LA RÉPUBLIQUE ROMAINE - LES CONFLITS POLITIQUES ET SOCIAUX

 

LIVRE III — LES TENTATIVES DE RÉFORME

CHAPITRE II — La réforme par le Sénat. Drusus et Sylla.

 

 

§ 1. — Les commencements de la démagogie dans l’armée et à Rome. Marius et Saturninus.

Le Sénat était redevenu le maître et il sut le rester durant une période de seize années, de 121 à 105.

Jamais son gouvernement n’avait été si faible au dehors, si décrié au-dedans. Au dehors, une série d’humiliations et de désastres. En Afrique, la guerre contre Jugurtha, une politique incohérente et pusillanime, des généraux incapables, des troupes indisciplinées, des négociateurs véreux ou suspects, un roitelet numide se jouant impunément de la toute-puissante République. Ailleurs, l’Italie menacée par les Barbares, le consul Porcius Cato battu par les Scordisques, les consuls Papirius, Carbo et Junius Silanus battus par les Cimbres et les Teutons, le consul Cassius Longinus battu par les Tigurins et, à deux ans de distance, en Gaule comme en Afrique, les légions réduites à passer sous le joug. Au-dedans, une succession de scandales publics et privés, le procès des Vestales, oit deux ans durant on vit traîner dans la boue les plus illustres familles, puis, aussitôt après, l’enquête contre les complices ou prétendus tels de Jugurtha, tout le personnel gouvernant mis sur la sellette, la fleur de la noblesse, des sénateurs, des consulaires condamnés et flétris pour connivence avec l’ennemi, pour corruption et trahison. Tel était le bilan depuis que le Sénat avait remis la main sur le pouvoir.

Rien de tout cela pourtant n’avait ébranlé sérieusement son autorité. Le procès des Vestales avait passé comme un orage sans lendemain. Le procès intenté aux complices de Jugurtha avait jeté sans doute quelques victimes en pâture aux haines populaires, mais il avait élevé au pinacle le chef même de l’oligarchie, son guide et son pilote dans les passes difficiles, l’astucieux Æmilius Scaurus. Soupçonné lui aussi, à tort ou à raison, c’est au banc des accusés que sa place semblait marquée ; il fut assez habile ou assez puissant pour se faire porter au tribunal du juge, et de là à la haute magistrature morale de la censure. L’année même où Scaurus était créé censeur (109), quand, après le traité ignominieux signé en Numidie par le légat Postumius Albinus, il fallut se décider enfin à une action énergique, ce fut un aristocrate qu’on alla chercher pour lui confier, en qualité de consul, la direction de la guerre, le plus honnête homme assurément de son parti et le général le plus capable, mais le plus intraitable dans ses opinions, le plus entiché des privilèges de sa caste, un membre de cette dynastie des Metelli qui, par droit de naissance, s’était implantée dans la possession des magistratures.

Le Sénat avait eu cette prudence de ne toucher ni à la loi frumentaire ni à la loi judiciaire. Par là s’explique sa résistance. La plèbe urbaine était satisfaite. Les chevaliers étaient nantis. Ils avaient le champ libre pour leurs spéculations, et quant aux mesures qui avaient balayé les derniers restes de la réforme agraire, ils ne pouvaient qu’y applaudir, les intérêts des deux aristocraties, politique et financière, étant identiques sur ce point. Ils n’avaient donc aucune raison pour se détacher du Sénat. Mais ils abusaient de leurs avantages. Maîtres des tribunaux, ils ne se contentaient pas d’assouvir leur cupidité en trafiquant sans vergogne de leur mandat : par des manœuvres de chantage ou par des condamnations iniques, ils faisaient peser sur les sénateurs un régime d’oppression et de terreur. Délivrez-nous, s’écriait l’orateur Crassus, dans un discours demeuré fameux, délivrez-nous de ces bêtes de proie qui ne peuvent se rassasier de notre sang. Le Sénat, à la fin, se révolta. La possession ininterrompue du pouvoir l’avait enhardi. Il se crut assez fort pour dénoncer une alliance achetée à ce prix. En 106, le consul Q. Servillus Cæpio proposa et réussit à faire passer une loi lui restituant la judicature. Mais aussitôt se reforma, entre la faction populaire et l’ordre équestre, la coalition savamment ourdie par C. Gracchus et dont la rupture avait depuis lors frappé d’impuissance tous les efforts de l’opposition.

Le Sénat jouait de malheur. L’année suivante, en 105, Cæpio, envoyé contre les Cimbres, se laissa infliger, dans les environs d’Orange, la plus éclatante défaite que Rome eût enregistrée depuis Cannes. L’occasion était bonne pour une revanche. Elle emporta, avec l’auteur de la loi, la loi elle-même. Cæpio, destitué de son commandement, expulsé du Sénat, traduit en justice, condamné à mort, n’échappa au supplice que par. la fuite. Une autre loi Servilia, portée par le tribun Servilius Glaucia, rendit aux chevaliers leur monopole. Le désastre d’Orange eut une autre conséquence : ce fut l’élection de Marius à son deuxième consulat ; pour l’année 104.

Il s’est formé une légende sur le compte de Marius. On se le représente souvent, sur la foi de quelques auteurs amateurs de romanesque, comme un soldat de fortune, sorti du rang, issu des bas-fonds de la société. La vérité est toute différente. Né à Arpinum, une petite ville de l’Italie centrale, dans une famille alliée à celle de Cicéron, il appartenait à cette bourgeoisie municipale aisée qui, un siècle plus tôt, avait donné Caton et dont à son tour, avec les particularités de son tempérament, et non sans une certaine affectation, il incarnait l’esprit, les allures rustiques, les mœurs rudes, et aussi les opinions. Son tribunat, à ce dernier point de vue, est caractéristique. Egalement hostile à la domination du prolétariat urbain et à celle de l’oligarchie sénatoriale, il avait combattu et fait échouer une loi tendant à élargir le bénéfice des distributions frumentaires soit en les rendant plus abondantes ou plus fréquentes, soit en abaissant encore le prit déjà dérisoire exigé des participants, mais en même temps il avait fait voter une autre loi qui avait pour but de réduire l’influence des nobles sur les comices. Cette influence était déjà entamée par la série des lois tabellaires qui, depuis 139, avaient successivement imposé le scrutin secret pour leurs diverses opérations électorales, judiciaires, législatives, mais les nobles avaient pris l’habitude de se poster à la sortie des couloirs ou ponts conduisant aux bureaux de vote, de manière à agir par la persuasion ou la menace sur les votants et en les obligeant au besoin à déplier sous leurs yeux leur bulletin. Marius imagina de couper court à ces pratiques en rétrécissant ces couloirs dans la pensée que, s’exerçant sur un plus petit nombre d’individus, elles seraient plus facilement surveillées. La mesure, il faut le croire, était efficace, car elle rencontra dans le Sénat une vive opposition et fut soutenue par son auteur avec une ténacité singulière et par les procédés les plus violents. Pourtant, malgré cette incursion dans la politique, ce n’était pas de ce côté que l’appelaient ses vraies aptitudes. Il fallait bien passer par la filière des magistratures pour arriver aux grands commandements militaires, mais c’étaient ces commandements qu’il visait. Sa vocation s’était manifestée brillamment dès sa jeunesse au siège de Numance, où Scipion Emilien l’avait distingué et lui avait prédit, dit-on, ses hautes destinées. Aussi, quand Metellus fut chargé d’imprimer à la guerre d’Afrique une direction plus énergique, s’empressa-t-il de s’adjoindre ce vigoureux lieutenant. Il avait le mérite de faire abstraction de ses préventions et de ses rancunes d’aristocrate pour ne considérer que le bien de l’État et le succès de ses armes, mais Marius ne paraissait être alors qu’un officier de talent égaré un instant sur un terrain qui n’était pas le sien, et il ne pouvait se figurer qu’il se préparait à lui-même un rival et à son parti le plus redoutable des adversaires.

Marius ne tarda pas à devenir l’idole de l’armée. La familiarité de ses manières contrastait avec la morgue de son chef. Sa stratégie audacieuse faisait paraître timide la marche mesurée de ce dernier. Bientôt ce fut une opinion courante que lui seul était capable de mener à bonne fin cette guerre interminable. Pour cela, il lui fallait le consulat. Le congé qu’il sollicita de Metellus pour aller faire à Rome acte de candidat lui fut refusé en termes méprisants qu’il ne pardonna jamais. Il n’en partit pas moins sans autorisation et fut élu d’acclamation. L’avènement d’un homme nouveau était toujours un coup porté aux oligarques, mais ils avaient .aggravé leur échec en obligeant Marius, par leur attitude inconsidérée, à se jeter décidément dans les bras du parti populaire Les haines n’étaient qu’assoupies ; il ne fut pas difficile de les réveiller ; on évoqua le souvenir des Gracques, de leur martyre, du martyre de leurs partisans. Et le nouvel élu se vanta d’avoir enlevé la suprême magistrature comme une dépouille opime emportée sur des vaincus ; il faisait parade de ses origines obscures, opposant à la lâcheté des nobles ses services, ses brades conquis par son mérite. La foule applaudissait à ses diatribes ; les chevaliers, de leur côté, ne lui ménageaient pas leurs sympathies : ils avaient sur le cœur la loi de Servilius Cæpio, et puis, il était des leurs, il avait lui-même trafiqué autrefois comme publicain et encouru à ce titre les dédains de l’état-major de Metellus. Le Sénat essaya du moins de pallier sa défaite en maintenant Metellus dans sa province en qualité de proconsul. Expédient puéril dont Marius n’eut pas de peine à triompher par un vote des comices tributes.

C’est alors qu’il prit, en vue de la prochaine campagne, une initiative qui devait avoir une portée incalculable. Non content des réformes tactiques qui modifièrent du tout au tout l’organisation de la légion, il introduisit dans le recrutement de ce corps une nouveauté qui en altéra profondément la composition et l’esprit. Jusqu’alors, tout en descendant graduellement au-dessous du niveau des cinq classes pour enrôler ceux que l’on appelait les proletarii et que l’on avait fini par distinguer des capite censi parce qu’ils disposaient encore d’un capital qui, si mince qu’il fût, pouvait figurer sur les registres du cens, on était resté fidèle à la règle écartant du service cette dernière catégorie ou, si on l’avait enfreinte, ç’avait été dans des cas particulièrement critiques, sous le coup de nécessités urgentes, à titre exceptionnel, et le principe était resté sauf. Les alliés, cela n’est pas douteux, étaient soumis au même régime. Mais un recrutement ainsi limité, et d’ailleurs de plus en plus appauvri par la diminution progressive des classes moyennes, ne répondait plus aux besoins de l’heure présente. Depuis longtemps l’insuffisance des effectifs avait compromis la solidité de l’armée, et les difficultés qui en résultaient avaient eu une fâcheuse répercussion sur la discipline. Les déboires de la guerre contre Jugurtha, venant après les leçons du siège de Numance, avaient été à cet égard un nouvel et terrible avertissement. Marius adressa aux volontaires de toute condition un appel qui fut accueilli avec enthousiasme. Tout ce qu’il y avait d’aventuriers errant sur le pavé de Rome ou sur les routes italiennes accourut sous les drapeaux du chef qui promettait la vie assurée, la solde, la victoire, le pillage. La mesure pouvait paraître dictée par Ies circonstances comme d’autres du même genre qui avaient été prises précédemment, bien que dans de moindres proportions et avec un moindre retentissement, mais elle se montra trop efficace, et surtout elle était trop conforme aux aspirations de tous, elle se prêtait trop bien aux ambitions des généraux, aux convoitises des soldats pour ne pas devenir définitive. On peut rendre cette justice à Marius, que les considérations d’ordre militaire étaient entrées pour la plus large part dans sa décision, mais on peut croire aussi, avec Salluste, qu’il n’était pas fâché d’avoir sous la main des troupes entièrement attachées à sa fortune. Ce qui est certain, c’est qu’une grande révolution était consommée. Rome, comme toutes les cités antiques, était restée durant des siècles sans comprendre qu’on pût être appelé à défendre le sol héréditaire à moins d’en posséder tout au moins une parcelle. De cette conception étaient issues ces armées civiques, sortes de gardes nationales, fortement encadrées et vigoureusement entraînées, merveilleusement adaptées à ces organismes minuscules. Elles avaient disparu des cités grecques en décadence four être remplacées parles mercenaires d’Alexandre et des diadoques. Rome elle aussi en était lis, maintenant qu’elle se transformait à l’image des grands empires hellénistiques. A l’armée des citoyens se substituait une armée de métier, animée encore d’un vif sentiment patriotique, mais incarnant la patrie dans l’homme qui lui donnait la gloire et l’argent et n’hésitant pas à fouler aux pieds pour lui plaire la légalité et les libertés publiques. Sans doute on avait pu constater déjà, dans le même sens, quelques symptômes inquiétants, au temps des guerres puniques et même plus tôt, dès les guerres du Samnium, mais ces manifestations passagères et relativement inoffensives faisaient place à un état d’esprit redoutable, chronique, permanent. L’instrument était prêt qui devait asservir la République, et c’était la politique de conquête, l’impérialisme qui l’avait forgé.

Marius revint d’Afrique en 104, vainqueur et entouré d’une popularité immense. Il était naturel de l’opposer à l’invasion cimbrique et, puisque le choc se faisait attendre, de lui prolonger son commandement tant qu’il paraissait nécessaire. Pour cela il n’y avait qu’à le nommer proconsul après son deuxième consulat, comme on avait fait en Afrique après le premier. Niais ce titre ne suffisait plus ni à Marius ni à l’engouement de la foule. On assista alors à un spectacle inouï : Marius consul cinq fois de suite, pour la seconde fois en 104, pour la troisième en 103, pour la quatrième en 102, pour la cinquième en 101, et enfin pour la sixième en 100, après que l’anéantissement des Cimbres à Aix et à Verceil semblait avoir mis un terme à sa mission. La gestion d’une même magistrature avant un intervalle de dix ans était interdite, et il est vrai que cette loi, fréquemment violée, l’avait été tout récemment en faveur de Marius lui-même, mais ce qu’on n’avait jamais vu, c’était un consul se perpétuant à ce poste et, ce qui était plus grave encore, un victorieux tenant de ses victoires tout son prestige et toute sa force.

Au moment où la démagogie commence à s’insinuer dans l’armée avec Marius, elle prend possession de Rome et y règne en maîtresse avec Saturninus.

Marius était monté trop haut pour consentir à descendre. Les temps n’étaient pas mûrs pour le despotisme militaire dans sa brutalité : l’idée que le régime de la soldatesque pût se substituer au gouvernement civil ne venait encore à personne. Pour se maintenir, il devait se jeter dans la mêlée des partis, et à ce nouveau rôle il était, il en avait conscience, mal préparé. Il avait acquis son renom dans les camps et il se sentait comme perdu dans les intrigues des politiciens. Il lui fallait des appuis, des alliés. Il n’avait aucun goût pour le désordre et, s’il avait pu suivre ses préférences, il serait allé sans doute vers la fraction modérée du Sénat. Mais, dans la voie où il était entré, où on l’avait poussé, il ne pouvait plus reculer. Il était le prisonnier de la faction populaire.

Les meneurs étaient alors C. Servilius Glaucia, le même qui avait fait abroger la loi judiciaire de Servilius Cæpio, et en premier lieu, L. Appuleius Saturninus. Leur caractère a été noirci par les historiens, sous l’empire des rancunes aristocratiques. Cicéron pourtant veut bien reconnaître à Saturninus certaines qualités, la sincérité, le désintéressement[1]. Il reste que c’étaient l’un et l’autre des violents, dépourvus de tout scrupule, n’hésitant ni devant l’émeute ni devant l’assassinat. Leur programme, au fond, ne différait guère de celui des Gracques, mais leurs procédés attestent la décadence rapide des mœurs politiques.

C’est avec ces deux hommes que Marius fit alliance. Ils avaient besoin de lui comme il avait besoin d’eux, de son nom et, à l’occasion, de son épée. Le pacte conclu en 103, quand il briguait son quatrième consulat, fut resserré en 101, quand il s’agit d’emporter le sixième. Glaucia était candidat à la préture, Saturninus au tribunat pour la seconde fois. Les élections furent scandaleuses, entachées de fraude et souillées de sang. Saturninus se débarrassa de son compétiteur en le faisant tuer dans une échauffourée, et avec Marius et Glaucia, il forma une sorte de triumvirat dont il était le chef.

Il avait fait voter, des son premier tribunat probablement, en 103, une loi de majesté visant les crimes contre l’État. Contre ces crimes l’État était protégé de temps immémorial par l’accusation de perduellio. Mais la notion de la perduellio était trop précise pour suffire aux haines des partis. Le crime de majesté, étant très vague de sa nature et susceptible d’une extension indéfinie, devenait une menace toujours suspendue sur la tète des conservateurs. La loi, il est vrai, était à l’usage de tous les partis ; elle ne tarda pas à se retourner contre ses auteurs, et l’on sait la longue carrière qu’elle devait fournir quand la tyrannie impériale se fut substituée à la tyrannie populaire.

Le deuxième tribunat fut marqué par la loi frumentaire et la loi agraire. La loi frumentaire était la même, ou peu s’en faut, que Marius avait combattue étant tribun, mais il n’était plus le même homme, et au surplus la loi agraire, à laquelle il tenait par-dessus tout, était à ce prix.

La loi agraire avait ceci de nouveau qu’elle ne s’appliquait pas à l’Italie. Les questions relatives à l’ager publicus italien avaient été réglées par la loi de 111 à laquelle il était impossible de toucher, et d’ailleurs assez inutile, car ce qui restait de cet ager était peu de chose. En revanche, l’ager publicus provincial était immense. La loi reprenait donc la pensée de C. Gracchus en décidant la fondation de nombreuses colonies en Macédoine, en Achaïe, en Sicile, en Afrique, en Gaule dans les, pays conquis par les Cimbres et recouvrés par Rome. Elle contenait une antre nouveauté : ces colonies devaient être des colonies de vétérans. Ce n’était pas la première fois sans doute qu’on se préoccupait de l’établissement des vieux soldats. En 201, après la fin de la deuxième guerre punique, le Sénat leur avait fait leur part dans les assignations décrétées sur les territoires dévastés par Hannibal. Mais cette préoccupation devenait dominante et de plus en plus exclusive avec la transformation de l’armée, et c’était pour Marius le grand intérêt de la loi, la raison pour laquelle il était résolu à la soutenir coûte que coûte. Sa popularité ne pouvait que grandir par ses largesses, d’autant plus qu’elles n’étaient dispensées que par lui. Il était en effet seul chargé de l’exécution, contrairement à tous les précédents. La question italienne, toujours liée à la question agraire, était embarrassante. On ne pouvait trop avantager les alliés sans soulever aussitôt la plèbe urbaine, et pourtant il fallait faire quelque chose. Marius, en raison de ses origines, et parce qu’il avait trouvé en eux, comme autrefois Scipion Emilien, quelques-uns de ses meilleurs soldats, leur était favorable. Il l’avait prouvé quand, sur le champ de bataille de Verceil, de sa propre initiative, à la grande indignation du Sénat, et d’ailleurs illégalement, il avait conféré le droit de cité à deux de leurs cohortes, en récompense de leur belle conduite. Il se fit autoriser à admettre dans chaque colonie, — c’étaient toutes des colonies romaines, — un certain nombre d’Italiens qui par là devaient être promus citoyens. Notre texte dit : trois Italiens : c’était peu. On a proposé de lire trois cents c’était beaucoup.

La loi de majesté et la loi frumentaire ne paraissent pas avoir rencontré de brosses difficultés. La loi de majesté flattait les passions populaires, et la plèbe urbaine était toujours disposée à voter une loi frumentaire. Mais elle était indifférente, sinon hostile, à la loi agraire, et ces dispositions habilement exploitées pouvaient servir d’appui à la résistance commune des chevaliers et des sénateurs, d’accord une fois encore sur ce terrain. La loi, il est vrai, ne visait que les provinces, mais la possession du domaine provincial ne leur était pas, moins lucrative que celle du domaine italien. Le Sénat d’ailleurs, il faut le reconnaître, n’avait pas tort de redouter le surcroît de puissance que Marius en devait tirer. Elle fut votée, si l’on peut dire votée, au mépris des auspices et de l’intercession tribunicienne, à la suite d’un combat où Ies tribuns opposants ne durent leur salut qu’in la fuite et où la victoire resta à la troupe de vétérans requise tout exprès pour la circonstance.

Depuis que le Sénat avait été dépouillé de son contrôle sur les opérations des comices, il avait essayé de le ressaisir par une voie détournée en déniant leur caractère obligatoire aux lois qu’il jugeait avoir été votées contrairement à la légalité. Il ne formulait qu’un avis, mais qui naturellement était d’un grand poids sur les magistrats dont il pouvait autoriser ou susciter la résistance. Pour prévenir toute difficulté, Saturninus avait inséré un article obligeant tous les sénateurs à jurer individuellement obéissance à sa loi, sous peine d’être déchus de leur dignité et frappés en outre d’une énorme amende. C’était son abdication qu’il exigeait du Sénat. L’attitude de Marius fut piteuse. Il commençait à être las de ses associés. Le sentiment de la discipline, subsistant malgré tout chez le soldat, se révoltait à la longue contre l’innombrable série de leurs attentats. Et puis, il ne pouvait oublier qu’il était arrivé par l’ordre équestre. Mais d’autre part, comment abandonner la loi agraire sans s’aliéner l’armée ? Il annonça d’abord qu’il ne jurerait pas, puis d’essaya de s’en tirer par une restriction mentale en déclarant que le serment n’engageait qu’autant que la loi aurait été régulièrement votée. Par ce misérable subterfuge, il ne réussit qu’à se déconsidérer. Les sénateurs terrorisés jurèrent avec lui. Un seul, Metellus, l’ancien général de Marius, resta inflexible, bravant les pénalités spécifiées par la loi et d’autres même qui n’étaient pas prévues, car il fut traduit devant les comices tributes en vertu de la loi de majesté et s’en alla fièrement en exil.

Les élections approchaient. C’était la crise périodique qui, chaque année, remettait tout en question. Les élections pour le tribunat, qui avaient lieu d’abord, tournèrent à l’avantage de Saturninus. Il fut réélu et plusieurs de ses partisans passèrent avec lui. Restaient les élections consulaires. Le Sénat battu devant les comices tributes, se ressaisit devant les comices centuriates. Les excès des factieux avaient amené l’inévitable réaction : ils avaient groupé en un même faisceau tous les éléments de l’opinion conservatrice, depuis les plus décidés des oligarques jusqu’à des démocrates avérés. Les candidats présentés par cette coalition étaient heureusement choisis pour symboliser et pour réaliser l’union des deux partis. C’étaient le grand orateur M. Antonius, un des chefs de l’aristocratie modérée et libérale, et C. Memmius, qui s’était signalé, étant tribun, lors de la guerre contre Jugurtha, par ses invectives contre les nobles, et que la peur, le dégoût, l’intérêt, car il semble bien avoir été en cette affaire l’homme de l’ordre équestre, rejetaient maintenant de l’autre côté. Antonius fut élu et Memmius allait l’être quand les sicaires de Saturninus se précipitèrent et le frappèrent à mort. Il ne s’agissait plus d’élection mais de bataille. Les sénateurs, sans exception, prirent les armes et sommèrent Marius de faire son devoir. Bien qu’à moitié brouillé avec ses anciens amis, — ils ne l’avaient pas porté cette fois pour un septième consulat, — il négociait encore avec eux en sous-main. Néanmoins, il ne put se dispenser d’obéir. I1 marcha donc, la mort dans 1%me, contre les insurgés réfugiés sur le Capitole. Il essaya de sauver la vie à Saturninus et Glaucia, mais il n’était pas le maître. Ils furent massacrés l’un et, l’autre. Il était lui-même une autre victime de cette journée. Renié par tous les partis, il avait donné la mesure de son incapacité politique, contrastant d’une façon lamentable avec l’éclat de sa gloire militaire et l’immensité de son orgueil et de son ambition.

 

§ 2. - La tentative du parti sénatorial réformiste. Drusus et la révolte des Italiens.

La victoire du Sénat sur une faction justement décriée était non seulement matérielle mais morale, et d’ailleurs elle ne fut pas souillée, comme après Ti. et C. Gracchus, par des représailles sanglantes, par des condamnations en masse, ce qui tient sans aucun doute à la part qu’y avaient prise les chefs des modérés dans le parti aristocratique et dans le parti populaire et à leur influence devenue prépondérante. Le point douloureux était toujours le conflit entre les sénateurs et les chevaliers. Le rapprochement opéré, par le danger commun ne pouvait durer. Les accusations calomnieuses, les condamnations iniques reprirent de plus belle dans les tribunaux équestres. Le scandale fut porté à son comble par le procès de P. Rutilius Rufus, ancien légat de Q. Mucius Scævola dans sa province d’Asie. C’étaient deux hommes d’une intégrité reconnue qui s’étaient attiré la haine dei publicains en s’opposant à leurs exactions. On n’osa s’attaquer à Scævola, trop bien défendu par sa haute situation, par sa vieille noblesse, par ses puissantes alliances, mais on poursuivit Rufus pour malversations. Il dédaigna de se défendre et alla vivre en exil, parmi ces mêmes populations qu’il était censé avoir pillées ; entouré de leur affection et de leur respect.

Le Sénat cherchait un sauveur. Il se présenta dans la personne de M. Livius Drusus, élu tribun en 91, peu de temps après le procès de Rutilius Rufus.

Il était fils de ce Livius Drusus qui, par ses manœuvres déloyales, avait ruiné la popularité de C. Gracchus et avait été, en récompense, porté par le parti oligarchique aux premières dignités. Il était donc engagé par tradition dans la cause sénatoriale, mais s’il entendait la soutenir, lui aussi, c’était par d’autres moyens, dans un autre esprit, avec des visées plus larges et plus généreuses. Les historiens, qui lui reprochent certains défauts de caractère, la violence, l’orgueil, un excès de confiance en soi, sont d’accord pour rendre justice à ses qualités éminentes, à sa haute intelligence, à la noblesse de ses sentiments. S’ils hésitent dans le jugement à porter sur sa politique, s’ils sont embarrassés pour en démêler le vrai objet, pour en discerner la pensée fondamentale, c’est qu’elle les déroute par ce qu’elle a d’imprévu, de déconcertant. Réaliser par le Sénat et à son profit la vaste réforme tentée contre lui, à son détriment, mettre à son service les éléments déchaînés par les meneurs de l’agitation démocratique, il y avait dans cette interversion des Mes de quoi troubler les idées de la postérité comme des contemporains. Tel fut pourtant le dessein de Drusus. Il s’était dit que la restauration de la puissance sénatoriale, par un coup de force ou une habile intrigue, ne serait jamais que précaire si elle ne comportait en même temps la solution des problèmes dont dépendait l’avenir de la République, et si elle n’était par là consolidée et justifiée. Et ainsi l’on vit cette chose paradoxale, la cause de l’aristocratie liée à celle des intérêts populaires et des revendications italiennes.

Pour restituer au Sénat son pouvoir, il fallait avant tout lui rendre la judicature. La difficulté étau grande. Il imagina d’abord de la tourner en introduisant dans la curie trois cents chevaliers et en constituant ainsi un corps judiciaire mixte. Il savait bien qu’il dépouillerait vite ce caractère et que les nouveaux sénateurs ne tarderaient pas à se fondre avec les anciens. Mais les chevaliers savaient fort bien aussi à quoi s’en tenir sur ce point, et ceux d’entre eux qui ne devaient pas faire partie de là promotion n’avaient aucun motif pour se prêter à cette combinaison. Les sénateurs, de leur côté, faisaient mauvais accueil à ces intrus. La proposition étant repoussée des deux parts, il fallut en venir à la mesure radicale, à la radiation pure et simple de la loi Sempronienne, ou plus exactement de la loi de Servilius Glaucia.

La tactique de Drusus ne fut autre que celle de C. Gracchus renversée. De même qu’il lui dérobait ses idées, il lui empruntait ses moyens d’action. Pour dissoudre la coalition groupée autour du Sénat, Gracchus avait offert la judicature à Tordre équestre, la loi frumentaire au prolétariat urbain, la loi agraire au prolétariat rural, le droit de cité aux Italiens. Pour restituer la judicature au Sénat. et l’enlever à l’ordre équestre, Drusus, par l’appât des mêmes avantages, s’efforça de tourner contre cet ordre et les Italiens et les deux fractions du prolétariat.

La loi frumentaire était le don de joyeux avènement auquel désormais nul ne pouvait se soustraire qui prétendait agir sur les masses électorales. Nous ignorons tout à fait en quoi consistait celle de Drusus. Il est à présumer qu’elle abaissait le prix du blé comme celle de Saturninus. Nous sommes un peu mieux renseignés sur la loi agraire. Drusus put se vanter de n’avoir plus rien laissé à partager, sinon !e ciel et la boue. Elle s’appliquait en effet à tout ce qui restait de terres disponibles en Italie, compris le territoire campanien. Elle avait pour corollaire une autre loi ordonnant la fondation de nombreuses colonies, non seulement en Italie, mais en Sicile, très probablement les colonies vainement décrétées par C. Gracchus arec celles dont la promesse avait été lancée par le père même de Drusus.

La rançon de la loi agraire pour les Italiens, c’était la concession du droit de cité. A en croire Appien, Drusus n’aurait pas au fond visé d’autre objet. Appien écrivait à plusieurs siècles de distance : à cette époque, l’entrée de l’Italie dans"la cité devait apparaître comme le fait capital dont l’importance effaçait tous les autres ; il était naturel qu’il fût considéré comme ayant été le but essentiel et unique de l’entreprise, d’autant plus qu’il en fut l’unique résultat. Pour un autre historien, Velleius Paterculus, Drusus ne prenait au sérieux que la restauration du Sénat par la loi judiciaire ; tout le reste était leurre et duperie ; la proposition concernant les Italiens n’était elle-même qu’une inspiration de la dernière heure, la vengeance d’un orgueilleux blessé dans sa vanité, furieux de ses déboires et dé ses échecs et jetant par dépit ce brandon de discorde. On ne reconnaît pas dans ce politicien cynique et incohérent le grand homme d’État, le grand honnête homme, vir sanctissimus, dont le même Velleius, quelques lignes plus haut, nous a tracé le portrait. L’erreur des deux parts est la même : elle sépare ce qui dans son programme était étroitement solidaire ; elle en méconnaît l’unité et l’originalité. Il est vrai qu’il attendit jusqu’à la fin pour aborder la question brûlante, mais il imitait en cela encore l’exemple de C. Gracchus, n’ignorant pas plus que ce dernier ce qu’il y fallait de précautions.

Le principal adversaire de Drusus était le consul L. Marcius Philippus, un homme remarquablement doué, mais un type très curieux et très symptomatique de versatilité politique. Il avait débuté, étant tribun, dans les rangs du parti populaire, par un projet de loi agraire qu’il avait du reste retiré aussitôt, sous quelles suggestions ? mais qui n’en avait pas moins eu un grand retentissement car, dans un discours prononcé à ce sujet, il avait donné cet argument qu’on ne trouverait pas à Rome deux mille propriétaires. L’assertion était exagérée sans doute, mais non pas assez pour qu’elle ne parût pas dangereuse. Cicéron, qui la rapporte sans d’ailleurs en contester la vérité, la blâme sévèrement. Le même homme devait finir parmi les partisans les plus décidés de la réaction Syllanienne. Pour le moment il était inféodé à l’ordre équestre dont il épousait la cause avec une extrême âpreté.

A vrai dire, les objections fondées ou spécieuses ne manquaient pas. Contre la loi frumentaire, on pouvait alléguer le vieil argument financier. Les intérêts du Trésor étaient également compromis par la loi agraire. Qu’une guerre malheureuse vint à tarir la source des impôts provinciaux, il était à sec, ne pouvant plus compter sur les revenus du domaine italien. Et puis, que devenait la loi de 111, les garanties formellement stipulées en faveur des détenteurs de l’ager publicus ? La difficulté évidemment n’avait pas échappé à Drusus, mais comment l’avait-il résolue ? Les textes ne nous le disent pas. Ce qu’ils nous apprennent, c’est que les grands propriétaires étaient fort alarmés, eu Ombrie notamment et en Etrurie. Il y avait là une aristocratie locale très riche et pour qui l’octroi même du droit de cité ne paraissait pas une compensation suffisante. Et enfin, en ce qui concerne cette dernière, mesure, rien n’était plus facile que d’ameuter contre elle tous les partis.

Le Sénat était hésitant, divisé. Drusus avait su gagner à ses idées tout un groupe de hauts personnages, considérables par leur situation sociale, par leur naissance, parleurs talents. En tête, Æmilius Scaurus, le vieil oligarque, dont l’adhésion, il faut le dire, n’était pas tout à fait désintéressée, car il se trouvait sous le coup d’une poursuite pour concussion, et il avait tout à redouter de la juridiction équestre, mais d’autres avec lui qui ne pouvaient être suspectés, les deux plus illustres orateurs du temps, M. Antonius et L. Licinius Crassus, le jurisconsulte Q. Mucius Scævola, Q. Lutatius Catulus qui avait partagé avec Marius les lauriers de Verceil, et enfin, deux jeunes gens de la plus grande espérance, C. Aurelius Cotta, neveu de l’intègre Rutilius Rufus, et P. Sulpicius qui devait marquer plus tard dans le mouvement démocratique et Marianiste et qui maintenant faisait ses premières armes dans le parti aristocratique modéré. C’était ce parti en effet qui s’était rallié à Drusus. Son autorité avait grandi par réaction, à la suite des excès auxquels s’étaient laissé aller les violents après la chute des Gracques et dont il avait su empêcher le renouvellement après celle de Saturninus. Il avait fait du chemin à un autre point de vue. Quand on pense que quatre ans plus tôt, en 93, les deux consuls Licinius Crassus et Mucius Scævola avaient rayé impitoyablement de la liste des citoyens la masse des Latins qui s’y étaient glissés indûment, et quand on les retrouve maintenant, marchant de concert avec le champion des Italiens, on admire le miracle opéré par l’éloquence persuasive du tribun. Sans doute, il leur offrait la loi judiciaire en échange de leur concours, et c’était là peut-être ce qui les touchait le plus, mais il n’en reste pas moins qu’ils s’étaient associés à l’ensemble de ses desseins. Beaucoup de sénateurs ne partageaient pas ces sentiments. Ils s’effrayaient de cette brusque rupture avec la vieille tradition conservatrice, scandalisés par les allures démagogiques du prétendu patron du Sénat, inquiets de cette extension du droit de cité qui ne potinait manquer d’ébranler la constitution dans ses fondements. La restitution même de la judicature leur paraissait achetée trop cher au prix où il la mettait. Entre les deux opinions l’équilibre était instable, mais il pouvait être facilement renversé au détriment des novateurs.

Nous avons, sur l’état d’esprit du Sénat â ce moment, un témoignage intéressant dans quelques pages fameuses de Cicéron. Dans les trois dialogues intitulés de Oratore, il met en scène les principaux adhérents de Drusus, profitant des loisirs ménagés à la politique par les jeux romains qui remplissaient une partie de septembre, pour se reposer dans la villa de Crassus, à Tusculum, la veille de la bataille décisive. Bien que leur entretien roule exclusivement sur l’art oratoire, les préoccupations de la vie publique n’en sont pas absentes, non plus que les sombres pressentiments. A cette époque, nous dit Cicéron, la puissance de Drusus était sur son déclin. Il fait allusion aux élections tribuniciennes pour 90, élections qui avaient eu lieu a la date ordinaire, en juillet, et qui avaient été mauvaises. Drusus pourtant n’avait pas perdu tout son crédit sur le Sénat. Nous le voyons par un épisode sur lequel Cicéron s’est longuement étendu. Le consul Philippus avait fait devant une assemblée du peuple une sortie inconvenante. Il avait déclaré qu’avec un Sénat comme celui-là, il ne pouvait plus gouverner, qu’il lui fallait se mettre en quête d’un autre conseil. Beaucoup de sénateurs penchaient donc encore pour la réforme. Crassus, aussitôt de retour à Rome, releva le propos dans un vigoureux discours, le plus beau qu’il eût prononcé et le dernier, car il mourut peu de jours après. Le Sénat avait applaudi. Il avait voté un ordre du jour portant que jamais il n’avait failli à ses devoirs envers la République. C’était une protestation contre Philippus, mais non pas une approbation donnée à Drusus qui, dans cette formule très vague, n’était ras nommé. La majorité ne se prononçait pas. Ce qui suivit mit fin à ses tergiversations.

Il fallait se hâter. Le grand malheur, c’était toujours la courte durée des magistratures. Toute réforme, pour aboutir, devait, au lieu d’être préparée patiemment, être enlevée précipitamment et de haute lutte. Drusus commença par présenter simultanément ses trois lois, frumentaire, agraire et judiciaire. Il était à craindre que le peuple, en votant la première et peut-être la seconde, ne se désintéressât de la troisième. Mais il avait prévenu ce danger en les intégrant toutes trois, solidairement, dans une même loi ; une loi composite, per saturam bien que cet abus eût été formellement interdit sept ans auparavant. La loi fut votée en dépit de cette disposition, en dehors de toute légalité, après des voies de fait contre le consul, sous la menace des Latins appelés à la rescousse. Drusus n’était pas homme à se priver des moyens qui de plus en plus entraient dans les habitudes du peuple romain.

Cette fois, les adversaires de Drusus l’emportèrent. Le Sénat déclara le vote nul pour vice de forme et comme entaché de violence. Drusus fut ulcéré. Il avait voulu sauver le Sénat, et le Sénat repoussait la main qui lui était tendue. Il se plaignit en termes amers d’être incompris et trahi. Il reprocha aux sénateurs leur lâcheté, leur aveuglement, leur suicide. En annulant sa loi dans son ensemble, ils avaient annulé, du même coup, la loi judiciaire : ils verront ce qu’il leur en coûtera devant les tribunaux des chevaliers. Il était trop avancé maintenant pour reculer. Du double ride qu’il avait assumé et dont vainement il avait essayé de résoudre les données contradictoires, il ne lui restait plus qu’à tenir une moitié. Il avait cessé d’être le vengeur du Sénat : il n’était plus que le protagoniste de la cause italienne. Il ne pouvait manquer aux engagements qu’il avait pris, se dérober à l’attente immense qu’il avait excitée. Il s’apprêta à lancer son dernier projet de loi. Une agitation fiévreuse s’était emparée de Rome et de toute l’Italie. On s’attendait à des événements tragiques. Des bruits sinistres couraient. Les Latins, disait-on, avaient tenté d’assassiner Philippus. Le Marse Pompœdius Silo s’était mis en marche à la tète de 10.000 hommes. C’étaient de ces rumeurs qui se répandent à travers la foule anxieuse sans qu’il soit possible d’en vérifier l’exactitude et l’origine. Au milieu de cette effervescence, Drusus tomba frappé d’un coup de poignard. Aucune enquête ne fut ouverte, pas plus qu’après la mort de Scipion Emilien, maris il était facile de deviner dans quels rangs se cachait le meurtrier.

Il était clair désormais que la question italienne ne serait tranchée que par la force. Une insurrection éclata, qui rapidement se propagea dans la majeure partie de la péninsule. On prétendit que Drusus, traître à sa patrie, l’avait lui-même fomentée et préparée. Ses relations très légitimes avec les principaux personnages des villes alliées donnaient prise à cette accusation dont il est impossible de dire si elle était ou non justifiée. Nous n’avons pas à raconter cette guerre qui fut terrible. Les Italiens avaient pris les armes pour forcer les portes de la cité ; ils les gardèrent pour s’en détacher. Les anciens griefs, les anciennes haines, les souvenirs de l’ancienne indépendance se réveillèrent. On ébaucha le plan d’une confédération ne tendant à rien moins qu’à l’anéantissement de Rome.

Après un an de combats acharnés, la victoire restait incertaine. Les forces des deux partis étaient égales ; les adversaires avaient combattu naguère sous les mêmes drapeaux ; ils avaient le même armement, la même discipline, la même vaillance. On comprit à Rome qu’il fallait céder. Les modérés reprirent le dessus. Les représailles, après la mort de Drusus et pendant la première période de la guerre, avaient été très violentes. Le tribun Varius avait fait voter une nouvelle loi de majesté complétant celle de Saturninus : elle était censée viser les complices de la révolte ; en réalité, elle était dirigée contre les ennemis de l’ordre équestre. Elle avait passé sous la pression d’une troupe de chevaliers. Le tribunal, fonctionnant au milieu du bruit des armes, alors que toute autre action judiciaire était suspendue, fit de nombreuses victimes dans les rangs de l’aristocratie. Mais les élections tribuniciennes pour 89 accusèrent un revirement, et Varius, l’année suivante, fut poursuivi en vertu de sa propre loi et condamné avec ses partisans. En même temps, dès la fin de 90, le consul Julius fit voter une loi accordant le droit de cité aux alliés restés fidèles. Il s’agissait des colonies latines qui jusque-là, malgré leurs griefs, avaient tenu bon, et en raison de leurs attaches à Rome, et aussi sans doute parce que, établies aux dépens des populations indigènes, elles se sentaient isolées dans ce milieu et suspectes. Le droit de cité n’était pas imposé, mais offert. On l’avait décidé ainsi par égard pour les villes Grecques de la côte qui, fort bien traitées et ne se souciant pas de renoncer à leurs traditions et coutumes nationales, n’avaient pas elles non plus pris part à l’insurrection. Leur cas était d’ailleurs tout à fait exceptionnel. La loi Julia fut accueillie avec joie. Elle prévint la défection de l’Etrurie et de l’Ombrie qui n’avaient pas bougé encore, mais dont la révolte paraissait imminente. Elle ne faisait d’ailleurs que circonscrire l’incendie sans l’attaquer à son forer. Les nations belliqueuses du centre, les Sabins du nord et du sud, les Marses, les Samnites, exclus du bénéfice de la loi, restaient debout. En 89, une nouvelle loi, portée par les tribuns M. Plautius Silvanus et C. Papirius Carbo et renchérissant sur la loi Julia, admit au droit de cité, non seulement les villes qui consentiraient à déposer les armes, mais tous ceux qui, individuellement, viendraient faire leur déclaration devant le préteur, dans un délai de soixante jours. La loi Plautia Papiria eut pour effet de désorganiser la résistance, mais elle ne mit pas fin à la guerre. Ce n’était plus le titre de citoyen romain que les insurgés ambitionnaient : c’était leur indépendance qu’ils voulaient. Il fallut encore, pour les réduire, un vigoureux effort qui aboutit vers la fin de 39 à la prise de leur principale place forte, la ville d’Asculum. Seuls les Samnites ne se rendirent pas. Ils avaient été les derniers jadis à se plier au joug de Rome, les premiers à se rallier à Hannibal. Ces souvenirs toujours vivants exaltaient leur courage. C’est sept ans plus tard seulement que Sylla écrasera ce peuple indomptable. Le danger néanmoins était passé, l’Italie tout entière ou peu s’en fallait, était soumise, pacifiée, satisfaite. Drusus avait vaincu après sa mort. Il restait à régler la situation des nouveaux citoyens, et ce sera la source de nombreuses difficultés, l’occasion de très vifs débats. Mais le principe était reconnu. Rome, en se résignant à un acte de justice devenu un acte de raison imposé par la force des choses, avait, en débit d’elle-même, franchi l’étape décisive qui, par l’élargissement de la cité, devait la conduire fatalement à la chute de la République.

 

§ 3. - Les premières guerres civiles. Marius et Sylla

La tentative du parti sénatorial réformiste avait été, somme toute, malgré sa défaite momentanée et la fin tragique de son chef, plus heureuse que celle des Gracques puisque, sur la question capitale soulevée par ces derniers et reprise à son compte, il avait fini par obtenir gain de cause. Nous allons assister maintenant à une autre tentative, en sens inverse, gisant il restaurer la République par un violent retour sen arrière, sur la base des idées conservatrices. Ce sera la tentative des oligarques intransigeants représentés par Sylla. Elle se poursuivra dans des conditions nouvelles, au milieu des guerres civiles dont l’histoire va s’ouvrir, au moyen de la dictature militaire, conséquence inévitable de la transformation de l’armée par Marius.

Disposer d’une armée pour disposer de la République, tel fut désormais le but de tous les ambitieux. C’est parce qu’ils se disputèrent le commandement de la même armée que la rivalité éclata entre Marins et Sylla.

Entre ces deux hommes, tout était contraste. L. Cornelius Sylla, issu de l’illustre famille patricienne des Cornelii, appartenait à une de ces branches déchues qui, faute de s’adapter aux conditions d’une société transformée par le mouvement des affaires, ne s’enrichissant plus, et par conséquent se ruinant dans la multiplication du numéraire et le coût croissant de la vie, étaient tombées finalement dans l’obscurité et la pauvreté. Il n’en était pas moins un aristocrate de tempérament et d’éducation. Dans le monde interlope où il promena sa jeunesse besogneuse, au milieu des bouffons, des comédiens, des filles, il avait gardé ses allures de grand seigneur, les raffinements de culture et de vice qu’il tenait de sa caste. Et l’on devine les rancunes qui s’amassaient en lui contre l’avènement de ces hommes d’argent, dont le faste et la puissance tendaient à éclipser les rejetons de la vieille noblesse. Une fortune lui était venue tout. à coup, d’une source impure, du testament d’une courtisane dont il avait été l’amant, et lui avait permis d’aborder la vie publique. Il n’avait été jusque-là qu’un dilettante, un jouisseur, et il le resta toujours à beaucoup d’égards, dans le long effort qui suivit. Mais il y avait sous ces dehors un autre homme, un homme d’action qui se révéla en Afrique, sous les ordres de Marius. Son coup d’éclat, ce fut la capture de Jugurtha, à la cour du roi de Maurétanie, Bocchus. Il déploya dans cette opération difficile une audace, un sang froid, une habileté qui attirèrent sur ce débutant tous les regards. Le résultat était décisif, si bien qu’il put se flatter, à son retour, d’avoir terminé la guerre plus que Marius lui-même. Les nobles, trop heureux de faire échec au parvenu, l’entretenaient dans cette idée. Ce fut le point de départ d’une mésintelligence qui alla s’envenimant.

En 93, après avoir pris une part active à la campagne contre les Cimbres et les Teutons, il fut élu préteur, puis nommé gouverneur de la Cilicie. Le poste était important : il s’agissait de réprimer les menées de Mithridate qui commençaient â devenir inquiétantes. Il rétablit sur le trône de Cappadoce le roi Ariobarzane, un ami de Rome, et poussa jusqu’à l’Euphrate. Pour la première fois les légions atteignaient les rives de ce fleuve. Ce fut l’occasion d’une scène imposante destinée à frapper les imaginations. Une ambassade du roi des Parthes était venue le trouver. Il la reçut sur un siège élevé d’où il dominait l’assistance incarnant en lui la majesté du nom romain. Il revint enivré plein de rêves de grandeur, exalté par les prédictions des devins chaldéens. Ce sceptique était un superstitieux ; il croyait aux sorciers et il avait foi en son étoile. Il arrivait au moment où éclatait la révolte des alliés. Dans cette guerre aux opérations morcelées, où chaque chef avait la responsabilité et l’initiative ; il eut tout le mérite des succès qu’il remporta. Sa récompense fut le consulat ; en 88. Il voyait s’ouvrir enfin les vastes perspectives, les grands commandements. Le plus convoité était le gouvernement de l’Asie, avec la direction de la guerre contre Mithridate. Entre les deux consuls, le sort désigna Sylla. On n’eut pu mieux choisir. Ses dernières victoires avaient mis le sceau à sa réputation militaire, et depuis son gouvernement de Cilicie, il connaissait le terrain mieux que personne. Mais il rencontra un rival en Marius.

Nous avons laissé Marius tout meurtri à la suite de l’aventure de Saturninus, discrédité et, qui pis est, oublié. Il avait été mis en réquisition, comme tout ce que Rome comptait d’officiers éprouvés, dans la guerre contre les alliés, mais on lui reprochait de s’être battu mollement, soit qu’il fût gêné par ses sympathies pour les Italiens, soit qu’il frit en effet, comme on le disait, un homme fini. Pour lui, il ne se résignait pas à ce déclin. Il lui fallait sa revanche dont la campagne d’Asie devait lui fournir l’occasion. N’était-ce pas le vainqueur de Jugurtha, le héros d’Aix et de Verceil qu’il convenait d’opposer à un nouvel Hannibal ? Plutarque nous le montre cherchant à faire illusion aux autres et à lui-même, entraînant aux exercices violents du Champ de Mars son corps alourdi par l’âge, par l’embonpoint, par les infirmités. Quand il se vit frustré dans son espoir il se décida à ravir par la force, et qu’il ne pouvait tenir de la légalité.

Encore une fois, comme seize ans plus tôt, en 104, il lia partie avec les chefs populaires. Le principal était ce même Sulpicius que nous avons vu au premier rang des partisans de Drusus. Les historiens l’ont jugé sévèrement, et sans doute ce n’est pas sans raison. Il taxait Saturninus de faiblesse : c’est assez dire qu’il ne reculait devant rien. Il aimait le plaisir, l’argent. On n’oubliera pas pourtant que nous n’avons là que des témoignages hostiles, un écho de la tradition conservatrice. Cicéron, qui blâme sa défection, ne l’attribue pas à des motifs vils, et d’ailleurs était-ce bien une défection à proprement parler ? Il s’est retourné contre le Sénat après avoir essayé de le servir. Mais Drusus lui-même, qu’exit-il fait dans, l’amertume de sa déception dernière ? Et son évolution n’était-elle pas commencée déjà, quand il succomba ? Ce qui est certain, c’est que Sulpicius, en prenant en mains, à son tour, la cause des Italiens, restait fidèle, sur ce point du moins, à la pensée de son maître et ami. Il y avait en effet une question italienne en suspens, malgré la loi Plautia Papiria. Le Sénat avait essayé d’atténuer les effets de cette loi en reléguant les nouveaux citoyens dans huit tribus, de manière à ne leur laisser que huit suffrages sur les trente-cinq. C’était le meure expédient dont il continuait d’user à l’égard des affranchis, quand il le pouvait. La mesure ne devait toucher que médiocrement les citoyens pauvres écartés des comices par la distance, mais elle blessait les aristocraties locales en mesure de faire le voyage et jalouses d’exercer leurs droits.

Les lois présentées par Sulpicius, tribun en 88, forment un ensemble complexe et incohérent en apparence, mais dont les diverses parties se tiennent ou, pour mieux dire, se soutiennent réciproquement. Comme on partait en guerre contre le Sénat, il était nécessaire de rallier contre lui tous les éléments opposants, et en premier lieu cet ordre équestre que Sulpicius avait combattu naguère et dont il était amené maintenant à rechercher l’appui. Il ne pouvait lui offrir la judicature dans la possession de laquelle il était rentré après l’abrogation des lois de Drusus, mais il proposa le rappel de ceux de ses membres qui avaient été bannis après la chute de Varius, en représaille des vengeances exercées par ce dernier, au nom des chevaliers, contre le parti sénatorial réformiste. Une autre loi exclut du Sénat quiconque avait plus de 8.000 sesterces de dettes (2.000 drachmes, dit Plutarque, c’est-à-dire 2.000 fr. de notre monnaie). La proposition était cynique de la part d’un homme Oui devait mourir endetté de trois millions, et qui lui-même serait tombé sous le coup de sa propre loi si elle avait été exécutée impartialement, mais il n’était pas à craindre qu’elle fût appliquée à d’autres qu’à des ennemis, et pour ceux-là elle était redoutable. Il y avait peu d’hommes politiques qui n’eussent contracté des dettes pour suffire à leur luxe ou à leurs ambitions, et très peu sans doute étaient en mesure de les réduire instantanément au minimum requis. La loi menaçait donc de faire dans le Sénat des vides dont le parti adverse eût profité. C’était la porte ouverte à une invasion de chevaliers. En même temps, satisfaction était donnée à l’élément italien et à l’élément populaire par deux lois décrétant l’inscription des nouveaux citoyens dans les trente-cinq tribus et la réintégration dans les mêmes cadres des affranchis, expulsés encore une fois vingt-sept ans plus tôt, en 115, sous le consulat et par l’initiative d’Æmilius Scaurus. Les comices ainsi composés ne pouvaient manquer de casser le sénatus-consulte attribuant la province d’Asie à Sylla pour la transférer à Marius. Leur intervention pouvait invoquer des précédents, mais il était trop clair cette fois qu’elle n’était justifiée en rien par l’intérêt public.

Les lois furent votées au milieu des violences coutumières, plus scandaleuses encore que par le passé. Sulpicius s’était constitué une garde personnelle de six cents Jeunes chevaliers qu’il appelait son anti-Sénat, et il avait soudoyé en outre une troupe de trois mille spadassins prêts à tout. Les deux consuls, Pompeius Rufus et Sylla, dépourvus de force armée, étaient impuissants. Sylla, échappant à l’émeute par la fuite, alla rejoindre ses légions concentrées avant l’embarquement sur les côtes de la Campanie. Il se retrouvait là sur son terrain. Mieux que personne, il était entré dans l’esprit de la nouvelle armée. Les soldats aimaient ce chef exigeant sur le champ de bataille et facile pour tout le reste. Il n’eut pas de peine à leur persuader que le commandement attribué à Marius, c’était tout le profit de la guerre réservé à ses vétérans. Les deux tribuns envoyés pour procéder à l’exécution du plébiscite furent mis en pièces, et Sylla aussitôt se mit en marche sur Rome.

Cette marche de Sylla est une date mémorable, néfaste, dans l’histoire de la République. Jamais encore l’armée n’était intervenue dans les discordes civiles. Jamais elle n’avait osé franchir l’enceinte sacrée du Pomœrium. A la règle qui lui en fermait l’entrée, il n’y avait qu’une exception : c’était quand le triomphateur, accompagné de ses troupes, montait au Capitole, mais aussitôt après la cérémonie, il devait les licencier et déposer lui-même les emblèmes du commandement. C’est pour cela, en raison de cette interdiction, que l’assemblée centuriate, image de l’armée, devait se réunir en dehors de cette limite, au Champ de Mars. Les officiers supérieurs, bien que dévoués à la cause de Sylla, reculèrent, pour la plupart, devant le sacrilège. Mais les soldats ne partageaient pas ces scrupules. Après un violent combat dans les rues étroites de l’Oppius et du Cispius, Sylla prit possession de la capitale.

On ne peut pas dire qu’il fût dès lors l’homme de sang qu’il devint par la suite en représaille des cruautés de .Marius. Il n’était pas d’humeur à ménager ses ennemis, mais du moins il limita le nombre des exécutions qu’il jugea nécessaires. Il fit voter par le Sénat et le peuple terrorisés une loi déclarant ennemis publics, c’est-à-dire mettant hors la loi ; douze individus, au nombre desquels Sulpicius et Marius. Pour agir légalement, il eût fallu un procès préalable au cours duquel l’accusé gardait la faculté de s’exiler volontairement avant à la condamnation. Il est vrai que Sylla pouvait se couvrir du senatus-consultum ultimum lancé contre C. Gracchus. Mais qui donc songeait alors à la légalité ? Une protestation unique s’éleva, celle du vieux Q. Mucius Scævola. Parmi les douze proscrits, un seul perdit la vie. Ce fut Sulpicius, livré par un esclave. Les autres, traqués, échappèrent, et parmi eux Marius. On sait les aventures tragiques de sa fuite.

Cette longanimité relative enhardit des adversaires qui ne se sentaient qu’à moitié abattus. L’élection au consulat de L. Cornelius Cinna, un Marianiste notoire, fut un avertissement. Sylla prit son parti. Il lui eût été facile, avec son armée, d’écraser ses ennemis, mais il ne pouvait faire face à la fois en Italie et en Orient. Il devenait urgent d’arrêter les progrès de Mithridate ; c’était sa tâche, qu’il avait sollicitée et à laquelle il ne pouvait se dérober : il y allait de sa gloire comme de la puissance et de l’existence même de Rome. Et il savait bien que, rentrant vainqueur, il n’aurait pas de peine à rentrer en maître.

Son départ laissait le champ libre à Cinna qui, aussitôt, proposa le rétablissement des lois Sulpiciennes, abrogées par Sylla, et notamment de la loi ouvrant aux nouveaux citoyens les trente-cinq tribus. Et une fais de plus, le parti conservateur sut exploiter la vieille question italienne de manière à semer la division dans le camp adverse. Contre la proposition du consul démocrate, il eut bientôt fait de soulever les jalousies toujours vivaces de la plèbe urbaine et quand on en vint au vote, c’est-à-dire à la bataille, car c’est ainsi maintenant que se tranchaient les débats, Cinna à son tour connut la défaite et la fuite. Le Sénat s’empressa de le déclarer ennemi public et de le remplacer par un aristocrate avéré, L. Cornelius Merula, qui fit la paire avec l’autre consul, Cn. Octavius.

La réaction était victorieuse à Rome, niais à Rome seulement. Cinna ne se tenait pas pour battu. Sa cause était celle de l’Italie qui lui fournit une armée en tète de laquelle il recommença la marche de Sylla. Il fut rejoint en cours de route par un auxiliaire imprévu. Marius, au reçu de ces nouvelles, avait débarqué en Etrurie. Ses malheurs lui avaient rendu son prestige. Il était populaire dans ce pays qu’il avait sauvé de l’invasion cimbrique. Il l’était dans toute l’Italie. Il restait pour les Italiens le plus illustre de leurs compatriotes, l’homme nouveau, le paysan d’Arpinum, et c’était à ces sympathies qu’il avait dû d’échapper aux sicaires de Sylla. Il revenait ulcéré des affronts subis, altéré de vengeance. Le plan concerté avec Cinna était de réduire Rome par la famine qui ne tarda pas à exercer de cruels ravages. Le Sénat essaya de résister. Il y eut de furieux combats jusque dans la ville, mais enfin il fallut céder et se rendre sans conditions. Pour la deuxième fois, une armée romaine entrait à Rome comme en un territoire ennemi.

Alors commencèrent les scènes de meurtre qui ont déshonoré les derniers jours du vieux soldat. Ce n’étaient pas seulement ses haines qui demandaient à s’assouvir. Sylla enrichissait son armée par le pillage de la Grèce et de l’Asie. Il fallait bien que Marius récompensât la sienne à Rome. Ce fut d’abord une tuerie confuse puis, ces abominations ayant révolté les consciences les moins endurcies, on substitua à ces exécutions brutales un semblant d’instruction judiciaire qui, au fond ; pour s’envelopper de formes hypocrites, ne fut pas moins odieux.

Marius ne jouit pas longtemps de son triomphe. Il obtint, pour 86, ce septième consulat qui lui avait été prédit et dont la vision n’avait pas cessé de le hanter, mais il mourut dans les premiers jours de l’année, usé par les émotions, les fatigues. Cinna restait le maître, consul successivement en 86, 85, 84. Il essaya d’organiser un gouvernement. Il fit nommer des gouverneurs de province Marianistes. Il fit procéder au cens, mais tout cela était provisoire, subordonné à une éventualité redoutable et toujours plus prochaine, le retour offensif de Sylla.

 

§ 4. - La réaction oligarchique. La dictature de Sylla. - La réaction antisyllanienne.

Le spectacle était étrange. L’empire coupé en deux, chaque moitié avec son gouvernement qui se prétendait légitime, d’un côté les Marianistes avec le Sénat, les consuls, les magistrats, Rome, l’Italie, l’Occident ; de l’autre, en Grèce et en Orient, Sylla destitué de son commandement, proscrit, mais resté à la tète de son armée, combattant vaillamment et heureusement pour les intérêts et l’honneur de la patrie romaine.

Ce paradoxe ne pouvait durer. Les Marianistes prirent les devants. Mais la petite armée expédiée au delà de l’Adriatique sous les ordres du consul Valerius Flaccus se révolta contre son chef et finalement, répugnant à une lutte fratricide, cédant aux séductions de Sylla, à son prestige, et plus encore à ses largesses, passa sous les drapeaux de l’ennemi. Ce fut au tour de Sylla de prendre l’offensive. Mithridate vaincu, mais non dompté, rejeté en Asie, mais retranché dans ses États héréditaires, demeurait puissant et menaçant, et sans doute une paix bâclée dans ces conditions avec l’homme qui d’un trait de plume avait décrété la mort de 100.000 Romains, n’était rien moins que glorieuse, mais il avait cessé pour le moment d’être redoutable et, entre l’ennemi du dehors et celui du dedans, il fallait choisir. Sylla n’hésita point. Aussi bien ne pouvait-il laisser s’affermir un régime également hostile à sa personne et à ses idées.

Au printemps de 33, il débarqua à Brindes avec 40.000 hommes dévoués jusqu’au fanatisme. Il avait à craindre les mauvaises dispositions des Italiens, mais il lança une proclamation où il leur garantissait leurs droits et, contrairement à ses habitudes, à ces bandes dont il pouvait tout obtenir, il imposa une sévère discipline, impitoyable pour ceux qui lui résistaient et affichant pour les autres une extrême bienveillance. Les Italiens rassurés s’abstinrent en général. Quelques peuples même, les Marses, les Picentins, passèrent de son côté. D’autres, comme les Etrusques, fidèles à de vieilles antipathies, se prononcèrent contre lui. Il faut faire une place à part aux Samnites. Seuls, ils n’avaient pas désarmé après la concession du droit de cité. Ils étaient naturellement plus favorables aux Marianistes, mais au fond, en marchant avec eux, ils ne songeaient qu’à profiter des circonstances pour s’affranchir du joug romain.

Il y avait dans le Sénat un groupe qui eût voulu prévenir la guerre civile, d’autant plus porté à l’entente qu’il penchait plutôt vers les opinions conservatrices. Mais les violents l’emportèrent. Cinna était mort : il avait succombé dans une de ces émeutes militaires qui passaient à l’état de mal chronique. Il avait pour successeur à la tête du parti Cn. Papirius Carbo, son collègue à deux reprises dans le consulat, en 83 et 84, proconsul en 83, consul pour la troisième fois en 82. Il s’était adjoint, dans ce troisième consulat, le fils de Marius, un jeune homme dont le nom seul était une force. C’étaient l’un et l’autre de vigoureux officiers, mais peu sûrs de leurs soldats. Sylla, reprenant la tactique qui lui avait réussi en Orient, s’appliquait à débaucher les armées ennemies. Il obtint de nombreuses défections, tant collectives qu’individuelles. La guerre n’en dura pas moins près de deux ans. Nous n’avons pas à en retracer les péripéties. Il suffira de dire que, venant après la révolte des alliés, elle porta à la prospérité de l’Italie un coup dont elle ne se releva jamais complètement.

Vers la fin de 82, Sylla, vainqueur sur toute la ligne, put procéder à l’œuvre de réorganisation politique et sociale dont il portait le plan dans sa tète et dont il avait ébauché les premiers linéaments pendant son consulat, après sa marche sur Rome et sa victoire d’un jour sur les Marianistes. Il commença par se pourvoir d’un titre légal en ressuscitant à son profit l’institution de la dictature tombée en désuétude depuis plus d’un siècle, mais la dictature qu’il se fit attribuer ne ressemblait que de nom à l’ancienne : elle en différait par la durée qui était illimitée, au lieu d’être fixée à six mois, et par l’étendue des pouvoirs qui, au lieu de viser un objet déterminé, étaient indéfinis, comprenant tout ce qui touchait au gouvernement, avec le droit de vie et de mort sur les citoyens. C’était la monarchie, non plus une monarchie à la Périclès comme celle de C. Gracchus, la monarchie franchement avouée, absolue, sans contrôle, la tyrannie. Mais la monarchie était le moyen ; non le but. Le but n’était autre que la restauration, per fas et nefas, de la République oligarchique.

Les proscriptions dépassèrent en atrocité tout ce qu’on avait vu jusque-là. A son tour, Sylla revenait avide de vengeance, de représailles, et l’on eut un témoignage de ses fureurs quand on le vit violer la tombe de Marius et jeter au vent ses ossements. Dans cette immense tuerie, dans cette chasse, comme il arrive toujours, les haines privées, les Viles convoitises, les plus bas sentiments de la nature humaine se donnèrent libre carrière. Comme toute proscription était accompagnée de confiscation, il n’y avait pas de riche qui ne fait menacé, et malheur à qui osait entrer en concurrence avec l’enchérisseur syllanien, quand les biens du proscrit étaient vendus au profit de l’État. Il y eut ainsi des fortunes scandaleuses édifiées sur l’assassinat. Celle de Crassus, le futur triumvir, n’eut pas d’autre origine. Sylla présidait à cette orgie sanglante avec une âme inaccessible à la pitié. On avait obtenu de lui l’affichage des noms signalés aux meurtriers, et l’on avait espéré du moins, par cette publicité, limiter le nombre des victimes aux adversaires politiques, mais quoi ? n’avait-il pas à gorger ses soldats, ses amis de tout ordre, ses affranchis, et lui-même ne prenait-il pas sa part de la curée ?

Si les proscriptions n’avaient eu d’autre objet que d’assouvir les rancunes et la cupidité du maître et de son entourage, elles ne mériteraient pas de retenir notre attention, et l’on pourrait dire, avec Montesquieu : Je supplie qu’on me permette d’en détourner les yeux, mais ce serait diminuer Sylla et méconnaître la portée de ses vues que de lui attribuer cet unique et vulgaire mobile. Il avait son idée, une idée simpliste, brutale et féroce, puisée à l’école des cités grecques, empruntée à l’histoire de leurs convulsions dernières, et dont la contagion détestable se communiquait maintenant à Rome, au milieu des haines civiles portées à leur paroxysme : assurer la durée de son œuvre en faisant table rase des opposants et en lui créant, par le partage de leurs dépouilles, autant d’adhérents pour l’avenir. C’est pour cela que, non content de supprimer l’opposition présente, il prétendit l’étouffer en son germe, dans les fils et petits-fils des proscrits, déchus de leurs droits politiques en même temps que privés de leur patrimoine. D’un autre côté, par la vente des biens confisqués, il intéressait chaque acquéreur à la conservation du régime. Le calcul fut vain, mais il est vrai qu’au plus fort de la réaction antisyllanienne, la question des enfants des proscrits, de leur réintégration en tant que citoyens et propriétaires, fut la seule qu’on n’osa point soulever. Il y eut là quelque chose d’analogue à la question des biens nationaux, telle qu’elle se posa chez nous, au début de la Restauration.

C’est dans la même intention qu’il sema à travers l’Italie ses colonies de vétérans. Elles, n’étaient pas moins de seize, sans compter les assignations individuelles. Il se constituait ainsi une armée de plus de cent mille hommes, dispersés sur tous les points de la péninsule, mobilisables au premier signal, fidèles à sa personne et qui le resteraient à sa mémoire. Ces fondations ne pouvaient se faire qu’au détriment des Italiens, mais il n’en avait cure. Il partageait à leur égard Ies sentiments’ étroitement haineux des vieux Romains. Il avait dû les ménager au début de la guerre : il se dédommagea après la victoire. Les historiens remarquent qu’un trait par où la proscription Syllanienne se distingue des mesures ordonnées par les Marianistes, c’est qu’au lieu de se confiner a Rome, elle s’étendit au dehors, avec un caractère particulièrement odieux dans ces milieux restreints, terrorisés par quelques scélérats improvisés chef, ale parti. Il faut lire dans un discours de Cicéron, le pro Cluentio, l’histoire d’un de ces tyranneaux de petite ville, usant de ses pouvoirs pour se débarrasser des parents dont il convoitait l’héritage.

Il ne pouvait être question de revenir sur le grand l’ait de la concession du droit de cité, et d’ailleurs le dictateur était lié par les engagements pris au débarquement de Brindes, mais ce qu’il avait dû accorder en principe, il fit de son mieux pour le retirer en détail. Il retira le droit de cité aux municipes qui s’étaient déclarés contre lui et, quant à la loi Plautia-Papiria, s’il ne l’abrogea point, il la laissa à l’état de lettre morte. Il est vrai qu’elle n’avait jamais été appliquée dans toute son extension. Il est à croire que les nouveaux citoyens étaient entrés en possession des droits privés dont la pratique ne requérait pas nécessairement, comme celle des droits politiques, l’inscription dans les tribus, mais, pour ce qui est de ces derniers droits, ils n’étaient reconnus à la plupart que théoriquement, en expectative si l’on peut dire. Les violents débats suscités par cette mesure de l’inscription dans les tribus, le conflit entre ceux qui la réclamaient pleine et entière et ceux qui demandaient à en limiter la portée en parquant les nouveaux venus dans huit tribus sur les trente-cinq, la guerre se poursuivant encore contre les peuples non soumis, la difficulté des communications et l’insuffisance des statistiques, la mauvaise volonté des gouvernants, secondée par la négligence des Italiens eux-mêmes ou de beaucoup d’entre eux, satisfaits d’avoir obtenu l’égalité civile et médiocrement soucieux d’un droit de suffrage purement illusoire, tout cela peut expliquer la prolongation d’un état de choses auquel moins que jamais on avait hâte de mettre un terme. Les censeurs de 86 n’inscrivirent que 463.000 citoyens, ce qui à la vérité fait un excédent de 68.664 sur les derniers chiffres connus, ceux de 115 (394.336), mais ce qui était peu de chose, étant donné le gain réalisable par l’application intégrale des lois de 89 et de 88. C’est seulement en 70 que les censeurs antisyllaniens, Gellius et Lentulus, en comptant 900.000, citoyens, firent de ces lois une réalité. Sylla ne procéda point au recensement, et pour cause. Le corps civique n’était donc pas sensiblement amplifié, il était plutôt réduit à la suite des nombreuses radiations prononcées par le dictateur, et sur cette base, rendue aussi étroite qu’autrefois, il pouvait à son aise reconstruire, tel qu’il le concevait, l’édifice de l’ancienne constitution.

L’œuvre législative de Sylla ; très vaste, très complexe, n’en forme pas moins un système très cohérent, dominé par une pensée unique : rétablir l’autorité du Sénat, ramener Rome au point où elle en était avant que l’esprit nouveau eût déchaîné les révolutions.

Avant tout, il fallait réorganiser le Sénat décimé par la guerre civile et la proscription. Sur l’origine des nouveaux sénateurs, nos textes ne sont pas d’accord. D’après les uns, il les prit dans l’ordre équestre, d’après les autres il alla les chercher plus bas, n’importe où. Il est probable que les deux versions également vraies se complètent. On est surpris d’abord qu’il se soit adressé à l’ordre équestre. L’aristocratie d’argent lui était particulièrement odieuse, et c’est elle qui avait payé à la proscription le plus large tribut. La vérité, c’est qu’il ne pouvait l’exclure de sa fournée sans nuire à la considération de l’assemblée aux yeux d’un peuple essentiellement respectueux de la hiérarchie sociale. Il savait d’ailleurs que les chevaliers, une fois incorporés au Sénat, ne tarderaient pas à faire avec lui cause commune, et l’on se rappelle que cette appréhension avait soulevé l’ordre équestre dans son ensemble contre une mesure analogue proposée par Drusus. Mais en même temps, il eut soin d’introduire dans la curie des hommes de peu et jusqu’à de simples soldats dont il pouvait à coup sûr escompter l’aveugle dévouement. C’était une tradition dans la faction oligarchique de s’appuyer contre ses adversaires des classes moyennes sur la clientèle des classes inférieures. C’est ainsi qu’il affranchit et Fit inscrire dans les tribus plus de dix mille esclaves, les Cornelii dont les votes, et les bras au besoin étaient à son service.

Le Sénat ne fut pas seulement reconstitué. Son effectif fut doublé, porté de 300 membres à 600. Il y avait à cela diverses raisons.

Rétablir l’autorité du Sénat, ce but ne pouvait être atteint qu’à deux conditions. Il fallait le défendre contre les autres et contre lui-même. Car le danger, pour le Sénat, n’était pas seulement au dehors, il était au-dedans ; il n’était pas seulement dans les prétentions de l’ordre équestre, dans la poussée démocratique, il était dans les hommes qui, sortis de son propre sein, s’élevaient assez haut pour aspirer à le dominer et à l’asservir. Refouler l’ordre équestre’ et la démocratie d’une part, de l’autre courber sous une sorte de niveau égalitaire tous les membres de l’oligarchie, tel fut donc le double objet poursuivi par Sylla.

Les lois dites annales avaient été imaginées pour empêcher qu’un individu ne fût élevé trop vite aux hautes dignités ou ne s’y perpétuât. Sylla renouvela les dispositions, exigeant un intervalle de deux ans entre chaque magistrature et interdisant de briguer un deuxième consulat moins de dix ans après le premier. Les allures indépendantes des gouverneurs de provinces n’étaient pas un moindre abus. Il porta une loi leur interdisant, sous peine de lèse-majesté, de sortir des limites de leur gouvernement et de faire la guerre de leur propre initiative. Il décida que désormais les magistrats résideraient à Rome, sauf à aller gouverner leurs provinces en qualité de promagistrats, après leur magistrature annuelle. Par là il les soumettait plus étroitement à l’autorité du Sénat. Contre le magistrat indocile, le Sénat avait peu de recours : il ne pouvait l’obliger à se démettre. Mais il pouvait proroger ou non les promagistrats dans leur commandement.

Celte dernière mesure avait un autre avantage. Le personnel gouvernemental n’était plus en rapport avec les besoins du grand empire. En réservant le gouvernement des provinces aux ex-magistrats, Sylla augmentait le nombre des magistrats présents à Rome, et d’un autre côté, la prorogation d’un proconsul ou d’un propréteur multipliait chaque année celui de ses successeurs possibles et ne laissait plus craindre la pénurie des candidats. C’est dans la même pensée qu’il porta le nombre des préteurs de six à huit et des questeurs de huit à vingt. L’augmentation dans ces proportions du nombre des questeurs eut pour effet de doubler l’effectif du Sénat, mais elle eut un autre résultat qui très certainement était prévu et voulu. La promotion annuelle de vingt quæstorii était suffisante pour maintenir cet effectif nouveau, de telle sorte que le recrutement de l’assemblée put s’effectuer automatiquement, sans l’intervention des censeurs et sans l’appoint de leurs choix complémentaires et arbitraires. Sylla n’abolit pas la censure qui reparut après lui sans qu’une loi eût été pour cela nécessaire, mais il la supprima en fait, revenant ainsi â l’ancien ordre de choses où les opérations administratives confiées aux censeurs étaient attribuées aux consuls qui pouvaient aussi, comme autrefois, dresser la liste des sénateurs et au besoin effacer les noms dont la radiation s’imposait. La censure avait été une arme puissante entre les mains des oligarques, mais qui pouvait se retourner contre eux, et c’est en effet ce qui arriva, et au surplus cette grande magistrature morale, indépendante, irresponsable, ne rentrait pas dans la conception présidant â l’ensemble de la réforme constitutionnelle.

L’ordre équestre fut frappé dans sa vanité, dans ses intérêts, dans sa puissance. Sylla lui retira la place d’honneur qu’il s’était fait attribuer aux spectacles ; il lui retira la ferme des impôts de l’Asie dont l’avait gratifié C. Gracchus ; il lui retira la judicature. Depuis la loi de Servilius Glaucia qui, en 104, avait abrogé celle de Servilius Cæpio et restitué leur monopole aux chevaliers, la question judiciaire avait traversé des phases diverses. En 89, avait été votée la loi Plautia, œuvre de ce même tribun Plautius qui, la même année, de concert avec son collègue Papirius Carbo, avait fait voter la fameuse loi Plautia-Papiria, et conçue comme cette dernière dans un esprit de sagesse et de modération. C’était la première bonne loi judiciaire qu’on eût faite à Rome. Elle avait été motivée par un épisode scandaleux, le meurtre du préteur A. Sempronius Asellio, victime des usuriers contre lesquels il avait entrepris de sévir. On ne pouvait compter sur les hommes de finance pour réprimer ces attentats. La loi Plautia décida que chaque année chacune des trente-cinq tribus élirait quinze juges pris indifféremment dans toutes les classes, sénateurs, chevaliers ou même au-dessous. Le corps judiciaire ainsi composé, reposant sur une base plus large, devait échapper aux influences exclusives de tel ou tel parti. Nous ne savons si la loi Plautia a subsisté jusqu’à Sylla. Il est assez vraisemblable qu’elle a été emportée par la réaction Marianiste. Ce qui est certain, c’est que Sylla, repoussant tout moyen terme, rendit la judicature aux sénateurs. Ce fut une des raisons pour lesquelles il doubla leur effectif, car il avait augmenté le nombre des quæstiones perpetuæ tant pour renforcer l’action de la justice criminelle que pour la concentrer entre les mains du Sénat, d’où il suit qu’un bon nombre de sénateurs étaient requis par le travail judiciaire. C’est pour cette raison encore, — sans compter les autres, — que les préteurs qui étaient chargés de présider ces tribunaux furent portés à huit et retenus à Rome.

La force du parti démocratique était dans le tribunat et les comices tributes. Les conservateurs avaient en horreur cette magistrature dont ils avaient réussi jadis à se servir comme d’un instrument utile mais qui depuis, revenant à ses origines, était devenue le plus actif agent de la révolution,’ une sorte de monstre dans l’État, dont le développement anormal entravait et faussait le jeu régulier des institutions. Par une manœuvre où il semble bien qu’il entrait quelque ironie, Sylla voulut ramener le tribunat à son point de départ en le dépouillant des pouvoirs qu’il avait usurpés successivement, et en le, réduisant à la place secondaire qui primitivement avait été la sienne, à côté et en dehors des magistratures proprement dites. De même que longtemps les tribuns, en leur qualité de plébéiens, avaient été exclus des honneurs, de même il leur fut interdit désormais de briguer une magistrature curule. Dans ces conditions, le tribunat devenu une impasse ne pouvait tenter que les médiocres. L’application du droit d’intercession, étendue abusivement à toutes les mesures d’ordre général, fut restreinte, comme elle l’avait été d’abord, aux cas intéressant les individus. Les comices tributes, émancipés depuis la loi Hortensia de la tutelle du Sénat, y furent assujettis de nouveau, les propositions qui leur étaient soumises devant être, comme avant cette loi, ratifiées au préalable par un sénatus-consulte, et conséquemment la vieille assemblée ploutocratique des comices centuriates reprit son antique prééminence. Le tribunat, déconsidéré, mutilé dans ses attributions, dépourvu de ses moyens d’action les plus puissants, ne fut plus dès lors que l’ombre de lui-même, une image vaine, imago sine re.

Sylla supprima les distributions frumentaires. Ce ne fut pas la plus mauvaise de ses mesures. Elles étaient une prime â l’oisiveté, un appât qui aggravait la pléthore de la capitale. Et ce ne fut pas la moins hardie : elle atteignait la populace à l’endroit sensible, où il était le plus dangereux de frapper.

Quand il jugea son œuvre achevée, il abdiqua. C’était a l’entrée de l’année 79. Sa dictature n’avait pas duré beaucoup plus de trois ans, depuis novembre 82. La lassitude, la satiété, l’orgueil, le mépris des hommes ont pu être pour quelque chose dans cet acte fameux. Finir ses jours paisiblement, en simple particulier, la où il avait régné par la terreur, dans cette atmosphère de haines féroces grondant autour de son nom, il y avait a cela, pour ce raffiné, comme une dernière bravade, une jouissance exquise et cruelle. Et l’on ne dira pas qu’il ne courait aucun risque. S’il n’avait rien a craindre pour sa personne d’un mouvement insurrectionnel, si les dis mille n Cornéliens » affranchis par lui et devenus par lui des citoyens, si les cent mille vétérans établis par ses libéralités sur la terre italienne étaient tout prêts a se lever pour sa défense au premier appel, il restait exposé, comme Drusus, au poignard d’un meurtrier obscur. Mais ici encore, comme pour les proscriptions, l’explication, la vraie, n’est pas dans la psychologie du personnage : il faut la chercher ailleurs et plus haut. L’abdication de Sylla s’imposait. Elle n’était pas le caprice d’une imagination blasée, la satisfaction suprême d’une vanité colossale : elle était un acte politique, la conséquence logique du système, le couronnement de l’édifice. La constitution était remise sur pied ; il ne restait plus qu’à la laisser fonctionner, et pour cela le dictateur devait s’effacer.

Telle fut l’œuvre de Sylla, œuvre d’une intelligence vigoureuse servie par une volonté énergique et sans scrupules, mais d’une intelligence bornée, fermée aux perspectives de l’avenir comme aux idées et aux besoins du présent, éprise d’un idéal chimérique autant que suranné, figée dans le cercle étroit des préjugés et des passions oligarchiques, une œuvre caduque, destinée à une ruine inévitable et prochaine. Remonter le cours des âges, ramener les choses au point où elles en étaient deux siècles plus tôt ; quelle illusion ! On pouvait, par un coup de force, rétablir le Sénat dans ses prérogatives, mais comment lui insuffler les vertus nécessaires pour en bien user ? Comment rendre à cette noblesse épuisée, à cette coterie de jouisseurs et d’exploiteurs, l’esprit politique, la confiance en soi, l’autorité, le prestige, tout ce qui lui avait manqué ? Si jadis l’excès de sa force l’avait entraînée à tous les abus, qu’allait-elle faire maintenant sans contrepoids, sans le contrôle de la censure, sans le contrôle, plus importun mais efficace, du tribunat ? Et se fût-elle ressaisie, quelle apparence que le mode de gouvernement conçu pour une petite cité pût se perpétuer au sein d’un grand empire ? Et que d’autres problèmes non résolus et toujours menaçants, l’Italie plus misérable que jamais, dévastée et bouleversée de fond en comble par la guerre et les confiscations, couverte de populations errantes, de prolétaires sans feu ni lieu, d’esclaves fugitifs ! C’est en vain que Sylla avait implanté sur tous les points de la péninsule ses colonies de vétérans, renouvelant pour eux la disposition imaginée autrefois par les Gracques, leur interdisant de vendre leur fonds. Comment ces vieux routiers, habitués à une vie d’aventures et de pillage, se seraient-ils pliés à cette existence laborieuse et tranquille ? Ils vendaient malgré la loi et, l’argent dépensé, allaient grossir l’armée de l’émeute future. Mais, de toutes les causes qui d’avance frappaient de mort l’œuvre poursuivie par le fer et le feu, à travers cette immense hécatombe de vies humaines, la plus décisive, ce fut la contradiction interne dont elle était viciée à son origine. Entre le but et les moyens, le contraste était trop flagrant. Sylla avait voulu restaurer le sens de la légalité, et il tuait ce qui en restait par son propre exemple. Il avait voulu supprimer les situations exceptionnelles, et il s’en était créé une qui dépassait tout ce qu’on avait jamais vu. Il avait voulu relever le Sénat, le gouvernement civil, et il avait inauguré le règne de la soldatesque et frayé la voie au despotisme militaire.

Il n’avait pas déposé le pouvoir que déjà l’opposition relevait la tète. En l’an 80, un jeune avocat, un inconnu, M. Tullius Cicero osait en plein prétoire dénoncer les méfaits de Chrysogonus, le tout-puissant affranchi du dictateur. Et Sylla se trouvait encore à Rome, après son abdication, quand les élections pour 78 portèrent au consulat Q. Lutatius Catulus et M. Æmilius Lepidus. Le premier était un aristocrate convaincu, honnête, lié au parti par la communauté des opinions, non par la solidarité du crime. On pressentait dans le second un adversaire qui ne tarda pas à se révéler comme tel. Il inaugura ses fonctions par un virulent discours, rie tendant à rien moins qu’à l’abrogation des lois Syllaniennes. De sa villa de Pouzzoles, de la voluptueuse demeure où il passait ses derniers jours, le tyran retraité put percevoir, dans les échos de cette harangue enflammée, comme les premiers craquements de l’édifice. Quand il ne fut plus là, au lendemain des obsèques royales décrétées par le Sénat, le dissentiment entre les deux consuls éclata tellement violent qu’il aboutit bientôt à une rupture ouverte et à une nouvelle guerre civile, d’ailleurs vite étouffée. Sous prétexte de se rendre dans sa province, Lepidus était allé ramasser des troupes en Étrurie et s’était mis en marche sur Rome, mais il fut battu aux portes de la ville, et l’oligarchie l’emporta pour cette fois. Ce ne devait pas être pour longtemps.

Contre la coalition des mécontents, Italiens, chevaliers, prolétaires de la capitale, proscrits et fils de proscrits, le Sénat, privé de son terrible champion, se sentait faible. Il comptait quelques hommes décidés ; tenant ferme pour la constitution, Catulus, le vieux Marcius Philippus, rallié sur la fin de sa carrière, après d’innombrables palinodies, à la cause de l’aristocratie. C’étaient eux qui, secouant l’inertie de l’assemblée, l’avaient contrainte à sévir contre le consul factieux. Mais il y avait aussi les hommes de transaction, de conciliation, les survivants ou les héritiers du groupe de Drusus, à leur tête les trois frères Aurelii Cottæ, dont l’aîné Caïus avait figuré vingt ans plus tôt parmi les amis du grand tribun. Il y avait enfin la masse des timides, des égoïstes dont cette suite de catastrophes avait brisé le courage, qui ne demandaient’ qu’à sauver leurs biens et leur vie en louvoyant, en cédant au plus fort. Entre les uns et les autres, entre les modérés et les peureux, les hommes d’énergie étaient impuissants.

L’arbitre dé la situation se trouva être encore une fois un soldât. Cn. Pompeius avait débuté, à vingt-trois ans, en amenant à Sylla, qui venait de débarquer à Brindes, trois légions recrutées à ses frais dans ses domaines du Picenum, et Sylla l’avait récompensé en le chargeant d’aller soumettre la Sicile et l’Afrique et en lui accordant, sur ses instances, après qu’il se fût acquitté de cette mission d’ailleurs facile, le triomphe. C’était une chose inouïe qu’un gouvernement proconsulaire et, à plus forte raison, le triomphe obtenus avant l’exercice d’aucune magistrature et à l’âge où l’on ne pouvait prétendre même à la plus humble, et l’on ne s’explique pas comment Sylla, en consentant à cette énormité, a pu se donner à lui-même et à son œuvre ce démenti. Mais qui déchiffrera le secret de cette nature complexe où la netteté des idées, la puissance de la volonté n’ont jamais exclu une sorte de nonchalance dédaigneuse, de détachement ironique ? Autant la politique du dictateur est claire, autant sa personnalité intime nous demeure à beaucoup d’égards énigmatique. Ces honneurs prématurés avaient mis Pompée hors de pair. Quand il fallut organiser la résistance contre Lepidus, il offrit au Sénat son épée qu’on n’osa refuser. Et quand il s’agit d’en finir avec les débris des Marianistes en allant abattre en Espagne le plus tenace et le plus éminent chef du parti, le grand Sertorius, ce fut encore lui qui s’imposa comme gouverneur de l’Espagne citérieure pour opérer de concert avec le gouverneur de l’Espagne ultérieure Cæcilius Metellus, et dans l’intention bien arrêtée d’éclipser son collègue et de prendre en mains la direction de la guerre. Le succès ne répondit pas à ses prétentions. Ses talents militaires, très réels, n’étaient- somme, toute que de second ordre. Mais il eut la chance de se trouver là, après le départ de Metellus, quand l’assassinat de Sertorius amena la fin des hostilités, et il était passé maître en l’art de se faire valoir. Une autre bonne fortune l’attendait à son retour en Italie, en 71. Pendant son absence, Rome avait été sérieusement menacée par le soulèvement des esclaves, sous la conduite de Spartacus. En descendant des Alpes, il rencontra sur son chemin les débris de l’armée servile écrasée par Crassus. Il n’eut pas de peine à les anéantir et put ainsi se glorifier d’avoir porté le dernier coup à la révolte, aux dépens du véritable vainqueur. Maintenant, à trente-cinq ans, cinq ans avant l’âge légal, alors qu’il n’avait pas même passé par la questure et qu’il ne figurait encore que sur les rôles°de l’ordre équestre, il aspirait au consulat.

Son évolution politique était dessinée des ce moment. IL s’était rallié à Sylla pour des raisons personnelles, par rancune, à la suite d’un procès qui lui avait été intenté en revendication des biens dont son père Cn. Pompeius Strabo s’était emparé indûment, au cours de la guerre contre les alliés où il avait exercé un commandement important, et bien qu’ayant obtenu gain de cause, il ne pardonnait pas aux chefs Marianistes d’avoir suscité ou toléré cette accusation. Peut-être aussi, et même très probablement, par sympathie, par un penchant naturel, car au fond il était, il fut toujours un aristocrate de tempérament, homme d’ordre et de discipline, arrogant, froid, hautain, tout le contraire d’un meneur populaire. Mais ses débuts extraordinaires, nullement justifiés par un mérite transcendant, avaient allumé en lui cette vanité insatiable, cette soif d’honneurs, de distinctions exceptionnelles dont il fut dévoré toute sa vie et qui, pour commencer, le lança tout de suite hors de sa voie véritable. A vrai dire, en fait d’opinions, il n’avait que des préférences instinctives, des inclinations dont il sut toujours faire abstraction quand son ambition était en jeu, et pour cette ambition égoïste, effrénée, il était trop évident que la législation Syllanienne et ses partisans constituaient un obstacle. Il avait pu le surmonter jusqu’à présent, mais le pourrait-il par la suite ? Il était en mauvais termes avec le Sénat qui, ayant dû à contrecœur violer la légalité pour accepter ses services, lui en voulait de la contrainte subie, et le lui avait témoigné en ne lui envoyant en Espagne ni matériel, ni argent, sur quoi il avait reçu de l’insolent général une lettre menaçante, équivalant à une déclaration de guerre. Brouillé avec ses anciens amis, il ne lui restait qu’à se tourner de l’autre côté. En même temps il tendait la main à Crassus, un autre ex-Syllanien dont l’ambition se trouvait elle aussi à l’étroit dans les limites de la constitution. L’accord ne fut pas conclu sans peine. Crassus était jaloux de Pompée, de la gloire qu’il s’était acquise, et de celle qu’il s’était efforcé de lui dérober. Les deux rivaux étaient restés à la tète de leurs troupes, et l’on put craindre un instant un conflit armé. Mais le même intérêt qui les jetait dans les bras du parti démocratique les rapprocha, et c’est ainsi, en se prêtant un mutuel appui, qu’ils réussirent à se faire élire consuls pour l’année 70.

La constitution de Sylla s’écroulait pièce par pièce sous un effort pacifique mais continu. L’agitation avait repris de plus belle après l’insurrection avortée de Lepidus. En 75, à l’instigation du tribun Opimius, le consul C. Aurelius Cotta avait rendu au tribunat sa considération en obtenant pour ses titulaires l’accès aux magistratures supérieures. En 74, le tribun Quinctius Cethegus avait soulevé la question des tribunaux. L’année suivante, ce fut le tribun Licinius Macer, le plus éloquent des orateurs populaires, qui, dans un violent réquisitoire contre les nobles, engageait le peuple à briser leur résistance en refusant le service militaire. Le Sénat essayait à peine de lutter. Il jetait en pâture à la plèbe une loi frumentaire et, abdiquant entre les mains de Pompée, il déclarait ajourner toute décision jusqu’au retour du général victorieux. Il aimait encore à se faire illusion sur tes dispositions de son ancien allié.

Le consulat de Pompée et de Crassus fut décisif. Les deux pierres angulaires de la constitution de Sylla étaient, la loi sur le tribunat et la loi judiciaire. Le tribunat fut rétabli dans tous ses droits. La loi judiciaire fut abrogée. La juridiction des sénateurs n’avait pas été moins odieusement partiale que celle des chevaliers, et juste à ce moment un procès retentissant achevait de la discréditer en étalant les méfaits dont elle se rendait complice. Lejeune avocat qui, dix ans plus tôt, avait été un des premiers porte-parole de la réaction antisyllanienne, lui apportait encore une fois le concours de son éloquence en dénonçant, au nom des Siciliens, les pillages de Verrès, car, — il le savait bien — ce n’était pas Verrès seulement, c’étaient ses juges qu’il traînait devant l’opinion, et tel était alors le désarroi du parti que, n’osant pas absoudre le coupable, ils furent par là réduits à se condamner eux-mêmes. Il n’est pas fait allusion à la nouvelle loi judiciaire dans-les deux premiers discours de Cicéron, les seuls qui aient été prononcés. On sait en effet que Verrès prévint la condamnation au cours du procès en s’exilant. C’étaient donc les juges sénatoriens qui siégeaient encore à ce moment.. Les cinq autres plaidoyers furent publiés après coup avec les deux premiers, comme un document venant à l’appui de la réforme une fois accomplie. La nouvelle loi n’excluait pas les sénateurs de la judicature, mais elle la partageait entre eux, les chevaliers, et une troisième catégorie de juges pris vraisemblablement au-dessous de l’ordre équestre, dans la deuxième classe du cens. C’était une loi de conciliation, s’inspirant des mêmes principes qui avaient présidé en 89 à la conception de la loi Plautia, œuvre elle aussi d’un aristocrate modéré, le préteur L. Aurelius Cotta, frère de ce C. Aurelius qui, étant consul en 75, avait fait prévaloir la proposition du tribun Opimius.

On s’en prit aux hommes comme aux choses. Les censeurs institués en cette même année 70, L. Gellius et Cn. Cornelius Lentulus, procédèrent à une épuration sévère du Sénat d’où ils n’expulsèrent pas moins de soixante-quatre sénateurs introduits par Sella. La réapparition. de la. censure était par elle-même un événement, la preuve que tous les rouages supprimés par le dictateur recommençaient à fonctionner.

Sylla était mort depuis six ans seulement et déjà, si l’on met à part quelques innovations administratives, il ne restait rien de son œuvre, rien que de nouveaux ferments de discorde, de nouveaux germes de dissolution introduits dans le corps malade par cette médication sanglante et inefficace. La réforme par le Sénat avait échoué comme la réforme contre le Sénat, si bien qu’après tant d’expériences manquées, tant d’efforts avortés, tant d’espoirs déçus, il semble qu’une sorte de lassitude, de découragement ait succédé aux grandes initiatives, et désormais la République, retombée dans l’ornière et en proie à une anarchie sans issue, ira se débattant entre les assauts de la démagogie et les compétitions des généraux jusqu’au jour où le plus fort d’entre eux, l’homme de génie surgi dans la tempête, viendra imposer la solution, rendue inévitable par les fautes de tous et la fatalité des circonstances, et tentera, lui aussi, de restaurer l’État, non plus dans le sens démocratique ou aristocratique, mais par la monarchie.

 

§ 5. - Catilina et la tentative de révolution sociale.

Les années qui suivirent le consulat de Pompée et de Crassus furent des années relativement paisibles, mais travaillées par un malaise profond, assombries par l’approche d’une crise où la République faillit succomber. Tout ce qui, à tous les degrés, avait intérêt à un bouleversement, ambitieux de haute volée et prolétaires misérables, les uns avec leurs revendications légitimes, les autres avec leurs convoitises malsaines ou leurs vues à longue portée, tous ces éléments hétérogènes se trouvèrent associés en une sorte de coalition disparate et d’autant plus redoutable ; car elle ne laissait en dehors aucune des forces de destruction qui s’agitaient au sein de la société romaine.

Pompée était absent. Il n’était pas homme à rentrer dans le rang après avoir déposé le consulat. Le développement de la piraterie dans tout le bassin de la Méditerranée depuis la disparition des marines grecque, phénicienne, carthaginoise était devenu une calamité publique. La nécessité d’en finir avec ce fléau lui fournit l’occasion cherchée. En l’an 67, sur la proposition du tribun Gabinius et malgré la très vive résistance du Sénat, un commandement lui fut confié qui sans doute répondait aux circonstances, mais dont le caractère anormal, les proportions démesurées étaient bien de nature à justifier les alarmes des conservateurs attachés au principe de l’égalité républicaine. Il s’étendait sur toutes les mers en ajoutant les côtes jusqu’à une distance de cinquante milles, et comportait en outre la faculté de recruter des navires, des marins, des soldats, de lever des impôts, de puiser dans le Trésor, autant qu’il paraîtrait utile. Pompée s’acquitta de sa mission avec un succès qui mit le sceau à sa popularité, mais à cet orgueil surexcité il fallait un champ toujours plus vaste, des victoires toujours plus éclatantes, une place de plus en plus haute dans l’admiration des hommes. La direction de la guerre contre Mithridate, qui naguère avait tenté si violemment Marius et Sella, était maintenant l’objet de ses vœux. Elle était confiée à Lucullus, qui la conduisait brillamment. Il réussit à le supplanter. En 66, un nouveau plébiscite proposé par le tribun Manilius vint compléter le plébiscite Gabinien en lui attribuant le gouvernement de l’Asie, de la Bithynie, de la Cilicie, avec le droit de faire la guerre et la paix à sa volonté. L’heureux Pompée n’eut qu’à récolter ce que son prédécesseur avait semé, marchant de triomphe en triomphe, annexant des provinces, distribuant des États, traitant avec les cités et les rois, en véritable souverain. Au fond de cet Orient lointain où retentissait encore la gloire d’Alexandre, il apparaissait aux Romains émerveillés comme le digne héritier du grand Macédonien.

Crassus était resté à Rome, se morfondant dans l’inaction, importuné par les acclamations qui saluaient les bulletins de victoire de Pompée, jaloux de se tailler lui aussi une situation équivalente à celle de son rival. Dans cette intention, ne se sentant pas assez fort par lui-même, il lia partie avec un homme jeune encore, très peu avancé dans la carrière des honneurs, — il avait dépassé seulement l’étape de la questure et venait d’être élu édile pour l’année 63, — mais qui, dès ce moment, sous les dehors frivoles d’un élégant, d’un roi de la mode, laissait entrevoir aux plus clairvoyants la force de son génie et l’ampleur de ses desseins. C. Julius Cæsar, bien qu’appartenant à la noblesse patricienne, se rattachait par ses alliances, par sa femme Cornelia, la fille de Cinna, par sa tante Julia, la veuve de Marius, au parti démocratique. Aux funérailles de cette dernière, il avait osé, dès l’année 68, prononcer l’éloge des deux chefs populaires et faire porter, parmi les bustes de la famille, l’image encore proscrite du vainqueur de Jugurtha et des Cimbres. Trois ans plus tard, étant édile, il rétablissait de sa propre initiative le trophée qui lui avait été consacré au Capitole. En même temps il reprenait la tradition des grands tribuns, des Gracques et de Drusus, en plaidant la cause des Gaulois Transpadans réclamant le droit de cité à l’égal des Gaulois de la Cispadane. Il avait commencé par servir les intérêts de Pompée, devenu le grand homme de la réaction antisyllanienne, et il avait agi en faveur des lois Gabinia et Manilia. Mais il n’avait que des ressources médiocres, et il lui fallait suffire à sa vie de plaisir et se pousser dans la carrière politique. Il trouva en Crassus un préteur complaisant. Crassus, enrichi par les proscriptions et par une série de spéculations plus ou moins avouables, était à la tête d’une immense fortune dont il faisait le levier de son ambition. Il savait qu’avec son argent il pouvait acheter les suffrages, et au besoin lever des armées, comme avait fait Pompée. En attendant, il se recrutait des obligés, des créatures. Ce cupide personnage avait avec les politiciens d’avenir la main toujours ouverte. C’est par ce lien qu’il s’attacha César, et c’est ainsi que du camp de Pompée César passa dans celui de Crassus.

Pour faire contrepoids à Pompée, ils jetèrent les yeux sur l’Espagne et sur l’Égypte. L’Espagne était un pays très riche en ressources financières et militaires, et dont l’importance avait été mise en lumière par les événements récents. C’était l’Espagne qui avait fait la force de Sertorius, et l’on se rappelait aussi qu’elle avait été le fondement de la grandeur des Barkides. Elle était destinée à un certain Calpurnius Piso, connu pour être l’ennemi de Pompée., et par suite à la dévotion de César et de Crassus. Mais la proie la plus convoitée était l’Égypte. Le roi Ptolémée Alexandre était mort sans postérité légitime et le bruit courait qu’au lieu de laisser son royaume à un bâtard, Ptolémée Aulètes, placé sur le trône par les Egyptiens, il l’avait légué au peuple romain. Le Sénat sans doute savait à quoi s’en tenir sur la réalité du testament, mais quoi qu’il en fût, il répugnait à une annexion dont il prévoyait les difficultés, et dont il sentait aussi le danger à un autre point de vue, car elle ne pouvait manquer de grandir démesurément l’homme qui en eût été chargé. L’Égypte était le pays le plus riche du monde ancien, et comme de plus elle fournissait maintenant à l’Italie et à sa capitale la majeure partie du blé nécessaire à leur alimentation, celui qui la tenait entre ses mains la subsistance de Rome et de l’Italie. L’annexion de l’Égypte fut le but visé par Crassus et César. Elle était réclamée avec. eux par le peuple et les chevaliers. Le peuple se souvenait du flot d’or qu’avait fait couler, au temps de Ti. Gracchus, l’héritage d’Attale, et les gens d’affaires, considérant eux aussi les bénéfices que leur rapportait le royaume de Pergame devenu la province d’Asie, comptaient en tirer de plus beaux encore de la vieille terre des Pharaons et des Lagides réduite en province. Il n’est pas probable d’ailleurs que Crassus, à son âge et dans sa situation, ait revendiqué l’opération pour un autre que lui-même, mais il s’agissait de tout autre chose encore que de l’occupation de l’Égypte. L’annexion ne pouvait être obtenue qu’après un changement radical dans le gouvernement, et ainsi le plan conçu par les deux associés aboutissait en fin de compte â une révolution.

De ce moment datent leurs relations avec Catilina. L. Sergius Catilina est devenu pour nous un personnage légendaire, le type classique du conspirateur scélérat, une sorte de monstre chargé de tous les crimes. A s’en tenir aux seuls faits avérés, en écartant les vagues racontars mis en circulation par la haine et la peur, avec tout ce que le goût du romanesque et du mélodramatique y a ajouté depuis, il ne semble pas avoir été pire que beaucoup de ses contemporains, en cet âge de corruption et de férocité. Il avait été un des massacreurs de Sylla, il avait pillé les provinciaux, et ses mœurs n’étaient rien moins qu’exemplaires. Mais de combien d’autres n’en pouvait-on pas dire autant ? S’il sortait du commun, c’était par son intelligence, par son audace, et aussi par un don singulier -de séduction. Son évolution politique, si déconcertante qu’elle soit, n’a rien d’exceptionnel. Il a changé de parti avec le cynisme qui caractérisait les hommes de son temps. Il avait débuté dans les rangs des oligarques où l’appelaient ses origines patriciennes et où il avait marqué sa place sanglante, mais il ne tarda pas à en sortir. En 66, il revint de son gouvernement d’Afrique avec l’intention de se présenter au consulat, mais un procès pour péculat l’attendait et le consul Volcatius Tullus refusa, comme c’était son droit, de tenir compte de sa candidature, tant qu’il ne se serait pas purgé de cette accusation. Or, en cette même année, les deux consuls désignés pour 65, P. Autronius Pætus et P. Cornelius Sylla, un neveu du dictateur, se virent de leur côté accusés de brigue, condamnés et supplantés, conformément à la loi, par leurs deux accusateurs, L. Aurelius Cotta et L. Manlius Torquatus. C’était un coup terrible, la fin de leurs ambitions politiques, une loi récemment votée interdisant l’accès de toute magistrature à tout condamné de ce fait, et c’était la ruine par-dessus le marché, car il n’était pas de candidat qui ne dépensât des sommes énormes avec l’espoir de les récupérer au centuple dans le gouvernement d’une province. Ils décidèrent de tuer leurs remplaçants le jour même où ils devaient entrer en charge, et ils attirèrent Catilina dans le complot en lui promettant l’ajournement de son procès, et le consulat ultérieurement. C’est ce qu’on appelle fort improprement la première conjuration de Catilina. Plus tard en effet ses ennemis ont essayé tout à la fois de le grandir et de l’accabler en lui prêtant le premier rôle, mais en réalité il n’agissait qu’en sous-ordre, et les deux chefs nominaux de l’entreprise n’étaient eux-mêmes que des instruments. Derrière eux, on distingue l’action de Crassus et de César. Ils n’avaient rien à espérer de Cotta et de Torquatus, et ils avaient tout à gagner à une catastrophe. Suétone nous dit que Crassus devait s’emparer de la dictature avec César comme maître de la cavalerie et que tous deux se proposaient de réorganiser la République. Le coup manqua, on ne sait trop pourquoi, et l’affaire fut étouffée, soit qu’on n’eût pas de preuves, soit parce qu’on craignait de trouver au bout de l’enquête les deux puissantes personnalités suspectes. Il y a plus. Dans leur désir de faire le silence et peut-être aussi pour ramener le transfuge, les conservateurs mirent de côté leurs griefs jusqu’à intervenir en faveur de Catilina quand il comparut devant la quæstio repetundarum. Il ne leur en sut aucun gré. L’éloquence de Hortensius avait contribué à son acquittement moins que l’argent versé aux juges, et ces largesses avaient épuisé ses ressources. Il sentait bien d’autre part que, malgré la protection dont ses anciens amis l’avaient couvert en cette circonstance, il ne pouvait compter désormais sur leur appui pour le but suprême de ses efforts, le consulat. Il ne lui restait qu’à marcher avec ses nouveaux alliés.

Il se présenta en 64 sous le patronage déclaré de Crassus et de César et échoua. Le danger que faisaient planer sur la- République le pacte conclu entre ces trois hommes et les desseins subversifs qu’on leur prêtait avaient rapproché les deux éléments du parti conservateur, les sénateurs et les chevaliers. Les chevaliers, somme toute, avaient reçu une large satisfaction par la loi judiciaire Aurelia, et l’exploitation même de l’Égypte ne leur paraissait pas valoir un bouleversement général. Le candidat choisi pour symboliser cet accord fut Cicéron. Nul n’était mieux désigné par ses origines et ses antécédents. Il n’appartenait à aucune des opinions extrêmes. Homme nouveau, il ne risquait pas d’être confondu avec la fraction intransigeante du Sénat. Rallié à là cause de l’aristocratie, il avait donné assez de gages à la démocratie pour mériter encore sa gratitude. L’ordre équestre, dont il était sorti et qu’il avait servi en toute occasion, le soutenait de ses sympathies. Il put ainsi, une fois dans sa vie, réaliser le programme auquel il resta toujours attaché, à travers les vicissitudes de sa carrière et en dépit de toutes ses défaillances : constituer par l’entente des deux ordres la ligue des modérés, un parti également éloigné des étroitesses de l’esprit oligarchique et des violences populaires, se maintenant ferme sur le terrain de la constitution, décidé à la défendre contre toutes les attaques, d’on qu’elles vinssent, contre les entreprises des ambitieux et les assauts de la démagogie.

La victoire de Cicéron attestait la force d’une résistance dont n’avaient pu triompher Crassus et César. Dès lors, le pacte à trois perdait sa raison d’être. Crassus et César n’avaient pas d’intérêt à se solidariser avec un candidat malheureux, et Catilina n’en avait pas davantage à solliciter un concours qui ne lui servait de rien. Il se résolut à travailler pour lui-même, et maître de, ses actes, n’ayant plus personne à ménager, il leva hardiment le drapeau de la révolution sociale.

Il est clair qu’il ne pouvait être suivi dans cette voie par Crassus, le plus riche des Romains. César lui-même était trop avisé pour tremper dans le mouvement ; il s’enferma dans une abstention équivoque, sympathique plutôt, épiant les événements avec l’intention d’en tirer parti. Mais ni l’un ni l’autre ne perdaient de vue leur grand dessein et, renonçant à atteindre le but directement, ils essayèrent d’y arriver par un chemin détourné, en lançant une nouvelle loi agraire par l’intermédiaire du tribun Rullus.

C’était une très bonne loi, sagement conçue. L’histoire de C. Gracchus avait démontré l’impopularité de la colonisation extra-italique. Il n’en fut plus question. Mais l’Italie n’offrait plus elle-même à ta colonisation qu’un champ très restreint. La loi de liquidation de l’an 111 avait garanti les droits des possesseurs, et le domaine public, écorné encore par la colonisation Syllanienne, se réduisait somme toute au territoire campanien. Donc, puisque en dehors de la Campanie, il n’y a plus de terres à distribuer gratis en Italie, on en achètera. Sur quels fonds ? En vendant les terres conquises en dehors de l’Italie depuis 88, et en faisant rentrer le butin non encore versé par les généraux et celui dont ils pourront s’emparer à l’avenir pendant cinq ans.

La loi fut rejetée grâce à l’intervention de Cicéron. Il déploya contre elle la magie de son éloquence, recourant à tous les arguments, bons ou mauvais, ne dédaignant pas les plus misérables, descendant jusqu’à flatter les goûts les plus malsains de la populace. On en est humilié pour lui en le lisant. Mais l’opposition aux lois agraires était le terrain où se rencontraient l’ordre sénatorial et l’ordre équestre, et il ne pouvait aller contre la pensée fondamentale de sa politique. Il avait une autre raison que nous saisissons fort bien à travers ses sous-entendus et dont tout-le monde se rendait compte. On savait d’où partait l’initiative de Rullus, et qu’au fond il n’y avait pas autre chose dans sa proposition qu’une machination de Crassus et ale. César. Les décemvirs chargés de l’exécution de la loi n’étaient pas seulement autorisés à acheter et à vendre des terres sur toute la surface de l’empire ; il leur appartenait de décider ce, qui rentrait ou non dans le domaine public. Et il n’était pas douteux que Crassus et César ne dussent faire partie de la commission. On s’arrangeait pour assurer leur succès en empruntant aux élections pour les collèges sacerdotaux un mode de votation consistant à ne faire voter que dix-sept tribus tirées au sort sur les trente-cinq. Ce procédé, imaginé pour enlever à l’opération le caractère d’une élection proprement dite et la réduire à n’être qu’une sorte de désignation, de manière à sauvegarder, en apparence du moins, le vieux principe de la cooptation, n’avait ici aucune raison d’être ; sinon qu’il permettait à une min experte de forcer le résultat en écartant les tribus les moins bien disposées. Ainsi les deux ambitieux pouvaient, en vertu du prétendu testament de Ptolémée Alexandre, classer l’Égypte dans le domaine et consommer enfin cette annexion dont ils escomptaient les merveilleux résultats. Ils n’avaient pas à craindre d’être contrecarrés par Pompée. On avait fait une exception en sa faveur en ne lui appliquant pas l’article relatif au butin, mais on l’excluait du nombre des décemvirs en exigeant .la présence à Rome de tous les candidats.

La lutte sourde contre Crassus et César remplit les premiers mois du consulat de Cicéron. Catilina, pendant ce temps, ourdissait les fils de son complot. Il n’était pas décidé encore à procéder autrement que par les moyens légaux. Il attendait l’issue de sa candidature pour l’année 62. Mais il se tenait prêt. Quand il eut échoué une seconde fois, il comprit qu’il n’avait plus de recours que dans la force.

C’était un étrange champion pour le parti populaire que cet ancien sicaire de Sylla, avec son état-major formé à son image, composé de nobles obérés, jouisseurs et viveurs, de grandes dames galantes et décriées, toute la lie de la haute société romaine. Mais le chef de ce personnel taré, qu’était-il en somme et que voulait-il ? Démolisseur aveugle ou profond politique ? Serviteur d’une grande cause, ou ambitieux vulgaire sans autre but que de l’exploiter à son profit ? Sur ce point encore, non moins que sur sa vie privée, nos témoignages ne lui sont pas favorables. Dans les discours qu’on lui prête, les seuls sentiments auxquels nous le voyons faire appel sont l’envie et la haine. A ses partisans de tout étage, il promet l’abolition des dettes. A ses amis, les magistratures, l’opulence, le luxe. Aux pauvres, le pillage. S’il a visé plus loin et plus haut, si la liquidation par le fer et le feu n’était dans sa pensée que la préface d’un ordre régulier et meilleur, s’il avait son plan en un mot, ce ne sont pas ses historiens qui nous le diront. Et si dans le mouvement auquel il donnait le branle il y avait plus et mieux qu’une simple coalition d’appétits criminels, ils pourront bien à leur insu, malgré eux, en laisser percer quelque chose, mais non pas s’en rendre compte nettement, encore moins en faire l’aveu.

Il ne faut pas demander à Cicéron d’être impartial. Il est engagé dans un duel et il fait son métier d’avocat. Mais n’eût-il pas cette raison de vilipender le parti adverse, il était encore le dernier homme capable d’en parler avec équité. Nous avons vu sa politique. Bien qu’étranger à la noblesse par ses origines et bien qu’ayant fait ses premières armes dans les rangs de l’opposition antisyllanienne, il n’avait jamais été un démocrate, et il l’était de moins en moins à mesure qu’il montait dans l’échelle des honneurs, à mesure aussi qu’il voyait se projeter sur l’avenir l’ombre menaçante de la tyrannie populaire. Il tenait pour ceux qu’il appelle les optimates, les bons, qui en réalité ne sont autres que les classes possédantes. Ce n’est pas qu’au fond il se fasse beaucoup d’illusions à leur sujet. Il connaît leurs faiblesses et leurs tares, et il s’en ouvre volontiers dans ses confidences intimes. Néanmoins, il estime qu’à elles seules revient le pouvoir. Ses traités De la République et Des Devoirs sont tout pénétrés de cette idée. Sa morale, dans ce dernier ouvrage, est d’un pur aristocrate. Il est humain, il recommande la justice pour les humbles, voués à des occupations illibérales, basses, serviles, relégués dans une sphère inférieure, où ils doivent rester. Que l’État puisse avoir une autre mission que de maintenir cette hiérarchie, c’est une pensée qui ne lui vient pas ou qu’il écarte. De même, que les misérables ne soient pas tout à fait responsables de leur misère, qu’elle tienne à des causes profondes auxquelles il y aurait lieu de porter remède, il ne le voit pas ou ne veut pas le voir. Il a pu lui arriver, sous la pression des circonstances, par précaution oratoire, de rendre aux Gracques un hommage forcé, mais presque toujours, quand il les nomme, c’est pour flétrir leur mémoire. Pour la foule entraînée à la voix de Catilina, il n’a que des paroles de mépris : Qu’ils succombent, qu’ils périssent, s’ils ne peuvent vivre honnêtement ! Condamnation justifiée sans doute s’il ne s’agit que de quelques grands seigneurs aux abois, mais combien inique et cruelle si elle retombe sur les malheureuses victimes de la grande décomposition sociale ! Et quand enfin, longtemps après, revenant sur ces souvenirs avec cette complaisance intarissable, cette fatuité qui lui a été justement reprochée, il se vante d’avoir, par sa victoire, extirpé le fléau, rassuré les intérêts, rétabli la confiance, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans cette assertion paradoxale, si complètement démentie par les faits, de son inconscience, s’il est sincère, ou de son audace, s’il ne l’est pas.

Il semble qu’on devrait s’attendre de la part de Salluste à des appréciations plus mesurées, à des vues plus larges. Il est franchement hostile à l’oligarchie qu’il a combattue dans la période active de sa carrière et dont il dénonce les vices, dans ses écrits, avec une extrême violence. Pourtant il ne parle pas de Catilina et des Catilinariens sur un autre ton que Cicéron. On s’est demandé souvent quel a été son but en écrivant l’histoire de la conjuration, et il faut croire que ce but ne ressort pas avec une parfaite clarté, puisque la question a pu être résolue diversement. Qu’il soit bien aise de déshonorer en Catilina l’ancien Syllanien, cela se comprend, mais qu’il n’ait pas fait effort pour distinguer entre les meneurs et la masse, il y a lieu d’en être surpris. Le plus vraisemblable, c’est qu’en montrant le désordre et la démoralisation à tous les degrés, il veut fournir un argument de plus contre le régime qu’il déteste et pour celui dont il souhaite l’avènement. Il a été Césarien et si, dans son deuxième ouvrage, dans le Jugurtha, on peut relever quelques traits qui paraissent dirigés contre la mémoire du dictateur, on ne trouve rien de semblable dans le Catilina publié peu d’années après la journée des Ides de Mars, au contraire. Le Catilina n’est pas précisément, comme on l’a dit, une apologie de César. Mais César y apparaît dégagé de toute solidarité avec l’anarchie, lavé des soupçons dont il n’avait pas cessé d’être poursuivi, en même temps que, dans le débat ouvert sur le sort des conjurés, il incarne la légalité, l’esprit de sagesse et de modération. Lui prêter cette double attitude, c’était lui rendre deux fois service.

Les doctrines que l’on peut, sans verser dans l’anachronisme, appeler socialistes, en entendant par là toutes celles qui se proposent de régler la répartition de la richesse par l’intervention de l’État, de manière à la distribuer plus équitablement entre tous les citoyens, ces doctrines qui ont eu en Grèce des représentants illustres dans la pensée et dans l’action, n’ont pas obtenu à Rome la même fortune, ni dans le domaine des faits ni dans celui des théories. Elles se sont heurtées dans la pratique aux répugnances invincibles de l’esprit conservateur, et elles n’ont trouvé aucun défenseur, aucun interprète parmi les auteurs survivants de la littérature latine. Mais ce serait une grande erreur de se figurer qu’elles soient demeurées tout à fait étrangères à ce peuple. Une telle conclusion ne serait pas seulement invraisemblable en elle-même, a priori : pour qui sait lire entre les lignes, elle serait démentie par les textes.

Les communications avec le monde hellénique étaient fréquentes depuis longtemps ; l’histoire des cités grecques était connue ; l’exemple d’un Agis, d’un Cléomène était contagieux. D’ailleurs, des deux côtés les problèmes étaient les mêmes et pouvaient paraître appeler des solutions identiques. Ici aussi l’écart était scandaleux entre l’extrême opulence et l’extrême pauvreté, le contraste dérisoire entre la fiction de la souveraineté populaire et la brutalité des réalités économiques se traduisant par l’oppression des masses. Ici aussi les pouvoirs attribués à l’État étaient assez étendus pour qu’on pût être conduit à leur sacrifier les droits de l’individu. La réduction ou l’abolition des dettes, si souvent réclamée et emportée, était déjà une atteinte grave à la fortune- privée. Les lois des Gracques, bien qui elles ne fussent en aucune façon, ni en elles-mêmes, ni dans l’intention de leurs auteurs, des lois spoliatrices, pouvaient cependant passer pour telles car, si elles ne s’attaquaient pas à de vrais propriétaires, elles n’en lésaient pas moins une possession consacrée par une longue prescription. Et en dernier lieu, le respect de la propriété même avait été plus qu’ébranlé par les confiscations de Sylla. Comment, avec de tels précédents, l’idée d’une expropriation totale n’aurait-elle pas surgi et fermenté dans la foule souffrante, et comment n’eût-elle pas gagné jusque dans les hautes classes quelques âmes généreuses, quelques esprits aventureux ?

Quand Cicéron, dans le de Officiis (II, 21), rappelant le propos du tribun Philippus : Il n’y a pas à Rome deux mille propriétaires, le déplore comme subversif et dangereux, sans d’ailleurs en nier la justesse, et quand il part de là pour s’élever contre l’idée du partage, de l’égalité des biens, le plus grand fléau du mondequa peste quæ potest esse major ! — dira-t-on qu’il se bat contre un péril imaginaire ? Si les discours, les pamphlets où ces aspirations ont pris corps sont perdus, nous en saisissons l’écho dans le roman historique recueilli et fixé pour nous par les écrivains du siècle d’Auguste. C’était un procédé familier de reporter dans le passé l’idéal dont on s’enchantait pour l’avenir, de manière à en montrer la réalisation possible, tout en lui conférant le caractère vénérable, le prestige acquis aux choses anciennes. L’histoire et la fable devenant ainsi un thème à l’usage des partis, le communisme égalitaire reculé dans le lointain de l’âge d’or, sous le sceptre du bon roi Saturne, évoquait pour les niveleurs l’image d’un temps plus heureux, proposé en exemple au présent. Utopies inoffensives, fantaisies de poètes dans la Rome pacifiée et asservie, mais où se traduisaient, pour les générations précédentes, en un langage transparent, des espérances positives, des revendications redoutables.

En réfléchissant à tout cela, on s’explique mieux certains faits mentionnés par les historiens, mais dont la signification jure avec l’ensemble et la couleur générale de leurs récits. Certes, il serait absurde de nier tout, ce qu’il entrait dans la conjuration, à tous les degrés, d’éléments véreux et impurs, mais le mouvement était trop vaste, trop profond pour ne pas être aussi très complexe, et il serait non moins injuste de l’envelopper tout entier dans la même condamnation globale et sommaire. Salluste né nous montre-t-il pas, parmi ceux qui se réunissaient dans la maison de Catilina, des nobles qui n’étaient sollicités par aucun besoin d’argent et, derrière eux, en grand nombre, les principaux personnages des colonies et des municipes ? Il ajoute, il est vrai, pour les premiers ; que c’était l’ambition qui les poussait, mais les autres, quel pouvait être leur mobile ? Il n’en dit rien. Et toute cette jeunesse enthousiaste, toute cette multitude qui applaudissait à l’entreprise, qui lui prêtait son concours ou la soutenait de ses vœux — nous ne faisons que reproduire les termes mêmes de notre auteur, — n’était-elle composée que de scélérats ? C’est le même Salluste qui nous apprend que, malgré l’appât des récompenses, il ne se trouva pas, parmi les chefs et les soldats, un délateur, un traître ou un transfuge[2]. Il y a là tout au moins un trait singulièrement honorable, la preuve d’une conviction ardente, d’un dévouement fanatique qui devait survivre même à la défaite. Ne voyons-nous pas, cinq ans après, les partisans du vaincu lui dresser un cénotaphe et le parer de fleurs, dernier hommage rendu à l’homme qui, sincèrement ou non, dans des vues égoïstes ou désintéressées, avait fait briller aux yeux des déshérités la promesse décevante d’une aurore nouvelle[3] ?

Le gros de l’armée révolutionnaire, les bataillons solides n’étaient pas à Rome. Ce n’est pas que les sujets de mécontentement fissent défaut dans la plèbe urbaine. Parmi ceux qui la travaillaient depuis longtemps, il en était un qui avait pris une acuité extrême. Une crise sévissait, que nous connaissons trop bien dans- nos agglomérations modernes, la crise du logement. L’extension démesurée des habitations de luxe, des jardins de plaisance, coïncidant avec le flot toujours croissant de l’immigration italienne et étrangère, avait resserré dans des limites très étroites les espaces laissés au pauvres. Dans les quartiers populeux, sur les pentes de l’Esquilin, du Viminal, du Quirinal s’élevaient les énormes bâtisses, les insulæ, ou par centaines ils s’entassaient dans leurs taudis infects, de la cave au grenier. Alors comme de nos jours, il n’y avait pas de meilleur placement que ces maisons de rapport. Sur ce terrain comme sur les autres, la spéculation, le capitalisme s’étaient donné carrière. Des rues entières n’avaient qu’un seul propriétaire, et Crassus était arrivé à accaparer la plus grande partie de l’immense capitale. Aussi n’est-il pas étonnant que la question des loyers soit devenue aussi brillante que celle des dettes, et que la remise des termes échus ait figuré au premier rang, avec l’abolition des créances, au programme des agitateurs. Pourtant, quels que fussent dans cette populace les motifs et les velléités de révolte, ce n’était pas de ce côté que venait le vrai danger. Elle était relativement satisfaite de son sort ou résignée ; elle avait pour soulager sa misère les libéralités de l’État et des riches, les distributions frumentaires, les congiaires, la sportule ; pour s’en consoler ou s’en distraire, les spectacles, les jeux, les divertissements de la grande ville ; elle avait perdu son ressort dans cette dépendance ; elle s’était laissé domestiquer. On’ l’avait bien vu au rejet de la loi de Rullus, et l’on devait s’en apercevoir encore quand il suffit, pour la retourner, de l’éloquence de Cicéron lui dénonçant les conséquences de l’émeute, l’incendie dévorant ses tristes demeures, ses meubles et ses hardes.

Le danger venait de l’Italie. C’était le soulèvement de l’Italie que l’on préparait. Les classes rurales avaient été autrefois le plus ferme appui de la politique conservatrice, mais il n’y avait plus de classes rurales. Nous avons décrit l’état lamentable où Sylla avait laissé ce .pays. Un symptôme alarmant s’était produit lors de la révolte de Spartacus. Des hommes libres, en grand nombre, étaient accourus à son appel, aussi désespérés que les esclaves dont il brisait les chaînes. Les émissaires de Catilina parcouraient la péninsule, cherchant îles recrues partout, parmi les pâtres du Bruttium, les gladiateurs de Capone. Mais le foyer de l’insurrection prochaine, le quartier général où elle concentrait ses forces était l’Etrurie, de toutes les régions en proie aux vengeances du dictateur la plus éprouvée. Là se rencontraient dans un commun dénuement les bénéficiaires des confiscations et leurs victimes, les propriétaires dépossédés et les vétérans, victimes de leurs habitudes de dissipation et de paresse. Avec eux, les échappés de l’ergastulum dépouillés par l’usure, non seulement de leurs biens, mais de leur liberté, en dépit des lois tutélaires qui avaient aboli la contrainte par corps et qui, grâce à la faiblesse ou à la connivence des magistrats, n’étaient pas observées. Ramassis de bandits de toute espèce et de toute provenance, dit Cicéron, mais comment se défendre d’une émotion sympathique en lisant la requête, d’un ton si mesuré, d’un accent si pénétrant, adressée au Sénat au nom de ces malheureux par leur chef, le vieil officier Syllanien Mallius, requête fidèlement et, il faut le reconnaître, honnêtement reproduite par Salluste (33) ? Nous attestons les hommes et les dieux que nous n’avons pris les armes ni contre la patrie ni contre la sûreté de nos concitoyens, mais seulement pour garantir nos personnes de l’oppression, nous indigents, misérables qui sommes, par les violences et la cruauté des usuriers, la plupart sans patrie, tous sans considération et sans fortune. A aucun de nous il n’a été permis d’invoquer la loi et, après la perte de notre patrimoine, de sauver notre liberté personnelle, tant fut grande la cruauté des usuriers et du préteur... Nous ne demandons ni le pouvoir ni la richesse : nous ne voulons que la liberté. Nous vous en conjurons, prenez en pitié de malheureux concitoyens ; ces garanties de la loi que nous a enlevées l’injustice du préteur, rendez-nous-les, et ne nous contraignez pas à ne plus chercher en mourant qu’à vendre le plus chèrement possible notre vie.

La conspiration, déjouée à Rome par l’énergie et l’habileté de Cicéron, succomba au dehors ; peu après, sur le champ dé bataille de Fæsulæ. Aux prises avec des troupes solides et disciplinées, les soldats improvisés pour la lutte future, insuffisamment organisés et armés, ne purent que tenir parole en se faisant tuer jusqu’au dernier. Le consulaire triomphant put se vanter d’avoir sauvé la République et, qui plus est, de l’avoir sauvée parle seul ascendant du gouvernement civil. Cedant arma togæ ! s’écriait-il dans son ivresse. Courte illusion, vite dissipée. On attendait le retour de Pompée, et chacun sentait que devant ce vainqueur, le gouvernement civil, les magistrats, le Sénat ne comptaient pour rien.

 

 

 



[1] Pro sestio, 16, 37.

[2] 17, 36 et 37.

[3] Cicéron, Pro Flacco, 38.