LES ORIGINES DU SÉNAT ROMAIN

RÉSUMÉ ET CONCLUSION.

 

 

C’est ici le terme où il faut s’arrêter, au moment où se dissipe la demi-obscurité dans laquelle nous avons marché si longtemps et où tous nos efforts n’ont pu saisir que de rares et fugitives lueurs. Sortie de cette première période, l’histoire du Sénat offre une matière plus riche et plus sûre où s’est exercée de préférence la critique exacte et lumineuse de M. Willems. Toutefois, quelque ingrate que paraisse la tache que nous nous sommes imposée, on ne jugera pas ce travail inutile, s’il nous a été donné d’éclairer d’un jour un peu plus vif, ou, simplement, de présenter sous un aspect plus neuf quelques-uns des problèmes intéressant les humbles débuts de la grandeur romaine. Aussi ne voudrions-nous pas finir sans résumer, en quelques pages, les résultats essentiels de nos recherches, et sans reprendre, d’une main plus ferme, la suite du raisonnement, toujours sur le point de nous échapper, à travers les digressions inévitables dans un pareil sujet. Nous le ferons sans aucune des réserves qui ont été exprimées dans le corps du volume et qui, reproduites ici, ralentiraient sans profit la marche du discours.

Une idée s’impose, dès les premiers pas, la même qui préside à l’ensemble de l’ouvrage : c’est que l’histoire du Sénat ne peut se détacher de celle de la cité. Ainsi la formation de la cité peut seule rendre compte de la formation du Sénat. Mais, en même temps, cette idée nous engage dans une difficulté en apparence inextricable. Ce qui frappe tout d’abord dans l’organisation de la cité romaine, c’est la prédominance du nombre trois qui la divise à tous les degrés et se retrouve partout. Car, non seulement il y a trois tribus partagées en trente curies, mais il y a trois cents cavaliers, trois mille fantassins, trois cents sénateurs, trois pontifes, trois augures, trois vestales. En d’autres termes, chaque corps militaire, politique, religieux, est une image réduite de la cité en ce sens qu’il la représente dans ses trois parties, et par là est soumis à la même loi de la division ternaire. Or, d’une part, il résulte de toutes les analogies historiques que cette division, loin d’être un accident particulier à Rome, est au contraire un fait général ou du moins très répandu dans la haute antiquité, de telle sorte qu’il faut y voir, non le résultat d’une agglomération successive et fortuite, mais bien plutôt une conception primordiale, antérieure à la fondation et réalisée par les fondateurs dès le principe. Mais, d’un autre côté, outre que les traditions des Romains paraissent peu favorables à cette théorie, si l’on étudie de près la formation des corps sacerdotaux et du Sénat, du Sénat surtout, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle s’est opérée successivement, et, qui plus est, en trois phases dont chacune correspond, ou en a l’air, à une période dans la formation de la cité. De même en effet que la première centaine de sénateurs s’est en deux fois augmentée des deux suivantes, de même on doit admettre qu’à la première tribu, restée seule plus ou moins longtemps, se sont ajoutées, l’une après l’autre, la seconde et la troisième. La question qu’on s’est posée aboutit donc à une contradiction d’autant plus difficile à résoudre qu’elle invoque de part et d’autre des faits également incontestables. Il faut écarter, il est vrai, les récits légendaires qui ne tiennent pas devant l’histoire positive. Ni l’étymologie n’autorise à reconnaître dans les Ramnes, les Tities et les Luceres des groupes ethniques différents, ni la topographie de Rome, depuis Romulus jusqu’à Servius, ne permet de confondre la deuxième tribu avec les habitants de la colline prétendue sabine du Quirinal. Mais, cet ordre d’arguments une fois hors de cause, la difficulté subsiste, sauf pourtant qu’on commence à entrevoir une solution. Ce qui reste acquis en effet à la suite de cette discussion, ce n’est pas l’entrée successive des trois tribus dans la cité, mais l’admission successive de leurs représentants aux plus hautes fonctions religieuses et politiques. Ainsi l’on peut supposer, conformément aux données fournies par l’histoire générale, que les trois tribus ont été obtenues dès l’origine, d’après une règle établie d’avance et suivie par beaucoup de peuples anciens ; mais, d’autre part, on sera en droit de conclure qu’elles n’ont pas eu tout de suite la même importance ni les mêmes droits. Cette conjecture, qui n’est pas absolument nouvelle, puisque la plupart des historiens se sont toujours accordés à voir dans les Luceres un élément demeuré longtemps inférieur, emprunte une force singulière à une particularité digne d’être relevée. Il est curieux en effet que les mêmes auteurs, qui ne veulent d’abord qu’un Sénat de cent membres, puis de deux cents, n’hésitent pas à faire instituer du même coup, par le fondateur de Rome, les trois centuries des Ramnes, des Tities et des Luceres. N’est-ce pas dire assez clairement qu’il y a eu un temps où les trois tribus participaient également aux charges militaires tout en ne figurant pas également dans le Sénat ?

Cette remarque a d’autant plus de valeur que les auteurs anciens se sont attachés à établir entre les accroissements du Sénat et ceux du corps équestre un parallélisme, trop rigoureux sans doute et trop systématique pour être exact, mais instructif au plus haut degré par la préoccupation dont il témoigne. Plus en effet elle est impérieuse et tyrannique, plus elle atteste entre les deux corps une relation qui nous a paru mériter d’être étudiée avec soin. C’est un fait bien connu que, dans l’antiquité, le service à cheval, de tous le plus onéreux et le plus brillant, était considéré comme la charge et le privilège de la classe la plus noble et la plus riche. Mais nulle part ce fait n’est plus apparent qu’à Rome, soit qu’il ait été là plus fortement accusé qu’ailleurs, soit plutôt que la marche des événements, c’est-à-dire le développement ultérieur de la chevalerie, l’y ait mieux mis en lumière. Ce n’est donc pas dans les temps primitifs qu’il est le plus facile de saisir le rapport entre le Sénat et le corps équestre ; c’est dans une période plus récente où il s’est conservé, à travers tant de changements politiques et sociaux, comme un reste persistant de la vieille constitution patricienne. Et ainsi c’est encore l’histoire du Sénat patricien que nous poursuivons dans cette Rome nouvelle qui parait, à première vue, nous en éloigner. La distinction entre deux catégories de chevaliers, les chevaliers de noblesse sénatoriale et les autres, les premiers revêtus du titre d’illustres et décorés de l’anneau d’or, voilà ce que l’on observe tout d’abord si l’on se reporte à l’époque des guerres puniques et plus tard. Mais cette distinction est-elle purement nominale et extérieure, bornée au titre et aux insignes, ou bien va-t-elle plus loin pour s’en assurer, il faut suivre les deux fractions de la chevalerie sur le double théâtre où elles se montrent ensemble, sur le champ de bataille et au Champ de Mars. C’est là qu’il faut voir les hommes honorés du cheval de l’Etat paradant autour du consul ou votant en tête des cinq classes. L’aspect sous lequel ils se présentent, sur l’un et l’autre terrain, est sensiblement différent. Tandis qu’à l’armée ils figurent confondus dans les mêmes rangs, à tous les moments de leur histoire, et quand ils forment l’unique cavalerie des Romains, et quand ils ne sont plus que l’état-major du général en chef, l’élite d’où il tire ses légats et ses tribuns, dans les comices, une ligne de démarcation très nette n’a pas cessé de séparer des autres chevaliers les fils ou les parents des sénateurs. De même, en effet, que les dix-huit centuries équestres ont un vote distinct de celui de la première classe, de même, dans ces dix-huit centuries, on en remarque quelques-unes qui volent à part, avant les autres ou après, suivant qu’on se place avant ou après la grande réforme des comices en l’an 241 avant J.-C. Leur nombre, qui est de six, leurs tendances, qui sont favorables au parti sénatorial, permettent de les reconnaître sans hésitation. Ce sont les six centuries signalées encore, en plein septième siècle, comme représentant dans l’assemblée centuriate les suffrages du Sénat. Ce sont, en d’autres termes, les trois centuries primitives, dédoublées par Tarquin l’Ancien et respectées par Servius Tullius, quand, pour introduire les plébéiens dans le corps équestre, il n’imagina pas d’autre moyen que de créer douze centuries nouvelles. Car les six anciennes, marquées, comme le Sénat, du sceau de la religion patricienne, ne pouvaient, comme lui, s’ouvrir qu’a des patriciens, et par là s’explique le rapport étroit qui, si longtemps, s’est maintenu entre les deux corps, les chefs des gentes ayant été d’abord inscrits dans l’un et les simples gentiles dans l’autre. Ainsi, parties du même point, les centuries ont éprouvé les mêmes vicissitudes et subi les mêmes transformations que le Sénat lui-même. Patriciennes tant que le Sénat est demeuré patricien, elles ont continué d’être sénatoriales jusqu’au moment où la séparation de plus en plus profonde des deux ordres a eu pour résultat de briser sous Auguste le lien qui remontait à Romulus.

Cette relation entre le Sénat patricien et les trois centuries primitives parait encore plus intime si l’on pénètre davantage dans l’organisation de l’un et de l’autre corps. Ils sont, dans l’ordre militaire et politique, l’expression la plus haute de la cité dont ils reproduisent le plan. On le voit assez clairement pour le corps équestre oh chaque centurie de Damnes, de Tities et de Luceres correspond à une tribu du même nom. On le voit moins bien pour le Sénat. Ce qu’on remarque avant tout dans cette assemblée, c’est qu’elle se partage en dix sections ou décuries composées chacune de trente sénateurs. Mais si l’on considère, d’une part, que ces trente n’ont été d’abord que dix et puis vingt, si l’on se rappelle de l’autre que le Sénat n’a d’abord eu que les cent représentants de la première tribu auxquels sont venus s’ajouter successivement les cent de la deuxième et ceux de la troisième, on comprend mieux comment les décuries se sont formées et quel rapport elles soutiennent avec les grandes divisions de la cité. En effet, chaque tribu comprenant dix curies, il est clair que le partage du Sénat en dix sections remonte à l’époque où il ne représentait qu’une tribu. Quand les deux autres y vinrent prendre leur place, le système des décuries ne fut pas changé, mais chacune compta dix, puis vingt membres de plus. Chaque décurie compte donc dix représentants de chaque tribu et un de chaque curie. Ainsi le Sénat, bien qu’il ne soit point divisé, comme le corps équestre, par tribus et par curies, n’en représente pas moins les curies et les tribus dans des proportions égales, et cette différence même qu’on signale dans l’organisation des deux corps n’est qu’un signe de plus de leur étroite analogie. C’était un principe chez les Romains que les trois tribus devaient mêler leurs contingents de manière à ce que chaque partie fût un résumé du tout et comme un symbole vivant de l’unité nationale. C’est pour cette raison qu’à l’armée, ainsi qu’on l’a vu tout à l’heure, la distribution par centuries ne parait plus, tandis qu’elle subsiste dans les comices. En effet, quand les trois centuries, issues des trois tribus, se mettaient sur le pied de guerre, elles formaient les turnes, composées chacune de dix Ramnes, dix Tities et dix Luceres. Le même principe n’était pas moins applicable au Sénat qui exprimait, au même titre que l’armée, l’idée de la patrie, de telle sorte que la décurie sénatoriale, formée des représentants de chaque tribu, était l’exact pendant de la turme équestre.

La curie, qui subdivise la tribu, offre elle-même une subdivision qui se retrouve également dans le Sénat. Il s’agit, non de la décurie purement imaginaire de Denys d’Halicarnasse, mais de la gens, c’est-à-dire du groupe primitif d’où procède tout le développement social dans le monde antique. La coïncidence établie par tous les historiens entre l’institution des gentes nouvelles et un accroissement proportionnel du Sénat, la distribution des sénateurs en une hiérarchie de deux classes, suivant qu’ils appartenaient à ces gentes ou aux anciennes, l’identité de ces deux mots, patres et sénateurs, tous ces faits laissent entrevoir du Sénat aux gentes un rapport non moins rigoureux qu’avec les tribus et les curies. Toutefois, quelque significatifs qu’ils paraissent, ils ne prennent toute leur valeur et ne révèlent toutes leurs conséquences que si la nature de la gens romaine et son histoire ont été bien comprises. Mais ici s’ouvre un nouvel ordre de questions qui atteignent jusque dans ses profondeurs la société patricienne.

Si les trois cents sénateurs s’appelaient patres parce qu’ils étaient les pères des gentes ; il est évident que les gentes étaient au nombre de trois cents, car imaginer qu’il y ait eu des patres qui n’aient pas été en même temps des sénateurs, ce serait attribuer à la langue officielle des Romains une confusion gratuite, la formule Patres Conscripti qui pouvait y mettre bon ordre étant de date relativement récente. Mais il faut prouver que les seuls patres étaient les chefs des gentes, en d’autres termes que la gens avait un chef auquel convint exclusivement ce titre de pater, ou, enfin pour tout dire en un mot, que la gens et la famille ne faisaient qu’un. Et il faut le prouver, non plus par les raisons générales si fortement exposées dans l’admirable livre de M. Fustel de Coulanges, mais par des arguments qui ne soient empruntés qu’à Rome et qui ne conviennent qu’à elle. Ce que les Romains entendaient par ce mot de famille, ce n’était pas seulement un groupe d’individus unis par les liens de la parenté, mais une communauté s’étendant aux hommes et aux choses et placée sous l’autorité d’un seul. Or tel est le caractère qu’une observation attentive permet de reconnaître à la gens. Non seulement elle conserve fort tard le tombeau commun, souvenir inaliénable de son unité depuis longtemps brisée, mais, si l’on remonte au premier siècle de la république, on voit qu’elle disposait en outre de terrains plus vastes, de champs, de prés, attestant plus clairement encore l’existence d’un patrimoine gentilice, déjà plus ou moins entamé par le démembrement. Les relations des clients avec la gens ne donnent pas lieu à des remarques moins instructives. Elles offrent ceci de particulier que les clients, tout en appartenant à la gens entière, appartiennent en même temps à un patron unique, ce qui revient à dire que la gens n’a qu’un père, ces deux termes, pater, patronus, ne s’appliquant qu’au même homme, père dans ses rapports avec les gentiles et patron dans ses rapports avec les clients. Et comme le principe des obligations du client envers la gens d’une part, envers le patron de l’autre, réside dans une concession de terre faite par celui-ci au nom de celle-là ; il en résulte que si la gens, dans son ensemble, est propriétaire du bien commun, c’est le père qui la représente dans l’exercice de son droit.

Un mot dont le sens premier a survécu confirme et complète ces conclusions. C’est le mot heredium, qui veut dire héritage, mais héritage de deux jugères. Il représente le lot de terre attribué primitivement à chaque citoyen, lot bien étroit et qui n’aurait pu lui suffire, s’il n’avait eu de plus sa part de jouissance sur ce domaine commun de la gens dont il vient d’être parlé. Mais ce lot lui-même devait être pris sur ce domaine commun, car, si la gens était une famille, rien de ce qui appartenait à un de ses membres ne pouvait lui être étranger. Le domaine de la gens était donc partagé, en outre du fond réservé à l’usage de la communauté, en un certain nombre de lots héréditaires invariablement figés à deux jugères, et ce simple fait jette sur l’histoire du patricial un jour tout nouveau. Il est évident en effet que le nombre de ces lots ne pouvait aller s’accroissant indéfiniment, à une époque où le territoire de Rome ne dépassait guère l’enceinte de la ville. Il ne l’est pas moins que ce même lot, déjà trop maigre pour l’entretien d’une seule famille, ne pouvait être transmis qu’à un seul héritier, et que les autres devaient être pourvus sur le domaine commun. Mais ce domaine lui-même ne pouvait se morceler toujours sans que la prospérité de tous en fût tarie dans sa source, et d’ailleurs ne fallait-il pas penser aux clients dont le développement, s’il réduisait d’autant les ressources de leurs maîtres, n’en était pas moins leur orgueil et leur force ? Ainsi le régime économique de la gens lui faisait une loi de se multiplier le moins possible, et par là s’explique un phénomène autrement inexplicable, la décroissance rapide et continue du patriciat aux jours même de sa prospérité et de sa grandeur. Les historiens anciens le constatent en termes formels, et la statistique, dans la mesure où elle est possible, témoigne qu’ils disent vrai.

Il résulte de ce qui précède que la gens n’est point, comme on le croit souvent, une vaste famille composée d’un très grand nombre de membres patriciens, mais au contraire un groupe assez restreint, considérable seulement par l’appoint de la clientèle. On comprend ainsi comment les Fabii, succombant sur le Crémère, n’ont laissé derrière eux qu’un enfant où se fonde tout l’espoir de leur race, car les trois cents Fabii, dont parle la tradition, ne représentent pas seulement les Fabii patriciens, mais aussi et surtout la foule de leurs clients combattant à leurs côtés. De même on est moins surpris quand on considère le petit nombre des prénoms attribués au patriciat en général, et le nombre encore plus restreint de ceux qui sont réservés à chaque gens eu particulier. Cette pauvreté sans exemple et qui, dans d’autres conditions, n’eût pas laissé d’être gênante, n’offre plus aucun inconvénient avec si peu d’individus à pourvoir. Au reste, ce témoignage en faveur de la théorie qu’on vient d’esquisser n’est pas le seul que fournisse le système des noms propres chez les Romains. Comme il est organisé uniquement en vue du patriciat, c’est l’histoire même du patriciat qu’il laisse lire ou deviner sous les lignes mutilées de sa propre histoire. Le cognomen n’est pas, à ce point de vue, d’une étude moins instructive que le prénom. La seule signification des divers cognomina, qu’il s’agisse de ceux qui sont formés avec des noms de lieux ou de ceux qui rappellent certaines particularités physiques, montre assez qu’ils n’ont pour objet ni de suppléer à la pénurie des prénoms, ni même de distinguer les familles au sein de la gens. En effet, s’ils avaient eu cette première raison d’être, il aurait fallu qu’ils fussent donnés en même temps que les prénoms, dès la naissance, et c’est ce qu’on ne saurait admettre pour l’une ni pour l’autre catégorie : ceux de la seconde s’appliquant plutôt à des hommes faits et même témoignant quelquefois de sentiments peu bienveillants ; les autres évoquant le souvenir d’exploits qui ne peuvent pas davantage être imputés à des enfants, ou bien indiquant la provenance, le domicile, les propriétés qui sont les mêmes pour tous les membres de la gens, ou pour beaucoup, et n’établissent aucune différence entre eux. D’autre part, il est clair que des surnoms, visant un trait exclusif à une personne, n’ont pas commencé par être génériques et héréditaires, et quant à ceux qui ont une origine topographique, on remarquera que beaucoup d’entre eux restent longtemps communs à la gens entière, si bien que de deux choses l’une, ou la gens s’est dès lors fractionnée en familles, et ils ne peuvent servir d’étiquette à chacune d’elles, ou bien elle a encore maintenu son unité, et, à plus forte raison, ils n’ont pas eu à remplir cet office. Le cognomen n’est donc pas autre chose qu’un sobriquet infligé par la malice populaire aux hommes les plus en vue dans la cité, et bientôt retenu par ceux-ci comme une marque distinctive qui les mettait au-dessus de la classe inférieure. Car c’est un trait bien caractéristique du peuple romain de retrouver dans cet ordre de faits la même discipline qui règne dans l’Etat. Toujours préoccupés d’éviter avec leurs clients la confusion à laquelle les expose l’identité du gentilicium, les patriciens, après avoir perdu l’usage exclusif de leurs prénoms, imaginent ce nouvel obstacle resté longtemps infranchissable aux usurpations des plébéiens. Et c’est ainsi que le cognomen, devenu un titre d’honneur et un signe de noblesse, dépouille son caractère individuel pour être adopté par la communauté, et de là, désigner les groupes particuliers et indépendants qui en sont issus. Et la preuve que cette destination lui fut assignée en dernier lieu, c’est que, placé après la mention de l’ascendance et de la tribu et rejeté en quelque sorte en dehors de la série, de plus admis tardivement dans la langue officielle, il demeura toujours livré à une sorte d’arbitraire qui contraste avec la sévérité des règles appliquées dans le principe à l’emploi des noms propres. Mais s’il en est ainsi, et si cet usage du cognomen n’est pas aussi ancien que la gens elle-même, il sera naturel de conclure que le besoin auquel il répondait n’existait pas à l’origine, en d’autres termes qu’il n’était pas nécessaire de distinguer au sein de la gens des familles qui ne s’y étaient pas encore séparées.

L’étude du cognomen, dans chaque gens en particulier, vient à l’appui de ces observations et permet d’en vérifier la justesse par les faits. Assurément, il n’est pas possible de retracer l’histoire complète du patricial, et même, parmi les gentes dont les noms sont restés, il en est peu que nous connaissions assez pour les suivre sans de trop grandes lacunes à travers leur existence souvent plusieurs fois séculaire. Pourtant les données qu’on a pu recueillir, tout insuffisantes qu’elles paraissent en regard de ce qu’elles laissent ignorer, n’en conduisent pas moins à des résultats d’ensemble dont il serait injuste de contester la valeur. Il ne faudrait pas attacher trop d’importance à cette remarque qu’un assez grand nombre de gentes se montrent à nous, du commencement à la fin, avec un cognomen commun à tous leurs membres, ou avec plusieurs cognomina se succédant régulièrement l’un à l’autre de manière à faire croire qu’ils se sont remplacés. Cette unité, quelle qu’elle soit, n’est peut-être qu’une apparence qui se dissiperait aux yeux d’un observateur mieux informé. Mais si nous n’atteignons pas jusqu’à l’époque où la gens maintenait intacte sa constitution primitive, nous pouvons du moins, en descendant le cours des générations, mesurer les progrès de son démembrement et ceux de son développement, car les deux faits sont liés l’un à l’autre, et la multiplication des familles est en rapport avec celle des individus. Et ce ne serait rien de voir les familles se multiplier si on ne les saisissait à leur point de départ, c’est-à-dire si ou ne voyait plusieurs d’entre elles naître les unes des autres et se détacher, soit du tronc commun, soit des rameaux secondaires qui en sont sortis. Ainsi, en même temps que l’on arrive à retrouver la gens dans son unité originaire, on pressent déjà la révolution qui, en changeant ses conditions d’existence, va supprimer les obstacles opposés à sa fécondité.

L’identité de la gens et de la famille une fois démontrée, avec cette conséquence que les gentes étaient au nombre de trois cents, on se demande comment cette concordance exacte a pu être établie entre des groupes naturels, soustraits à l’action du législateur, et des divisions artificielles, telles que les tribus et les curies. Ce problème, qu’on est tenté d’abord de déclarer insoluble, mais qui ne parait tel que pour être mal posé, s’évanouit en quelque sorte devant une idée plus juste des origines romaines. Il suffit en effet d’un coup d’œil jeté sur les commencements de ce peuple pour s’assurer qu’on n’est point en présence d’une société barbare, se dégageant elle-même du chaos et n’arrivant que lentement, par ses propres efforts, aux rudiments d’une organisation régulière. Tout, au contraire, atteste qu’il est né sous l’influence d’une civilisation déjà vieille dont il trouva les institutions toutes faites dans son berceau. Le lien par lequel il se rattache à ces premiers initiateurs ne nous échappe même pas, s’il est vrai, comme le disent les anciens, que Rome n’est autre chose qu’une colonie d’Albe, la grande métropole latine. Et s’il en est ainsi, on comprend comment on a pu fixer le nombre de trois cents gentes, car le nombre de trois cents colons était consacré chez les Latins, et chaque colon faisant souche de citoyens, c’est-à-dire de patriciens ou d’ingénus, était lui-même, au-dessus des populations réduites à la clientèle, un pater, c’est-à-dire un chef de gens et un membre du Sénat.

Il reste à achever, par un dernier trait, ce qui est relatif à l’organisation du Sénat patricien. On a vu qu’il était divisé en dix décuries, composées chacune de trente sénateurs représentant dix par dix une des trois tribus. Quelques textes, heureusement confirmés et éclaircis par de nombreuses analogies recueillies en Italie et même ailleurs, nous apprennent que le sénateur placé en tête de chaque décurie formait, avec ses neuf collègues, une sorte de conseil dirigeant, le conseil des decemprimi ou decem principes. Mais cette institution, qu’on retrouve encore assez tard dans les sénats municipaux, disparate de bonne heure dans le Sénat romain, et sa chute, précédée de sa transformation, n’est qu’un épisode de l’histoire des révolutions dans laquelle il faut maintenant entrer.

Elle s’ouvre par une réforme qui introduisit dans le patriciat, ou, ce qui revient au même, dans le Sénat, un nombre de gentes nouvelles estimé équivalent à celui des anciennes. On a montré, dans la première partie de cet ouvrage, que cette mesure, loin de coïncider avec l’adjonction de la troisième tribu, date au contraire d’une époque où la cité patricienne, depuis longtemps édifiée de toutes pièces, commençait à pencher vers sa ruine. Elle eut donc pour objet, non d’augmenter l’effectif du patriciat en le portant à ce total définitif de trois cents gentes, mais bien plutôt de le ramener au chiffre normal en comblant les vides qu’une mortalité croissante n’avait cessé de faire dans son sein. Les familles appelées à réparer ces pertes furent inscrites auprès de leurs aînées dans les tribus et les curies ; elles eurent comme elles leurs représentants dans tous les corps politiques, militaires, sacerdotaux, non toutefois sans prendre partout une place à part, en rapport avec leur noblesse d’origine récente et de qualité inférieure ; et ainsi s’opéra à tous les degrés, dans tous les cadres patriciens, un dédoublement dont les historiens n’ont donné qu’une vue incomplète et fragmentaire, mais qu’il est possible néanmoins d’embrasser d’un coup d’œil et de saisir dans son ensemble. C’est alors en effet que les trois centuries de Romulus en formèrent six demies, qui finirent par se constituer à l’état indépendant. C’est alors que le nombre des vestales, des augures, des pontifes fut élevé de trois à six. C’est alors que les Luperci Fabiani s’ajoutèrent aux Quinctiales et les Salii Collini aux Palatini. Ces deux derniers faits, rapprochés des précédents, présentent l’événement dont il s’agit sous un aspect imprévu, car ils associent dans l’exercice du même culte les habitants du Palatin et du Quirinal, et n’ont pu s’accomplir avant que ces deux hauteurs aient été rattachées l’une à l’autre et comprises dans la même ville. L’histoire de la ville se trouve donc étroitement liée à celle du patriciat, et la création des gentes nouvelles, attribuée tantôt à Tarquin l’Ancien, tantôt à Servius Tullius, est inséparable de l’agrandissement de Rome sous les trois derniers rois. Cette relation paraîtra toute naturelle et même nécessaire pour peu que l’on réfléchisse à la vraie nature du patriciat. C’était une religion commune qui unissait les trois cents gentes en un même corps politique, et cette religion essentiellement locale, comme toutes celles de l’antiquité, avait son siège dans les trente curies, c’est-à-dire dans les divisions urbaines qui s’arrêtaient à la limite sacrée du pomerium. Les nouveaux patriciens ne le devenaient donc qu’à la condition de fixer leur résidence en deçà de cette limite, et par là on se rend compte que l’extension du pomerium a été accompagnée de l’extension du patriciat.

Ces conclusions, si elles sont justifiées, suggèrent une méthode pour discerner les éléments nouveaux introduits à cette époque dans la cité patricienne. Car, s’il est vrai qu’ils l’ont été à la suite et à l’occasion de l’annexion du Quirinal, c’est sur le Quirinal qu’il faut les chercher, tandis qu’au contraire c’est dans l’intérieur du Septimontium, sur le Palatin, l’Esquilin ou le Cælius qu’on trouvera les gentes anciennes auxquelles les autres sont venues s’ajouter. Mais, auparavant, il y a lieu d’examiner ce qu’était cette population du Quirinal subitement rattachée à celle de la vieille Rome : si elle formait une ville de nationalité sabine, ainsi qu’on le prétend quelquefois, ou simplement une ville quelconque distincte de sa voisine. La première hypothèse, invoquant le caractère exclusivement sabin des sanctuaires élevés dans ce quartier, prête à de graves objections, car ce caractère n’est rien moins que démontré, et les divinités en question, si tant est qu’elles aient été plus particulièrement en honneur dans les montagnes de Cures, n’en étaient pas moins adorées ailleurs, comme des conceptions communes à toutes les nations italiques. On fait valoir, il est vrai, avec le nom de Quirinus, propre au Mars du Quirinal, l’étymologie sabine qu’en proposent les anciens. Mais, cette fois encore, il n’est point démontré qu’ils ne se soient pas placés à un point de vue trop étroit, et que ce mot n’ait pas commencé par être en usage dans les deux langues. On remarque en effet que l’épithète Quirinus n’est pas étrangère au Mars du Palatin non plus qu’à d’autres divinités, sans compter que le Quirinal lui-même ne s’est pas appelé de ce nom dans le principe et que ses habitants n’ont jamais eu en propre celui de Quirites. Si toutefois on persiste, non sans raison, à tenir pour authentique la tradition de l’invasion sabine, peut-être fera-t-on bien de reculer cet événement jusqu’avant la fondation de Rome et d’en étendre les conséquences au Latium tout entier. De cette manière du moins on comprendra comment le patriciat romain, sans renier ses origines, a pu adresser ses hommages, non à la ville de Cures, dont il n’est issu qu’indirectement, mais à sa patrie immédiate, Albe, devenue la capitale latine des conquérants sabins. Reste la deuxième hypothèse qui néglige la nationalité de la ville du Quirinal, mais on se prend à douter que cette ville même ait existé, si l’on considère que l’emplacement où elle se serait élevée dès la plus haute antiquité n’a été connu, jusqu’à une époque relativement récente, que sous le nom indéterminé de Colline. Quant à l’opposition des Luperci Fabiani et des Luperci Quinctiales comme du Mars Quirinalis et du Mars Palatinus, on n’y saurait voir un argument sérieux, car, d’une part, rien ne prouve que le premier collège ait pratiqué la cérémonie de la lustratio à l’exclusion du premier, autour d’un pomerium différent de celui du Palatin, et de l’autre la coexistence de deux cultes rendus dans la même ville à -la même divinité est un fait des plus ordinaires qui, dans l’espèce, s’explique tout aussi bien par l’annexion d’un faubourg que par celle d’une ville proprement dite.- Le patriciat nouveau ne représentait donc en aucune façon un groupe politique autrefois indépendant de Rome et maintenant absorbé par elle ; mais malheureusement, ce point une fois acquis, il devient difficile d’aller plus loin et de procéder à une classification fondée sur le domicile des gentes, avec des données ou trop pauvres ou d’une date trop récente pour être invoquées ici. En présence des maigres résultats auxquels cette recherche aboutit, on se demande s’il ne convient pas d’essayer d’une autre méthode, et si, par exemple, les cognomina empruntés à des noms de lieux, tels qu’on en rencontre chez beaucoup de gentes patriciennes, n’ont rien à nous apprendre sur la provenance de ces gentes et sur leur admission plus ou moins tardive dans la cité. Il est probable en effet que les habitants du Quirinal ne furent pas les seuls admis dans le patriciat, et, d’autre part, il est naturel de penser que les gentes originaires de districts plus lointains et atteints les derniers par la conquête ont une noblesse plus récente. Mais un examen plus attentif ne permet pas d’interpréter ainsi des surnoms dont les uns n’ont aucun rapport avec la patrie vraie ou supposée des familles qui les portent, tandis que d’autres ne sont pas même attribués à tous les membres de ces familles, et ne sauraient par conséquent rappeler leur commune origine. Les gentes qui ont laissé leurs noms aux seize tribus rustiques créées en 259 u. c. = 495, et qui très probablement y ont eu leur première résidence, donneraient matière à des observations plus instructives si une critique prudente ne nous interdisait pas de trop nous avancer, ne connaissant bien ni la topographie des environs de Rome ni la date exacte des acquisitions successives du territoire romain.

S’il n’est pas facile de distinguer les gentes minores, du moins on devine sans trop de peine les conséquences que dut avoir leur entrée dans le Sénat pour l’organisation de cette assemblée. Comme elles étaient classées après les autres, elles succédaient à celles qui étaient disparues sans prendre leur place, et ainsi le Sénat nouveau, de même que le corps équestre, fut partagé en deux groupes symétriques formant un total de trois cents sénateurs et offrant chacun, avec des vides à peu près aussi nombreux des deux côtés, une image tronquée du Sénat primitif. En effet, ils étaient l’un et l’autre dans un rapport exact avec les tribus et les curies, sauf que les cent sénateurs fournis par chaque tribu et les dix par chaque curie n’y étaient pas au complet. Au reste, il ne semble pas que la distinction hiérarchique entre les deux patriciats se soit maintenue longtemps. Avec elle s’effaça un antagonisme qui était dans la nature des choses, mais dont on a prétendu en vain, par des conjectures plus hardies que solides, suivre la trace dans l’histoire intérieure du Sénat ou dans celle des rares familles que l’on peut rattacher à la jeune ou à la vieille noblesse. La puissance d’assimilation qui caractérise le peuple romain à tous les moments de son existence se voit ici à l’œuvre pour la première fois, secondée par des circonstances particulières dont il faut tenir compte. De même en effet que la réforme attribuée à Tarquin l’Ancien dut précipiter la fusion entre les trois tribus génétiques, de même les gentes anciennes ne purent manquer de se rapprocher des nouvelles en présence des dangers qui menaçaient tout l’ordre patricien.

La création des gentes minores n’avait pas eu pour objet seulement de remédier à la décroissance du patriciat. Elle impliquait une première tentative pour résoudre un problème qui commençait à peseta lourdement sur l’avenir de Rome. La plèbe était née, et l’on se demandait ce que deviendrait cette population sans cesse grossissante qui ne pouvait rester en dehors de la cité sans être un élément permanent de désordre, ni y entrer sans bouleverser toutes les idées reçues et sans faire éclater par sa seule présence les cadres consacrés par les auspices. Dans cette alternative, d’où l’on ne songeait pas encore à sortir, on avait imaginé d’incorporer au patriciat l’élite des plébéiens. Réduite à ces proportions la réforme était condamnée d’avance. Une autre fut plus efficace qui, sans poursuivre entre les deux castes un rapprochement impossible pour le moment, se borna à leur offrir un terrain neutre où leur opposition devait finir par s’effacer dans un système nouveau d’association politique. Le Sénat ne fut donc pas directement atteint par cette deuxième réforme, comme il l’avait été par la première, mais le sourd travail qui s’opérait dans les profondeurs de la société patricienne mise en contact avec la plèbe ne tarda pas à réagir sur la haute assemblée et à la transformer à son tour de fond en comble.

L’action dissolvante exercée par la plèbe sur le patriciat tient en grande partie aux origines de celle-ci. Aussi ne peut-on passer sous silence une opinion récemment émise qui ne voit dans les plébéiens que des clients émancipés ou tombés en déshérence. Sans contester à cet élément une importance suffisamment démontrée par l’identité de tous les gentilicia patriciens avec un nombre égal de gentilicia plébéiens, on ne saurait pourtant reconnaître à cet argument toute la valeur qu’on lui attribue, car, pour qu’il fût décisif, il faudrait que la réciproque fût vraie, en d’autres termes que tous les gentilicia plébéiens, au moins jusqu’à une certaine date, fussent identiques à autant de patriciens, et on sait que cela n’est point. Quant à supposer que la conquête ne changeait rien à la condition des vaincus, les patriciens de Tellène, de Medullia, de Politorium et de toutes les cités latines ne subissant d’autre tort que d’être transportés dans le patriciat romain, avec les mêmes avantages dont ils jouissaient dans leur ancienne patrie, ce n’est pas seulement prêter à ce peuple une politique supérieure à tous les préjugés du temps, et si largement généreuse que jamais depuis il n’en pratiqua de pareille, c’est l’estimer indifférent à son propre salut et résigné d’avance à se laisser absorber et dominer par ceux qu’il venait d’abattre. C’est de plus abuser des textes en érigeant en règle ce qui n’y est présenté que comme une exception. Mais de même qu’ils ne pouvaient remonter au rang des patriciens, de même les chefs des villes soumises ne pouvaient prendre leur parti de descendre jusqu’à celui des clients, et ainsi, ils seraient restés dans l’Etat romain comme un élément étranger et pour toujours réfractaire si celui-ci n’avait consenti à faire fléchir les principes devant les nécessités de la préservation sociale. Il inventa donc, pour les différents actes de la vie domestique, le mariage, l’adoption, le testament, des formes soustraites à l’action des pouvoirs patriciens et mises à la portée de ceux qui ne relevaient pas de ces pouvoirs. Le subterfuge qui en établit la légitimité en les rattachant à l’exercice du droit de propriété achève cet ensemble, en ce sens qu’il nous montre les mêmes hommes en possession de ce droit comme de tous les autres et pourvus d’un code civil complet. Et c’est ici qu’apparaît une conception de la gens bien différente de celle qu’on a décrite plus haut. Pour voir comment elle s’est formée, il faut se placer par la pensée au milieu de ces gentes latines organisées comme à Rome et tombées en décomposition sous le coup de leur défaite. Parmi les causes qui contribuèrent à leur ruine, on placera au premier rang l’expropriation, autorisée par le droit de la guerre, et pratiquée par le vainqueur dans des proportions qu’on ne peut définir, mais qui doivent avoir été assez larges. Elle eut pour effet de détacher les clients, et, par conséquent, de rendre inutile la communauté du patrimoine sous l’administration d’un chef unique. Le régime qui pesait sur la propriété foncière fut donc levé, et avec lui les entraves qui comprimaient l’essor des sentiments naturels, dans un intérêt de domination qui n’existait plus. La gens se partagea en familles indépendantes, reliées seulement par la communauté du nom et du culte, et par leur aptitude à hériter ensemble des biens que la disparition d’une d’entre elles aurait laissés vacants. Ce fut la forme nouvelle de la gentilité, qui naquit en dehors du patriciat romain, mais qui s’imposa à lui en dépit de lui-même, malgré ses résistances et ses dédains.

Le spectacle de la société plébéienne et de sa libre activité ne pouvait manquer en effet d’être contagieux pour ces gentes patriciennes si longtemps arrêtées dans leur développement par une législation tyrannique. Mais le moment était venu où, de ce côté aussi, les causes qui avaient fait établir ce régime et qui l’avaient maintenu allaient disparaître. D’une part, c’étaient les clients qui s’émancipaient à l’ombre de la constitution réformée et dont la désertion, en supprimant pour la gens la raison même et la sauvegarde de son unité, la laissait livrée à tous les germes de dissolution qui fermentaient dans son sein ; de l’autre, c’étaient les patriciens qui voyaient s’ouvrir devant eux des ressources plus vastes et qui, établis sur les terres conquises, arrivaient à les détacher du domaine gentilice pour les posséder et les transmettre suivant les règles en usage dans la plèbe. Pour cela l’emploi de la procédure nouvelle, pénétrant de la plèbe dans le patriciat, et de plus en plus pratiquée par celui-ci en raison des facilités qu’elle lui offrait, était d’un grand secours, car elle n’était pas, comme l’autre, sujette des pouvoirs spirituels les plus intéressés à soutenir l’antique organisation sociale. Par là se prépara une révolution que nous n’avons pas à étudier de plus près, mais dont il faut observer le contrecoup dans le Sénat. Les changements dont elle donna le signal n’y furent pas accomplis brusquement ni en une seule fois ; ils se succédèrent durant une période d’environ un siècle et l’histoire s’en déroule comme un drame à plusieurs actes. Le premier est marqué par l’avènement de la formule Patres Conscripti, laquelle implique un choix fait entre les patres et par conséquent témoigne du démembrement de la gens, car ce n’était pas entre les chefs de gentes, les patres dans l’ancien sens du mot, qu’un choix était nécessaire ou possible. L’épuisement progressif du patriciat, qui avait conduit ainsi à élargir le recrutement du Sénat en ouvrant cette assemblée aux pères des branches cadettes, fit faire un pas de plus dans cette voie, lorsqu’à ceux-ci on ajouta les fils de famille, encore soumis dans la vie civile à la puissance paternelle. C’est à cette deuxième innovation, contemporaine de l’établissement de la république, que se rattache un épisode dont le vrai caractère y déjà altéré dans les récits des anciens, ne l’a pas été moins par les interprétations des modernes. Il s’agit des dissentiments qui éclatèrent à partir de ce moment entre les vieux et les jeunes sénateurs et qui ne prirent fin qu’après le décemvirat. Dans cet antagonisme, où il ne faut retenir que le fait lui-même, entièrement dégagé des explications et des détails fournis par l’imagination complaisante de Tite-Live et de Denys, retentit comme un écho des luttes intestines qui, à cette époque de transition, déchirèrent toutes les gentes patriciennes. Car il est naturel de penser qu’en l’absence d’une législation fixe, le combat reprenait dans chaque famille et à chaque génération, le père essayant de sauver à son tour ce qui restait de l’ancienne unité, tandis qu’au contraire les fils revendiquaient pour leur compte, de manière à la pousser jusqu’aux extrêmes limites, l’application des principes consacrés et exploités par leurs aînés. Les décemvirs, en promulguant un même code pour les patriciens et les plébéiens, pacifièrent ou du moins assoupirent le débat, mais sans trancher la question d’une manière définitive, car, s’il est prouvé que le démembrement de la gens, au lieu d’être consommé à cette date, se poursuit dans les siècles suivants, et même ne s’opère point partout, il faut croire qu’il y avait encore dans ce grand débris une force de résistance dont une étude attentive de la loi des Douze Tables livrerait peut-être le secret. Il est vrai que plus on avance, plus ce restant d’unité parait illusoire, et ainsi l’on peut bien dire que la gens patricienne a conservé jusqu’au dernier jour, dans l’uniformité de la législation nouvelle, ses coutumes propres ; mais depuis longtemps elle n’empêchait plus, avec le partage sans cesse renouvelé des patrimoines, la multiplication indéfinie des familles. Le seul droit qui lui fût demeuré, c’était de leur imposer, à toutes ou à plusieurs, une communauté de nom et de rites ; en d’autres termes, de leur interdire, sauf autorisation, l’usage d’un cognomen et d’un tombeau particuliers.

La constitution du Sénat, déjà altérée par l’introduction des patres minorum gentium, le fut plus encore à la suite des faits qu’on vient de rappeler. Cette fois, en effet, ce n’était plus le siège assigné à telle ou telle gens qui, vide dans la première moitié du Sénat, se trouvait occupé dans la seconde, ou réciproquement. C’étaient des deux côtés des gentes disparues sans retour, tandis qua d’autres ; pour maintenir l’effectif, envoyaient plusieurs de leurs membres occuper la place jadis réservée à un seul. L’équilibre entre le Sénat et la cité patricienne était donc gravement compromis quand la révolution politique, qui s’était consommée dans le cours do la révolution sociale, lui porta le dernier coup. En substituant à un roi unique et viager des magistrats annuels, élevés dans le Sénat au-dessus de leurs collègues, elle fit prévaloir un mode de classement qui n’avait plus rien de commun avec l’ancien, si bien que le comité des decemprimi, recruté désormais parmi les plus vieux consulaires, ne put durer qu’en se transformant, pour suivre bientôt dans leur ruine les décuries dont il était issu. L’introduction des plébéiens, placés partout à la suite de leurs collègues patriciens, ajouta au principe du classement par les magistratures un deuxième principe subordonné au premier, et ainsi s’effaça, sous l’action des causes les plus diverses, le rapport qui si longtemps avait uni le Sénat aux tribus et aux curies. Il ne s’effaça pourtant pas tout entier. Il subsista par l’obligation imposée aux plébéiens comme aux patriciens de figurer dans les curies pour figurer dans le Sénat. C’était le dernier lien qui rattachât la haute assemblée à cette organisation urbaine où elle avait plongé ses racines. Mais ce souvenir du passé, sauvé par le plus conservateur des peuples, est comme perdu dans ce Sénat nouveau dont les linéaments se dessinent nettement et n’attendent, pour être fixés, que l’auteur inconnu de la loi Ovinia. Sans même aller jusqu’à cette date, on peut dire dès à présent que l’histoire des origines du Sénat est finie.