LIVRE PREMIER — La victoire du Christianisme
— I —Réaction païenne sous Julien. — Comment Julien devint soldat. — Comment il se convertit au paganisme. — Ses premières années. — Son orgueil d’être Grec. — L’hellénisme. — Julien chez les rhéteurs ; — chez les sophistes. — Ce qui l’attirait surtout vers le paganisme. La réaction se fit pendant le règne de Julien, qui succéda en 361 à son cousin Constance. C’est un des incidents les plus curieux de l’histoire religieuse du IVe siècle, et qui mérite le plus d’être étudié. Je puis pourtant ne pas le raconter dans tous ses détails, car, comme on va le voir, il intéresse surtout l’Orient, et les pays occidentaux, dont nous nous occupons particulièrement, paraissent avoir moins éprouvé l’effet des réformes de l’empereur philosophe. D’abord, je ne dirai qu’un mot des événements de la vie de Julien. Ils sont si connus, ils ont été contés tant de fois, qu’il me semble inutile d’y revenir. Rappelons seulement qu’il était le neveu de Constantin, qu’à la mort de son oncle il échappa par une sorte de hasard au massacre de sa famille, ordonné peut-être par le nouvel empereur, Constance, qu’il vécut ensuite près de vingt ans dans des inquiétudes mortelles, tantôt retenu au fond d’un château désert, tantôt interné dans quelqu’une des grandes villes de l’empire, toujours surveillé et menacé par un prince ombrageux et faible, qui ne pouvait se résoudre à le tuer, ni se décider à le laisser vivre. Pour se faire oublier, il se plongea dans l’étude et il y trouva la consolation de tous ses malheurs. Nommé césar par Constance, qui n’avait plus d’autre héritier, il fut élevé par ses troupes à la dignité d’auguste, et périt à trente-deux ans dans une expédition contre les Perses, après deux ans et demi de règne. Ce qui frappe d’abord, dans cette courte existence, c’est la facilité avec laquelle Julien sut se plier aux événements, se transformer lui-même, devenir propre aux situations diverses où l’éleva la fortune, et donner au monde des spectacles imprévus. Il n’avait encore vécu que dans les écoles et fréquenté que des sophistes, quand l’empereur l’envoya commander l’armée des Gaules, qui était aux, prises avec les Germains. Cet ami passionné des livres, qui voyageait toujours en traînant une bibliothèque après lui, devint aussitôt un homme d’action. Il s’improvisa soldat ; on vit ce philosophe, à peine arrivé dans les camps, s’initier à la manœuvre, dont il n’avait aucune idée, et, pour commencer par les premiers éléments, apprendre à marcher au pas au son des instruments qui jouaient la pyrrhique. Ammien Marcellin raconte que, comme il éprouvait d’abord quelque peine à y réussir, on l’entendit souvent invoquer le nom de Platon, ce maître chéri, qu’il regrettait d’avoir quitté, et dire avec découragement : Ce n’est pas mon affaire : on a mis une selle à un bœuf[1]. Mais ce découragement ne dura guère ; en quelques jours l’apprentissage était fini, et quelques semaines plus tard cet écolier devenu maître remportait des victoires. N’était-ce pas l’instinct d’une race militaire qui se réveillait tout d’un coup chez le petit-fils de Constance Chlore ? On sait qu’en peu de temps il rendit la confiance aux armées, qu’il prit des places fortes, qu’il gagna des batailles, qu’il chassa les barbares, et qu’on le regardait, quand il mourut, non seulement comme un de ces capitaines de génie qui trouvent, en présence de l’ennemi, des inspirations heureuses, mais comme un manoeuvrier habile qu connaît à fond tous les secrets de l’art de la guerre. C’est en combattant qu’il, les avait appris. Je ne crois pas que l’histoire offre beaucoup d’exemples d’une transformation aussi brusque et d’une aptitude qui se soit si vite révélée. Si l’oui avait été fort étonné de voir cet élève des sophistes devenir tout à coup un grand général, on le fut bien davantage quand on apprit que le jeune prince qui venait de célébrer, dans une église de Vienne, les fêtes de l’Épiphanie, rouvrait les temples, immolait des victimes, et se déclarait ouvertement païen. Cette sorte de coup de théâtre causa partout une émotion qu’il est facile de comprendre. C’était un spectacle rare que de voir le paganisme faire des conquêtes. On restait païen par indifférence et par habitude, mais on ne le devenait plus[2]. L’ancien culte gardait des partisans parmi ces conservateurs obstinés qui ne veulent pas renoncer aux traditions antiques ; il n’en gagnait guère de nouveaux. On fut donc très surpris qu’un homme qui avait reçu le baptême, et dont le père était un chrétien fervent, revint ainsi avec fracas à l’ancienne religion, et ce qui ajoutait à la surprise, c’est que cet homme était un prince, le propre neveu de celui qui avait placé le christianisme sur le trône des césars. — Quelle était donc la cause de ce changement inattendu, et pouvons-nous, à la distance où nous sommes, nous rendre compte des raisons qui déterminèrent en cette circonstance la conduite de Julien ? Comme il fit justement cet éclat au moment où il allait combattre Constance et où il marchait à la conquête de l’empire, la première pensée qui vient à l’esprit, c’est qu’il avait quelque intérêt à le faire et qu’il voulait attirer à lui ce qui restait de païens. Mais il me semble qu’un prétendant à l’empire courait alors beaucoup plus de risqués en soulevant les chrétiens contre lui qu’il ne trouvait d’avantages à gagner la faveur de ses adversaires. Les païens sans doute étaient encore fort nombreux ; mais ils avaient montré depuis Constantin qu’ils étaient résignés à tout et peu disposés à des résistances vigoureuses. La jeunesse, l’ardeur, l’énergie, l’espoir du succès, l’assurance de l’avenir, toutes ces forces qui poussent aux grandes entreprises et les font réussit, n’étaient plus de leur côté. Ils ose sentaient blessés au coeur ; leurs prêtres eux-mêmes, si l’on en croit Eunape, annonçaient que les temples allaient disparaître, que les sanctuaires les plus vénérables seraient bientôt changés en un amas de ruines que rongerait le ténébreux oubli, tyran fantastique et odieux, auquel sont soumises les plus belles choses de la terre[3]. Il n’y avait donc pas à compter sur un culte qui s’abandonnait lui-même, qui prédisait et acceptait sa fin prochaine, et ce n’était guère la peine de se ménager l’appui de gens courbés sous les outrages dont on les accablait depuis cinquante ans et qui les supportaient sans révolte. La seule politique adroite pour combattre Constance, qui avait fatigué tous les parfis de tracasseries inutiles, c’était d’annoncer une large tolérance dont personne ne serait exclu. Les païens, accoutumés à voir un chrétien sur le trône, se seraient contentés de la permission d’adorer leurs dieux en liberté, et en leur accordant ce droit on était certain de les satisfaire. Au contraire, les chrétiens, qui se croyaient sûr d’une victoire définitive, ne pouvaient supporter sans un mécompte amer et une violente colère de retomber sous le joug d’un prince païen. Ce n’était donc pas un bon calcul pour Julien d’étaler comme il le fit sa nouvelle croyance, et l’on peut assurer qu’il avait beaucoup à p perdre et peu à y gagner. Mais il n’agissait pas par calcul ; c’était la conviction seule, une conviction profonde et passionnée, qui le poussait à déserter la religion de sa famille, et l’ardeur même de sa foi nous est un garant de sa sincérité. S’il est vrai que sa conversion n’ait pas été le résultat de vues ambitieuses on de nécessités politiques, comme celle, de Henri IV, il ne suffit pas, pour savoir comment elle se fit, et les causes qui l’ont amenée, d’étudier les événements dont l’empire fut alors le théâtre. Il faut pénétrer dans la conscience du jeune prince et tâcher d’y découvrir les crises qu’elle a traversées pour passer d’une croyance à l’autre. Ce sont des secrets qu’un homme emporte le plus souvent avec lui et qu’après des siècles il est presque impossible de bien savoir. Ici pourtant nous sommes plus heureux qu’à l’ordinaire ; si nous ne connaissons pas tout à fait cette histoire intime et cachée, grâce au témoignage des amis de Julien, et surtout aux confidences qu’il laisse quelquefois échapper dans ses ouvrages, nous pouvons en deviner quelque chose. Ammien Marcellin, qui l’a bien connu, nous dit que, dès ses premières années, il se sentit attiré vers le culte des dieux[4]. Nous savons que le spectacle de la nature, et surtout la contemplation du ciel, lui a toujours causé les plus vives émotions. C’est de là peut-être que lui vint cette sympathie secrète pour la religion qui a le mieux compris la nature et qui en adore les phénomènes et les forces divinisées. Dès mon enfance, nous dit-il, je fus pris d’un amour violent pour les rayons de l’astre divin ! Tout jeune, j’élevais mon esprit vers la lumière éthérée ; et non seulement je désirais fixer sur elle mes regards pendant le jour, mais la nuit même, par un ciel serein et pur, je quittais tout pour aller admirer les beautés célestes. Absorbé dans cette contemplation, je n’écoutais pis ceux qui me parlaient et je perdais conscience de moi-même[5]. On reconnaît, à ces paroles émues, celui qui plus tard devait s’appeler lui-même le serviteur du Roi-Soleil. Je ne doute pas que ces premiers dermes n’aient été cultivés en lui de bonne heure par quelqu’un de ceux qui l’approchaient. Parmi les gens qui vivaient alors dans la domesticité des grandes familles chrétiennes, il devait s’en trouver plus d’un qui, sans qu’on le sût, était resté païen, et qui essayait de faire naître le regret de l’ancienne religion dans les coeurs qu’il voyait mal disposés pour la nouvelle. On a beaucoup remarqué la tendresse avec laquelle Julien parle de Mardonius, son premier maître[6] : c’était un eunuque qui, après avoir élevé sa mère, fut mis près de lui dès sou enfance et qui lui apprit à comprendre et à aimer les poètes grecs. Il est probable qu’en lui faisant lire l’Iliade et l’Odyssée, il lui donna le goût des fictions charmantes dont ces beaux poèmes sont remplis et des dieux qui en sont les héros ordinaires. Sa jeune imagination s’habitua dès lors à les fréquenter, et ils devinrent les premiers compagnons, les plus chers confidents de son enfance solitaire et persécutée. Quand il eut grandi et qu’on lui laissa suivre les cours
des professeurs en renom, il trouva partout autour de lui un préjugé puissant
que partageaient ses maître et ses camarades, et auquel il ne pouvait pas
échapper : c’était, chez tous les élèves des sophistes grecs, une sorte
d’enivrement pour la gloire de leur pays, un sentiment profond de la
supériorité de la race hellénique, qui se manifestait par le mépris de toutes
les autres. Rome a vaincu. Cette fierté, personne peut-être ne l’a plus éprouvée que
Julien. Libanius lui disait dans une de ses harangues solennelles : Songez que vous êtes Grec et que vous commandez à des
Grecs[7].
Il n’avait pas besoin qu’on l’en fit souvenir ; on peut dire que cette idée
n’a jamais quitté son esprit et qu’elle a été la règle de toutes ses actions.
Mien n’est plus frappant, quand on lit ses couvres, que de voir combien l’Occident
tient peu de place dans ses préoccupations. Rome, quoiqu’il en parle toujours
avec respect, n’est pas véritablement sa patrie. Il ne l’a jamais visitée et
n’en exprime nulle part le regret. Ammien Marcellin nous dit qu’il ne parlait le latin que d’une manière suffisante[8], tandis qu’en
grec il est un des meilleurs écrivains de son temps. La littérature latine
semble ne pas exister pour lui. Il n’a jamais prononcé le nom de Cicéron ou
de Virgile ; on dirait qu’il ne les connaissait pas. Au contraire, il est
familier avec Platon et cite Homère presque à chaque page. H n’a aucun souci
de respecter les vieux préjugés des Romains et soutient sans hésiter que si Alexandre avait eu Rome à combattre, il lui aurait
bien tenu tête[9]. Mais quand il
dit : Nous autres Grecs ou qu’il parle de son Athènes bien-aimée, on sent qu’il se redresse
avec orgueil dans sa petite taille. De ce passé glorieux de L’hellénisme, nom glorieux entre tous, que Julien dut être heureux d’inventer et sur lequel il comptait sans doute, comme sur un talisman, pour assurer le succès de son oeuvre! Je crois pourtant qu’il y avait quelque péril à s’en servir. Ce nom désignait la religion du plus illustre de tous les peuples, mais c’était celle d’un seul pays. Julien montrait en s’en servant qu’il n’entendait pas sortir du cercle étroit des religions locales ; il laissait aux chrétiens l’avantage de ce Dieu unique et universel qui veille sur toutes les nations sans distinction et sans préférence, qui reconstitue au milieu de la division et de l’éparpillement des peuples la notion de l’humanité ; il courait surtout le risque de désintéresser de ses réformes religieuses tous ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être Grecs. On le vit bien à l’indifférence singulière avec laquelle l’Occident accueillit la tentative de Julien. Il y avait encore beaucoup de païens en Italie ; le sénat de Rome surtout passait pour une des citadelles de l’ancien culte. Il ne parait pas pourtant qu’il ait donné aucun encouragement à l’empereur et qu’il se soit associé à son entreprise. Les villes italiennes, quoique païennes en partie, semblent assister froidement à ce dernier effort du paganisme. L’histoire ne dit pas que chez elles il ait soulevé ces passions et amené ces luttes qui ensanglantèrent l’Asie. N’est-il pas probable qu’elles ont pensé que la réforme de Julien concernait surtout l’Orient et ne les touchait guère ? C’est ainsi que ce grand nom d’hellénisme, dont il était si fier, ne l’a pas autant servi qu’il le croyait. Il le regardait comme une force invincible qui devait lui donner la victoire ; peut-être a-t-il été un des motifs de sa défaite. Ce préjugé d’orgueil national régnait surtout dans les
écoles, et c’étaient les écoles mêmes qui lui avaient donné l’occasion de
naître. Les Grecs étaient très fiers de l’enseignement qu’y recevait la
jeunesse, ils lui attribuaient leur supériorité sur le reste du monde ; aussi
éprouvaient-ils une très grande reconnaissance et une très vive admiration
pour les maîtres qui apprenaient à leurs enfants cet art de bien parler qui
semblait l’art grec par excellence. Libanius soutient que c’est par la rhétorique
seule que Cependant cette éducation était restée toute païenne, et c’est dans les écoles, par l’influence des maîtres, qui presque tous pratiquaient encore l’ancien culte, que s’est achevée la conversion de Julien. Ces maîtres, nous leur donnons à tous le même nom, celui de sophistes ; c’est ainsi qu’on appelle ordinairement Libanius et Thémistius, aussi bien qu’Ædésius, Chrysanthe, Maxime d’Éphèse, et il est certain que, quelle que soit la matière qu’ils enseignent, au premier abord ils ne paraissent guère différer les uns des autres : tous cultivent la rhétorique et se piquent d’être de beaux parleurs. Eunape, à propos d’un philosophe célèbre, nous dit que sa parole exerçait une séduction voisine de la magie, que la douceur, la suavité, florissaient dans ses discours, qu’elles se répandaient avec tant de grâce que ceux qui écoutaient sa voix s’abandonnant eux-mêmes comme s’ils eussent goûté la fleur du lotus, restaient suspendus à ses lèvres[11]. Mais si ce souci de l’éloquence, qui leur est commun, et le goût qu’ils ont tous d’en donner des représentations publiques, où leurs disciples ou leurs amis sont appelés les applaudir, peut les faire confondre, en regardant de plus près on aperçoit entre eux des différences importantes : il y a ceux qui ne sortent pas de l’enseignement de la rhétorique proprement dite, et ceux qui y joignent l’étude de la philosophie. Ce qui est surtout curieux, c’est que, païens les uns et les autres, ils ne le sont pas tout à fait de la même façon. Libanius peut être regardé comme le meilleur représentant du premier groupe. C’est assurément un païen convaincu, qui fréquente les temples, qui fait des sacrifices, qui consulte Esculape sur ses maladies et se recommande aux prières des hiérophantes. w Il gémit doucement quand le culte qu’il préfère est persécuté, et, quoique de sa nature il soit timide et soumis, il a l’audace d’en prendre la défense. Lorsque ce culte triomphe avec Julien, sa joie éclate et déborde. Nous voilà, dit-il, vraiment rendus à la vie ; un souffle de bonheur court sur toute la terre, maintenant qu’un dieu véritable, sous l’apparence d’un homme, gouverne le monde, que les feux se rallument sur les autels, que l’air est purifié par la fumée des sacrifices[12]. Mais cette religion qu’il aime, qu’il célèbre, qu’il est si heureux de voir renaître, c’est l’ancienne, c’est la religion calme, sage, officielle, dont les cités grecques se sont contentées pendant tant de siècles ; il la conserve pieusement en souvenir du passé et n’éprouve pas le besoin d’y rien changer. Les philosophes au contraire y ajoutent beaucoup de nouveautés. Porphyre et Jamblique faisaient des miracles ; leurs disciples sont des illuminés, qui ne se contentent plus de prier les dieux en employant les formules verbeuses des anciens rituels et qui veulent communiquer directement avec eux par l’extase. On raconte d’eux des prodiges étranges. On dit que, quand ils prient, ils semblent s’élever du sol à plus de dix coudées, et que leurs corps, comme leurs vêtements, prennent une éclatante couleur d’or[13]. Ils invoquent familièrement les démons et les génies et les forcent à leur apparaître. Ils pratiquent surtout la divination sous toutes ses formes, et c’est la principale raison de leur succès, car jamais on n’a souhaité plus passionnément de lire dans l’avenir. Malgré les défenses terribles de la loi, tout le monde veut connaître sa destinée ; les supplices dont on punit les devins et ceux qui les consultent ne font qu’en accroître le nombre. Voilà ce qui attire dans les écoles de ces sophistes, qui sont à la fois des philosophes, des magiciens et des prophètes, toutes les imaginations malades, avides d’inconnu, éprises de divin, comme il s’en trouve tant dans les grandes crises religieuses. Ceux qui s’y pressent ne sont pas des disciples ordinaires, qui viennent écouter avec recueillement les leçons d’un maître : ce sont des dévots, des fanatiques dont il faut satisfaire à tout pris les ardeurs emportées. Eunape raconte qu’un de ces sages s’étant un jour enfui dans une solitude, ses élèves le suivirent à la piste et, hurlant comme des chiens devant sa porte, ils le menacèrent de le déchirer s’il persistait à garder sa science pour les montagnes, les arbres et les rochers[14]. Julien a fréquenté successivement ces deus classes de sophistes. Ce furent les rhéteurs qui l’attirèrent d’abord. Quand on l’envoya étudier à Nicomédie, on lui fit promettre de ne pas suivre les cours de Libanius, dont l’enseignement semblait dangereux pour un chrétien. C’était lui précisément qu’il souhaitait le plus entendre, et il est probable que la défense qu’on lui faisait rendait encore son désir plus vif. II tint pourtant sa promesse, mais s’il n’assistait pas de sa personne aux leçons du célèbre rhéteur, il envoyait des gens pour les recueillir et les lisait avec passion, quand il était seul. Aussi. Libanius se regardait-il comme un des maîtres de Julien, et il pouvait se rendre ce témoignage qu’il lui avait enseigné bien autre chose que l’art de parler ; on ne peut guère douter que ses discours tout pleins de paganisme n’aient souvent réveillé, dans cette âme pieuse et ouverte aux impressions du passé, le souvenir et le regret de l’ancien culte. Libanius avait donc raison de lui dire plus tard : « C’est la rhétorique qui vous a ramené au respect des dieux[15]. Mais la rhétorique ne pouvait pas longtemps lui suffire. Après avoir fréquenté les rhéteurs, il souhaita connaître les philosophes et s’enivrer auprès d’eux à satiété de toute sagesse et de toute science. Eunape raconte qu’il s’adressa d’abord au vieil Ædésius, le chef de l’école. Mais Ædésius, que l’âge rendait prudent, craignit de se compromettre en lui révélant des connaissances suspectes et le renvoya à ses disciples. Julien, que tous ces retards ne faisaient qu’enflammer davantage, alla chercher jusqu’à Éphèse le plus célèbre d’entre eux, Maxime, et se riait sous sa direction. C’est de lai qu’il apprit toute la doctrine’ secrète des néo-platoniciens, l’art de connaître l’avenir et dé se rapprocher des dieux par la prière et l’extase. Quand Maxime le vit sous le charme, pour achever de le conquérir, il adressa l’enfant chéri de la philosophie, comme on l’appelait, à l’hiérophante d’Éleusis, qui l’initia à ses mystères. — Ce fut comme le baptême du nouveau converti. Voilà ce que nous savons de la manière dont s’est
accomplie la conversion de Julien. Ce ne fut pas un de ces coups subits qui,
en un moment, changent un homme ; elle se fit lentement, peu à peu, et nous
pouvons rétablir presque tous les degrés par lesquels il est revenu à
l’ancienne religion. On nous dit, et nous n’avons pas de peine à le croire, qu’il
a toujours eu pour elle, an fond du coeur, une préférence, instinctive ; son
orgueil de Grec le disposait à croire que les dieu : que — II —Julien n’a pas compris le christianisme. — Raisons qu’il avait pour le mal juger. — Lettre à Salluste. — Les Panégyriques. — Il déclare sa conversion. Julien a dit quelque part qu’il a été chrétien jusqu’à vingt ans[16]. On a vu qu’il ne faut pas prendre ces mots à la lettre. Chrétien fervent et sincère, il est bien probable qu’il me l’a guère été ; mais il faisait au moins profession de l’être. Il avait, pendant vingt ans, vécu parmi les fidèles, fréquenté les églises, lu les livres sacrés, écouté l’enseignement des évêques, lorsqu’il fut tout à fait conquis par le paganisme. C’est ce qui précisément a causé à quelques bons esprits une surprise profonde : on s’est demandé comment une âme si honnête, si élevée, si religieuse, avait pu traverser le christianisme sans être jamais frappée de ce qu’il y a de grand et de pur dans sa doctrine. D’où peut venir que, l’ayant connu de près et pratiqué pendant plus de la moitié de sa vie, non seulement lui ait préféré une religion décrépite, mais qu’il n’ait conservé pour lui qu’un implacable mépris ? Ce qui est surtout incroyable, ce qui montre le plus bizarre aveuglement, c’est qu’il ait tout à fait méconnu sa supériorité morale, qu’il ne le trouve bon qu’à faire des âmes d’esclaves, et qu’il affirme avec la plus singulière assurance que jamais aucun homme ne saurait devenir, chez les chrétiens, courageux et honnête. On s’explique pourtant un peu ces assertions étranges quand on songe aux spectacles que Julien avait sous les yeux et dont il devait être plus frappé que personne. Depuis la victoire du christianisme, les mœurs publiques n’étaient pas devenues beaucoup meilleures. On n’en est pas fort surpris quand on songe que I’humanité, prise dans son ensemble, ne change guère, que le bien et le mal s’y mêlent toujours dans des proportions à peu près semblables, et qu’aucune doctrine, si pure, si élevée qu’elle sait, n’aura jamais assez de force pour rendre tous les hommes parfaits. Mais les chrétiens avaient souvent annoncé que quand leur religion arriverait à triompher des autres, le monde serait renouvelé. Elle avait remporté la victoire, et le monde était toujours le même. Ne venait-on pas de voir Constantin, le prince qui avait mis le christianisme sur le trône, assassiner successivement son beau-père, son beau-frère, sa femme et son fils ? A quoi lui servait donc de bâtir des églises, de s’entourer d’évêques, de présider des conciles, s’il se conduisait comme Néron ? Et plus récemment encore, l’avènement de Constance n’avait-il pas été ensanglanté par le massacre de presque tout ce qui restait de sa famille ? Les grandes espérances, quand elles ne se réalisent pas, amènent de grands découragements, et il est probable que beaucoup de ceux qui comptaient le plus sur le retour de l’âge d’or, voyant que rien n’était changé et que les princes chrétiens suivaient l’exemple des autres, furent tentés d’accuser le christianisme d’impuissance. C’est l’impression que Julien a recueillie et qu’il exprime. Peut-être aussi le caractère de ceux qui furent chargés de lui apprendre la doctrine de l’Église n’était-il pas de nature à le bien disposer pour elle. Ce devaient être des évêques ariens, hommes de cour, plus occupés d’intrigues politiques que riches de vertu, et qui lui donnèrent sans doute une mauvaise idée de l’éducation chrétienne. Mais ce qui, dès ses premières années, a dû l’éloigner plus que tout le reste du christianisme et l’empêcher de le comprendre, c’est qu’il était la religion de ses persécuteurs. On le forçait surtout à la pratiquer parce qu’on espérait qu’étant chrétien plus fidèle il serait sujet plus soumis. On la lui imposait comme une discipline, il l’accepta comme un châtiment. Il savait bien d’ailleurs que, parmi ceux qui la lui enseignaient, il y en avait qui étaient chargés de surveiller ses actions et de pénétrer dans ses pensées pour en instruire l’empereur. Ils lui semblaient moins être des professeurs que des espions et des geôliers, et, la haine qu’il ressentait pour eux s’étendit à leur doctrine. Il ne prêtait guère à leurs leçons qu’une oreille malveillante. Il raconte qu’il prenait plaisir à les troubler de ses objections et qu’il avait la générosité de leur fournir des arguments quand ils étaient embarrassés pour répondre[17]. Ils le félicitaient sans doute quand ils le voyaient plongé dans la lecture de leurs livres saints ; ils ne savaient pas qu’il ne les étudiait que pour les combattre, et qu’il préparait ainsi sous leurs feux, et peut-être avec leur aide, sa grande réfutation du christianisme. Ainsi la principale raison qu’il avait pour détester cette doctrine qui lui était imposée par le meurtrier de sa famille, c’est qu’elle représentait pour lui la servitude. L’autre, au contraire lui semblait être la liberté. Il secouait le joug, il reprenait possession de lui-même, il croyait échapper à ses tyrans en reniant leur foi. Dès lors le christianisme se confondit pour lui avec le souvenir des plus tristes années de sa jeunesse et il se rappela toujours qu’au milieu de ses humiliations et de ses misères le paganisme lui était apparu comme une consolation et une délivrance. C’est ce qui explique qu’il l’ait embrassé avec tant d’ardeur. Libanius raconte qu’il pleurait quand il entendait dire que les temples étaient renversés, les prêtres proscrits, les biens des dieux distribués à des eunuques ou à des courtisanes ; il nous le montre heureux d’immoler des vices sur ces autels délaissés et qui avaient soif de sang. Quelques amis étaient seuls confidents de ses croyances nouvelles et assistaient à ses sacrifices ; cependant le bruit s’en était répandu au dehors, parmi ceux qui cultivaient les muses et qui adoraient encore les dieux[18]. Ils venaient voir le jeune prince, s’entretenaient avec lui quand il était seul, et, séduits par sa piété et par sa sagesse, ils priaient les dieux de le garder pour le bonheur de l’empire. Ces communications discrètes, cet air de conspiration et de mystère, le charme du secret, l’attrait du péril, le plaisir de braver des maîtres ombrageux et de résister à leurs ordres, tout rattachait Julien au culte persécuté, et il attendait avec impatience, il appelait de tous ses voeux le jour où il pourrait le pratiquer en liberté et lui rendre les honneurs qu’il avait perdus. Ce jour se fit attendre dix ans entiers. Pendant dix longues années, pleines de terreurs et de tristesses, il lui fallut tromper le monde, mentir à sa conscience, pratiquer un culte qu’il détestait, et même, pour désarmer tout à fait les inquiétudes de Constance, entrer dans les ordres inférieurs de la hiérarchie sacerdotale et lire au peuple les livres sacrés dans les églises. Il est vraiment difficile de comprendre qu’un jeune homme si ardent, si convaincu, ait été capable d’une si longue dissimulation. On la lui a quelquefois reprochée, ce qui me semble bien injuste, quand on sait sous quelle sévère tutelle il passait sa vie, et que, s’il avait ajouté au crime impardonnable d’être neveu de Constantin la faute de déserter le culte de sa famille, il était perdu. Il lui fallut donc dissimuler pour vivre, et si cette hypocrisie nous déplait, n’oublions pas qu’il y était condamné sous peine de mort, et qu’il faut moins la reprocher au jeune prince qui s’y résigna qu’à ceux qui la lui rendaient nécessaire. Devenu césar et chef de l’armée des Gaules, il ne fut pas
beaucoup plus libre. L’empereur, même éloigné, continuait à peser sur lui. Il
le surveillait toujours avec méfiance et s’empressa de rappeler son préfet,
Salluste, quand il s’aperçut qu’ils s’entendaient trop bien ensemble. Julien,
qui le vit partir tristement, lui adressa une lettre que nous avons conservée
et qui est un de ses meilleurs ouvrages. Sans qu’il se plaigne ouvertement de
l’empereur, on y sent une secrète amertume ; tout y fait soupçonner sa foi
nouvelle, quoique rien ne la trahisse ; on devine aisément que Salluste la
partageait, qu’il était un de ces amis sûrs qui priaient avec lui le Roi-Soleil
ou On éprouve beaucoup moins de plaisir à lire les panégyriques
qu’il a composés vers la môme époque pour l’empereur Constance et
l’impératrice Eusébie. Ils sont pourtant, quand on les regarde de près, bien
plus curieux que la consolation à Salluste. On y trouvé sans doute des éloges
fort hyperboliques et qui ne pouvaient pas être sincères ; mais Julien a soin
de nous prévenir qu’un des privilèges du genre, c’est qu’il y est permis de
mentir. Ce n’est pas une honte pour l’orateur que de
donner de fausses louanges à des gens qui n’en méritent aucune. On dit, au
contraire, qu’il a tiré un bon parti de son art, quand sa parole a su grandir
ce qui est petit, rapetisser ce qui est grand, et, pour tout dire en un mot,
opposer à la nature des choses la force de son éloquence[19]. Nous voilà prévenus,
et c’est notre faute si nous ajoutons quelque foi à ces hyperboles
officielles. Laissons donc de côté tous ces mensonges pompeux, qui se
trahissent par leur exagération même ; ce qui mérite de nous arrêter, ce qui
est véritablement étrange et inattendu dans ces panégyriques, c’est la liberté
avec laquelle Julien y touche à des sujets religieux et laisse voir ses
opinions véritables, qu’il cachait ailleurs avec tant de soin. On ne peut
l’accuser ici d’être un hypocrite ; aucune allusion n’y est faite aux
doctrines chrétiennes, rien n’y révèle le prince qui fréquentait les églises
et qui avait lu au peuple les livres saints. Il y est partout question des
philosophes et d’Homère, jamais de l’Évangile. Les sages de Ainsi ces discours officiels, destinés à être prononcés dans des cérémonies solennelles, devant les principaux officiers de l’empire, sont pleins, de souvenirs et de sentiments païens. On a quelque peine à comprendre qu’un prince suspect, comme Julien, ait osé les prononcer, et qu’un prince dévot comme Constance, qui mettait sa gloire à fermer les temples et à convertir ses sujets, ait pu les entendre ou les lire. Il faut évidemment que ce genre d’éloquence ait joui de privilèges particuliers ; de même qu’il y était permis de mentir effrontément, on pouvait y employer cette phraséologie païenne sans danger. Elle était consacrée par des chefs-d’œuvre, les rhéteurs s’en servaient depuis des siècles, et c’était comme une ancienne mode qu’on tolérait par habitude et par respect. Il n’en est a pas moins étrange que, dans un moment où les deux cultes se disputaient encore les âmes, on ait permis à l’homme qui faisait profession d’être chrétien à l’église de rester païen à l’école. Julien pouvait donc à la rigueur, sans étonner les indifférents, sans même trop effaroucher les dévots, invoquer Jupiter[20] et trouver un sens très moral à la légende d’Hercule dans ses panégyriques ; mais l’empressement qu’il mit à user de la permission et la manière dont il en profita méritent d’être remarqués. On voit bien qu’il était heureux d’avoir quelque occasion d’exprimer ses sentiments véritables. La gêne dans laquelle il était forcé de vivre lui pesait, et il soulageait son coeur dans ces exercices oratoires où il pouvait au moins être plus libre. Aussi sa joie dut-elle être très vive quand il put jeter le masqué et pratiquer sa religion au grand jour. C’était au moment où il avait perdu tout espoir de s’accommoder avec Constance et où il partait avec son armée pour aller le combattre. II écrivit alors à son maître, Maxime d’Éphèse : Nous adorons publiquement les dieux, et toute l’armée qui me suit est dévouée à leur culte. Nous leur sacrifions des beaufs pour les remercier de leurs bienfaits, et nous immolons en leur honneur de nombreuses hécatombes. Ces dieux m’ordonnent de tout maintenir, autant que possible, en parfaite sainteté. Je leur obéis, et de grand coeur. Ils me promettent de m’accorder de grands fruits de mes efforts, si je ne faiblis pas[21]. Il était alors, comme on le voit, plein d’enthousiasme et d’espoir ; mais l’avenir lui gardait beaucoup de mécomptes. — III —Julien attaque le christianisme comme philosophe. — Les livres Contre les chrétiens. — Doctrine religieuse de Julien. — Le discours sur le Roi-Soleil. — Infériorité de cette doctrine comparée au christianisme. — Essai de prédication païenne. — Organisation du clergé païen. Ce qui donnait à Julien une situation particulière pour restaurer l’ancienne religion, c’est qu’étant à la fois un philosophe et un empereur, il avait deux moyens de lutter contre le christianisme. Comme philosophe, il pouvait l’attaquer par ses écrits, le réfuter, le confondre, essayer de le perdre dans l’opinion publique ; il pouvait prendre, comme empereur, toutes les mesures qui lui semblaient les plus efficaces pour le détruire. Nous allons le suivre successivement dans ces deux genres de combat qu’il lui a livrés. Il avait composé un grand ouvrage contre les chrétiens,
qui ne nous est plus connu que par la réfutation qu’en a faite saint Cyrille[22]. C’était une
œuvre remarquable ; que Libanius préfère au travail de Porphyre sur le même
sujet et dont saint Cyrille dit : qu’elle a
ébranlé beaucoup de personnes et fait beaucoup de mal. On trouve, dans
ce qui en reste, une polémique vive, habile, quelquefois profonde, toujours
nourrie par, la connaissance des livres saints. En le forçant à les lire et à
les méditer, on lui avait mis dans la main une arme qu’il a tournée contre
eux. Il a fait durement payer aux évêques et aux prêtres chargés de
l’instruire les longs ennuis que lui avait coûtés cette théologie dont on lui
infligeait l’étude. Non seulement il reproduit les anciens arguments de
Celse, mais il semble qu’il ait prévu la plupart de ceux dont la critique se
sert le plus volontiers aujourd’hui : ainsi il fais remarquer les tracte de
polythéisme que contient le récit de la création dans Julien ne croyait pas travailler pour les incrédules, il espérait bien ramener le monde aux anciens dieux ; mais il n’ignorait pas que, pour y réussir, un grand effort était à faire. La polémique chrétienne avait porté des coups terribles aux religions populaires, elle en avait montré d’une manière victorieuse les faiblesses et le ridicule, et il n’était plus possible de revenir tout à fait au polythéisme naïf d’autrefois. Aussi était-ce véritablement une religion nouvelle que Julien essaya de composer avec les débris de l’ancienne. Malgré son enthousiasme pour Homère, il comprit qu’on n’était plus au temps de la guerre de Troie, que la société nouvelle avait de nouveaux besoins religieux et qu’il fallait trouver quelque moyen de les satisfaire. Les religions de l’antiquité se composaient de pratiques qu’on était tenu d’accomplir rigoureusement et de légendes que chacun pouvait interpréter à sa façon ; elles n’avaient pas de dogmes et ne connaissaient pas d’orthodoxie. Le monde s’était fort bien accommodé pendant des siècles de ces croyances indéterminées, qui ne gênaient la liberté de penne ; mais, avec le temps, on était devenu plus difficile. De grands problèmes s’étaient posés à l’esprit d’une façon impérieuse, il fallait qu’ils fussent résolus, et l’on ne voulait plus se contenter d’une religion qui n’apprenait rien de la nature des dieux, de leur action sur le inonde et des secrets de l’autre vie. Julien se chargea de combler ce vide avec la philosophie de Platon. Ce fut son premier travail de créer une doctrine religieuse, de donner ce qu’on pourrait appeler des dogmes à ces cultes .qui n’en avaient pas. C’est ce qui est visible dans ce long discours sur le Roi-Soleil qu’il composa en trois nuits d’insomnie et qui est un de ses plus importants ouvrages. Ce discours n’est pas facile à comprendre, et Julien y est fort souvent obscur. C’est une sorte d’improvisation où il ne s’est pas donné le temps de préciser ses idées. Il y traite d’ailleurs de questions métaphysiques et, parle pour des gens nourris des mêmes opinions que lui, qui l’entendent à demi-mot. Heureusement pour nous, M. Naville a pris la peine de rendre clair ce que Juliens était contenté d’ébaucher[23]. Je n’ai donc rien de mieux à faire que d’analyser son travail, en lui laissant la parole le plus que je pourrai. Le Dieu véritable de Julien, c’est le Soleil. Il est le principe de la vie pour toute la nature ; sur la terre il fait tout nitre et grandir, il préside à tous les mouvements des sphères et des corps célestes, il est le centre et le principe de l’harmonie admirable des cieux : les planètes règlent leurs mouvements sur les siens, et le ciel est plein de dieux qui lui doivent leur naissance. Mais ce soleil, auquel Julien adresse tous ses hommages, n’est pas tout à fait celui dont nos yeux suivent le cours, que nous voyons tous les jours se lever et disparaître. Cet astre matériel est seulement l’image et comme le reflet d’un autre soleil que nos yeux ne peuvent saisir et qui, dans une région supérieure, au-dessus de la portée de nos regards, éclaire les races invisibles et divines des dieux intelligents. Il faut un effort d’abstraction pour comprendre les idées de Julien sur ces mondes qui s’étagent hiérarchiquement les uns au-dessus des autres et nous mènent de la sphère que nous habitons à celle où résident l’idéal et l’absolu. Mais les explications de M. Naville vont nous rendre ce travail plus facile. L’univers visible, nous dit-il, est l’image d’un monde supérieur qui est son modèle, et l’on peut d’après l’image se faire une idée du modèle. De l’univers visible enlevez la matière et toutes les imperfections qui résultent de la matière ; augmentez au contraire par la pensée, élevez à l’absolu tous les éléments de perfection qu’il contient, et vous serez en chemin de vous faire une notion du monde supérieur. Là aussi, un principe central est le foyer d’où l’harmonie rayonne sur les principes subordonnés. Appelons-le, dit Julien, ce qui est au-dessus de l’intelligence, ou l’Idée des êtres, c’est-à-dire du Tout intelligible, ou l’Un, ou, selon l’usage de Platon, le Bien. De même que le soleil est entouré de l’armée des cieux et que les planètes dansent en choeur autour de lui, de même le Bien est entouré de principes intelligibles auxquels il distribue l’être, la beauté, la perfection, l’unité, en les enveloppant de l’éclat de sa puissance bienfaisante. Aux dieux visibles de l’univers correspondent les dieux intelligibles du monde supérieur. Ce monde supérieur est le monde absolu, la région des principes primitifs et des causes premières ; l’univers visible en procède et en reproduit l’ordonnance, mais il n’en procède pas directement. Entre ces deux mondes, entre l’Un absolu et l’Un divisé, entre l’immatérialité absolue et la matière, entre ce qui est absolument immuable et ce qui change incessamment, entre ce qu’il y a de plus haut et ce qu’il y a de plus bas, la distance est trop grande pour que l’un puisse sortir de l’autre immédiatement : il faut un intermédiaire. Entre le monde intelligible (νοητός) et le monde sensible se trouve !le monde intelligent (νοερός). Le Inonde intelligent est une image du monde intelligible et sert à’ son tour de modèle au monde sensible, qui est ainsi l’image d’une image, la reproduction au second degré du modèle absolu. M. Naville fait remarquer que la doctrine de Julien a la forme générale de la plupart des doctrines alexandrines ; elle est trinitaire. Sa triade se compose de ces trois termes : le monde intelligible le monde intelligent, le monde sensible ou visible. A chacun d’eux correspond un soleil particulier, qui est le centre du système. Il y a donc trois soleils, répondant à ces trois mondes divers, et qui ont une importance et des attributions différentes. Celui du monde intelligible, c’est-à-dire le premier principe, l’Un, le Bien, est surtout pour Julien un objet de spéculations philosophiques, que sa pensée aime à entrevoir dans le lointain, mais qui ne se laisse guère aborder. Le soleil du mande sensible, celui que nous voyons et dont nous jouissons, est trop matériel pour être le dernier terme de ses adorations. C’est donc sur le Dieu central du monde intelligent qu’il concentre surtout ses hommages. Il l’appelle u le Roi-Soleil a, et le regarde comme une sorte d’intermédiaire par qui les perfections se transmettent du monde intelligible au ronde sensible et qui communique à ce dernier les qualités qu’il a reçues lui-même du Bien absolu. M. Naville a raison de dire que, dans ces conceptions, Julien s’est inspiré d’abord de Platon, mais qu’il s’est aussi souvenu de la théologie chrétienne. Il y a une parenté évidente entre le Roi Soleil et ce Dieu secondaire, organe de la création, que les Pères du IIe siècle avaient proclamé sous le nom de Logos, et le concile de Nicée sous le nom de Fils, et les expressions dont Julien se sert pour définir sa nature rappellent quelquefois celles que les docteurs ecclésiastiques appliquent au deuxième terme de leur Trinité. Julien espérait peut-être substituer le Roi-Soleil au Verbe-Fils dans l’adoration du peuple. Je crois que cette analyse rapide suffit pour nous donner
une idée de ce que Julien voulait faire. Il part ici du plus important des
cultes populaires, celui du Soleil, qui avait peu à peu effacé tous les
autres et dans lequel semblaient se concentrer en ce moment toutes les forces
vives du paganisme. Par ses origines lointaines, ce culte se rattachait aux
vieux mythes d’Apollon, le dieu national de D’abord on est très frappé de voir combien les raisonnements de Julien sont subtils et obscurs. Il fallait, pour saisir son système et le suivre dans tous ses détails, un esprit rompu à la dialectique des écoles et familier avec les théories les plus délicates des platoniciens. Il s’en est bien aperçu lui-même et n’en paraît pas fort affligé. Peut-être, dit-il, les idées que je viens d’exposer ne seront-elles pas comprises par tous les Grecs ; mais ne faut-il rien dire que de vulgaire et de commun ? On voit clairement ici à quel public il veut s’adresser, et qu’il écrit seulement pour les heureux adeptes de la théurgie. En le faisant, il était fidèle à l’esprit de la philosophie antique, qui ne se communiquait pas à tout le monde, qui choisissait et éprouvait ses disciples, qui avait un enseignement extérieur ; et superficiel pour la foule, un enseignement secret pour les privilégiés. Mais le christianisme n’acceptait pas ces distinctions aristocratiques. Il prêchait à tous le même évangile, et ce qui attirait surtout le peuplé dans ses églises, c’est que tous les fidèles s’y sentaient unis dans la même foi et qu’on leur reconnaissait à tous un droit égal à la vérité. Julien avait tort de se consoler si aisément de n’être pas compris du vulgaire : il faut bien songer au vulgaire, quand c’est une religion et non pas une philosophie qu’on prétend fonder. C’était donc pour lui un premier désavantage ; en voici un second qui n’est pas moins grave. Toutes ces belles théories qu’il développe avec tant de plaisir ne sont après tout que les spéculations d’un esprit isolé, des idées philosophiques qu’on discute comme les autres et non des dogmes qui s’imposent à la foi. Julien prétendait pourtant, en faire des dogmes véritables, et il leur en donne le nom dans un passage curieux où il les compare aux systèmes créés par les astronomes pour expliquer les cours des planètes. Ce sont, ces systèmes qui lui paraissent n’être que des hypothèses, c’est-à-dire des probabilités en harmonie avec les phénomènes ; tandis qu’au contraire les théories de Platon, qu’on appelle quelquefois des hypothèses mystiques, sont pour lui des dogmes attestés par les sages qui ont entendu la voix même des dieux ou des grands démons. Nous saisissons ici, à ce qu’il me semble, la pensée véritable de Julien. Il sait bien qu’un dogme a besoin de s’appuyer sur une révélation, et c’est aussi sur une révélation qu’il fonde la certitude des siens. Il reconnaît qu’on ne parvient pas à découvrir la nature divine sans le secours des dieux, mais il croit fermement que les dieux se communiquent à ceux qui les cherchent, qu’ils se mettent en rapport avec eux par les rêves et l’extase, qu’ils font entendre leur voix secrète au coeur qui veut les connaître, en sorte que les résultats auxquels arrivent les sages occupés à scruter les mystères de la nature divine peuvent être regardés comme dictés par les dieux eux-mêmes. On pourrait, je crois, comparer ce système à celui des théologiens protestants, quand ils soutiennent que les fidèles peuvent interpréter les livres sacrés par leur inspiration personnelle et que le Saint-Esprit leur communique les lumières nécessaires pour les comprendre. La seule différence, et par malheur elle est très grave, c’est qu’il n’y avait pas de livres sacrés chez les païens. Il était difficile d’attribuer beaucoup d’autorité aux poèmes d’Homère, et les philosophes s’accordaient trop mal ensemble pour qu’on prit tirer d’eux une doctrine commune[24]. Le système de Julien manquait donc d’une base solide. Comme il était obligé de partir de légendes vagues ou de fantaisies philosophiques, tout y était livré aux caprices de l’interprétation individuelle. Ce qu’un sage avait trouvé ne s’imposait pas suffisamment aux autres, et chacun était obligé de reprendre le travail pour son compte. On voulait alors autre chose ; les esprits fatigués d’erreurs cherchaient une doctrine fixe et sûre pour s’y reposer en paix, et Julien ne pouvait pas la leur donner. Il était aussi très difficile que sa doctrine, qui se
composait d’éléments très divers, formât un tout bien uni. C’était du reste
l’inconvénient de toutes les restaurations qu’on essayait alors du vieux
paganisme. Comme on prétendait relever les religions populaires par des
interprétations philosophiques, il était nécessaire de mêler des spéculations
très sérieuses avec des légendes ridicules, ce qui ne produit jamais un effet
heureux ; il fallait surtout trouver quelque moyen de passer du monothéisme
des gens éclairés au polythéisme de la foule, et e’était là un problème
encore plus embarrassant que tout, le reste. Julien a rencontré devant lui
les mêmes difficultés et il ne les a pas tout à fait résolues. On ne voit pas
nettement s’il accorde aux mille divinités de C’étaient là de grands inconvénients et qui ressortent
davantage quand on compare la théologie de Julien à celle de l’Église. Mais
il ne semble pas les avoir aperçus. Il croyait fermement que cette façon
d’interpréter les fables mythologiques par la philosophie de Platon donnerait
naissance à un véritable enseignement religieux qu’on pourrait communiquer au
peuple. C’est ce qui ne s’était encore jamais fait. On ne prêchait pas dans
les temples, on n’y exposait aucune doctrine, on n’y faisait pas de leçons de
morale. Ce furent les philosophes qui s’avisèrent les premiers d’une sorte de
prédication populaire ; après s’être contentés longtemps de développer leurs
idées devant quelques disciples choisis, ils appelèrent la foule à les
entendre. Devant elle, ils prononçaient de véritables sermons qui ont
quelquefois amené des conversions éclatantes. La parole avait bien plus
d’importance encore et produisait des effets plus merveilleux dans les églises
chrétiennes, et il est naturel que Julien ait tenté de mettre cette force au
service du culte qu’il restaurait. Saint Grégoire de Naziance nous dit qu’il
avait l’intention d’établir dans toutes les villes
des lectures et des explications des dogmes helléniques qui participeraient à
la fois de la morale et de la théologie. C’était une prédication
véritable qu’il se proposait d’instituer ; il voulait l’aller reprendre à la
philosophie pour la rendre à la religion, et la transporter des écoles dans
les temples. Il n’est pas douteux que ce projet n’ait été réalisé ; nous
savons qu’un rhéteur célèbre, Acacius, prononça un jour un sermon sur
Esculape dans un temple qui avait été pillé par les chrétiens et qu’on venait
de rouvrir. Votre discours, lui écrivait Libanius,
son ami, est d’un bout à l’autre comme le miel des
muses, brillant par son élégance, persuasif par ses raisonnements,
accomplissant tout ce qu’il se propose. Tantôt, en effet, vous prouvez la
puissance du dieu par les inscriptions que des convalescents lui ont
consacrées, tantôt vous décrivez tragiquement la guerre des athées contre la
temple, la ruine, l’incendie, les autels insultés, les suppliants punis et
n’osant plus demander la guérison de leurs maux. Vous forcez la conviction
par vos arguments, vous charmez par votre style, et la longueur môme du
discours est une beauté de plus, car elle répond à la gravité des
circonstances[25]. Cette prédication
devait se proposer d’enseigner au peuple la nature vraie des dieux, le sens
caché des mythes et les leçons morales qu’on en peut tuer. Il est probable
aussi que la vie future y tenait une grande place, comme dans celle des
chrétiens : Julien en était fort préoccupé, et c’est par des pensées d’immortalité
que se termine son discours sur le Roi-Soleil et celui sur Un enseignement religieux suppose un clergé instruit et capable de le donner ; or il n’existait guère de clergé véritable, au sens où l’entend le christianisme, dans les religions antiques. Les prêtres y étaient en général des magistrats ordinaires, nommés comme les autres, et l’on n’exigeait d’eux, pour leur confier ces graves fonctions, ni éducation préalable, ni dispositions particulières. Cette façon de recruter les sacerdoces de citoyens qui restaient citoyens et ne prenaient pas un esprit différent avec leurs fonctions nouvelles, avait eu certainement quelques avantages : les anciennes religions lui doivent de n’être jamais devenues des théocraties étroites et intolérantes, et d’avoir évité ces conflits fâcheux entre l’Église et l’État qui ont affaibli et déchiré de puissants royaumes ; mais elle avait aussi de grands inconvénients dont on s’aperçut quand on eut à lutter contre le christianisme.. Un clergé mondain, politique, indifférent, n’était pas une défense suffisante pour ces cultes menacés. Aussi la pensée vint-elle aux empereurs, surtout à Julien, d’en changer le caractère. Le premier de tous, il prit au sérieux ce titre de grand pontife que ses prédécesseurs portaient depuis Auguste et qu’ils ne regardaient que comme une décoration de leur pouvoir. Il sembla à Julien que cette dignité lui créait des devoirs sévères, et il nous dit qu’il priait tous les dieux de le rendre digne de les bien remplir. Il voulut d’abord établir entre tous ces sacerdoces divers et isolés une sorte de hiérarchie. Les grands prêtres des provinces, qui présidaient au culte des empereurs divinisés, furent chargés de surveiller les autres. Ils eurent le droit de les destituer s’ils ne donnaient pas, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs, l’exemple du respect envers les dieux. Il prit l’habitude de les choisir non plus, comme autrefois, parmi les citoyens riches, importants, magnifiques, dont la fortune pouvait suffire à des jeux coûteux, mais parmi les philosophes, les sages, les gens éprouvés par leur fermeté, leur constance, pendant les dernières luttes du paganisme. Dans des lettres qui sont de véritables encycliques, il leur recommande de vivre honnêtement, de fuir les théâtres, de ne pas fréquenter les comédiens, d’éviter les mauvaises lectures, de prier souvent les dieux ; il veut qu’ils ne négligent aucune vertu, surtout la charité, dont le christianisme a tiré tant d’honneur et de profit. Il est arrivé, dit Julien, que l’indifférence de nos prêtres pour les indigents a suggéré aux impies galiléens la pensée de pratiquer la bienfaisance, et ils ont consolidé leur œuvre perverse en se couvrant de ces dehors vertueux. Ce qui a propagé si vite leur doctrine, c’est l’humanité envers les étrangers, le soin d’inhumer honorablement les morts, la sainteté apparente de la vie. Il faut faire comme eux, s’occuper des pauvres, des malheureux, des malades. Il serait honteux, quand les juifs n’ont pas un mendiant, quand les impies galiléens nourrissent les nôtres avec les leurs, que ceux de notre culte fussent dépourvus des secours que nous leur devons[28]. Cette religion ainsi modifiée, avec un clergé bien organisé et surveillé sévèrement, un enseignement moral et des dogmes, des hospices dépendant des temples et tout un système de secours charitables dans la main des prêtres, était en réalité une religion nouvelle. Julien le comprit, puisqu’il éprouva le besoin de lui donner un nouveau nom. Nous avons vu qu’il l’appela l’hellénisme. C’est l’hellénisme qui allait prendre la place du paganisme vieilli et essayer à son tour de soutenir l’assaut victorieux de l’Église. — IV —Rapports de Julien avec le christianisme comme empereur. — Il promet la tolérance. — Comment il tient sa promesse. — Sa partialité pour les païens. — Il défend aux professeurs chrétiens d’enseigner. — Pourquoi ? Voilà de quelle manière Julien essaya de réformer et de rajeunir le culte des anciens dieux. C’est assurément la partie la plus curieuse et la plus intéressante de son œuvre. Mais ce philosophe et ce théologien se trouvait être aussi le maître du monde. En sa qualité d’empereur, il avait à régler la situation des deux religions qui se disputaient l’empire ; il pouvait mettre son pouvoir souverain au service de celle qu’il voulait rétablir et employer, pour ruiner l’autre, toutes les forces dont il disposait. Peut-on lui reprocher d’avoir tenté de le faire ? A-t-il été véritablement un persécuteur, comme l’ont prétendu les chrétiens, ou mérite-t-il les éloges que les ennemis du christianisme ont accordés à sa sagesse et à sa modération ? C’est ce qu’il importe de savoir[29]. Julien a toujours prétendu être un prince tolérant. Au moment même où il rouvrait les temples, il annonçait par des édits solennels qu’il n’entendait gêner en rien les autres cultes. J’ai résolu, disait-il, d’user de douceur et d’humanité envers tous les galiléens ; je défends qu’on ait recours à aucune violence et que personne soit traîné dans un temple ou forcé à commettre aucune autre action contraire à sa volonté[30]. Loin de paraître courir après les conversions forcées et de vouloir grossir le nombre des païens par des abjurations rapides, il annonçait fièrement que les nouveaux convertis ne seraient admis aux cérémonies sacrées qu’après avoir lavé leur âme par des supplications aux dieux, et leur corps par des ablutions légales. Il persista jusqu’à la fin dans ces principes, et il écrivait encore vers les derniers temps de sa vie : C’est par la raison qu’il faut convaincre et instruire les hommes, non par les coups, les outrages et les supplices. J’engage donc encore et toujours ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne taire aucun tort à la secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens assez malheureux pour se tromper dans des choses si importantes[31]. Ce sont là de belles paroles, et je conçois que Voltaire les ait plusieurs fois citées avec admiration. Par malheur, à côté de celles-là il y en a d’autres où les chrétiens sont traités avec le dernier mépris. Une tolérance qui s’exprime d’une manière si insultante cause quelque inquiétude, et l’on ne peut s’empêcher de craindre qu’un homme si violent, si emporté, ne reste pas toujours maître de lui. Ces gens envers lesquels il promet de se montrer juste et modéré, il ne peut prononcer leur nom sans les outrager cruellement ; il les appelle des insensés, des impies, des athées, des fous furieux, la lèpre de la société humaine. Quand il est amené à les menacer ou à les punir, il y joint toujours quelque amère raillerie où éclate sa haine. S’il les dépouille de leurs biens, il déclare que c’est pour leur rendre le chemin du ciel plus facile ; s’il refuse de châtier les magistrats qui les maltraitent, il leur rappelle que leurs livres les exhortent à supporter leurs maux avec patience. Ce sont là des sarcasmes de théologien enragé, ce n’est pas le ton d’un juge et d’un prince. Il abondait trop dans sa propre opinion, il se croyait trop sûr de la vérité de sa doctrine pour ne pas mettre hors du bon sens et de la raison tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. C’est un grand danger de trop mépriser ses adversaires. Il est rare que des gens qui considèrent ceux qui ne partagent pas leurs sentiments comme des fous et des malades n’arrivent pas à croire que l’humanité commande de leur faire un peu de violence pour leur rendre la santé. On voit bien que cette pensée a traversé un moment l’esprit de Julien : Peut-être serait-il plus convenable, dit-il dans une de ses lettres, de guérir les galiléens malgré eux, comme on fait pour les frénétiques[32]. Il est vrai qu’il s’empresse d’ajouter qu’il leur accorde la liberté de rester malades ; mais il est bien possible que plus tard, s’il avait vu sa tolérance impuissante et ses ennemis lui tenir tête, il fût revenu à sa première idée et qu’il se fût dit que, puisqu’ils refusaient obstinément tous les remèdes, il fallait bien essayer de les guérir malgré eux. C’est le prétexte dont se couvrent toutes les persécutions. N’oublions pas d’ailleurs que Julien a promis d’être
tolérant, mais non pas d’être impartial. Il ne traînera personne dans les
temples, il ne forcera pas les chrétiens à sacrifier aux dieux, comme
faisaient ses prédécesseurs ; voilà tout. Jamais il ne s’est engagé à traiter
tous les cultes de la même façon et à leur accorder une faveur égale. La
religion qu’il pratique est celle de l’État, il est bien juste qu’elle soit
la préférée. Sa partialité pour elle est visible et lui parait toute
naturelle. Les mêmes actions changent pour lui de caractère, suivant le culte
qu’on professe. Les païens qui n’ont pas voulu renier leur foi sont des
martyrs ; les chrétiens qui refusent d’abjurer sont des impies. S’ils
résistent avec courage aux sollicitations de l’empereur, il les maltraite et
les accuse de lui manquer de respect. Tandis qu’il défend aux évêques de
faire des prosélytes[33], il cherche par
tous les moyens à propager sa doctrine ; il attire à elle tous les ambitieux
par l’appât des dignités publiques : Je ne veux,
dit-il, ni maltraiter les galiléens, ni permettre
qu’on les maltraite ; je dis seulement qu’il faut leur préférer les hommes
qui respectent les dieux, et cela en toute rencontre[34]. C’était
annoncer que les dignités publiques leur étaient absolument réservées, et je
ne doute pas que, s’il eût vécu, il n’eût plus laissé aucun chrétien dans
l’administration civile et militaire de l’empire. Les mêmes procédés furent
employés sans plus de scrupule pour ramener à l’ancien culte des populations
entières. Dans ce vaste empire, qui se composait d’une agglomération
d’anciens États libres, les villes voisines étaient souvent rivales. Elles
voulaient dominer l’une sur l’autre, ou se disputaient avec acharnement
quelques lambeaux de territoire. C’était une occasion pour l’empereur de se
les attacher en prenant parti pour l’une ou pour l’autre. M. Rode a montré,
par l’histoire de Nisibe et de Gaza, que Julien faisait profession de se
déclarer toujours pour celles qui partageaient sa foi[35]. Si l’on honore les dieux, disait-il, il faut honorer aussi les hommes et les villes qui les
respectent. C’est un principe qui peut mener loin. Quand Pessinonte,
célèbre par son temple de Cybèle, s’adresse à lui pour obtenir une faveur,
Julien laisse entendre à quel prix il l’accordera. Je
suis disposé, dit-il, à venir en aide à Pessinonte,
à la condition qu’on se rendra propice Ses projets en général étaient fort habilement conçus, mais ils n’eurent pas tout le succès qu’il en attendait. Il avait pris, dès son arrivée à Constantinople, une mesure généreuse et qui devait bien disposer l’opinion pour lui : il rappela tous ceux que Constance avait exilés pour des motifs religieux, et rendit les biens qu’il avait confisqués. Parmi ces exilés, il y en avait de toutes les sectes chrétiennes ; mais, comme Constance était arien, c’était principalement sur les catholiques qu’il avait frappé. On vit donc revenir dans leur pays un grand nombre d’évêques victimes des tracasseries du régime précédent, et, parmi eux, l’invincible Athanase. Julien était très fier de cet acte de clémence dont ses amis durent lui faire beaucoup de compliments. Il en parle souvent dans ses lettres et se plaint avec amertume que les chrétiens ne lui en aient pas témoigné plus de reconnaissance[37]. C’est que les chrétiens, comme tout le monde, s’étaient bien vite aperçus que le bienfait de Julien cachait un piège et qu’en ayant l’air de les servir il travaillait contre eux. S’il avait fait revenir tous les proscrits, c’était uniquement dans la pensée que leur retour ranimerait les querelles théologiques. Il savait, nous dit Ammien Marcellin, que les chrétiens étaient pires que des bêtes féroces, quand ils disputaient entre eux, et il comptait qu’affaiblis par leurs luttes intérieures, ils lui opposeraient moins de résistance. C’était sa tactique de diviser ses ennemis pour les vaincre. En même temps qu’il essayait d’exciter les diverses sectes les unes contre les autres, dans les mêmes églises il voulait séparer les fidèles de leurs chefs. Toutes les fois qu’il se produisait dans une ville chrétienne quelque émotion populaire, il affectait d’en rejeter la faute sur le clergé. Les coupables, pour lui, c’étaient toujours les prêtres, qui ne pouvaient se consoler qu’on leur eût ôté le pouvoir de nuire. Un jour l’évêque de Bostra et ses clercs, qu’il accusait d’avoir fomenté quelque révolte, lui adressèrent une lettre dans laquelle on lisait ces mots : Quoique les chrétiens soient chez nous en nombre égal à celui des Hellènes, nos exhortations les ont empêchés de commettre le plus léger excès. Julien s’empressa de renvoyer la lettre aux habitants avec un commentaire perfide, où il dénaturait les intentions de l’évêque. Vous voyez, leur disait-il, que ce n’est pas à votre bon vouloir qu’il attribue votre modération ; il dit que c’est malgré vous que vous êtes restés tranquilles et que vous n’avez été contenus que par ses exhortations. Chassez-le donc de votre ville sans hésiter comme étant votre accusateur[38]. La mauvaise foi de Julien est ici manifeste. Il est pourtant probable que ces excitations furent écoutées, puisque Libanius nous apprend que de graves désordres, dus à des motifs religieux, troublèrent alors la tranquillité de Bostra. Il avait d’autres moyens encore d’atteindre les chrétiens et de leur nuire. Le décret qui rendait à leurs anciens possesseurs tous les biens confisqués sous prétexte de religion s’appliquait à tout le monde, et les païens devaient en profiter comme les autres. Sous les derniers règnes, un grand nombre de temples avaient été dépouillés de leurs richesses ; on avait pris les terres qui leur appartenaient, et souvent on s’était approprié sans façon lé temple lui-même pour le faire servir à dés usages profanes. Julien ordonna que tout serait restitué. C’était une loi juste, mais dont l’exécution présentait beaucoup de dangers. Comme les faits remontaient quelquefois assez haut et qu’il n’était pas facile, après un long temps, de retrouver les vrais coupables, la porte était ouverte à toutes les délations ; on pouvait toujours perdre un ennemi en l’accusant d’avoir pris sa part des biens sacrés. Les lettres de Libanius prouvent que beaucoup d’excès furent commis à cette occasion, qu’on envahit de riches maisons chrétiennes sous prétexte d’y aller chercher le trésor des temples qui ne s’y trouvait pas et qu’on les mit au pillage. Prenez garde, disait le sage rhéteur à ses amis, de mériter vous-même le reproche que vous adressez aux autres. Les dieux ne ressemblent pas à de cruels usuriers si on leur restitue ce qui leur appartient, ils ne réclament pas davantage[39]. Mais ces conseils de modération n’avaient alors aucune chance d’être écoutés. Partout les esprits étaient émus, les haines ravivées. Dans les villes qui se partageaient entre les deux religions, la population païenne, qui se sentait soutenue, se jeta sur les chrétiens. Les gens qu’on accusait de s’être signalés par leur zèle contre l’ancien culte furent poursuivis, battus, jetés en prison, quelquefois déchirés par la foule. Les écrivains ecclésiastiques ont raconté longuement toutes ces vengeances, et M. Rode pense qu’en général ils ont dit la vérité. Julien lui-même se plaint qu’en certains endroits on soit allé trop loin. Le zèle de mes amis, dit-il, s’est déchaîné sur les impies plus que ne le souhaitait ma volonté[40]. Sur un mot imprudent qu’on rapporta de l’évêque Georges, la populace d’Alexandrie, la plus indisciplinée de toutes celles qui peuplaient les grandes villes de l’empire, massacra l’évêque et deux de ses amis. Julien blâma cette exécution, mais il n’osa pas la punir. Il écrivit une lettre fort singulière aux Alexandrins, dans laquelle il déclarait qu’après tout Georges méritait son sort, que l’indignation du peuple était naturelle, et que, comme il ne voulait pas guérir un mal violent par un remède plus violent encore, il se contentait de leur envoyer quelques reproches et quelques conseils[41]. Des chrétiens ne s’en seraient pas tirés à si bon compte. Le sang a donc coulé sous le règne de ce prince qui faisait profession d’être tolérant ; tout ce qu’on peut dire pour le défendre, c’est qu’il n’a pas coulé par son ordre. Il est coupable sans doute de n’avoir pas assez fait pour prévenir ou pour venger ces violences, mais au moins est-il sûr qu’il ne les avait pas commandées. Ce qui lui appartient tout à fait, ce qui est véritablement
son oeuvre, c’est le fameux édit par lequel il défendait aux rhéteurs, aux
grammairiens et aux sophistes chrétiens d’enseigner dans les écoles. Il est
aisé de voir quels motifs le décidèrent à prendre dette mesure grave. C’était
l’éducation, qui l’avait ramené au paganisme, et il comptait bien qu’elle
aurait sur les autres la même influence que sûr lui. Le
chrétien, disait il, qui touche aux sciences
des Grecs, n’eût-il qu’une lueur de bon naturel, sent aussitôt du dégoût pour
ses doctrines impies. L’admiration qu’il éprouvait pour Homère et pour
Platon lui faisait croire qu’on ne pouvait pas les lire sans partager les
croyances qui les avaient si bien inspirés. Mais pour que cet enseignement
produisit tout son effet, il ne fallait pas qu’on pût le dénaturer. Le
rhéteur ou le sophiste devenu chrétien était forcé d’opposer une autre
doctrine à celle des philosophes qu’il faisait liure à ses élèves, de donner
un sens nouveau aux légendes racontées par les poètes, et d’affaiblir par des
explications ou des réserves l’impression de ces beaux récits. C’est ce que
Julien ne voulait à aucun prix permettre ; c’est ce qui lui donna la pensée
d’interdire à tous ceux qui avaient quitté l’ancienne religion de Cet édit, qui déplut aux païens modérés[43], souleva une
colère violente chez les chrétiens. Ils en furent même plus irrités que de
beaucoup d’autres mesures qui auraient dû, à ce qu’il me semble, leur être
plus désagréables. Il ne s’agissait après tout que de ces écoles où ils
savaient bien que le paganisme régnait en maître, et l’on éprouve quelque
surprise de les trouver si attachés à un enseignement hostile à leurs
croyances. Nous avons vu de nos jours des docteurs rigoureux effrayer les âmes
timides du danger que présente la lecture des auteurs païens pour les jeunes
gens et demander qu’ils soient bannis de nos collèges. L’édit de Julien leur donnait
satisfaction, et il est probable que, loin de s’en plaindre, ils auraient été
fort contents qu’on forçât les maîtres chrétiens de renoncer aux
chefs-d’œuvre antiques et d’interpréter Mathieu et
Luc. Mais on pensait autrement au IVe siècle. Quoique le christianisme fût
encore dans la ferveur de sa jeunesse, l’Église n’avait pas ces scrupules
exagérés ; autant que la société païenne, elle tenait à l’éducation, et elle
ne croyait pas qu’on pût élever quelqu’un, lui apprendre à penser et à
parler, sans lui faire lire ces grands écrivains qui étaient les maîtres de
la parole et de la pensée. On ne renonçait pas à les étudier et à les admirer
en devenant chrétien. Ils étaient le bien commun de toute la race grecque, et
quand Julien voulait en faire le monopole d’un seul culte, saint Grégoire
répondait fièrement à cette insolente prétention : N’y
a-t-il donc d’autre hellène que toi ?[44] Cette insistance
nous prouve que l’Église, surtout en Orient, entrait dans une phase nouvelle.
Le temps des luttes ardentes avec la société païenne allait finir. Il n’était
plus question de combattre le vieux paganisme, qui était vaincu, il fallait
prendre sa place, et l’on sentait bien qu’on ne pouvait pas le remplacer sans
faire un peu comme lui. Depuis qu’il était moins à craindre, on s’apercevait
que tout n’était pas à répudier dans son héritage. On devient vite
conservateur quand on est le maître. Au lieu de se donner la peine de créer
de toutes pièces une société nouvelle, on trouvait plus sûr de ne pas
détruire ce qui pouvait se garder du passé. Il s’agissait seulement
d’accommoder ce qu’on gardait avec l’esprit du christianisme, ce qui ne
paraissait pas impossible. Il y avait déjà des sophistes chrétiens, Proérèse
à Athènes, Victorinus à Rome ; on allait avoir des poètes qui essayeraient
d’appliquer les procédés de l’art antique à des sujets tirés de l’Évangile et
de — V —Résultat de l’entreprise de Julien. — Il mécontente beaucoup de païens. — Il gagne peu de chrétiens. — Jugements qu’on a portés sur lui. — Son caractère véritable. Ces espérances, on le sait, furent tout à fait trompées. De toutes les entreprises dirigées contre le christianisme, aucune n’a été mieux conçue et plus habilement conduite que celle de Julien ; aucune n’a produit de plus médiocres résultats. Une des principales raisons de cet éclatant insuccès, c’est qu’il trouva moyen de se faire des ennemis dans les deux cultes, et qu’en réalité il ne contenta tout à fait personne. On est d’abord tenté de croire que les partisans des anciens dieux ont dû applaudir de tout leur cœur à la restauration de l’ancien culte et qu’ils faisaient tous des vœux pour le prince qui leur rendait leurs temples et leurs cérémonies. Il y eut pourtant des exceptions, et l’on s’aperçoit vite que Julien rencontra parmi les gens même de son parti des résistances obstinées dont il dut être fort chagrin. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas d’autre raison de rester païens que leur goût pour une certaine facilité de mœurs que le paganisme tolérait. C’étaient des gens du monde dont l’honnêteté n’était pas très austère, qui aimaient le plaisir et n’y trouvaient pas de crime, qui attachaient plus de prix à la vie présente qu’à cette immortalité problématique qui suit l’existence, et regardaient plus volontiers la terre que le ciel. Julien voulait en faire à toute force des mystiques et des dévots. Ils ne s’y résignèrent pas, et tous ses efforts vinrent se briser contre le scepticisme léger de ces personnes d’esprit qui ne voulaient pas plus être traînées au temple qu’à l’église. Des raisons semblables éloignèrent de lui la populace des grandes villes, amoureuse des jeux et des fêtes. Parmi ces habitants d’Antioche, qui chansonnaient si gaiement l’empereur, qui se moquaient de son petit manteau et de sa barbe de bouc, les chrétiens étaient nombreux sans doute ; mais il y avait des païens aussi, puisque Libanius nous apprend qu’on à proféré ces insultes dans le désordre d’une cérémonie sacrée. On lui en voulait surtout de négliger les jeux publics et de n’avoir pas l’air de s’y plaire. On ne le voyait presque jamais à l’hippodrome, ou, s’il y paraissait un instant, il y portait une figure ennuyée, et, après quelques courses, s’empressait d’en sortir. Les mimes ne le retenaient pas plus longtemps, et il se gardait bien de passer ses journées, comme faisaient ses prédécesseurs, à regarder danser des femmes sans honte ou des garçons beaux comme des femmes. Ce sont des crimes que nous pardonnerions aujourd’hui très volontiers, mais on les trouvait alors irrémissibles. Julien prenait plaisir à vivre autrement que le peuple, et il s’en faisait gloire. Nous sommes ici, disait-il aux gens d’Antioche, sept étrangers, sept intrus. Joignez-y l’un de vos concitoyens cher à Mercure et à moi-même, habile artisan de paroles (Libanius). Séparés de tout commerce, nous ne suivons qu’une seule route, celle qui mène au temple des dieux. Jamais de théâtre, le spectacle nous paraissant la plus honteuse des occupations, l’emploi le plus blâmable de la vie[45]. C’est la conduite d’un sage, mais le peuple en était choqué et le laissait voir. Quand on veut agir sur la foule, il ne faut pas trop vivre en dehors d’elle. Un homme qui est trop étranger à ses goûts et qui méprise trop ses plaisirs ne la comprend pas et n’a guère de chance d’en être compris. Julien s’enfermait trop volontiers avec les sept ou huit personnes qui partageaient tous ses sentiments, il ne tenait pas assez de compte de l’opinion du reste. C’est une grande maladresse pour un prince qui attaquait le christianisme de n’avoir pas mis d’abord tous les païens de son côté. Réussit-il au moins à gagner beaucoup de chrétiens ? c’est ce qu’il n’est pas aisé de savoir, les historiens de l’Église étant plutôt occupés à nous faire connaître ceux qui résistèrent avec courage que ceux qui eurent la faiblesse de céder[46]. On ne peut guère douter que les indifférents et les ambitieux, qui sont toujours prêts à sacrifier leurs convictions à leurs intérêts, les parfaits fonctionnaires qui font profession de suivre en tout les préférences, du maître, ne se soient décidés vite pour la religion de l’empereur. De ceux-là il y en a toujours assez dans un vaste empire, où le prince dispose d’un grand nombre de places, pour que Julien ait pu avoir quelque illusion, au début de son règne, sur le succès de son entreprise. On vit donc alors tout ce peuple de flatteurs ; qui avait docilement suivi Constantin, quand il quitta le paganisme, se retourner vers les anciens dieux avec la même unanimité. Quelques années plus tard, un évêque, dans un sermon contre l’ambition et l’avarice, rappelle que ces vices ont toujours fait les apostats, qu’ils ont été cause que beaucoup ont changé de religion comme d’habit, et il en donne par exemple les faits dont on venait d’être témoin. Quand un empereur, dit-il, déposant le masque dont il s’était couvert, sacrifia ouvertement aux dieux et poussa les autres à le faire par l’appât des récompenses, combien ne quittèrent pas l’église pour aller dans les temples ! combien furent séduits par les avantages qu’on leur offrait et mordirent à l’hameçon de l’impie ! Le païen Thémistius, en d’autres termes, parle comme l’évêque et flétrit avec autant de force cette honteuse versatilité : Misérables jouets des caprices de nos maîtres, c’est leur pourpre, ce n’est pas Dieu que nous adorons, et nous acceptons un nouveau culte avec un nouveau règne ! Il y eut donc, au début, un grand nombre de transfuges, mais il est probable que ce n’étaient pas ceux auxquels l’empereur tenait le plus. Les honnêtes gens restèrent fermes, et ce furent seulement les décriés et les suspects qui vinrent en foule. Julien aurait beaucoup désiré ramener au culte des dieux le sophiste Proérèse, la gloire de l’école, qui venait de se faire chrétien ; mais il résista à toutes ses avances. En revanche, il n’eut pas de peine à gagner Hécébole, qui avait séduit Constance par son zèle bruyant contre les païens, rhéteur médiocre, au dire de Libanius, flatteur éhonté du pouvoir présent, et qu’on vit, aussitôt après la mort de Julien, se coucher à la porte d’une église, en criant aux fidèles : Foulez-moi aux pieds comme un sel corrompu et insipide. Il ramena aussi Thalassius, un délateur, dont le témoignage avait perdu son frère Gallus. Julien l’avait fort durement accueilli quand il vint le voir à Antioche ; mais Thalassius savait le moyen de le désarmer : il se fit païen et devint tout d’un coup si zélé pour les devins et les oracles que le prince ne tarda pas à en faire son familier. C’étaient là des conquêtes faciles et dont il n’y avait pas lieu d’être fier. Julien ne pouvait guère espérer d’attirer à lui les chefs de
l’Église. Il savait qu’il en était détesté, et le leur rendait bien. Jamais
il ne parle d’eux qu’avec un ton de colère et de menace. Après avoir exercé jusqu’ici leur tyrannie, dit-il,
ce n’est pas assez pour eux de ne pas payer la peine
de leurs crimes ; jaloux de leur ancienne domination et regrettant de ne plus
pouvoir rendre la justice, écrire des testaments, s’approprier des héritages,
tirer tout à eux, ils font jouer tous les ressorts de l’intrigue et poussent
les peuples à se révolter. Nous savons pourtant aujourd’hui que cet
ennemi violent des évêques eut la chance d’en convertir un. C’est une
histoire curieuse, que la découverte d’une lettre inédite de Julien nous a
récemment révélée et qui mérite d’être connue[47]. Il raconte,
dans cette lettre, qu’à l’époque où il fut appelé par Constance au commandement
de l’armée, il passa par Il est sûr que l’exemple de Pégase devait donner à réfléchir, et que ce n’est pas un sort très enviable de se trouver en butte aux haines des deux partis, d’être détesté d’un côté et suspect de l’autre. Aussi peut-on affirmer sans crainte que le clergé chrétien ne se laissa pas séduire par ces sacerdoces que Julien offrait si libéralement à ceux qui embrasaient sa foi. Dans le peuple, les convertis furent peut-être plus nombreux ; mais, si quelques hommes cédèrent, les femmes paraissent avoir résisté. Julien, qui leur en voulait de la part qu’elles ont eue à la propagation du christianisme, les accusait de trahir leurs maris et leurs pères et de porter aux galiléens tout l’avoir de la famille. Libanius prétend que, quand on pressait les gens d’aller au temple, ils répondaient qu’ils ne voulaient pas faire de la peine à leur femme ou à leur mère, ou que, s’ils se laissaient entraîner et consentaient à offrir un sacrifice, de retour chez eux, les prières de leur femme, les larmes qui coulaient la nuit, les détournaient de nouveau des dieux[48]. L’ancien culte ne fit donc, malgré tant d’efforts, que des conquêtes peu solides, Julien, qui était si convaincu de la vérité de sa doctrine, qui ne croyait pas qu’on pût résister à la lumière de Platon et de Porphyre, éprouvait une sorte d’impatience quand il voyait les gens rester insensibles aux arguments qui l’avaient conquis. Il avait cru qu’il suffirait de rouvrir les temples pour que la foule vînt de nouveau s’y précipiter. Les temples étaient rouverts, mais la foule n’en savait plus le chemin, ou si elle y venait à certains jours, il comprenait sans peine que ce n’était pas par dévotion, mais par flatterie, et qu’on cherchait à plaire à l’empereur plus qu’aux dieux. Aussi trouve-t-on, dans ses derniers écrits, la trace d’un découragement qu’il ne peut dissimuler. L’hellénisme, dit-il dans une lettre, ne fait pas encore tous les progrès que nous voudrions[49]. Et ailleurs : Il me faudra beaucoup de monde pour relever ce qui est si tristement tombé[50]. Mais le temps ni les hommes n’y auraient rien fait, le succès n’était pas possible, et il se serait aperçu un jour que ce qui était tristement tombé ne pouvait plus se relever. Est-ce un malheur qu’il n’ait pas réussi, et l’échec de son entreprise mérite-t-il vraiment quelques, regrets ? Sur cette question les sentiments sont partagés ; tandis que des philosophes, qui ne sont pas suspects de bienveillance pour le christianisme, comme Auguste Comte, traitent Julien avec la dernière rigueur, d’autres pensent qu’il est fâcheux pour l’humanité que la mort ne lui ait pas permis d’exécuter ses projets[51]. Cette diversité d’opinions entre des gens qui appartiennent au même parti ne doit pas nous surprendre et peut s’expliquer sans trop de peine. Comme l’œuvre de Julien était assez complexe, on peut, même quand on partage les mêmes opinions, porter sur elle des jugements opposés. Il voulait détruire une religion et en fonder une autre : ce sont deux desseins différents ; selon qu’on est plus frappé de l’un ou de l’autre, l’idée qu’on a de lui change et on lui devient favorable ou contraire. Au siècle dernier, on n’apercevait qu’un des côtés de son œuvre ; on ne voyait en lui que le prince qui avait combattu le christianisme. C’était donc un allié auquel on était heureux de tendre la main à travers les siècles. On avait recueilli, dans ses ouvrages, quelques belles paroles de tolérance qu’on citait avec admiration, et l’on se plaisait à tracer de lui les portraits les plus séduisants. C’étaient, par malheur, des portraits de fantaisie, où l’on exagérait les qualités, où l’on dissimulait les défauts. A dire le vrai, il n’y a, chez Julien, que le soldat qui mérite des éloges sans réserve. Ces belles campagnes de l’armée des Gaules, cette bataille de Strasbourg, si hardiment engagée, si féconde en résultats heureux, causèrent partout une surprise et un enthousiasme dont le souvenir a longtemps duré. Plus tard, quand les armes romaines ne furent plus victorieuses, quand les barbares ravagèrent l’empire sans qu’on pût les arrêter, on songea souvent avec regret à ce jeune prince qui les avait si vivement rejetés au delà du Rhin. C’est alors que le poète Prudence, un chrétien zélé, nais un bon patriote, disait de lui ce beau mot : S’il a trahi son Dieu, au moins il n’a pas trahi sa patrie ![52] Mais ce n’était pas le soldat qu’admiraient surtout les philosophes du XVIIIe siècle, c’était l’ennemi du christianisme. En le voyant animé contre les chrétiens des passions qu’ils éprouvaient eux-mêmes, ils se le figuraient semblable à eux dans tout le reste. Ils étaient tentés d’en faire un incrédule, un sceptique comme eux, un ennemi du surnaturel et des religions révélées. L’erreur était grossière, et il est difficile d’imaginer comment on a pu la commettre. Rien ne ressemble moins à un libre penseur que Julien. Il aime beaucoup la philosophie, mais celle de Platon et de Pythagore, c’est-à-dire la philosophie qui nous conduit à la piété, qui nous apprend ce que nous devons savoir des dieux, et d’abord qu’ils existent et que leur providence veille ; aux choses d’ici-bas[53]. Quant à celle d’Épicure et de Pyrrhon, il n’en vent pas entendre parler. C’est par un bienfait des dieux, dit-il, que leurs livres sont perdus. Il a en horreur les athées, et il répète, à leur propos, une parole de son maître Jamblique, qu’à tous ceux qui demandent s’il y a des dieux et qui semblent en douter, il ne faut pas répondre comme à des hommes, mais les poursuivre comme des bêtes fauves[54]. Voilà un mot qui aurait dû refroidir l’admiration que d’Argens et Frédéric éprouvaient pour lui. Ce prince, dont on voulait faire à tout prix un sceptique, un libre penseur, était réellement un illuminé qui croyait voir les dieux et les entendre, un dévot qui visitait tous les temples et passait une partie de ses journées en prières. Il tient moins, disait Libanius, à être appelé un empereur qu’un prêtre ; et ce nom lui convient. Autant il est au-dessus des autres souverains par sa façon de régner, autant par sa connaissance des choses sacrées il dépasse les autres prêtres ; je ne dis pas ceux d’aujourd’hui, qui sont des ignorants, je parle des prêtres éclairés de l’ancienne Égypte. Il ne se contente pas de sacrifier de temps en temps, aux fêtes marquées dans les rituels, mais comme il est convaincu de la vérité de ce principe qu’il faut se souvenir des dieux au commencement de toute action et de tout discours, il offre tous les jours les sacrifices que d’autres ne célèbrent que tous les mois. C’est par le sang des victimes qu’il salve le soleil à son lever, et le sang coule encore le soir pour l’honorer quand il se couche. Puis d’autres victimes sont immolées en l’honneur des démons de la nuit. Comme il est quelquefois retenu chez lui et ne peut pas toujours se rendre aux temples, il a fait un temple de sa maison. Dans le jardin de son palais, les arbres ombragent des autels et les autels donnent plus de charme à l’ombrage des arbres. Ce qui est encore plus beau, c’est que, pendant qu’on offre quelque sacrifice, il ne reste pas assis sur un trône élevé, entouré des boucliers d’or de ses gardes, servant les dieux- par des mains étrangères ; il prend part lui-même à la cérémonie, il se mêle aux sacrificateurs, il porte le bois, il prend le couteau. il ouvre le cœur des oiseaux sacrés et sait lire l’avenir dans les entrailles des victimes[55]. Voilà le Julien véritable, décrit dans un panégyrique par un de ses plus grands admirateurs. Il faut avouer qu’il ne ressemble pas à celui qu’imaginaient Voltaire et ses amis. On pense bien que ce dévot, ce mystique, n’avait pas le dessein, en combattant le christianisme, de supprimer les religions positives. Il ne voulait le détruire que pour le remplacer ; sur ce terrain déblayé il entendait établir ma propre religion, qui devait y régner sans rivale. Cette seconde partie de son oeuvre était pour lui la plus importante, c’est sur elle qu’il faut surtout le juger. La religion qu’il entreprend de restaurer, en apparence c’est l’ancienne ; mais on a vu qu’il l’a tout à fait changée. Quoiqu’il prétende qu’en toute chose il fuit la nouveauté, sur ce tronc vieilli il a greffé beaucoup d’idées et de pratiques nouvelles. Les nombreux emprunts qu’il a faits à la doctrine de l’Église sont surtout importants à signaler ; ils montrent combien le christianisme est venu à son heure, comme il répondait aux désirs et aux besoins de cette société, comme il était fait pour elle et devait y réussir, puisque Julien, qui le déteste, ne croit pouvoir lui résister qu’en l’imitant. Mais l’imitation était mal faite ; elle avait le tort de réunir des principes contraires qui ne pouvaient pas s’accorder ensemble. Dans ce mélange incohérent, aucun des deux partis ne se reconnut. Julien tentait d’introduire dans l’ancien culte ce que le nouveau avait de meilleur ; l’intention était bonne, mais valait-il la peine de, supprimer une religion pour la refaire ? N’était-il pas naturel de lui laisser continuer Boni ouvrage, si le monde en devait tirer quelque profit ; et qui ; pouvait mieux accomplir la tâche du christianisme que le christianisme lui-même ? Il voulait sauver d’une ruine complète ce qui restait des civilisations antiques, et il faut bien avouer qu’il n’avait pas tort : elles contenaient des éléments qui méritaient de vivre et qui devaient servir à constituer les sociétés modernes. Mais ces éléments, le christianisme était en train de se les assimiler ; ils s’y insinuaient, ils y pénétraient de tous les côtés, depuis qu’il était devenu moins sévère et se mêlait davantage au monde ; ils devaient finir par se fondre avec lui, sans en altérer le caractère général. L’entreprise de Julien était donc inutile ; elle s’accomplissait ailleurs d’une autre manière et dans de meilleures conditions. Son œuvre pouvait échouer, le monde n’avait rien à perdre. |
[1] Ammien Marcellin, XVI, 5.
[2] Il faut pourtant se souvenir que l’empereur Théodose a fait des lois contre les chrétiens apostats. Code Théodosien, XVI, 7, 1 et 2.
[3] Eunape, Ædesius.
[4] Ammien, XXII, 5. — Il est vrai que Libanius semble dire le contraire. Dans un de ses discours à Julien (Prosphoneticus), il lui rappelle le temps de son arrivée à Nicomédie, et comment il y trouva quelques païens obstinés qui pratiquaient en secret l’art divinatoire. C’est alors, lui dit-il, que, gagné par les oracles, vous avez renoncé à votre haine violente contre les dieux. Il détestait donc les dieux avant de venir à Nicomédie. Je remarque pourtant qu’à cette même époque on lui faisait solennellement promettre de ne pas voir Libanius, ce qui prouve qu’on trouvait sa foi mal affermie et qu’on craignait que la parole d’un rhéteur habile ne pût l’ébranler. Saint Grégoire de Naziance rapporte que, pendant sa jeunesse, dans ses discussions avec son frère, qui était un grand dévot, Julien prenait toujours le parti des païens. C’était, prétendait-il, pour s’exercer à plaider les causes difficiles ; en réalité, répond saint Grégoire, il cherchait déjà des armes contre la vérité. Je suis donc tenté de croire que Libanius, suivant ses habitudes de rhéteur, a ici forcé les expressions, et que, fier de la conquête de cette jeune âme, il a voulu rendre la victoire du paganisme plus difficile pour la rendre plus belle. Il est probable qu’Ammien Marcellin a raison et que, bien avant le voyage à Nicomédie, Julien n’était qu’un chrétien assez tiède.
[5] Julien, Sur le Roi-Soleil, I.
[6] Julien, Misopogon, 14.
[7] Legat. ad Jul.
[8] Ammien, XVI, 4.
[9] Julien, Epist., 51.
[10] Libanius, Epist., 372.
[11] Eunape, Ædesius.
[12] Libanius, Prosphon.
[13] Eunape, Jamblique.
[14] Eunape, Ædesius.
[15] Libanius, Prosphon.
[16] Julien, Epist., 51.
[17] Julien, Contra christ., p. 347, éd. Neumann.
[18] Libanius, Orat. funeb.
[19] Julien, Paneg., I, 1.
[20] Dans le panégyrique de l’impératrice Eusébie on lit cette exclamation : Par Jupiter, dieu des amis !
[21] Julien, Epist., 53.
[22] Juliani imperatoris librorum contra christianos qua supersunt. — Éd. Neumann. Voyez Journal des Savants, 1882, p. 557.
[23] Adrien Naville, l’Empereur Julien et la philosophie du polythéisme.
[24] M. Naville a très bien montré que le système de Julien repose sur cette idée que les philosophies antiques aboutissent toutes aux mêmes résultats, et que cette idée est pas exacte.
[25] Libanius, Epist., 607.
[26] Ammien, XXV, 3. Le fameux mot qu’on lui prête à ses derniers moments : Galiléen, tu as vaincu ! se trouve pour la première fois dans Théodoret, qui écrivait près d’un siècle après les événements qu’il raconte. Il est contraire à tout ce que nous dit Ammien Marcellin, qui fut témoin de la mort de Julien, et n’a aucune authenticité.
[27] Julien, Epist., 63.
[28] Julien, Epist., 49, 62.
[29] Voyez, sur cette question, F. Rode, Geschichte der Reaktion Kaiser Juliana.
[30] Julien, Epist., 43.
[31] Julien, Epist., 53.
[32] Julien, Epist., 42.
[33] Voyez la lettre 6 où il ordonne d’expulser de l’Égypte Athanase, ce misérable qui, sous mon règne, a osé baptiser des femmes grecques de distinction.
[34] Epist., 7.
[35] Rode, p. 84.
[36] Julien, Epist., 49.
[37] Epist., 52.
[38] Epist., 52.
[39] Libanius, Epist., 1426. Voyez aussi 673, 730, 103, 1057.
[40] Julien, Misopogon, 22.
[41] Julien, Epist., 10
[42] Julien, Epist., 42.
[43] Ammien Marcellin, XXII, 10, 7.
[44] Saint Grégoire, Contra Jul., I, 107.
[45] Julien, Misopogon, 16.
[46] Cependant saint
Jérôme (Chron., Ad annum
[47] Cette lettre a été trouvée dans un manuscrit grec du British Muséum, qui contient un recueil de lettres diverses. L’authenticité en est incontestable. Elle a été publiée par M. Henning, dans le Hermès de Berlin, en 1875.
[48] Libanius, Ad Antiochenos, de ira Juliani.
[49] Julien, Epist., 49.
[50] Julien, Epist., 29.
[51] Émile Lamé, Julien l’Apostat.
[52] Prudence, Apotheosis, 453 : Perfidus ille Deo, quamvis non perfidus urbi.
[53] Julien, Lettre à un pontife, II.
[54] Julien, Contre Héraclius, 20.
[55] Libanius, Paneg.