l'avenir.

On pense bien que cette philosophie audacieuse ne laissait personne indifférent. Par ce qu'elle avait de nouveau et de généreux, elle séduisait la jeunesse. On nous dit que les jeunes gens n'avaient plus dans les mains que les livres de Sénèque[21]. Et cependant, c'est au moment même où il semble qu'elle avait le plus de chance de réussir, pendant la réaction qui suivit la mort de Néron, quand on venait de publier les Lettres à Lucilius et la Pharsale, deux chefs-d'œuvre qu'on devait dévorer, qu'elle rencontra l'adversaire qui lui fit la guerre la plus acharnée, et, je le crois bien, finit par en avoir raison. Assurément Quintilien paraît un fort petit esprit, quand on le compare à Sénèque ; mais il était soutenu par un puissant parti, et il tirait une autorité particulière des fonctions dont l'empereur Vespasien venait de le revêtir. Professeur public d'éloquence à Rome, il allait combattre Sénèque devant la jeunesse, c'est-à-dire dans le milieu même où il triomphait.

Nous ne connaissons aujourd'hui cette lutte que par l'ouvrage de Quintilien, les Institutions oratoires, qu'il publia quand elle était achevée et refroidie ; il la réduit autant qu'il peut à n'être plus qu'un débat littéraire. On sent que le grand nom de Sénèque le gène un peu, il a soin de ne condamner en lui que le chef d'une école nouvelle, ennemie de Cicéron et des orateurs anciens. Mais, avec les autres, il est plus à l'aise. Quand il parle des philosophes en général, il lui échappe des expressions qui montrent toute l'étendue de sa haine, et combien les attaques qu'il dirigeait contre eux devant ses écoliers devaient être vives. Il les accuse d'être des insolents, qui n'admirent qu'eux-mêmes et méprisent le reste des hommes, des gens qu'on croit des sages parce qu'ils ont un visage sévère et une grande barbe, mais qui se livrent à tous leurs vices quand on ne les voit pas[22]. Nous sommes choqués de ces violences, surtout quand nous nous souvenons que les philosophes étaient alors chassés de Rome par un décret de Domitien et errants sur toutes les routes de l'Empire. Mais ce qu'elles ont de déplaisant et de peu généreux ne doit pas nous faire méconnaître l'importance du débat. Il y avait autre chose, dans cette lutte de la rhétorique et de la philosophie, qu'une querelle d'école et une rivalité de métier. Aujourd'hui nous opposons la parole à l'action, mais alors la parole était regardée comme l'action même : elle dirigeait la politique, elle inspirait les résolutions qui font le salut ou la perte des États ; c'est elle qui menait le monde, regina rerum oratio ; par conséquent, le rhéteur, qui forge cette arme terrible, est vraiment l'homme sérieux et pratique. Le philosophe, au contraire, ne sort pas de ses théories et de ses chimères ; il n'a aucun contact avec la réalité et n'aborde jamais la place publique. Ses études sont celles d'un homme qui vit dans l'ombre du cabinet, loin de l'activité des affaires, studia inertia, umbratilia. Naturellement il attire à lui les personnes qui ne sont pas faites pour agir, que séduit le calme et le repos, et celles aussi qui n'aiment pas à se donner de la peine, car ce n'est pas véritablement travailler que de rester tranquillement chez soi à réfléchir et à rêver. Aussi Quintilien se croit-il en droit de définir la philosophie : une paresse impertinente, pigritia arrogans[23]. De graves intérêts étaient donc engagés dans cette polémique qui nous semble futile ; au fond, Quintilien y représentait le retour aux traditions anciennes et la protestation du passé contre les doctrines nouvelles.

Les opinions de Tacite ressemblent beaucoup à celles de Quintilien ; seulement il les exprime avec beaucoup plus de modération. Il n'a point de haine personnelle contre les philosophes. Loin d'approuver Domitien de les avoir bannis, il dit que c'était la proscription même de la vertu, et qu'en le souffrant, Rome a donné un grand exemple de patience servile. Quoique peu sympathique à Sénèque, il a fait un beau tableau de ses derniers moments ; il parle avec respect de Thraséa et d'Helvidius Priscus, mais, au fond, il n'est pas de leur parti. Un passage de la Vie d'Agricola nous donne sa pensée véritable. Je me souviens, dit-il, de l'avoir entendu souvent raconter que, dans sa première jeunesse, il avait conçu pour la philosophie un goût plus vif qu'il ne convient à un Romain et à un sénateur, mais que la prudence de sa mère modéra cette ardeur exagérée. C'est que son âme, naturellement élevée et enthousiaste, se portait avec plus de passion que de discernement vers tout ce qui offrait les apparences de la gloire. Bientôt l'âge et la raison le calmèrent, et de l'étude de la sagesse il retira, ce qui est très rare, la mesure dans la sagesse même[24]. En regardant de près ce passage curieux, on y trouve exprimés, avec une finesse et une discrétion remarquables, tous les reproches que Tacite adresse à la philosophie. On voit d'abord qu'il ne mettait pas la modération et la mesure parmi les vertus qu'elle inspire à ses adeptes. Ce n'est pas qu'ils lui semblent, comme à tant d'autres, des mécontents incorrigibles ; il ne prend pas à son compte la phrase qu'il prête à un délateur à propos du stoïcisme : Cette secte ne produit que des ambitieux et des brouillons[25]. Mais il pense que l'habitude de partir de principes inflexibles et d'en tirer des conclusions rigoureuses peut communiquer à l'esprit quelque chose de raide, de cassant, qui l'entraîne à des imprudences inutiles. Il admire, mais il n'approuve pas, ceux qui risquent leur vie sans profit pour personne[26]. Ces témérités qu'ils commettent viennent souvent de leur vanité : c'est encore un reproche qu'il leur fait. Ils sont trop fiers de leur renom de science et de vertu et veulent trop le ménager[27] ; ils s'applaudissent volontiers eux-mêmes et ne dédaignent pas les applaudissements des autres. Il y avait des gens, dit-il[28], qui reprochaient à Helvidius de tenir trop à faire parler de lui, mais la gloire est la dernière passion à laquelle renonce un sage. De tout cela, il tire la conséquence qu'il ne faut prendre la philosophie qu'à petite dose ; si on la pousse trop loin, elle est contraire au Romain et au sénateur. On peut en permettre sans danger l'étude à celui qui ne se sent pas le courage d'aborder la vie politique ou qui n'en veut pas prendre la peine, car Tacite est bien près de penser comme Quintilien, que beaucoup s'affublent de ce beau nom de philosophe pour dissimuler leur paresse[29]. Mais l'homme d'action, qui se destine aux fonctions publiques, qui entrera un jour dans le Sénat, doit se tenir loin d'une science qui n'est bonne qu'à faire des méditatifs et des contemplatifs. Le vrai Romain ne connaît pas les distinctions de Sénèque entre l'homme et le citoyen. Sa cité le réclame tout entier ; il se doit tout à son service. Ainsi Tacite revenait à la conception un peu étroite et jalouse que les vieux Romains se faisaient du patriotisme, et c'est la principale raison pour laquelle il se méfie de la philosophie.

 

III

Tacite dans les sociétés mondaines de Rome. — Ce qu'était le monde à cette époque. — Changement qu'y amène le règne de Vespasien. — Façon dont Tacite parle des femmes et les dépeint. — Les idées générales dans Tacite.

 

L'éducation ne se fait pas toute à l'école, les maîtres la commencent, mais elle se complète dans les sociétés qu'on fréquente et par les personnes qu'on y rencontre. On ne peut pas douter que Tacite n'ait vécu à Rome dans ce qu'on appelle le monde. Il n'y était pas étranger par sa naissance, et l'éclat de ses débuts devait l'y faire rechercher.

Il est difficile, à cette distance, d'y entrer avec lui et de savoir ce qui s'y passait. Par leur nature même, ces réunions échappent un peu au public, et elles avaient alors des raisons particulières de se cacher. Elles étaient suspectes au pouvoir ; c'est là que très souvent il allait prendre ses victimes. Il soupçonnait que les gens distingués dont elles se composaient ne l'aimaient guère, qu'ils y parlaient librement, quand ils se croyaient entre amis, et répétaient volontiers les bons mots et les vers malins qu'on avait faits contre le prince. Si, par malheur, on avait laissé entrer quelque délateur inconnu, ou seulement quelque indiscret, qui ne savait pas tenir sa langue, ces plaisanteries étaient punies comme des crimes d'État. La société charmante, qui, au début du règne de Claude, s'était formée autour des nièces de l'empereur, les trois filles de Germanicus, et dont Sénèque paraît avoir été l'âme, fut dissipée au bout d'un an, par la mort ou par l'exil, parce qu'elle était suspecte à Messaline. Du reste, ces terribles exemples ne décourageaient personne. Sous l'œil même des délateurs, le lendemain de quelque exécution retentissante, les réunions dispersées se reformaient. Le plaisir de se voir, de causer ensemble, faisait braver tous les dangers, de même que, dans les prisons de la Terreur, on reprenait les conversations et les intrigues interrompues, à quelques pas de la guillotine. Thraséa était déféré au Sénat, on le savait perdu ; cependant, un cercle d'hommes et de femmes du grand monde s'était rendu, comme à l'ordinaire, dans ses jardins, et l'on y discutait des questions philosophiques, jusqu'au moment où le questeur vint apporter au maître de la maison l'ordre de mourir[30].

Dans un passage très curieux de ses Annales, Tacite nous renseigne sur la façon dont vivait la haute société de son temps[31]. Il constate d'abord que c'est vers l'avènement de l'Empire que le luxe fut poussé le plus loin à Rome. Les grandes familles, dépouillées d'une partie de leurs privilèges politiques, pensaient se distinguer du reste des citoyens et tenir encore leur rang en menant une existence magnifique. On leur avait laissé le droit de se ruiner, elles en abusèrent. Les dépenses de la table, la beauté des villas, le nombre des esclaves, la recherche des objets d'art et des meubles précieux, les prodigalités envers les amis, les clients, les affranchis, entamèrent les fortunes les plus considérables. Les rigueurs de l'autorité impériale contre tous ceux qui portaient de grands noms et possédaient de grands biens firent le reste.

Pendant l'époque qui s'étend d'Auguste à Néron, l'aristocratie ancienne disparut presque entièrement. A sa place, il s'en forma une autre, qui venait des villes municipales d'Italie ou des provinces. Ces nobles 'nouveaux apportaient à Rome les habitudes de simplicité et d'économie qui leur étaient ordinaires chez eux, et, quoique la plupart soient arrivés assez vite à faire de grandes fortunes, le vieil esprit se conserva. La réforme vint surtout, ajoute Tacite, de l'exemple que donna Vespasien. C'était un bon bourgeois de Réate, d'une famille de soldats et de petits banquiers, qui détestait l'étiquette et les cérémonies pompeuses, qui n'était jamais si heureux que quand il allait revoir la maisonnette où il était né, et qu'au lieu de ces vases murrhins qui coûtaient des fortunes, il buvait dans le gobelet d'argent qui avait servi à sa grand'mère et lui rappelait sa modeste enfance[32]. L'exemple de l'empereur et le désir de lui plaire en l'imitant fut plus efficace que toutes les lois somptuaires de l'ancienne République.

Ces renseignements sont tout à fait confirmés par la correspondance de Pline. On sait que Pline mettait une sorte de coquetterie à être en relation avec tout ce qu'il y avait de gens de quelque importance. Or, il est rare de rencontrer, parmi ceux auxquels il écrit, des noms qui appartiennent à l'ancienne aristocratie. De ces descendants de la liberté, posteri libertatis[33], comme il les appelle, la cruauté des Césars en avait bien peu laissé[34]. Tout récemment encore Vitellius venait de faire mourir un Dolabella, qui n'avait commis d'autre crime que de sortir de la famille des Cornelii[35]. Aussi est-on tout surpris, après qu'on avait tué tant de Pisons, d'en trouver encore un, en plein règne de Trajan, qui lit de petits vers devant une assemblée d'auditeurs complaisants[36]. Mais c'est une exception ; presque tous les correspondants de Pline portent des noms nouveaux, et la plupart sont originaires des Gaules, de l'Afrique ou de l'Espagne. En général, ils ont fait leur chemin par des voies honorables. Les pères ont occupé chez eux des magistratures municipales ; les fils ont passé par l'armée, par les charges de finance, sont venus s'établir à Rome et y ont fait souche de sénateurs. Tous affichent un grand amour pour les lettres : c'est une façon de justifier et d'ennoblir leur fortune. Non seulement ils ont étudié l'éloquence pendant leur jeunesse : bien parler est un talent indispensable pour un magistrat romain ; mais ils s'occupent de philosophie ou même composent des élégies et des épopées. Je ne crois pas qu'il y ait une autre époque, où l'on ait autant aimé la littérature ; Sénèque même trouve qu'on L'aime trop et qu'on en pousse le goût jusqu'à la manie : litterarum intemperantia laboramus[37]. C'était en somme une société fort agréable, qui n'avait plus l'éclat et le grand air de celle des premiers temps de l'Empire, mais où l'on trouvait encore, avec une existence moins large et des manières plus simples, beaucoup d'élégance et d'esprit.

Voilà le monde dans lequel il faut nous figurer Tacite, pendant la paix des belles années de Vespasien et de Titus, au moment de ses premiers succès oratoires, à cet âge heureux qui, suivant l'expression d'Aristote, n'a pas été encore humilié par la vie, et où le présent s'éclaire de toutes les espérances de l'avenir. On est tenté de penser, — et je crois qu'on ne se trompe pas, qu'il y devait bien tenir sa place. C'était certainement un homme d'esprit ; on le sent, dans ses ouvrages, malgré la gravité qu'il s'impose. Il s'y trouve des traits mordants, de fines plaisanteries, des délicatesses charmantes d'expression, des récits d'autant plus piquants qu'ils veulent moins le paraître, et dans lesquels la malice ne se découvre que par un mot au passage et se laisse deviner sans se faire voir. Telle est, par exemple, l'histoire bouffonne de ce fou, qui, convaincu, sur la foi d'un songe, qu'il sait la place où Didon a caché ses trésors, vient les offrir à Néron, et la sotte confiance du prince, qui, comptant sur l'argent qu'on lui promet, commence par dépenser celui qui lui reste ; en sorte, dit finement Tacite[38], que l'attente de la fortune devint une des causes de la misère publique ; et la mésaventure de ce pauvre philosophe qui s'avisa de prêcher la paix à deux armées qui allaient se battre, et qui aurait été écharpé par les deux partis, si des amis prudents n'étaient survenus à temps pour le faire renoncer à sa sagesse intempestive[39] ; ou encore l'histoire de ce général, incertain entre les partis, et craignant fort de se compromettre, qui, lorsqu'il va trouver Vespasien, se presse ou s'arrête en route, selon que les nouvelles sont favorables ou contraires[40]. Ces passages, et bien d'autres que je pourrais citer[41], permettent de soupçonner ce qu'il devait être dans le monde ou avec ses amis, quand il n'avait pas besoin de se contraindre et qu'il pouvait laisser son ironie s'épancher en liberté.

On sait qu'à Rome les femmes n'étaient pas exclues des réunions mondaines, et même qu'elles y avaient beaucoup d'importance. Comme, pour nous, Tacite est un personnage grave, presque solennel, nous avons quelque peine à nous le représenter dans leur compagnie ; peut-être y était-il plus à l'aise que nous ne l'imaginons. Il est vrai qu'il les traite quelquefois assez mal : à propos de la femme d'un affranchi qui encouragea son mari à trahir son maître, il dit qu'elle lui donna un méchant conseil, un conseil de femme[42]. Ailleurs, ayant à parler d'un personnage qui lui semble fort léger, un simple diseur de bons mots, il trouve qu'il avait ce qu'il fallait pour plaire aux femmes[43]. Mais Sénèque en avait dit bien d'autres, ce qui ne l'empêcha pas d'être le protégé et le favori des dames romaines. Ces mots de Tacite ne sont d'ailleurs que des boutades ; il parle plus sérieusement, lorsqu'il fait remarquer qu'il faut savoir d'autant plus de gré à une femme de se bien conduire, qu'on est plus sévère pour elle quand elle se conduit mal[44] ; ce qui est parfaitement juste. Sous Tibère, à propos de certains troubles qui s'étaient produits dans les provinces, on se demanda, au Sénat, s'il ne convenait pas d'empêcher les légats et les proconsuls, quand ils allaient les gouverner, d'emmener leurs femmes avec eux. Selon son usage, Tacite institue un débat contradictoire : un orateur accuse les femmes d'être causes de toutes sortes de désordres, quand elles accompagnent leurs maris dans leurs gouvernements, et un autre les en défend[45]. Les deux discours sont faits avec tant de soin et d'impartialité qu'on a peine à démêler entre les deux pour qui penche Tacite. Mais, ici, nous savons par ailleurs qu'il est avec ceux qui sont favorables aux femmes, puisqu'il emmena la sienne lorsqu'il quitta Rome après sa préture. Quant à celles qui ont joué un rôle politique et dont il est amené à parler dans ses ouvrages, il les peint surtout en les faisant agir, ce qui est la meilleure manière, et elles y sont très vivantes. Il fait voir, dans Messaline, à quelles folies peut être entraînée une femme qui a satisfait toutes ses fantaisies, qui s'est rassasiée des plaisirs ordinaires, et qui risque tout pour en trouver qu'elle ne connaisse pas. A cette figure il oppose celle d'Agrippine, aussi peu scrupuleuse que l'autre, mais qui ne se sert de sa beauté que pour sa richesse ou son ambition. Il nous dit qu'elle mena l'Empire avec une main d'homme[46] ; et cependant c'est une femme encore, car elle se perd par ses exigences, par sa vanité, en se montrant aussi avide des distinctions extérieures que de la réalité du pouvoir. Poppée s'attaque à Néron, le plus orgueilleux, le plus susceptible des princes, un véritable enfant gâté ; et, comme elle voit que la timide Octavie l'a fatigué par sa complaisance, elle essaie de le dominer par le dédain. Elle le raille de la bassesse de ses sentiments, de sa passion pour une affranchie, de son obéissance aux volontés de sa mère ; elle lui oppose sans cesse le bel Othon, un des rois de la mode, si élégant, si distingué dans ses manières, si généreux dans ses libéralités, elle ne dissimule pas le regret de l'avoir quitté et menace de l'aller rejoindre. Il est probable que Néron, malgré sa passion pour elle, ne subissait pas ces hauteurs sans quelque colère, et qu'il essayait parfois d'y résister. C'est sans doute dans une de ces révoltes de son caractère indomptable, un jour qu'elle l'accablait de reproches, qu'il la tua d'un coup de pied.

Ces peintures, si vivantes et si vraies, sont bien d'un observateur qui a fréquenté le monde, qui n'a pas seulement connu l'homme dans les livres, mais qui l'a vu de près, et à qui l'étude des gens qu'il avait sous les yeux a fait mieux comprendre ceux qu'il rencontrait dans l'histoire. De là aussi lui sont venues ces pensées brillantes, auxquelles on donnait le nom de sententiæ, qui enferment tant de sens en si peu de mots, et qu'il a semées à profusion dans ses récits. Elles étaient alors fort à la mode ; on en trouve un très grand nombre dans Sénèque et chez tous les écrivains de ce temps. Mais celles de Tacite ne sont pas, comme il arrive trop souvent chez les autres, de simples phrases à effet, des artifices de style, des beautés plaquées. On sent qu'elles ont été prises sur la réalité, et qu'elles viennent directement de la vie. Aussi ne nous causent-elles pas seulement un plaisir de lettrés. Nous admirons sans doute le grand air qu'elles ont et le tour piquant qu'il leur a donné ; mais nous sommes encore plus frappés de la profonde connaissance qu'elles témoignent des passions et des caractères. Elles réveillent en nous des réflexions que nous avions faites nous-mêmes, elles expriment d'une façon plus précise et plus vive des pensées que notre expérience personnelle nous avait confusément suggérées ; nous en faisons aussi l'application à certaines personnes que nous avons connues ou à certains incidents de notre existence, et cette sorte de communication que la surprise de les reconnaître établit entre l'auteur et nous est une des raisons de l'intérêt que nous trouvons à le lire.

 

IV

Début de Tacite au Forum. — Ses succès. — Son mariage. — Sa carrière politique. — Tacite sous Vespasien. — Sous Domitien. — Sa préture.

 

L'éducation de Tacite dut s'achever pendant les premières années du règne de Vespasien. C'était, à tout prendre, une époque heureuse et qui le paraissait davantage quand on se souvenait des événements terribles qu'on venait de traverser. Le moment était favorable à un jeune homme qui voulait se faire connaître. Tacite s'y préparait en suivant les orateurs célèbres, qu'il écoutait, nous dit-il[47], avec une grande ardeur de jeunesse et une passion merveilleuse d'apprendre. Quand il jugea qu'il en savait assez, et qu'il eut suffisamment écouté les autres, il prit la parole à son tour.

Nous ignorons devant quel tribunal il s'est d'abord produit, mais il est très probable qu'il y réussit du premier coup. Pline le jeune, qui débuta quelques années à peine après lui, nous apprend qu'à ce moment Tacite était déjà florissant de gloire et de renommée[48]. La réputation lui était donc arrivée très vite. Ce qu'il fut comme orateur, nous ne le savons pas précisément, n'ayant conservé aucun des discours qu'il a prononcés lui-même. Mais ceux que, dans ses ouvrages, il prête avec tant de complaisance aux personnages historiques permettent de le conjecturer, car il est probable qu'il les a composés d'après sa méthode et ses habitudes. Ici encore Pline nous donne un renseignement important : au sortir d'une séance du Sénat, il écrit à l'un de ses amis : Tacite a parlé avec beaucoup d'éloquence, et, ce qui est le caractère de son talent, avec gravité[49]. C'est bien ainsi que nous nous le figurons ; Bossuet l'appelle le plus grave des historiens, il était sans doute aussi le plus grave des orateurs. On ne peut pas douter qu'il n'ait été très passionné pour un art auquel il devait une renommée si précoce : il n'y a pas de succès qui touchent davantage, surtout lorsqu'on est jeune, que ceux que donne la parole. Un des personnages de son Dialogue, après avoir dépeint cette sorte d'enivrement qu'on éprouve à imposer ses opinions à tout un auditoire, insiste sur ce qu'il appelle les joies secrètes de l'orateur, celles dont il peut seul se rendre compte. Apporte-t-il un discours soigneusement travaillé ? ses sentiments intérieurs ont, comme sa parole, quelque chose de calme et d'assuré. Se présente-t-il, non sans quelque émotion, avec une composition toute nouvelle et à peine achevée ? l'inquiétude même est un attrait qui rend la réussite plus flatteuse et le plaisir plus vif. Mais ce sont les hardiesses de l'improvisation qui procurent les plus vives jouissances ; car il en est du génie comme de la terre : si l'on estime les fruits d'une longue culture et d'un pénible travail, les productions qui naissent d'elles-mêmes sont encore plus agréables[50]. Il me semble qu'il y a, dans ces paroles, un accent tout personnel, et qu'elles ont bien l'air d'être des confidences.

Ce succès, qui mettait Tacite au premier rang de la jeunesse de son temps, eut pour lui des conséquences importantes. On peut soupçonner d'abord qu'il rendit son mariage plus facile. En 77, il fut fiancé à la fille d'Agricola, et, l'année suivante, il l'épousa. C'était un grand mariage. Julius Agricola, son beau-père, appartenait par ses origines à cette saine et vigoureuse noblesse de province, qui fit la force de l'Empire. Ses aïeux étaient de Fréjus ; son père, Julius Græcinus, s'établit à Rome et entra dans le Sénat. Il était un orateur et un philosophe, mais avant tout un honnête homme. Il avait trop de vertu, dit Sénèque[51], pour convenir à un tyran. Caligula voulut le forcer à se faire délateur, et, comme il refusait, il le fit tuer. Agricola fut élevé par sa mère, qui se trouvait être une personne très distinguée et qui prit un grand soin de son éducation. Il fréquenta les écoles de Marseille, une ville où, selon Tacite, règnent, dans une heureuse harmonie, la politesse grecque et la sobriété provinciale[52]. Il servit ensuite en Bretagne, sous Suetonius Paulinus, et y prit le goût de la vie militaire. Quoique avant tout il ait été soldat, il ne bornait pas ses talents à ce qui concerne son métier. C'était, à l'occasion, un homme du monde, un administrateur fort intelligent, un très habile politique, autant qu'un excellent général. Quand il maria sa fille, il occupait à Rome une situation très élevée : il était consul, et allait partir pour la Bretagne, dont il devait achever la conquête.

Tacite, qui, nous l'avons vu, n'aime pas à introduire le public dans sa vie privée, n'a dit qu'un mot de sa femme. Au moment où il nous raconte qu'il fut fiancé avec elle, il l'appelle une jeune fille de belle espérance[53]. L'éloge parait d'abord assez froid ; mais la façon dont il a parlé de son beau-père, la douleur que sa mort lui causa, le livre qu'il a consacré à sa mémoire, montrent combien il lui était reconnaissant de lui avoir donné sa fille.

Une autre conséquence de ses succès oratoires fut son entrée dans les fonctions publiques. Ma situation politique, dit-il[54], fut commencée par Vespasien, accrue par Titus, et portée plus haut encore par Domitien. En marquant aussi nettement les trois degrés qu'il a successivement franchis, il semble bien indiquer les trois étapes par lesquelles on s'acheminait d'ordinaire à la dignité suprême, c'est-à-dire au consulat. Il faut donc croire que Vespasien l'a fait questeur[55], Titus édile ou tribun du peuple, et Domitien préteur. Dans cette carrière, le premier pas devait être l'un des plus difficiles. La questure ouvrait la porte du Sénat, et le nombre était grand de ceux qui désiraient y entrer ; les vingt places de questeurs, qui se donnaient tous les ans à cette jeunesse impatiente, étaient donc très disputées. L'empereur s'en réservait un certain nombre, que vraisemblablement il accordait de préférence à des jeunes gens de talent qui, n'appartenant pas par leur naissance à l'aristocratie sénatoriale, éprouvaient plus de peine à arriver tout seuls. C'était précisément la situation de Tacite, et ce qui achève de montrer qu'il a dû être choisi directement par les empereurs, aussi bien pour la questure que pour les autres fonctions qu'il a obtenues, c'est qu'il éprouve le besoin de nous dire que ces faveurs qu'il a reçues d'eux n'influeront pas sur la façon dont il jugera leurs actes. Tacite a donc été, dans toutes les magistratures, ce qu'on appelait un candidat de César. C'est la protection particulière de Vespasien qui l'a introduit dans la vie politique ; c'est le choix de Domitien qui l'a revêtu de la plus haute fonction qu'on pût occuper avant le consulat. Il était préteur l'année où il plut au prince de célébrer les jeux séculaires, et, comme, en même temps, il faisait partie d'un très important collège de prêtres, en cette double qualité, il fut de ceux qui présidèrent à ces fêtes splendides. Il avait alors trente-trois ans ; pour un homme nouveau, il était arrivé très vite.

Nous devons donc nous figurer Tacite, à ses débuts, comme un protégé de l'Empire, et il est naturel qu'il fût alors très partisan du régime impérial[56]. Il n'avait pas de violence à se faire, quand l'empereur était Vespasien ou Titus. Certes, le gouvernement de Vespasien n'était pas très libéral. Ce vieux soldat avait pris dans les armées l'habitude de l'ordre et de la discipline, il tenait à tout maintenir dans le devoir, et n'était pas d'humeur à laisser contester son autorité. Nous savons qu'il fit mourir Helvidius Priscus et qu'il chassa une première fois de Rome les philosophes, qui lui semblaient sans doute des discoureurs peu dangereux, mais incommodes. Ces rigueurs ont dû contrister Tacite, mais il avait le sentiment que l'empire, après tant d'agitations, avait besoin avant tout de la paix, et il savait gré au prince qui cherchait à la lui conserver, même par des mesures un peu rudes. Aussi a-t-il du le servir de grand cœur.

L'avènement de Domitien le mit à une plus rude épreuve. Les esprits perspicaces s'étaient toujours méfiés de ce jeune homme sauvage et solitaire avec son visage rouge et ses grands yeux morts. Quoiqu'il ait prononcé, au début de son règne, quelques-uns de ces grands mots d'humanité, qui font l'admiration des naïfs, ses mauvais instincts étaient connus. On savait que son père avait été sur le point de prendre contre lui des mesures rigoureuses, et qu'il avait causé à son frère les plus cruels déplaisirs. Aussi ne le vit-on arriver à l'Empire qu'avec beaucoup d'inquiétude. Cependant, il sut d'abord se contenir. Pline le jeune nous parle d'une époque où il n'avait pas encore manifesté sa haine des honnêtes gens. Il croyait sans doute qu'il lui était plus honorable et plus sûr de paraître les protéger. C'est le moment où Pline a été questeur et tribun du peuple, et où Tacite a obtenu la préture. Je ne crois pas que Domitien fût alors beaucoup plus aimé, mais certainement il devait être moins haï. Plus tard, le souvenir de ces premiers temps, qui furent moins sombres que le reste, s'effaça, et le règne entier fut enveloppé dans la même malédiction. Tacite, dans l'Agricola, ne distingue plus entre ces quinze années de tyrannie : Quinze ans, dit-il[57], grand espace de la vie humaine, pendant lequel, dans le silence et l'inaction, les jeunes gens sont arrivés à la vieillesse et les vieillards au terme de l'existence ! Il y a là un peu d'exagération : Tacite n'est pas resté quinze ans muet et inactif ; il a rempli des fonctions publiques, il a dû prendre la parole dans le Sénat. En réalité, comme nous allons le voir, la période de terreur où les honnêtes gens se cachaient et se taisaient n'a duré que quatre ou cinq ans ; mais ces années ont si lourdement pesé sur Tacite, il en a ressenti une impression si profonde qu'il ne s'est plus souvenu que d'elles.

 

V

Tacite légat de l'empereur. — La Germanie. — Comment elle a dû être composée. — Caractère de cet ouvrage. — Quel était le dessein de Tacite en l'écrivant.

 

En 89, immédiatement après sa préture, Tacite quitta Rome ; c'est par lui que nous le savons, et son absence dura quatre ans. Ce qu'il a fait pendant ces quatre années, nous le devinons sans qu'il le dise : il est allé remplir l'une des fonctions administratives que l'on donnait à ceux qui venaient d'être préteurs, il n été nommé, comme on disait, lieutenant de l'empereur, legatus Augusti pro prætore, et, en cette qualité, ou bien on l'a préposé au commandement d'une légion, ou il a gouverné ce qu'on appelait une province impériale. On donnait ce nom à celles que l'empereur s'était particulièrement réservées, parce qu'elles étaient plus difficiles à défendre et qu'elles exigeaient la présence d'un corps de troupes ; voilà ce qui est certain. Si nous voulons aller plus loin et en savoir davantage, nous ne pouvons que former quelques conjectures, mais des conjectures assez vraisemblables.

Et d'abord, des deux fonctions qu'on pouvait obtenir après la préture, quelle est celle qu'il a remplie ? nous ne le savons pas positivement. Tout ce que l'on peut dire, c'est que l'une des deux lui convenait beaucoup moins que l'autre. Il semble en effet assez peu probable, quand on le connaît, qu'il ait commandé une légion. A ce moment, les aptitudes civiles et militaires, qui étaient mêlées et confondues dans le même citoyen, pendant la République, commençaient à se séparer. Depuis qu'Auguste avait institué des armées permanentes, la guerre était devenue une profession ; il était plus rare qu'on fût à la fois un homme de tribune et un bon général. Les soldats, qui ne quittaient plus les camps, se moquaient volontiers des gens qui vivaient paisiblement chez eux et les appelaient des paysans, pagani[58] ; ceux-là, de leur côté, soupçonnaient que les soldats sont ordinairement mal élevés, lourds et brutaux, si bien que Tacite se croit obligé d'affirmer qu'il s'en trouve qui n'ont pas moins de finesse d'esprit que ceux qui portent la toge[59]. Mais, quoiqu'il prenne ici leur défense, il est bien visible qu'il est étranger à leur profession, que son arme était surtout la parole, et qu'il n'a livré de bataille que devant les tribunaux et, plus tard, au Sénat. Il a fait sans doute, pendant six mois ou un an, son service militaire : c'était la condition pour arriver aux honneurs publics ; mais il est probable que ce fut à la façon de son ami Pline le jeune, qui travailla dans les bureaux du gouverneur de la Syrie à faire des écritures, et qui même devait y être assez peu occupé, puisqu'il trouvait le temps de suivre les cours des professeurs de philosophie d'Antioche[60]. Ce n'était pas assez pour donner le goût et la connaissance des choses de la guerre, et il faut bien reconnaître que cette façon de traverser, pendant quelques mois, la vie des camps, en s'y mêlant le moins possible[61], disposait mal un jeune homme à prendre, dans la suite, le commandement d'une légion. Nous pouvons donc croire que Tacite, qui vraisemblablement avait fait comme Pline et comme beaucoup de jeunes gens de son monde et de son temps, ne se trouvait pas préparé à remplir, après sa préture, un emploi militaire, et qu'il gouverna plutôt une province.

Poussons un peu plus loin encore nos conjectures ; demandons-nous quelle pouvait être cette province dont le gouvernement fut confié à Tacite. Il semble bien qu'à cette question on ne puisse faire qu'une réponse. Nous avons de lui un ouvrage très important sur les mœurs des Germains, qui suppose qu'il avait dû voir de près les hommes et le pays dont il parle. On est donc amené à penser qu'il a dû vivre quelque temps dans le voisinage de la Germanie ; or, parmi les provinces impériales gouvernées par un ancien préteur, il n'y en a qu'une qui soit située dans cette région, c'est la Gaule Belgique ; d'où la conclusion que Tacite a dû y passer les quatre années pendant lesquelles il a été absent de Rome, et que c'est là qu'il a recueilli les notes qui l'ont aidé à à composer son ouvrage.

La Germanie, pour conserver le titre qu'on lui donne ordinairement, ne fut définitivement rédigée et publiée que sous le deuxième consulat de Trajan, en 98, cinq ou six ans après que Tacite eut quitté la Gaule Belgique ; mais il n'est pas douteux qu'il n'en ait amassé les matériaux pendant qu'il la gouvernait. Comment lui serait venue la pensée d'occuper le public de ces peuples barbares, de ce pays affreux, de ce ciel sombre, de ces champs rebelles à la culture et qui attristent le regard[62], sans l'occasion qui lui fut donnée de les étudier de près et s'il n'avait rien eu de nouveau et de personnel à en dire ? Il semble bien qu'il ait connu par lui-même ces géants qu'il nous dépeint avec leurs yeux gris, leurs cheveux roux, leurs boucliers barbouillés de couleurs voyantes, leurs vêtements serrés à la taille, qui contrastent avec les robes amples des Sarmates ou des Parthes. S'il n'a pas eu la curiosité de pousser au delà des frontières et de prendre par lui-même quelque idée des contrées qu'il voulait décrire, soyons sûrs qu'il a interrogé des officiers ou des marchands qui les avaient vues ; il a dû même rencontrer plus d'une fois des chefs barbares, qui avaient été vaincus dans quelque guerre intérieure et venaient demander un asile aux Romains[63]. Il semble à Kritz qu'on retrouve, dans ce que nous dit Tacite, le ton d'un homme qui vient de faire parler des Germains et qui mentionne leurs réponses, en conservant, autant que possible, les termes mêmes dont ils se sont servis[64]. C'est par eux qu'il sait les derniers événements qui viennent de se passer dans ce monde troublé qui s'agite et change sans cesse. Ils lui ont appris que les Bructères viennent d'être défaits et expulsés de leur territoire par une coalition de nations rivales, que les Chérusques, qui ont tant effrayé Rome quand ils avaient Arminius à leur tête, ont perdu tout à fait leur suprématie : ils se sont laissé vaincre par l'amour du repos. On les a longtemps félicités de ne plus troubler la paix de leurs voisins ; on disait les bons, les équitables Chérusques ; mais, maintenant qu'on n'a plus peur d'eux, on les traite de sots et de lâches. Il semble qu'on devine, en lisant la Germanie, les questions que devait poser Tacite à ceux qu'il interrogeait. Elles ne sont pas d'un homme qu'on veut nous faire passer pour un rhéteur, qui n'a de souci que des belles phrases. Il cherche, au contraire, à se procurer des renseignements précis et pratiques ; il veut savoir quels sont, chez les Germains, le principe du gouvernement, le régime de la propriété, la constitution de la famille. Il descend même à de très petits détails et demande comment leurs maisons sont faites, de quels aliments ils se nourrissent, ce que c'est que la bière, quelle est la monnaie qu'ils acceptent le plus volontiers dans les échanges, etc. Nous sommes en pleine et minutieuse réalité. Si l'on excepte deux ou trois phrases un peu maniérées et brillantées, quelques expressions qui paraissent trop poétiques pour le sujet, la rhétorique est tout à fait absente de la Germanie. On n'y trouve pas de ces prologues et de ces péroraisons à grand effet, qui étaient alors fort à la mode, et dont Tacite ne s'est pas abstenu ailleurs ; il entre brusquement en matière et s'arrête quand il n'a plus rien à dire.

Les descriptions de paysages sont rares chez les historiens anciens. Même dans la Germanie, où elles étaient plus à leur place, Tacite en a fort peu usé. Il remarque sans doute ce qui devait frapper un Italien perdu dans ces contrées, les bois sombres, les grandes marées, les brouillards épais, l'âpreté du climat, la tristesse des longues nuits et des jours obscurs ; mais l'impression qu'il en éprouve, il se contente de l'exprimer d'un trait, et passe. Là, comme ailleurs, il est surtout un admirable peintre d'hommes. Il a saisi d'un coup d'œil rapide et sûr les qualités maîtresses de cette race. Contrairement aux habitudes des gens du Midi qui se rapprochent et se groupent, le Germain aime à vivre isolé. Il n'habite pas dans les villes ; il ne veut pas que sa maison se serre contre celle du voisin et il laisse autour d'elle un espace vide : il entend être tout à fait chez lui. En Grèce et à Rome, la communauté absorbe l'individu et lui fait la loi ; chez le Germain, l'individu reprend son importance. De là viennent ses meilleures qualités, le respect de soi, le goût de l'indépendance, le sentiment de l'honneur. Tacite a très bien compris aussi la religion des peuples germaniques ; quoiqu'il cède un peu trop à cette habitude de ses compatriotes de vouloir retrouver partout les dieux gréco-romains, il laisse bien voir que ce n'est pas une religion riante, une religion de fêtes, de chants et de danses, comme celle des Grecs ; elle est sérieuse et sombre, elle n'enferme pas ses dieux dans les temples, elle croit indigne de leur majesté de les représenter sous des formes humaines, elle leur consacre les bois, les forêts, et les adore sans les voir dans ces mystérieuses solitudes. Cette religion sans temples, sans images, fait songer au protestantisme. L'Allemagne, dit J. Grimm, était la patrie naturelle de la Réforme[65].

On ne sera pas surpris que les peintures morales tiennent beaucoup de place dans le livre de Tacite. Il admire sans réserve, chez les Germains, l'honnêteté de la vie de famille, la gravité du mariage, le respect qu'ils ont pour la femme, l'éducation virile qu'ils donnent aux enfants. On comprend qu'il ne puisse leur adresser ces éloges sans faire quelques retours amers sur les mœurs des Romains et des Romaines de son temps. Les adultères sont rares en Germanie : ce n'est pas comme à Rome, où corrompre et céder à la corruption s'appellent vivre à la mode du jour. Pour forcer un jeune homme à se marier, on n'a pas besoin de promulguer des lois sévères : Les bonnes mœurs y ont plus d'empire qu'ailleurs les bonnes lois. Il n'est pas nécessaire d'y exercer autour des femmes une surveillance rigoureuse : elles vivent sous la garde de la chasteté, loin des spectacles qui corrompent les mœurs et des festins qui allument les passions. Comme elles ne savent pas écrire, on n'a pas lieu de se méfier des mystérieuses correspondances. On ne connaît pas l'usure, les affranchis ne possèdent aucune influence particulière, les esclaves ne sont employés qu'aux champs : c'est la femme avec les enfants qui s'occupe des soins Intérieurs de la maison. Ces contrastes sont indiqués avec tant de complaisance qu'on s'est demandé si l'ouvrage n'était pas simplement une satire des mœurs romaines. Je ne le crois pas. Certainement, quand l'occasion se présente de gronder ses contemporains, Tacite ne la laisse pas échapper. Mais ici ces leçons de morale n'occupent que quelques chapitres, et il n'est pas possible que ce soit uniquement pour elles que l'ouvrage ait été fait. On n'a pas besoin d'aller chercher si loin les motifs que Tacite avait de l'écrire. Il voulait entretenir les Romains de nations qu'il leur importait de connaître et qu'ils avaient beaucoup de raisons de redouter. Sénèque leur disait déjà, quelques années auparavant[66] : Qu'y a-t-il de plus énergique que les Germains ? A ces corps vigoureux, à ces âmes qui ne connaissent pas les plaisirs, le luxe, les richesses, donnez un peu plus de tactique et de discipline ; je n'en dis pas davantage : vous ne pourrez leur tenir tête qu'en revenant aux vertus de vos pères. Tacite pense comme lui ; il a vu ces peuples de près, il devine combien de menaces recèle cette barbarie qu'on a l'air de mépriser ; il lui semble qu'elle est bien plus redoutable pour Rome que les Parthes dont on fait tant de bruit, et il tient à faire part à ses concitoyens de ses alarmes patriotiques. Voilà, je crois, quel est le dessein de la Germanie.

Quoi qu'il en soit, ce livre a une importance particulière pour la question que nous essayons de résoudre. Il nous montre qu'au moment où Tacite, dans sa province, recueillait et ordonnait les éléments dont il a été plus tard composé, il possédait déjà les qualités qu'exige le métier nouveau auquel il allait consacrer sa vie. L'historien était prêt ; il ne lui manquait plus qu'une occasion d'écrire l'histoire.

 

VI

Retour de Tacite à Rome. — Situation de Rome à ce moment. Les dernières années de Domitien. — Sa mort.

 

Quand Tacite revint à Rome, en 93, la situation politique était devenue beaucoup plus mauvaise. C'est le propre des régimes tyranniques d'aller toujours en s'exaspérant. Les victimes appellent les victimes. Au début, Domitien n'avait frappé que par intervalles et en laissant respirer de temps en temps — per intervalla et spiramenta temporum — ; peu à peu, les intervalles se rapprochèrent, et les condamnations finirent par se succéder presque sans interruption.

Ce n'était pas un fou, comme Caligula, ni un sot, comme Claude. Par certains côtés, il ressemblait plutôt à Tibère ; comme lui, il a bien gouverné l'Empire. Il surveillait avec vigilance les proconsuls et les propréteurs qui administraient les provinces, et, sous lui, le monde ne fut pas malheureux. Mais, avec quelques bonnes qualités, il en avait encore plus de mauvaises. Fils d'un empereur économe, simple, ennemi de la représentation et de la pompe, et qui rappelait si volontiers ses humbles origines, il formait un parfait contraste avec son père. Il était d'une vanité et d'une insolence insupportables ; il lui plaisait d'humilier ceux qui l'entouraient. Non seulement il tenait à la réalité du pouvoir, mais il en aimait les apparences, même les plus futiles. II supprima les ménagements par lesquels Auguste avait cherché à dissimuler son autorité souveraine pour la faire accepter avec moins de répugnance. Il se fit appeler couramment : notre Seigneur et notre Dieu, Dominus ac Deus noster. En toute chose, il entendait être le maître et le paraître. Naturellement tout ce qui avait l'air de le dépasser lui faisait ombrage ; il se défiait de la noblesse, du talent, de la vertu. Cette défiance augmenta encore après les guerres qu'il soutint contre les Germains et les Daces. Ses armées n'avaient pas été toujours heureuses, et il ne voulait pas qu'on le sût. Autour de lui, on exagérait les avantages qu'on avait obtenus, on cachait avec soin les défaites. Les poètes officiels, Stace et Martial, ne tarissaient pas de chants de victoire ; mais l'empereur se doutait bien qu'on n'était pas dupe de leurs mensonges, et il sentait le besoin d'effrayer les gens pour les empêcher de parler. Ce qui accrut encore le mal, c'est que Domitien avait la prétention d'être le réformateur des mœurs publiques et s'en faisait gloire. Mais, par malheur, ce prince si sévère pour les défauts des autres était lui-même très vicieux. Il avait fait des lois rigoureuses contre l'adultère, et il vivait publiquement avec sa nièce, la fille de Titus, qu'il avait enlevée à son mari, et dont il causa la mort en essayant de la faire avorter. Ce contraste était choquant et il n'ignorait pas qu'on en était indigné. Aussi voyait-il partout des allusions à sa conduite. Toutes les fois que les moralistes attaquaient le vice en général, il lui semblait que c'était de lui qu'ils voulaient parler. Il commença par punir en détail, de mort ou d'exil, les plus illustres d'entre eux ; puis, il prit le parti de les expulser tous ensemble, sans distinction. Les philosophes de profession, qui avaient pris le petit manteau, et qui donnaient des leçons aux jeunes gens de grande famille, — ils étaient alors fort nombreux, — furent obligés de s'éloigner. Ce fut une dispersion générale ; quelques-uns se cachèrent dans les faubourgs des grandes villes italiennes ; d'autres retournèrent en Grèce ou en Asie, d'où ils venaient ; il y en eut qui s'enfuirent jusque dans les pays barbares.

Tacite arriva juste au moment où la crise était la plus aigué, l'année même où Domitien fit mourir Senecio, Arulenus Rusticus, le fils d'Helvidius, les gens, les plus honorables de Rome, et où les philosophes furent exilés. Comment l'empereur l'a-t-il reçu à son retour et quelle fut sa situation tant que vécut Domitien, un fait permet de le conjecturer. D'après les règles qui présidaient à l'avancement dans les fonctions publiques, on pouvait arriver au consulat deux ans après la préture. Or, il s'en était écoulé quatre quand Tacite revint, et ni alors, ni dans les trois années qui suivirent, il ne fut nommé consul. Évidemment, il n'était pas dans les bonnes grâces du maitre. Faut-il croire qu'il lui était suspect par son talent, ou lui reprochait-on d'être le gendre d'Agricola ? Dans tous les cas, il dut voir à quel péril il était exposé et prit le parti de se faire oublier. C'était, dit Pline[67], ce que pouvait souhaiter de mieux un honnête homme. Il n'y avait pas d'autre salut pour lui.

Mais, si, de cette manière, Tacite évita la mort, que de tristesses, que de hontes ne fut-il pas forcé de subir ! Un ancien préteur, comme lui, ne pouvait se dispenser d'aller au Sénat : Thraséa avait payé de sa vie le crime d'être resté chez lui le jour où l'on félicitait Néron d'avoir tué sa mère. Cet exemple avertissait Tacite de ne pas manquer aux séances. Il fut donc témoin des tragédies horribles qui s'y passèrent pendant trois ans. Ce n'est pas assez de dire qu'il en fut témoin, il y joua sans doute aussi son rôle. Il prit sa part des flatteries ridicules dont on accablait le prince, il vota avec acclamation les monuments qu'on élevait en son honneur, les titres qu'on lui décernait. Ce qui est plus triste encore, c'est qu'il condamna sans protester tous ceux dont on voulait se défaire ; il le dit clairement à la fin de l'Agricola. C'étaient des gens honorables, quelquefois de grands personnages, qu'on connaissait, qu'on estimait, qu'on aimait, et dont tous les sénateurs partageaient les sentiments. Domitien tenait à les traduire devant leurs amis, presque leurs complices ; il voulait rejeter l'odieux de leur condamnation sur d'autres : c Je verrai bien, disait-il aux sénateurs, le jour du jugement, si vous avez quelque affection pour moi. ' Puis, pendant toute la délibération, il regardait les juges, tenant note de leurs moindres défaillances, de la pâleur qui se trahissait sur leurs visages, des soupirs qu'ils ne pouvaient pas étouffer. Ces malheureux, qui se sentaient sous cet œil impitoyable, perdaient toute mesure. De juges ils se faisaient bourreaux. Ils portaient la main sur l'accusé, et il fallait que l'empereur intervint pour empêcher de le mettre en pièces. Tacite ne pouvait se rappeler sans frémir ces scènes effroyables. Nos ancêtres, dit-il, ont connu l'extrême liberté ; nous avons, nous, connu l'extrême servitude.

Ce qui ajoutait à la tristesse de la situation, c'est qu'elle semblait sans issue, et qu'il était impossible de voir d'où viendrait la délivrance. Domitien n'avait pas plus de quarante ans, il était dans la force de l'âge et de la santé. On ne pouvait pas compter sur un soulèvement des armées ; les soldats qu'il avait comblés de faveurs lui étaient entièrement dévoués. Les provinces, qu'il administrait fort bien, comme on vient de le dire, n'avaient aucune raison de lui être contraires. Le peuple lui savait gré des belles fêtes qu'il ne cessait de lui donner, des courses de chars dans le cirque, des combats d'hommes et de femmes, le jour et la nuit, dans l'amphithéâtre. Quant à l'aristocratie, assurément elle le détestait[68], mais elle était trop épuisée, trop décimée, trop peureuse, pour former jamais une grande conspiration contre lui, comme celle de Pison, sous Néron. Ce furent ses amis qui accomplirent ce que ses ennemis n'osaient pas entreprendre. Sa femme, dont il était follement épris, quoiqu'il sût qu'elle le trompait, qu'il avait une fois renvoyée, puis reprise, et qui redoutait quelque retour de colère, s'unit à quelques-uns de ses affranchis, qui, tout-puissants un jour, n'étaient pas sûrs d'être en vie le lendemain, et, un matin du mois de septembre 96, ils le firent assassiner dans sa chambre.

 

VII

Tacite après Domitien. — Consulat et proconsulat. — Il prend la résolution d'écrire l'histoire.

 

Domitien mort, les choses reprirent leur ancien cours. Les honnêtes gens cessèrent de se tenir dans l'ombre, les langues se délièrent, le Sénat redevint agité et vivant, quelquefois même un peu plus que le nouvel empereur, Nerva, ne l'aurait souhaité. Ceux qui avaient été arrêtés dans leur carrière rentrèrent dans le rang ; les honneurs publics, qu'on réservait pour les moins scrupuleux, furent rendus aux plus dignes. Tacite fut consul dès l'année suivante, aussitôt que ce fut possible, et il eut l'occasion de prononcer en cette qualité l'éloge d'un grand personnage, Verginius Rufus, qui venait de mourir à quatre-vingt-trois ans. Deux ans après le Sénat le chargea, de concert avec son ami Pline le jeune, de poursuivre un proconsul malhonnête qui vendait des lettres de cachet, comme on faisait sous Louis XV, et l'on nous dit, à ce propos, qu'il avait conservé toute son éloquence. Quant à ses dernières années, elles nous échappent. Tout ce que nous en connaissons nous vient d'une inscription récemment découverte en Carie, et qui prouve qu'il ne s'est jamais désintéressé du service de l'État. Elle nous apprend que, vers la fin du règne de Trajan, il était proconsul de la province d'Asie, ce qu'on regardait comme une des grandes situations de l'Empire. A partir de ce moment, nous ne savons plus rien de sa carrière[69].

Mais une autre carrière avait commencé pour lui ; en même temps qu'il reprenait ses occupations anciennes, il s'en donnait de nouvelles. Moins de deux ans après la mort de Domitien, à peine au sortir de son consulat, quand il était plus que jamais engagé dans les affaires, il publie ses premiers livres d'histoire.

Comme il est avare de confidences, il n'a dit nulle part ce qui l'avait décidé à le faire et quelles raisons l'ont amené, tout en restant orateur, à devenir historien, mais il me semble qu'il est facile de les soupçonner. Avant tout, il faut admettre qu'il devait avoir un goût naturel pour l'histoire, et qu'il est probable qu'il ne l'a jamais négligée. Dans cette éducation large que Messalla recommande aux jeunes orateurs, et que Tacite a su se donner à lui-même, l'histoire avait certainement sa part. Qu'il ait lu les grands historiens de Rome, Salluste et Tite-Live, et qu'il les ait fort admirés, on n'en peut douter, puisqu'il les a souvent imités dans la suite. Mais il a aussi étudié les autres, même ceux de l'époque républicaine, qui étaient peu connus, et auxquels il trouve qu'on ne rend pas assez justice. Il a eu l'occasion d'en citer un, Sisenna, à propos d'un fait qu'il rapporte. Ceux dont il ne parle pas lui ont servi pour ces digressions dont il nous dit qu'il les a tirées de la mémoire du passé, ex veteri memoria petita. Il semble même ; à quelques indices, qu'il ait eu déjà, dans sa jeunesse, l'idée d'écrire des ouvrages historiques. Dans ce passage du Dialogue où Messalla félicite ses amis de ne pas se borner à plaider devant les juges ou à déclamer dans les écoles, mais de se livrer aussi à d'autres exercices qui nourrissent l'esprit et lui donnent un agréable divertissement de science et de littérature, il loue en particulier l'un d'eux, Julius Secundus, qui, tout en se faisant un grand renom dans le barreau, a trouvé le temps de composer la biographie d'un personnage important de cette époque, et il encourage les autres à l'imiter[70]. On peut en conclure, à ce qu'il semble, que Tacite, qui parle par la bouche de Messalla, se proposait d'imiter Julius Secundus et qu'il songeait sans doute à mêler, lui aussi, quelques études d'histoire à ses travaux ordinaires. S'il ne l'a pas fait, c'est que la politique et les affaires ne lui en laissèrent pas la liberté : elles ne vous lâchent plus, une fois qu'elles vous ont pris, et l'on devient leur esclave, dès qu'on s'est fait leur serviteur. Il fallait des événements imprévus pour que Tacite leur échappât et qu'il lui fût possible de s'abandonner à ce qui était son goût instinctif et ce qui a fait sa gloire.

Ces loisirs qui lui manquaient, la tyrannie de Domitien les lui fournit. Pendant trois ans, il n'occupa aucune magistrature, et on vient de voir qu'il se tint soigneusement à l'écart des affaires publiques. Il allait au Sénat, comme les autres, quand il était convoqué ; mais, outre que, dans le sénat de Domitien, on ne parlait guère, lui s'était condamné par prudence à ne pas parler du tout. Ce silence, on le comprend, lui pesait. C'est un cruel déplaisir pour un politique à qui tout a réussi jusque-là, et qui compte que l'avenir lui réserve encore de plus grands succès, de se voir tout d'un coup arrêté en pleine réputation, en pleine fortune. Il a parlé avec une amertume éloquente, au début de l'Agricola, de ces belles années perdues, pendant lesquelles un homme dans la force de l'âge sent qu'il arrive peu à peu à la vieillesse, et qu'il risque de n'être plus, quand l'orage sera passé, qu'un survivant de lui-même. Actif comme il l'était, d'un esprit ouvert et curieux, il ne pouvait rester sans rien faire. Mais qu'a-t-il fait réellement ? Il n'est guère probable qu'il se soit occupé de l'éloquence, qui avait été jusqu'à ce moment sa plus grande passion. L'éloquence est un art qui ne se suffit pas à lui-même ; il suppose un public, et l'on ne prépare pas des discours qu'on n'aura pas l'occasion de prononcer. Mais il y a d'autres études qui s'accommodent de la solitude et du recueillement, auxquelles on se livre pour se contenter soi-même, dont on jouit chez soi, sans avoir besoin de les communiquer à personne. L'histoire est de ce nombre : on peut toujours, avec quelques bons livres, se donner le spectacle du passé, quand on veut détourner sa pensée du présent. Il y avait d'ailleurs une raison particulière qui devait à ce moment attirer Tacite vers l'histoire. Rien n'était plus pénible aux gens de cette triste époque que de voir que les plus grands crimes s'accomplissaient sans résistance et presque avec l'assentiment général. On acceptait tout sans se plaindre ; personne n'osait parler, ni en public, ni même entre amis : l'espionnage avait supprimé l'intimité. On n'entendait, dans ce silence, que les flatteries d'un Sénat tremblant, et les éloges de poètes mercenaires ; comme, par malheur, ces poètes, surtout Stace et Martial, se trouvaient être des gens de talent, on pouvait craindre que leur voix, après avoir trompé les contemporains, n'abusât la postérité. Pour lui faire savoir la vérité, on ne pouvait compter que sir l'histoire. N'est-ce pas d'elle qu'on peut vraiment dire qu'elle est la conscience de l'humanité ? Il est donc permis de croire que c'est alors, pendant ses réflexions attristées et solitaires, que Tacite prit définitivement la résolution d'écrire l'histoire.

Aussi, dès les premiers moments de la délivrance, aussitôt qu'on se reprit à vivre, nous voyons qu'il se met à l'œuvre et que c'est un livre d'histoire qu'il entreprend de composer. Son sujet fut vite choisi ; les événements s'étaient chargés de le lui fournir. On était si plein de colère contre le régime auquel on venait d'échapper que ceux qui en avaient souffert ne se refusaient pas le plaisir de le maudire. On n'entendait guère autre chose dans les salles de lectures publiques ; de tous les côtés on y venait pieusement écouter l'éloge des victimes de Domitien et honorer la mémoire de ceux dont on n'avait pas osé pleurer la mort. C'est dans ces circonstances que Tacite se prépara à écrire un ouvrage qui devait contenir, nous dit-il, le souvenir de la servitude passée et le témoignage de la félicité présente, ce qui veut dire, je pense, qu'il se proposait de raconter les dernières années de Domitien et les premiers temps du gouvernement nouveau. Il y trouvait à la fois l'occasion de rendre hommage aux princes sous lesquels Rome commençait à renaître, et, en rappelant les crimes du dernier Flavius, de rétablir la vérité indignement travestie dans les mensonges officiels.

Si pressé pourtant qu'il parût être d'accomplir son dessein, il se détourna un moment ailleurs, et commença par écrire la Vie d'Agricola, son beau-père, qui doit être des premiers mois du règne de Trajan, et presque en même temps, en 98, il fit paraître la Germanie, qui, comme on l'a vu, était sans doute préparée depuis quelque temps. A-t-il eu quelque raison particulière de les publier à ce moment, ou voulait-il simplement tâter l'opinion, comme Salluste et Montesquieu, se faire la main par un travail plus court, pour une œuvre de plus longue haleine Y c'est une question sur laquelle on reviendra plus tard. Toujours est-il qu'il n'avait pas renoncé à son grand ouvrage et qu'il songeait toujours à l'entreprendre[71]. Seulement, dans l'intervalle, ses idées s'étaient modifiées, et, quand il se remit au travail, le sujet n'était plus tout à fait le même. Il ne voulait d'abord que raconter la servitude passée et la félicité présente, c'est-à-dire faire ressortir le contraste entre Domitien et ses successeurs. Réduit à ces termes, ce n'était qu'un ouvrage de circonstance, dont l'intérêt s'affaiblissait à mesure qu'on s'éloignait de la révolution qui lui avait donné la pensée de l'écrire. Il commença par retrancher de son programme la félicité présente, comprenant bien qu'il ne lui serait pas aisé de parler en toute liberté de Nerva et de Trajan, et que ce n'était pas la peine de recommencer le Panégyrique de Pline le jeune. Je réserve, nous dit-il[72], ce travail pour ma vieillesse, ce qui était peut-être une façon polie d'y renoncer. Restait la servitude passée ; mais, s'il se bornait à raconter les crimes de Domitien, son livre n'était qu'un pamphlet et n'avait pas d'autre importance. Pour lui donner plus d'ampleur, il se décida à remonter jusqu'à la mort de Néron et à comprendre dans son récit Vespasien et Titus, aussi bien que Domitien. Dès lors, son ouvrage changeait de caractère. Il contenait toute la seconde dynastie impériale, et formait un sujet très complet, bien limité, d'un intérêt puissant, qui conduisait de la fin des Césars au commencement des Antonins. Avec cette œuvre nouvelle, Tacite entrait dans la grande histoire.

 

 

 



[1] Nous ignorons la date exacte de la naissance de Tacite ; mais, comme on sait à quel âge on entrait ordinairement dans les fonctions publiques, et qu'on connaît l'époque à laquelle il y est arrivé, on peut être à peu près certain qu'il est né entre 54 et 56 après J.-C., c'est-à-dire dans les premières années du principat de Néron. Chateaubriand, dans l'article retentissant que fit supprimer le Mercure, a tiré quelques belles phrases de ce rapprochement entre Néron et Tacite : Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère ; Tacite est déjà né dans l'empire. Il croit inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maitre du monde.

[2] Agricola, 3 : incondita ac rudi voce.

[3] Pline, Hist. nat., VII, 16, 76.

[4] Je demande la permission de me servir de ce mot de règne, quoiqu'il ne convienne pas tout à fait, et qu'un empereur ne soit pas un roi. Mais le mot est commode et, chez nous, fort usité pour designer l'époque pendant laquelle un prince a possédé le pouvoir souverain.

[5] Dialogue, 8 et 13.

[6] Dialogue, 1.

[7] Histoires, III, 9.

[8] Dialogue, 34.

[9] Dialogue, 2 : c'étaient Marcus Aper et Julius Secundus.

[10] Pline, Epist., IV, 13.

[11] Dialogue, 30. Ita est enim, optimi viri, ita, ex milita eruditione, et pluribus artibus et omnium rerum scientia, exundat et exuberat illa admirabilis eloquentia.

[12] Tite-Live, IX, 17, 1 : legentibus velut diverticula amæna.

[13] Un des passages les plus importants de Tacite, au sujet de l'Égypte, est celui où il raconte la visite que fit Germanicus aux monuments de Thèbes (Ann., 11, 80, 61). J'ai voulu savoir ce qu'il fallait penser de l'exactitude du récit. Je ne pouvais mieux faire que de m'adresser à la science de mon confrère et ancien élève, M. Maspero. Je transcris ici sa réponse, quelque longue qu'elle soit, persuadé que le lecteur me saura gré de n'en avoir rien omis.

Les renseignements sur Canope et sur Hercule, par lesquels le chapitre 60 débute, faisaient, au temps de Tacite, partie d'un fonds commun de notions sur l'Égypte, qu'on rencontre chez les auteurs alexandrins ou chez leurs dérivés. Tacite aurait pu les emprunter à vingt ouvrages différents, et ils ne prouveraient pas que Germanicus eût vu le pays d'autre façon que les touristes ordinaires.

Le passage relatif au séjour à Thèbes est, au contraire, caractéristique. Si l'on en doit juger par les monuments encore existants aujourd'hui, le vieux prêtre qui servit d'interprète montra aux Romains deux séries de monuments qui se rapportent à deux Pharaons différents, mais qui se trouvent dans deux parties fort rapprochées du temple de Karnak : 1° une copie du poème de Pentaouirlt, qui racontait les exploits de Ramsès II pendant la campagne de l'an V ; 2° les Annales de Thoutmosis III, où étaient énumérées, année par année, les quantités de butin reçues par le temple d'Amon, au retour de chaque campagne en Asie.

1° Le poème débutait par une énumération des peuples coalisés contre l'Égypte, et dont plusieurs, Mysiens, Mens, Lyciens, appartenaient vraiment à l'Asie Mineure. Les indigènes, partant du principe que leur Sésostris avait dépassé tous les conquérants venus après lui, interprétaient les noms selon les connaissances géographiques du moment, et ils n'hésitaient pas à identifier avec la Bactriane, la Médie, la Perse, la Scythie, les nations que nous savons aujourd'hui avoir vécu entre l'Euphrate et la Méditerranée. Que l'explication ait été donnée en face de la muraille, cela parait bien prouvé par la présence du nom réel de Ramsès, le seul qui soit enregistré dans les textes entouré du cartouche, au lieu du nom légendaire de Sésostris. La mention relative au nombre d'habitants ne figure nulle part ; mais le passage où Ramsès parle des millions de soldats et des myriades de jeunes gens, auxquels il préférait la protection d'Amon, pouvait être pris au pied de la lettre, dans une lecture rapide de l'inscription, et suggérer l'idée d'une armée réelle, présente sur les champs de bataille.

2° Les Annales de Thoutmosis III répondent exactement au signalement que donne Tacite, et contiennent bien le détail des tributs imposés aux peuples, le poids de l'or et de l'argent, la quantité d'hommes et de chevaux, les offrandes pour les temples en parfums et en ivoire, le blé et les autres provisions que chaque nation devait fournir. Ces tributs ne sont certainement pas comparables à ceux que levaient les Romains et les Parthes, mais on comprend que certains chiffres très élevés, signalés au vol par l'interprète, aient pu paraître donner l'idée d'un ensemble considérable.

En résumé, ce passage de Tacite reproduit certainement le récit de quelqu'un qui avait assisté à la scène. On pourrait indiquer presque à coup sûr les endroits où Germanicus et sa suite avaient été conduits, ceux où ils s'étaient arrêtés pour recevoir les explications du prêtre, et regarder la muraille où celui-ci déchiffrait ce qu'il leur disait.

[14] Hist., IV, 83 : origo dei nondum nostris auctoribus celebrata.

[15] Ann., XI, 14.

[16] Dialogue, 31.

[17] Aurelius Victor, De Cæs., V : quidam prodidere Trajanum solitum dicere procul differre cunclos principes Neronis quinquennio.

[18] J'ai peut-être tort de parler de résignation. Nous possédons de cette apologie une phrase spirituelle et bien cadencée qui montre que Sénèque avait conservé, en la composant, toute la grâce et la liberté de son esprit. Il y racontait qu'Agrippine s'était tuée elle-même de regret de n'avoir pu tuer son fils, et faisait dire à Néron : Salvum me esse adhuc nec credo, nec gaudeo (Quintilien, VIII, 18). Cette jolie phrase était fort admirée dans les classes de rhétorique.

[19] Hæc qui contemplatur quid Deo prœstat ? ne tanta ejus opera sine teste sint. Tout ce que je viens de dire est tiré du traité De otio.

[20] Epist., 95, 33 : homo res sacra homini.

[21] Quintilien, X, I, 326.

[22] Ces paroles sont dures ; mais elles ne le sont pas plus que celles de Sénèque, quand il dit de toutes les sciences autres que la philosophie : An tu quidquam in istis credis esse boni, quorum professores turpissimos omnium ac flagitiosissimos cernis ? (Sénèque, Epist., 88, 2.)

[23] XII, 3,12.

[24] Agricola, 4.

[25] Ann., XIV, 57 : secta quæ turbidos et negotiorum appetentes facit.

[26] Ann., XIV, 12 : sibi causam periculi fecit, ceteris libertatis initium non prœbuit. Il s'agit de Thraséa.

[27] Cette préoccupation est très finement indiquée dans ce passage où il est dit de Thraséa qu'il ne voulut pas céder : sueta firmitate animi et ne gloria intercideret. (Ann., XIV, 49.)

[28] Hist., IV, 9.

[29] Hist., IV, 5 : non, ut plerique quo nomine magnifico segne otium velaret.

[30] Ann., XVI, 34.

[31] Ann., III, 56.

[32] Suétone, Vespas., 1 et 2.

[33] Paneg., 68.

[34] Tacite, Ann., XI, 25 : paucis jam requis familiarum quas Romulus majorum et L. Brutus minorum gentium appellaverunt, exhaustis etiam quas dictator Cæsar et princepes Augustus lege Sænia sublegere.

[35] Hist., I, 88. Beaucoup de ceux qui restaient mouraient de faim. Un Gracchus faisait les plus bas métiers (Ann., IV, 13). Un Asinius fabriquait de faux testaments (Ann., XIV, 40) ; le plus grand nombre vivait des aumônes du prince, comme la noblesse de Versailles des libéralités de Louis XIV.

[36] Pline, Epist., V, 17.

[37] Epist., 106, 2.

[38] Ann., XVI, 3.

[39] Hist., III, 81.

[40] Hist., II, 85.

[41] Je m'en voudrais de ne pas rappeler au moins ce passage de la lettre de Néron à Sénèque, où il lui dit : Ton bras et ton épée ne m'auraient pas fait défaut, s'il avait fallu se battre. On ne peut se moquer plus finement d'un professeur de philosophie. Il est à remarquer que, dans cet échange de lettres entre l'empereur et son ancien maitre (Ann., XIV, 53-57), le beau rôle parait bien rester au prince.

[42] Ann., XV, 54 : uxoris quoque consilium assumpserat, muliebre ac deterius.

[43] Ann., V, 2.

[44] Agricola, 8 : nisi quod in bona uxore tanto major laus quanto in mala plus culpæ est.

[45] Ann., III, 33, 34.

[46] Ann., XII, 7 : adductum et quasi virile servitium.

[47] Dialogue, 2.

[48] Pline, Epist., VII, 20.

[49] Pline, Epist., II, 11 : respondit Cornelius Tacitus eloquentissime, et, quod eximium orationi ejus inest, σεμνώς.

[50] Dialogue, 6.

[51] Sénèque, de Benef., II, 21.

[52] Agricola, 4 : locum græca comitate et provinciali parsimonia mixtum ac bene compositum.

[53] Agricola, 4 : egregiæ tum spei filiam.

[54] Hist., I, 1.

[55] C'est au moins l'opinion de Nipperdey, dans sa Vie de Tacite, qu'il a mise en tête de son édition des Annales. Urlichs croit, avec Borghesi, que Vespasien lui concéda le laticlave ; mais l'opinion de Nipperdey parait la plus vraisemblable.

[56] Ces sentiments se retrouvent à la fin du Dialogue sur les Orateurs, qui fut probablement écrit vers cette époque.

[57] Agricola, 3.

[58] Je dirais volontiers des pékins, si ce mot employé chez nous autrefois ne commençait à se perdre, depuis que tout le monde est soldat.

[59] Agricola, 9.

[60] Epist., III, 11. Pline était un jeune homme rangé. Beaucoup d'autres profitaient de leur service militaire pour s'amuser : militiam in lasciviam vertunt, dit Tacite (Agricola, 5).

[61] Pline, Paneg., 15.

[62] Germaniam... informem terris ; asperam cælo, tristem cultu aspectuque (Germ., 2).

[63] Tacite nous dit (Agricola, 24) qu'il fit parler sur la Bretagne un de ces petits rois du pays chassé par des séditions domestiques, qui s'était réfugié dans le camp romain.

[64] Barditum vocant... hastas ipsorum vocabulo frameas vocant... succinum glesum vacant.... Ailleurs, il dépeint très exactement l'équipement militaire des Germains (Ann., II, 14), et il nous dit qu'on chante encore de son temps la victoire d'Arminius, comme un homme qui le sait d'une façon certaine, canitur adhuc apud barbaras gentes (Ann., II, 88). On peut voir sur ce sujet la préface de Kritz à son édition de la Germanie.

[65] Je ne fais ici que résumer ce qu'a si bien dit M. Geffroy dans son livre intitulé : Rome et les Barbares.

[66] Sénèque, De ira, 5, 10.

[67] Pline, Paneg., 90.

[68] Voici une anecdote qui montre à quel point Domitien en était haï. Pline le jeune raconte qu'étant allé voir un personnage important, nommé Corellius Rufus, il l'avait trouvé souffrant cruellement de la goutte. Pourquoi croyez-vous, lui dit Corellius, que je me résigne à supporter ces douleurs intolérables ? Je m'en serais délivré par la mort, si je ne voulais survivre à ce brigand, ne fût-ce qu'un jour. En effet, quand Domitien eut été tué, Corellius se laissa mourir de faim. (Pline, Epist., I, 12.)

[69] On ignore tout à fait en quelle année Tacite est mort. De ce qu'il n'a pas écrit, comme il l'avait annoncé, la vie d'Auguste et l'histoire de Nerva et de Trajan, on ne peut guère conclure, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, qu'il n'a pas survécu à l'achèvement des Annales. Beaucoup de raisons peuvent l'avoir empêché de tenir sa promesse.

[70] Dialogue, 14.

[71] Il dit lui-même, au début de l'Agricola, qu'il n'a composé ce livre qu'en attendant un autre : hic interim liber.

[72] Hist., I, 1.