LA FIN DU PAGANISME

 

CONCLUSION.

 

 

Avec la fin de l’empire notre tâche est achevée, puisque à ce moment le paganisme est mort ou va mourir. Je n’ajouterai que quelques mots pour conclure.

Le grand événement du IVe siècle est la victoire définitive du christianisme. Elle posait un problème redoutable : qu’allait-il arriver de cette vieille civilisation sur laquelle l’ancien culte avait mir son empreinte ? Le christianisme essaierait-il de s’accorder de quelque manière avec elle ? ou devait-il faire comme plus tard l’Islam, qui n’a pas voulu ou n’a pas pu s’assimiler des éléments étrangers et a tout détruit autour de lui ? Ce problème, on le voit, intéressait l’avenir du monde ; heureusement il fut résolu dans le sens le plus libéral. La culture gréco-romaine avait trop profondément pénétré les nations occidentales pour être déracinée sans peine même par une religion triomphante. Il y avait d’ailleurs une raison qui devait l’empêcher de périr : la façon dont on élevait le jeunesse était restée la même dans tout l’empire ; au ive siècle, comme au ne et au nie, l’aristocratie et la bourgeoisie romaines passaient par les écoles des grammairiens et des rhéteurs et y prenaient, pour toute la vie, le goût des lettres anciennes. On a vu que l’Église, même toute-puissante, n’a fait aucune tentative pour créer une éducation nouvelle qui fût entièrement conforme à ses doctrines. Elle eut sans doute le sentiment qu’elle n’y réussirait pas ; mais, en se résignant à conserver l’ancienne éducation, elle consentait à partager avec l’esprit ancien l’empire des âmes. Ceux qui s’étaient, une fois nourris des grands écrivains de l’antiquité ne les oubliaient plus ; ils apportaient au christianisme un esprit et un cœur pleins d’idées et d’impressions étrangères ; ne pouvant renoncer ni aux admirations de leur jeunesse ni aux croyances de leur âgé mûr, ils devaient essayer de les accommoder ensemble et de mêler, comme ils pouvaient, la Bible et Virgile, Platon et saint Paul. Ce mélange était inévitable[1] ; chacun l’a fait à sa manière et dans les proportions qui lui convenaient, mais personne ne s’en est tout à fait abstenu. S’il est plus visible dans certains ouvrages de cette époque, par exemple dans les Institutions divines de Lactance, dans les Dialogues philosophiques de saint Augustin, dans le Traité des devoirs des clercs de saint Ambroise, entièrement calqué sur le De Officiis de Cicéron ; si dans la Consolation de Boëte, la philosophie antique tient tant de place qu’on a pu douter que l’auteur de ce livre fût chrétien, ceux même qui faisaient le plus d’effort pour s’éloigner d’elle ont été forcés de la subir : on l’a bien vu par l’exemple de Tertullien[2].

C’est d’un mélange de ce genre qu’est sortie la littérature chrétienne : par le fond, elle appartient à la doctrine nouvelle, mais elle est toute jetée dans le moule antique. Les poètes surtout semblent tenir à ne pas s’éloigner de leurs prédécesseurs ; ils composent, comme eux, des élégies, des odes, des poèmes didactiques, des épopées, et les font aussi semblables qu’ils peuvent aux chefs-d’œuvre de leurs maîtres. Nous ne voyons pas qu’on le leur ait reproché ; au contraire, cette fidélité d’imitation était une des principales raisons de leur succès. Les chrétiens leur savaient gré de leur rappeler les souvenirs de leur éducation et de leur donner le plaisir d’admirer sans scrupule l’art qui les avait charmés pendant leur jeunesse ; ceux qui ne l’étaient pas encore sentaient tomber en les lisant une des principales objections qu’ils faisaient au christianisme : quand on le voyait produire de belles œuvres, faites d’après les modèles antiques, il n’était plus possible de soutenir que c’était une religion incompatible avec l’intelligence des lettres, ennemie des jouissances de l’art. En ce sens on peut dire que les poètes chrétiens ont continué l’œuvre des apologistes, qu’ils ont travaillé, comme eux, à détruire des préjugés contraires à leur foi, qu’en contribuant à lui gagner le cœur des lettrés ils ont attiré vers elle les classes élevées, qui gouvernaient l’empire, et qu’ainsi ils ont achevé la victoire du christianisme.

Comment auraient-ils pu éprouver quelque scrupule à revêtir les idées chrétiennes d’une forme antique ? Ils faisaient ce qui s’était toujours fait et suivaient un exemple presque aussi ancien que le christianisme lui-même. De littérature entièrement originale, et qu’il ait toute tirée de lui-même, le christianisme n’en a jamais eu. Il n’y a que les Évangiles et les Épîtres qui ne doivent rien à l’art grec ; après, la source cesse d’être pure et se mêle d’affluents étrangers. Dans l’épître de saint Clément, le plus ancien des écrits chrétiens que nous ayons conservé après ceux des apôtres, l’influence de la rhétorique se fait déjà sentir ; la façon dont il expose ses idées n’est plus celle de saint Paul, et l’on trouve chez lui de ces développements larges et réguliers comme en contiennent les discours des rhéteurs[3]. Ainsi les écrivains du IVe siècle, quand ils se servaient des procédés de l’art antique, ne mettaient pas le christianisme dans une route nouvelle ; ils étaient fidèles à d’anciennes traditions. Auraient-ils beaucoup gagné à faire autrement ? Peut-on supposer que par eux-mêmes, sans secours étranger, ils seraient, parvenus à créer une forme littéraire originale et qui méritât de vivre ? J’ai grand’peine à le croire, car les bonnes fortunes de ce genre sont rares. Jusqu’ici le monde n’a connu qu’une littérature qui donne à l’esprit une satisfaction complète, c’est la littérature de la Grèce ; et au-dessous, celle dei peuples qui ont marché dans sa voie et se sont inspirés de son génie.

Nous avons vu de nos jours des exagérés condamner l’œuvre entière de la Renaissance, et même se montrer sévères pour nos écrivains du XVIIe siècle, parce qu’ils se permettaient de mêler aux idées chrétiennes les souvenirs de l’art païen. Le crime, si c’en est un, remonte plus haut, et, pour être conséquents, ils auraient dû proscrire aussi les orateurs et les poètes de l’époque de Théodose. Nous avons vu qu’ils ont commis la même faute, et il m’est impossible de mettre une grande différence entre eux et les autres. En réalité le XIVe siècle a repris le travail brusquement interrompu par les barbares au Ve. Sans doute, il l’a repris dans un esprit différent. A la fin de l’empire, le mélange se faisait au profit du christianisme ; c’est l’élément ancien qui l’emporte mille ans plus tard ; mais au fond la méthode et les procédés sont les mêmes, et l’on peut dire sans exagération que, du temps de Théodose, la Renaissance commençait[4].

L’invasion a surpris la littérature du IVe siècle quand elle était dans tout son éclat. Au moment où les barbares se sont jetés sur l’empire, saint Jérôme et saint Augustin, Claudien et Symmaque, Prudence et Paulin de Nole vivaient encore. Je ne puis croire qu’une société qui venait de produire à la fois tant d’hommes distingués fût aussi affaiblie, aussi décrépite qu’on le prétend, et condamnée inévitablement à périr. Il semble, à voir l’élan que les lettres venaient de prendre, qu’elle aurait pu vivre encore, et que c’est un accident qui l’a perdue. Dans tous les cas, elle n’est pas morte entièrement ; la réputation des grands écrivains de cette époque leur a survécu ; on les a beaucoup lus, beaucoup admirés au moyen âge ; c’est grâce à eux et aux procédés dont ils se servaient pour composer leurs ouvrages que, pendant cette sombre époque, l’antiquité n’a pas péri. Comme ils l’avaient souvent imitée et qu’ils ont beaucoup vécu d’elle, on a continué à l’apercevoir d’une manière un peu confuse à travers leurs ouvrages. Es ont conservé dans la mémoire des hommes les noms de Cicéron, de Sénèque, de Virgile, et donné à quelques curieux, par ce qu’ils disaient d’eux et les citations qu’ils en faisaient, la pensée de les lire. C’est ainsi qu’une religion qui devait, à ce qu’il semble, détruire les lettres anciennes, en réalité les a sauvées.

C’est un grand service qu’elle nous a rendu. Quand nous cherchons à savoir de quels éléments essentiels notre civilisation se compose, nous trouvons, comme base et fondement du reste, deux legs du passé, sans lesquels le présent serait pour nous inexplicable, les lettres anciennes et le christianisme. Quoique ces deux éléments soient de nature souvent contraire, nous les sentons en nous qui vivent ensemble, et quel que soit celui qui domine, aucun des deux ne parvient à supprimer l’autre. On peut donc dire que, lorsque les gens du IVe siècle cherchaient quelque moyen de les unir, ils travaillaient pour nous, et qu’ils nous ont aidés à être ce que nous sommes. Malgré la distance qui nous sépare d’eux, leur histoire ne nous est pas étrangère ; elle nous fait remonter aux origines mêmes de la civilisation moderne, et voilà pourquoi, elle m’a paru mériter cette longue étude que je viens de lui consacrer.

 

FIN

 

 

 

 



[1] Celse, cet ennemi si intelligent du christianisme, semble avoir deviné, dès le second siècle, que ce mélange se ferait, et il l’explique à sa façon, quand il dit : Les barbares sont capables d’inventer des dogmes, mais la sagesse barbare vaut peu par elle-même ; il faut que la raison grecque s’y ajoute pour la perfectionner, l’épurer, l’étendre.

[2] Voyez le chapitre sur le Manteau de Tertullien.

[3] Voyez, surtout aux chapitres XX et XXIII, le tableau des bienfaits de Dieu envers les hommes.

[4] Le IVe siècle et la Renaissance se ressemblent non seulement par leurs grands côtés, surtout par ce mélange de l’art profane et des idées chrétiennes, qui est le principe même de la littérature des deux époques, mais aussi par les petits. L’évêque de Pavie, Ennodius, n’a-t-il pas introduit, dans un épithalame, Cupidon qui fait l’éloge des moines et des religieuses (Carm., IV) ? Je ne crois pas que les poètes de la Renaissance aient rien imaginé de plus singulier.