LA RÉPUBLIQUE ROMAINE - LES CONFLITS POLITIQUES ET SOCIAUX

 

LIVRE II — LA NOBLESSE ET LES CLASSES MOYENNES APOGÉE ET DÉCADENCE

CHAPITRE II — Les transformations de la société romaine.

 

 

§ 1. - Le gouvernement de la noblesse et la constitution romaine d’après Polybe.

La loi Ovinia, entre 318 et 312, avait arrêté pour des siècles le mode de recrutement du Sénat en transférant l’opération dite de la lectio senatus aux censeurs et en précisant les règles auxquelles ils étaient tenus de se conformer dans leur travail. Ils devaient tous les cinq ans, — c’était l’intervalle normal entre deux censures, — dresser la liste, l’album, sur laquelle figuraient les trois cents sénateurs, distribués hiérarchiquement en plusieurs catégories correspondant aux magistratures plus ou moins élevées dont ils avaient été revêtus. Sur cette liste, il leur était enjoint d’inscrire, sauf indignité dont ils restaient seuls juges, tous ceux qui avaient exercé une magistrature, à savoir, par gradation descendante, les ex-dictateurs, censeurs, consuls, préteurs, édiles curules et plébéiens, tribuns, questeurs. Bien qu’il n’y eût pas encore d’ordre obligatoire pour l’obtention successive des magistratures, c’était par la questure que l’on débutait généralement, ou par le tribunat. Il y avait annuellement 10 tribuns et 4 questeurs, ce qui faisait tous les cinq ans 70 candidats aux sièges sénatoriaux (14x5), desquels on peut déduire une dizaine d’individus, ayant passé antérieurement par l’édilité plébéienne ou curule. Reste un chiffre de 60, plutôt moins car il y avait les décès, pour 45 à 50 vacances, ce dernier chiffre établi d’après les données de la statistique mortuaire moderne, en tenant compte de l’âge où l’on entrait habituellement dans le Sénat. Cet âge ne devait pas être de beaucoup supérieur ou inférieur il trente ans, vingt-sept ans étant l’âge minimum fixé ultérieurement pour l’obtention de la questure, et cela sans doute en vertu des précédents régularisés par la loi. Tous ces calculs n’ont évidemment qu’une valeur approximative, mais sous cette réserve on peut les tenir pour à peu près exacts. Les censeurs inscrivaient les nouveaux sénateurs, sauf à dépasser de quelques unités l’effectif normal ou à rester légèrement au-dessous, après quoi ils promouvaient les anciens dans les catégories supérieures où les appelaient les magistratures exercées pendant la période quinquennale[1].

La loi Ovinia, ou plus précisément le plébiscite Ovinien, œuvre du tribun inconnu qui lui a donné son nom, était éminemment favorable à la plèbe. On élisait tous les ans 10 tribuns qui ne pouvaient être que plébéiens, et si quelques-uns peut-être étaient déjà d’anciens questeurs, ils ne pouvaient être bien nombreux, étant donné le rapport de 4 à 10 entre les places de questeurs et celles de tribuns. D’ailleurs, sur les quatre questeurs il y avait certainement des plébéiens. C’était donc, tout compte fait, entre quarante et cinquante plébéiens qui, à chaque lectio, étaient aptes à entrer dans le Sénat. La loi Ovinia, venant après la loi de 342 qui avait assuré à la plèbe le partage du consulat, après la lui de 339 qui en avait fait autant pour la censure, était l’aboutissement d’un long effort tendant à transformer de fond en comble la vieille assemblée patricienne.

On a pu suivre siècle par siècle la marche ascensionnelle de la plèbe en relevant dans les auteurs les noms des magistrats dits curules, c’est-à-dire des dictateurs, des censeurs, des consuls, des édiles curules. Ce sont, en effet, les magistrats dont les noms reviennent le plus fréquemment, parce qu’ils sont les plus importants. En un certain sens, ce sont les vrais magistrats, la questure ayant été longtemps une fonction non élective et le tribunat, ainsi que l’édilité plébéienne, n’étant pas à strictement parler une magistrature. Ils ont le droit de siéger sur la chaise curule, d’où ils ont tiré leur nom, de porter par-dessus la tunique laticlave, à bande de pourpre, la toge prétexte, bordée du même ornement. Les sénateurs qui ont passé par ces magistratures forment une catégorie supérieure, distincte des autres qui sont classés à la suite et rarement admis à prendre la parole, parce que le plus souvent la discussion est épuisée quand leur tour est arrivé.

Nous connaissons dans le courant du IVe siècle, dans une période qu’on peut faire commencer à 400 et finir à 312, 29 familles patriciennes représentées par 110 ou 111 sénateurs curules, et 28 familles plébéiennes ayant fourni 42 ou 43 sénateurs du même rang. La proportion des sénateurs curules patriciens est très forte. Il est vrai que les familles sénatoriales plébéiennes sont aussi nombreuses, à une unité près, que les patriciennes ; mais la suprématie du patriciat n’en est que plus évidente. Il y a, en effet, dans la cité beaucoup plus des premières que des secondes, de telle sorte que les familles patriciennes représentées dans le Sénat sont proportionnellement beaucoup plus nombreuses que les familles plébéiennes se trouvant dans le même cas, et fournissent aussi chacune proportionnellement un bien plus grand nombre de sénateurs.

Le siècle suivant, de 312 à 216, est celui où la prépondérance de la plèbe commence à s’affirmer. Nous connaissons, entre ces deux dates, 143 sénateurs curules, dont 73 patriciens et 73 plébéiens. La majorité plébéienne résultant de ces chiures peut être illusoire et tenir à l’insuffisance de nos documents, mais on ne risquera pas dé se tromper en la réduisant tout au moins à une imposante minorité. On remarquera que les 73 sénateurs patriciens appartiennent à 15 familles seulement, tandis que les 73 plébéiens se répartissent entre 36. Delà une double conclusion. Les familles patriciennes sont encore, relativement à leur nombre, les plus, représentées dans le Sénat, mais le nombre de ces familles diminue : c’est une aristocratie qui s’en va, comme s’en vont, en général les aristocraties, soit qu’elles -disparaissent de la scène historique pour n’avoir pas su se maintenir au premier rang, soit que, incapables de s’adapter à un milieu nouveau, elles succombent sous l’arrêt de leur natalité.

Une documentation plus abondante pour la période suivante, sur laquelle nous possédons le texte intégral de Tite-Live, de 219, année initiale de la deuxième guerre punique, à 167, année terminale de la deuxième guerre de Macédoine, nous permet d’opérer sur des données plus complètes, autrement que sur des moyennes et sans nous borner au seul recensement des magistrats curules. On a pu ainsi reconstituer, pour l’année 179, dans sa totalité ou à bien peu de chose près, l’album sénatorial tel qu’il â dû être dressé à cette date par les deux censeurs M. Æmilius Lepidus et M. Fulvius Nobilior. La liste comprend 304 sénateurs, 88 patriciens et 216 plébéiens. Sur ces 304 sénateurs, il y en a 173 curules, dont 63 patriciens et 110 plébéiens. La majorité est acquise aux plébéiens parmi les sénateurs curules comme au-dessous. Pourtant, c’est au sommet de la hiérarchie que les patriciens sont les plus nombreux, et tandis que les 88 sénateurs patriciens se répartissent entre 17 familles, les 216 plébéiens en représentent plus de 100. De plus, les patriciens conservent ce privilège d’être inscrits dans la catégorie dont ils font partie avant leurs collègues plébéiens et, par suite, c’est à un patricien qu’est réservé le titre envié de prince du Sénat ; en d’autres termes c’est un patricien qui figure toujours en tête de la liste et qui a le droit de parler le premier. Les familles patriciennes survivantes sont donc encore puissantes et entourées d’un grand prestige. Mais elles ont cessé de former un parti. Elles se sont résorbées dans cette noblesse mixte, patricio-plébéienne, que les Romains appelaient la nobililas.

La nobililas comprend les familles qui, dans le passé ou le présent, comptent un ou plusieurs de leurs membres arrivés à une magistrature curule, et plus les magistratures exercées sont nombreuses et importantes, plus naturellement la famille est illustre. Cette noblesse a plusieurs des traits qui caractérisent une aristocratie héréditaire. Elle a la richesse, héréditaire par définition. Il n’y a pas encore, et il n’y aura pas avant l’Empire de cens minimum pour l’entrée dans le Sénat. Mais, dès â présent, il faut être riche ou fort à son aise pour aspirer aux honneurs. Les magistratures ne sont pas seulement gratuites ; elles sont onéreuses, elles imposent des frais qui iront grandissant avec les exigences populaires et qui ne laissent pas déjà d’être considérables, fêtes, jeun, banquets, sans même parler de la corruption électorale proprement dite, qui n’en est qu’à ses débuts mais qui, plus ou moins largement pratiquée, est de tous les temps. Les cas de pauvreté célébrés par les historiens sont relatifs, quand ils ne relèvent pas de la légende. A l’hérédité de la fortune s’ajoute celle des distinctions extérieures, l’anneau d’or et le jus imaginum, cette dernière la plus précieuse et la plus éclatante. On entendait par là le droit de conserver dans la partie centrale de la maison, dans cette espèce de salle d’honneur et de sanctuaire qu’on appelait l’atrium, les images des ancêtres, leurs masques en cire surmontant leurs bustes et accompagnés d’inscriptions retrayant leur carrière et commémorant leurs exploits. Ces images étaient exhibées dans les cérémonies solennelles, dans les funérailles où quelquefois c’était un cortège de figurants qui représentaient toute la série des aïeux, avec les insignes de la plus haute dignité revêtue par chacun.

La noblesse n’était pas une caste : elle ne pouvait pas l’être. Si depuis des siècles le patriciat s’était figé dans son exclusivisme, se condamnant ainsi à une inévitable déchéance, les nobles plébéiens ne pouvaient faire autrement que de tenir leurs rangs largement ouverts, ne fût-ce que pour combler les vides laissés par la diminution des familles patriciennes et pour opposer le contrepoids du nombre à celles qui subsistaient encore. Par là, ils restaient en contact avec l’élite de la plèbe, sollicitant et favorisant les ambitions, se multipliant et se fortifiant par l’appoint de ses recrues, se nourrissant, si l’on peut dire, et s’enrichissant du meilleur de sa sève et de sa substance. Sur les 36 familles plébéiennes connues pour avoir fourni des magistrats curules entre 312 et 246, il y en a 10 seulement qui pouvaient se prévaloir du même titre pour la période antérieure. Sur les 100 et plus ayant place dans l’album en 179, il y en a 70 au moins qui, avant 216, n’y étaient pas inscrites. C’est assez dire que les premiers arrivés, s’ils avaient eu quelque velléité de barrer la route, après eux, ne s’étaient point obstinés dans cette politique imprudente autant qu’égoïste. Mais il était rare qu’une famille en possession des honneurs ne réussit pas à s’y maintenir ; pour s’en convaincre, il suffit de suivre dans son cours l’histoire de la République. Les jeunes nobles étaient considérés comme devant siéger dans le Sénat. Nous ignorons depuis quand ils furent autorisés à porter le laticlave, l’insigne proprement sénatorial, mais nous voyons que, dès la deuxième guerre punique, ils assistaient aux délibérations, s’initiant ainsi à la pratique du gouvernement et se préparant à leurs fonctions futures.

Héritier du Sénat patricien, le Sénat nouveau se constituait à son image. Comme la fortune, comme les distinctions extérieures, les magistratures en règle générale, non pas en droit sans doute mais en fait, se transmettaient de père en fils, et c’est une chose remarquable que ce monopole ait pu s’établir, en dehors de toute prescription légale, dans un système où tout était à l’élection, où tous ou presque tous étaient électeurs et éligibles. Ce phénomène tient à bien des causes, au tempérament même du peuple romain, à son sens de la discipline, à son respect inné pour les supériorités sociales, à ces relations de clientèle dont nous avons parlé précédemment et qui, du haut en bas de l’échelle, entretenaient comme une réciprocité d’obligations et de services, et enfin et surtout peut-être aux mérites de la noblesse, aux titres qu’elle s’était acquis à la reconnaissance nationale, à cette pléiade d’hommes d’État et de généraux, les Claudius, les Fabius, les Scipions, les Curius Dentatus, les Papirius Cursor, les Fabricius, les Decius et tant d’autres dont l’habileté, les talents militaires, l’énergie indomptable ont eu raison des plus redoutables ennemis, des Samnites, de Pyrrhus, d’Hannibal. Patriciens et plébéiens, ils pouvaient être divisés sur beaucoup de points, mais un même sentiment les rapprochait dans un effort commun, le dévouement à la patrie. Ce sentiment l’emportait sur tout ; il faisait taire les dissentiments d’ordre politique et étouffait jusqu’aux suggestions les plus puissantes de l’intérêt privé. Très avides d’argent et très âpres dans la conduite de leurs affaires personnelles, les mêmes hommes, quand ils touchaient aux deniers de l’État, demeuraient intègres, inaccessibles à la corruption. C’est le témoignage que leur rend expressément Polybe, et s’il met dans cette appréciation flatteuse un peu de complaisance pour des hôtes et des amis en même temps qu’une critique et une leçon à l’adresse de ses compatriotes, les faits sont là, attestant que somme toute elle est justifiée.

Non moins que les mœurs publiques, Polybe admire la constitution qui les met en valeur et leur fait rendre tout leur effet. Cette constitution n’est pas l’œuvre d’un homme, elle n’est pas sortie tout armée du cerveau d’un législateur ; elle est le produit des circonstances, issue d’une série de luttes et de compromis, et néanmoins elle est arrivée par la force des choses et plus encore par l’instinct des sages a réaliser dans sa plénitude l’idéal cher aux penseurs grecs, la combinaison des trois principes démocratique, monarchique, aristocratique, tous trois se contenant et se contrôlant si bien qu’ils ne se manifestent que par leurs avantages, sans aucun des inconvénients attachés à la prépondérance exclusive de chacun d’eux. Le principe démocratique est représenté par les assemblées populaires, le principe monarchique par les consuls, le principe aristocratique par le Sénat. Les assemblées populaires sont la source du pouvoir ; elles sont souveraines. Elles élisent les magistrats et par là elles procèdent, indirectement, au recrutement du Sénat ; elles prononcent sur la pais et la guerre et par là elles décident, en dernière analyse, des relations extérieures ; elles ont l’appel et par là elles se réservent la juridiction capitale. Et enfin elles votent les lois. Les consuls, auxquels sont subordonnés les autres magistrats, sauf les tribuns ; concentrent dans leurs mains les moyens d’exécution d’oie dépend une action prompte et énergique, telle qu’on peut l’attendre de l’initiative royale. Ils convoquent les comices et le Sénat ; ils introduisent les questions, ils dirigent les délibérations. A la tète des armées ils sont les maîtres absolus. Mais le principe qui domine, c’est le principe aristocratique. Nous avons vu quelle était la pression morale exercée sur les électeurs, et comment, au bout du compte, le Sénat en arrivait à se recruter lui-même. Mais ce n’est pas tout. Si les assemblées votent sur la pais et la guerre, c’est le Sénat qui reçoit les ambassadeurs, qui traite avec les peuples et les rois, qui conduit les négociations au point où il n’y a plus qu’à en enregistrer le résultat, de telle sorte qu’il apparaît à l’étranger comme incarnant en lui toute la puissance de Rome. S’il ne fait pas les lois, il les propose par l’intermédiaire des consuls et des magistrats qui obéissent aux consuls, et si lui-même il semble obéir à l’impulsion de ces derniers, il a de son côté, pour leur imposer ses volontés, des expédients variés autant qu’efficaces. Non seulement il peut, suivant la vieille manœuvre, en usant de diplomatie, les opposer l’un à l’autre, mais il les tient de bien des manières : il les tient parce qu’ils sont annuels et responsables, parce qu’ils passent et que, lui, il reste ; il les tient parce que maintenant, en vertu d’un droit qu’il s’est nouvellement attribué, il peut ; après l’expiration de leur magistrature, les proroger dans leur commandement ou les rappeler ; parce qu’il peut leur accorder ou leur refuser le triomphe ; il les tient parce qu’il tient les cordons de la bourse, parce qu’il a la haute gestion du Trésor et parce que aucune somme n’en peut sortir sans son autorisation. Les tribuns qui pourraient le contrecarrer et le réduire à l’impuissance ne sont plus pour lui qu’un instrument dont il sait jouer à l’occasion pour briser toute résistance. Car la noblesse a eu cette habileté suprême d’envahir le tribunat et de le confisquer à son profit.

Nous n’avons fait, dans les lignes qui précèdent, que résumer l’étude pénétrante de Polybe. Polybe parle. en témoin oculaire, en observateur bien informé et sagace. Il a vu fonctionner de ses propres yeux, sur place, le régime qu’il nous décrit et qu’il considère comme le chef-d’œuvre de la science politique. II a vu cet âge d’or de la République, moment fugitif demeuré pour les générations futures, en des temps troublés, comme un idéal toujours regretté. Il l’a vu, ou, pour mieux dire, il en a recueilli le souvenir plus qu’il n’en a saisi la réalité, car à la date où les événements le transportèrent à Rome, en 165, après Pydna, et durant les longues années de son exil forcé et de ses séjours volontaires, cette vision, dont il aimait à s’enchanter, était en train de s’effacer ; elle se voilait et disparaissait derrière les sombres nuages amoncelés à l’horizon. Déjà la législation Hortensienne avait rompu ce bel équilibre en supprimant leur contrepoids aux comices tributes affranchis de la tutelle du Sénat, et cela quand une autre disposition les livrait à la domination de la plèbe urbaine en ratifiant, c’est-à-dire en consommant l’abstention des populations rurales. Le danger n’apparut pas d’abord très clairement ; longtemps il fut dissimulé et conjuré par l’excellence de l’esprit public. Mais cet esprit même commençait à s’altérer dans toutes les parties de la nation sous l’action de la conquête, avec ses conséquences délétères, matérielles et morales. La gravité de ces symptômes n’échappait ni à Polybe ni à ses plus illustres contemporains. Il était aux côtés de Scipion Emilien sur la colline d’où l’on voyait Carthage s’effondrer dans les flammes, et il put entendre le vainqueur, hanté de tristes pressentiments au milieu de son triomphe, murmurer, par un mélancolique retour sur l’avenir de son propre pays, le vers d’Homère : Un jour viendra où elle tombera, Troie, la cité sainte, et Priam et son peuple invincible.

 

§ 2. - La décadence des classes moyennes et la prépondérance du prolétariat urbain.

Quand on veut se rendre compte des causes qui ont amené la chute de la République, on s’aperçoit qu’elles rentrent toutes dans une cause très générale qui n’est autre que la conquête. Et l’on constate tout d’abord qu’entre la conquête et le maintien de la République l’incompatibilité était absolue.

La destinée de Rome est unique dans l’histoire. Seule de toutes les cités anciennes elle a fondé un empire, et seule elle a admis les vaincus à la participation des droits civiques. Mais en fondant un empire et en devenant un grand État, elle est restée une cité. Elle a gardé de la cité, sans v rien changer, l’institution essentielle, les comices fonctionnant, comme à l’origine, au Forum et au Champ de Mars, et par là elle a préparé la ruine de ses libertés. Du moment où les citoyens ne pouvaient exercer leurs droits politiques qu’à Rome, il était inévitable que la masse, écartée par la distance, finit par s’en désintéresser. On tenait aux droits privés parce qu’ils étaient une réalité : on devait faire bon marché des droits politiques qui étaient illusoires.

II eût fallu, pour les rendre effectifs et leur conserver leur prix, toute une révolution, la substitution au gouvernement direct, le seul en usage dans le monde antique, du régime représentatif, par délégation, tel que l’ont conçu les sociétés modernes. Mais Rome ne s’est pas élevée à cette notion. Son originalité, qui fut grande, n’est pas allée jusque-là : elle n’a pas su se déprendre des formes traditionnelles. Auguste eut l’idée de faire voter sur place les décurions ou conseillers municipaux des colonies italiennes en faisant dépouiller leurs bulletins à Rome. C’était un premier pas, très timide, dans une voie qui eût pu conduire loin, mais où il eût fallu entrer plus tôt. A quoi bon l’extension du suffrage dans un temps où le suffrage ne comptait plus pour rien ? La tentative n’eut pas de suite et ne pouvait pas en avoir.

Il y avait un autre moyen, brutal mais efficace, s’il eût été praticable : c’était d’arrêter net la propagation du droit de cité. Rome ainsi se fût réduite à un noyau de citoyens dont les plus éloignés ne l’eussent pas été assez pour ne -pouvoir user de leurs droits, si l’envie leur en prenait. Il n’est pas dit qu’on n’y ait point pensé, et par là, peut-être s’explique la résistance opposée depuis la fin du :II° siècle à toute concession nouvelle. Mais pour cela encore il était trop tard. La brèche était ouverte et, bon gré mal gré, toute l’Italie y passa, et, après elle, les provinces.

Le mal eût été moindre si cette plèbe urbaine, maîtresse dorénavant des comices, eût eu les qualités requises pour représenter dignement l’ensemble du peuple romain, mais il n’en était rien, et d’ailleurs ce peuple lui-même, dans ses éléments les meilleurs, dépérissait. Nous touchons ici à une des conséquences les plus désastreuses de la conquête, la disparition ou la diminution graduelle de ces classes moyennes, de cette masse de petits propriétaires qui avait fait la force de la République dans les assemblées et sur les champs de bataille et qui, venant à manquer, la laissait destituée de son point d’appui et, pour ainsi dire, suspendue dans le vide.

Si l’on songe que l’impôt du sang retombait de tout son poids sur les classes possédantes, on n’aura pas de peine à imaginer les ravages que cette suite de guerres meurtrières devait faire dans leurs rangs.

On était disponible de dix-sept à quarante-six ans révolus. Les armées, en principe, n’étaient point permanentes. On devait former tous les ans quatre légions se montant à un effectif variable de 20.000 à 26.000 hommes environ, et on devait les licencier au bout de l’année. Cela faisait approximativement le treizième ou le quatorzième de la somme des hommes valides, en prenant pour base du calcul le total résultant des documents officiels cités par Polybe pour l’année 225, entre la première et la deuxième guerre punique. Mais ce chiffre n’était qu’un minimum souvent dépassé. Ne parlons pas, si l’on veut, de l’effort exceptionnel réclamé par cette dernière guerre, des vingt-trois légions mises sur pied au cours de cette période de dix-sept ans. Mais ensuite, pour faire face de tous côtés, dans la Gaule cisalpine et la Ligurie, en Espagne, en Corse, en Sardaigne, en Macédoine, en Afrique, ce ne fut pas trop de huit légions levées à peu près régulièrement tous les ans, sans compter celles qu’on maintenait sous les armes quand les circonstances l’exigeaient, sans compter les hommes expédiés pour combler les vides ou retenus pour être versés dans les formations nouvelles et y encadrer les recrues. Si quelques-uns restaient de bonne grâce et même s’engageaient volontairement, séduits par l’appât du pillage, la plupart étaient las ,jusqu’à la révolte de ces campagnes interminables où s’usait leur vie. En 199, une émeute manqua éclater dans l’armée envoyée contre Philippe. Il y avait là 2.000 soldats qu’on avait, soi-disant sur leur demande, en réalité contre leur gré, transportés après Zama en Sicile, puis de l’autre ciné de l’Adriatique ; depuis de longues années ils n’avaient pas revu l’Italie ; ils avaient vieilli sous le harnais, épuisés par les travaux, les corvées ; ils demandaient le repos. En 180 ; les soldats employés en Espagne menacèrent de déserter si on ne les ramenait dans leurs foyers, et il fallut leur donner satisfaction. En 171, quand on décida d’enrôler contre Persée, en passant par-dessus le terme légal, les vétérans et anciens centurions jusqu’à l’âge de cinquante ans, ce fut un soulèvement général qui ne s’apaisa que sur l’intervention d’un vieux brave, le centurion Sp. Ligustinus. Tite-Live lui prête un discours où tout en se déclarant prêt à obéir, lui et ses camarades, il rappelle dans quelle large mesure il ‘a déjà payé sa dette. Il est entré au service il y a vingt-neuf ans. Il s’est élevé par sa valeur du rang de simple soldat au grade supérieur du centurionat. Il a fait la guerre en Macédoine, en Espagne, en Grèce contre les Étoliens et Antiochus, puis encore en Espagne. En résumé, vingt-deux campagnes et trente-quatre récompenses militaires. Et maintenant, à cinquante ans et même plus, il doit repartir pour la Macédoine, une seconde fois.

La consommation d’hommes était effroyable, mais le plus grand mal n’était pas là. Les blessures se cicatrisent vite dans un corps sain et vigoureux. De même chez les peuples en pleine vitalité les saignées ne sont pas mortelles. Lé capital humain se reconstitue tant qu’il est le seul atteint. Malheureusement tel n’était pas le cas du peuple romain. Il souffrait d’un mal plus profond, aux sources mêmes de son énergie, dans sa puissance de reproduction et de renouvellement.

L’agriculture italienne subissait une crise. Déjà les absences répétées et prolongées des propriétaires requis par le service étaient une plaie. Lorsque. en 255, Regulus apprit qu’il était prorogé dans son commandement d’Afrique, il écrivit au Sénat pour solliciter son rappel, le domaine qu’il possédait aux environs de Rome et dont il vivait avec les siens étant livré à l’abandon par suite de la désertion de son intendant et de ses journaliers, et le Sénat dut y pourvoir en se chargeant lui-même de le faire cultiver et en allouant par-dessus le marché une pension alimentaire à la femme et aux enfants avec une indemnité pour les pertes, mais ce qu’il faisait pour un consulaire il ne pouvait le faire pour tout le monde, et si un consulaire était gêné, quelle ne devait pas être la misère des pauvres gens ! Que devenait par exemple le bien de Sp. Ligustinus, dans la Sabine ? Il consistait, nous dit Tite-Live, dans un champ de un jugère (25 ares 182), ce qui était bien maigre pour l’entretien d’une famille, et c’est pour cela sans doute, pour compléter ses ressources par la solde et le butin, que Ligustinus avait à plusieurs reprises servi comme volontaire. Il laissait derrière lui quatre fils, dont deux en âge d’homme, mais combien de temps se passerait-il avant qu’ils ne fussent eux aussi appelés sous les drapeaux ?

La deuxième guerre punique avait passé comme une tempête sur l’Italie. Sitôt qu’on put respirer, quand Hannibal refoulé dans la pointe extrême de la péninsule eut cessé d’être redoutable, on se préoccupa de réparer le désastre. En 206, le Sénat enjoignit aux consuls de ramener dans leurs champs les paysans qui les avaient désertés. La sécurité étant assurée, le travail put reprendre, mais les réquisitions continuèrent indéfiniment.

Tout cela n’aurait pas suffi pour amener la ruine de la petite propriété si elle ne s’était trouvée aux prises avec d’autres difficultés, indépendantes de l’état de guerre, bien qu’en dérivant indirectement, en tant que conséquence de la conquête.

L’Italie avait été pour les Grecs du Ve siècle une terre à blé, mais ils en jugeaient par la grande Grèce avant qu’elle ne frit dévastée par les guerres des cités entre elles et avec les indigènes, par les Romains et par Hannibal. Le centre hérissé de montagnes était médiocrement fertile, à l’exception des plaines campanienne, latine et étrusque. Elles avaient suffi pour lés besoins courants, et sans doute, bien que fatiguées déjà par Ies mauvais procédés de culture, par les assolements trop rapprochés, elles auraient pu suffire longtemps encore sans la concurrence étrangère. Mais la Sicile, qui jadis ne fournissait qu’un appoint intermittent, pratiquait maintenant l’importation en grand. Réduite en province dans sa totalité depuis la deuxième guerre punique, elle était devenue, avec la Sardaigne, le grenier du peuple romain, en attendant qu’elle partageât cet office avec l’Afrique. Le blé qu’elle produisait en abondance et à bon compte arrivait à Rome par mer, plus vite et à moindres frais que le blé italien, condamné au transport par terre dans un pays dépourvu de fleuves navigables. Dans ces conditions la lutte eût été difficile, même si elle eût été à armes égales, mais elle ne l’était pas. La Sicile était soumise à un impôt en nature consistant en une dîme prélevée sur les récoltes. Une bonne partie du blé sicilien entrait donc gratis dans les magasins publics d’où il sortait pour l’approvisionnement des armées, quand ce n’était pas pour être vendu à vil prie. Le peuple se nourrissait d’une sorte de bouillie de farine appelée pulmentum. II tenait à ce que cette denrée ne lui coûtât pas trop cher, et l’État y veillait. Il n’en était pas encore aux distributions gratuites qui ne furent instituées que plus tard, mais il s’arrangeait pour peser sur les cours et les maintenir à un niveau très bas. Pour cela il se procurait, au moyen de la dîme ou par achat, de brandes quantités de blé qu’il mettait en réserve pour les jeter sur le marché en temps opportun. Les cultivateurs italiens étaient sacrifiés, mais entre leur intérêt et les exigences de la plèbe urbaine comment eût-on hésité ? Elle était maîtresse dans les comices que la plèbe rurale avait désertés.

La culture du blé cessant d’être rémunératrice, on s’en détourna. On le cultivait encore pour la consommation domestique et locale, mais il ne fut plus un article de vente. Caton, énumérant les diverses productions d’un domaine au point de vue de leur rapport, place le blé très loin, au-dessous de l’olivier et plus encore de la vigne, deux genres de culture qui, dans une large mesure, se substituèrent à celle des céréales et prirent dès lors une importance toujours croissante au point de devenir un des principaux facteurs de la richesse nationale, le premier des objets d’exportation en dehors de la péninsule. Cela est si vrai qu’elles suscitèrent une des rares mesures protectionnistes dont les Romains se soient avisés au cours de leur histoire quand, après avoir soumis la Gaule du sud-est, ils interdirent toute culture similaire au delà des Alpes.

La culture de la vigne et de l’olivier ne remplaçait pas pour le petit propriétaire celle du blé. Le fait est certain, si les raisons en sont difficiles à démêler. Il faut tenir compte de l’esprit de routine ordinaire au paysan. Peut-être aussi beaucoup des terres qu’il cultivait convenaient-elles aux emblavures mieux qu’à la vigne et à l’olivier. Virgile en fait la remarque pour la vigne. Ces deus cultures réclamaient aussi plus de soins, un matériel plus compliqué, un personnel plus nombreux, une préparation industrielle. La vigne d’autre part, qui épuise le sol très vite, a besoin d’une quantité d’engrais, et par conséquent, dans un temps où l’on ne connaissait que l’engrais naturel, requérait l’entretien d’un assez nombreux bétail. Enfin, ce n’était pas une production restreinte qui pouvait s’ouvrir les débouchés pour la vente en gros et au loin. Le petit producteur eût été â la merci de l’exportateur en grand. Ce qui est positif, c’est que la transformation agricole de l’Italie favorisa la grande propriété, alors que, pour d’autres causes, elle prenait une grande extension.

Nous sommes au moment on commencent â se former ces vastes domaines, ces latifundia dont Pline a dit, dans une phrase célèbre, qu’ils ont perdu l’Italie. Il entend perdu au point de vue agricole, mais on peut ajouter : perdu au point de vue politique.

Le développement de la grande propriété a pour point de départ le développement du domaine de l’État, de l’ager publicus, qui est lui-même un résultat de la conquête, c’est-à-dire des confiscations autorisées par les lois de la guerre et qui frappaient non seulement la propriété publique, mais aussi la propriété privée. L’ager publicus s’était étendu successivement au fur et â mesure des guerres qui avaient amené la soumission de l’Italie, et il s’était amplifié encore après la deuxième guerre punique, par suite des châtiments infligés aux peuples qui avaient fait défection, dans la Campanie notamment et dans les pays du sud.

Rome se comportait diversement suivant les circonstances. Elle pouvait, se montrant plus ou moins clémente, restituer au peuple vaincu la totalité ou une partie de son territoire, ce qui ne l’empêchait pas de garder sur ce territoire un droit éminent attesté par l’obligation d’un tribut. Elle pouvait, poussant ses rigueurs â l’extrême, s’attribuer le territoire en entier. Il y a des exemples de peuples exterminés ou transportés au loin en masse.

Les terres confisquées étaient des terres délimitées, cultivées, ou des terrains vagues. Les terres cultivées étaient vendues au profit du Trésor par le ministère du questeur (ager quæstorius), ou distribuées gratuitement, soit en vue de la fondation d’une colonie (ager colonicus), soit individuellement (ager viritanus, assignatus). Par là, ces terres devenaient propriété privée : elles entraient dans l’ager privatus. C’étaient les terrains vagues qui constituaient véritablement l’ager publicus et, comme la population était rare encore à cette époque et le défrichement peu avancé, ils occupaient d’immenses surfaces.

Les terrains vagues se partageaient en deux catégories : 1° Les terrains non destinés à être cultivés, les forêts et les pâturages. Pour les forêts, l’État mettait en adjudication les coupes et les produits arborifères, poix, résine. Pour les pâturages, il exigeait un droit de pâture (scriptura). 2° Les terrains susceptibles de culture et où la culture était encouragée par l’État. Dans ce dessein, il les livrait à l’initiative de chacun. Défrichait qui voulait. Le cultivateur poussait sa charrue jusqu’à ce qu’il fût arrêté par le travail d’un concurrent ou par une propriété privée. De là le nom de ager occupatorius donné à ces terres, parce qu’elles étaient au premier occupant, et cet autre nom, ager arcifinalis (arcere fines, reculer les limites), parce que l’occupation était indéfiniment extensible, sous la réserve des droits d’autrui. Il va de soi que l’occupant était tenu à une redevance ou vectigal.

C’étaient les riches qui bénéficiaient du développement de l’ager publicus. Seuls ils avaient les capitaux nécessaires pour se faire adjuger l’exploitation des forêts et la ferme de l’impôt sur la pâture. Seuls ils pouvaient se procurer la main-d’œuvre nécessaire pour étendre leurs défrichements. Les terres dont ils s’emparaient n’étaient pas seulement celles qu’ils avaient mises ou qu’ils mettaient en culture. C’étaient toutes celles qu’ils prétendaient défricher dans un avenir plus ou moins lointain, de telle sorte qu’il n’y avait plus de limite à leurs envahissements. De la limite de cinq cents jugères il n’était plus question. La loi qui avait fixé ce maximum était depuis longtemps caduque. A la vérité, l’occupant n’était pas propriétaire, il avait la possession, non la propriété, le dominium. La propriété appartenait au peuple romain, à l’État, et elle était imprescriptible. Contré tout, autre que l’État le, possesseur était garanti. Contre l’État, il était désarmé. L’État lui assurait la jouissance de son bien, mais par la redevance qu’il percevait, il affirmait la pérennité de son droit. Telle était la théorie. En fait, cette redevance, il finit par ne plus l’exiger. Le possesseur réussit à s’en affranchir comme il s’était affranchi de la contrainte imposée par la loi Licinia. Et alors, l’État laissant périmer son titre, il s’habitua de son côté à n’en plus tenir compte : il le considéra comme nul, il se considéra lui-même comme un propriétaire véritable, et entre ses possessions et son domaine privé ni lui, ni l’État même ne distinguèrent plus.

Les grands domaines n’étaient pas d’un seul tenant et les vignobles et les olivettes n’en couvraient qu’une partie. Il y avait d’autres modes, d’exploitation que l’on considérait comme plus lucratifs encore. L’élevage d’abord, que Caton plaçait en premier lieu. Pline nous en donne cette raison qu’il n’y avait pas ou presque pas de frais. Il est vrai que les Romains ne goûtaient ni la viande de bœuf ni le beurre dont le débit exige d’ailleurs des transports rapides dont ils ne disposaient point, mais ils consommaient la viande de porc et le fromage et ils s’habillaient de laine. Nous savons même que la laine d’Italie était très recherchée. Les chevaux de pris étaient appréciés pour les services postaux et la remonte. Les engrais étaient un produit indispensable et dont il fallait de grosses quantités. Si pour ces marchandises le revenu en lui-même n’était peut-être pas très élevé, il l’était relativement il la mise de fonds. Avec le temps, quand s’introduisirent les habitudes de luxe, on imagina d’autres sources de profit, la culture des légumes et des fruits dans le voisinage de home, l’entretien de viviers, de parcs pour gibier, de volières et de basses-cours, l’installation de briqueteries. Bientôt s’établit la mode des propriétés de plaisance. Les riches propriétaires, sollicités par des opérations plus fructueuses, par les fournitures publiques et le pillage des provinces, pouvaient sans grand dommage laisser improductive une vaste portion de leurs domaines. Mais ils aimaient la terre pour la terre, non pas seulement parce qu’elle était matière à spéculation, mais parce qu’elle était toujours la forme la plus haute de la richesse, la plus apte à rehausser leur prestige et à satisfaire leur vanité.

Ainsi se réduisait de plus en plus la superficie des terres cultivées et ainsi, par une conséquence fatale, se propageaient l’insalubrité, la fièvre qui sont restées depuis lors le fléau de la péninsule. Les données nous manquent pour dresser la carte topographique de la grande propriété italienne, et cette carte d’ailleurs dut s’étendre démesurément quand, aux ravages de la deuxième guerre punique, se furent ajoutées les dévastations ordonnées par Sylla. Le Latium était en train de devenir le désert de la Campagne romaine. La malaria s’était emparée de la région des marais Pontins. D’immenses troupeaux, sous la garde de quelques bergers à demi sauvages comme le bétail qui leur était confié, erraient dans les solitudes de l’Apulie, de la Lucanie, du Bruttium, l’hiver dans la plaine, l’été dans la montagne.

Nous ne sommes guère mieux renseignés sur les dimensions des grands domaines qui, elles aussi, durent aller s’amplifiant. Nous ne pouvons qu’entrevoir la progression. Caton, dans son traité d’agronomie, a en vue un domaine comprenant 240 jugères (60 hectares) d’olivettes et 100 jugères (25 hectares) de vignobles. C’est un domaine moyen. Mais il omet les terres à blé et les pâtures. Caton a vécu de 234 à 149. Varron, qui écrivit son de Re rustica en 37, s’adresse aux grands propriétaires autant qu’aux moyens. Columelle, vers 65, sous Néron, ne s’occupe guère que des premiers, et d’ailleurs pour leur recommander de ne pas acquérir plus de terres qu’ils n’en peuvent cultiver. Il blâme ceux qui possèdent des pays entiers dont ils ne pourraient pas faire le tour à cheval. L’évolution est lente, mais continue.

Il reste à signaler un l’ait qui, coïncidant avec les précédents, vient- attirer le développement de la grande propriété et en aggraver les conséquences c’est le développement de l’esclavage.

Nous avons vu que dans le courant du IVe siècle les esclaves étaient déjà assez nombreux, puisque en 357 une loi Manlia fut votée qui tendit, vainement d’ailleurs, à restreindre le nombre des affranchissements et puisque, cinquante ans plus tard environ, les affranchis purent fournir un point d’appui à la politique d’App. Claudius. Mais ce n’était rien auprès des masses de captifs répandus en Italie à la suite des guerres lointaines, en Espagne, en Afrique, en Grèce, en Orient, partout. En 167, après Pydna, Paul-Émile vendit 150.000 Épirotes. En 146, après la prise de Carthage, Scipion Emilien vendit 55.000 Carthaginois. En 175, après ses campagnes en Sardaigne, Ti. Sempronius Gracchus jette sur le marché une telle quantité de Sardes, que le mot Sardes à vendre passa en proverbe pour désigner une marchandise à vil pris. Ces ventes étaient lucratives pour les généraux qui, par un abus trop fréquent, s’y réservaient une large part. Le consul C. Cassius Longinus, en 171, fut accusé d’avoir, sans déclaration de guerre, opéré une razzia parmi les populations alpestres. Une autre source de l’esclavage était la traite. Depuis la ruine des marines grecque et punique, la Méditerranée était livrée aux pirates. Le commerce se faisait ouvertement à Délos où, si l’on en croit Strabon, il y avait des jours où plus de 10.000 êtres humains étaient à l’encan. Les cours naturellement variaient suivant les circonstances, suivant l’offre et la demande, et aussi suivant la qualité de l’individu, suivant les services qu’on attendait de lui. Caton payait un travailleur robuste 1.500 drachmes, 1.450 francs de notre monnaie. En propriétaire entendu, il ne lésinait pas sur cet article. Hannibal vendit en Grèce ses prisonniers à raison de 500 drachmes par tète, 485 francs. Quant au total des esclaves, il est plus difficile encore à évaluer, mais on voit par les chiffres précités qu’il devait être formidable, et encore plus si l’on tient compte des générations nées sous le toit du maître et dont la somme s’ajoutait à celle des importations successives et incessantes.

Entre le développement de la grande propriété et celui de l’esclavage, le petit propriétaire se trouvait pris comme dans un étau.

La gêne résultant pour lui de la dépréciation des céréales était rendue plus étroite par la cherté croissante de la vie, due à une baisse sensible dans la valeur relative du numéraire. L’argent avait été très rare dans l’ancienne Rome. Il était devenu plus abondant après la conquête de l’Italie du sud. La première monnaie d’argent fut frappée après la prise de Tarente, qui est, de 272. Puis vinrent les contributions levées sur les peuples vaincus, l’exploitation des mines d’Espagne, dont Polybe nous dit que, dans la seule région de Carthagène, elles occupaient 40.000 ouvriers et rapportaient à la République 20.000 drachmes par jour, soit par an près de 7 millions de notre monnaie. Puis ce fut, outre la quantité des métaux précieux jetés dans la circulation, l’activité de cette circulation elle-même, l’intensité nouvelle du mouvement commercial. Pour se rendre compte du phénomène, il suffit de comparer le taux des amendes dans’ la première et la deuxième décade de Tite-Live, les chiffres du cens depuis la réforme de 241 avec ceux dix fois moins forts qu’on nous donne pour l’organisation dite de Servius Tullius. A tout cela il n’y eût pas eu de mal si cet afflux de richesse eût profité à tout le monde, mais il ne profitait qu’aux puissants, aux capitalistes, aux négociants. La victime était le paysan.

Que faire ? Emprunter ? C’était la ruine à brève échéance. Autant vendre tout de suite. L’acquéreur ne manquait pas. Les grands propriétaires ne demandaient qu’à s’étendre. En 136 le consul Sp. Postumius, ayant été conduit dans l’Italie du sud pour son enquête sur l’affaire des Bacchanales, rapporta au Sénat qu’il avait trouvé désertes les colonies de Sipontum en Apulie et de Buxentum en Lucanie, fondées huit ans auparavant. Les colons avaient renoncé à la lutte. Il est vrai qu’il s’agit de vétérans qui avaient perdu dans les camps le goût des occupations agricoles et de la vie paisible, et sans doute il restait encore des cultivateurs attachés malgré tout au sol natal, au pauvre champ héréditaire, et ceux-là ne vendaient qu’à la dernière extrémité. Mais à défaut de ventes à l’amiable, c’était une guerre de chicanes, des expropriations juridiques, des dépossessions violentes sans autre forme de procès. On aurait peine à croire à ces abus de la force dans une société régulière, si l’on n’avait le témoignage formel des historiens. Société régulière assurément, mais foncièrement aristocratique, où le faible était sans défense et sans recours. Les riches, nous dit Appien, achetèrent ou prirent de force les petits héritages des pauvres, leurs voisins. De même Plutarque. L’absence du père de famille, retenu sous les drapeaux, favorisait ces usurpations. Les parents, les jeunes enfants avaient-ils quelque voisin puissant, il les chassait de leurs foyers. Ainsi parle Salluste. Le tableau de ces expulsions devint un thème littéraire exploité par les rhéteurs et les poètes. Horace nous montre le mari et la femme emportant dans leur sein les dieux paternels et leurs enfants en guenilles.

Il restait, après avoir perdu son bien, à s’employer sur celui d’autrui, mais il y avait la concurrence du travail servile.

L’esclave travaillait assez mal et il exigeait une mise de fonds soit pour l’achat, soit, quand il était né à la maison, pour son entretien avant qu’il ne fût en mesure de se rendre utile. Il fallait tenir compte aussi des périodes où on devait l’entretenir sans pouvoir l’utiliser, ainsi que de la perte sèche à la suite de décès prématurés. Mais il n’avait ni femmes, ni enfants à soutenir ; sa nourriture, ses vêtements étaient réduits au minimum, et il travaillait jusqu’à épuisement, après quoi on le jetait au rebut. Caton conseille de le vendre, une fois qu’il est devenu vieux, avec la vieille ferraille. Sa condition était devenue très dure. Autrefois, quand les esclaves étaient peu nombreux, ils vivaient sous les yeux du maître, dans sa familiarité, et ils pouvaient s’attendre de sa part à quelque bienveillance. Ils étaient d’ailleurs de même nationalité, et cela créait un lien. Maintenant, recrutés dans toutes les nations du monde, relégués dans un domaine plus ou moins distant et que le maître ne visitait que de loin en loin, ils n’étaient plus qu’un bétail, un instrument à voix humaine, instrumentum vocal, dont on ne cherchait qu’à tirer le plus grand parti possible. Et, comme on redoutait toujours une révolte, pour une faute vénielle, ils travaillaient enchaînés et vivaient dans des souterrains éclairés par d’étroites fenêtres où leurs mains n’atteignaient pas. Somme toute, c’était une main-d’œuvre bon marché que ces misérables. Parmi les raisons pour lesquelles on les employait de préférence, les historiens en donnent une qui nous surprend au premier abord : c’est qu’ils ne risquaient pas d’être enlevés par le service militaire. Nous savons pourtant qu’en principe les prolétaires n’étaient pas admis dans l’armée. Il faut croire que les principes fléchissaient devant la nécessité. Plus on allait, plies il fallait descendre au-dessous des niveaux fixés par la loi.

Il faut se garder des généralisations excessives. La petite propriété n’a jamais entièrement disparu de l’Italie. II v avait des régions où elle subsistait. C’étaient celles qui étaient occupées par des peuples alliés et où les citoyens romains n’eurent pas, jusqu’à la loi Plautia Papiria de 88, le commercium, le droit de propriété, où, par conséquent, l’acquisition de la terre leur était impossible. Telles les montagnes des Marses, des Marrucini, des Vestini. La race des travailleurs libres, mercenaires de toute sorte, n’avait pas non plus complètement succombé. II y avait des cas où leur assistance était nécessaire. Pas plus que pour la topographie et Ies dimensions des domaines nous ne disposons, sur ce point, d’une statistique. Mais voici ce qui se passait sur ceux décrits par les agronomes, par Caton, par Varron, par Columelle. Bien que leurs descriptions se rapportent à des époques différentes, elles se ressemblent pour les traits essentiels. Pour les parties consacrées à la culture de la vigne et de l’olivier, le personnel permanent était composé d’esclaves placés sous l’autorité d’un régisseur (villicus) et de surveillants en sous-ordre, esclaves également. Pour les besognes extraordinaires, pour la cueillette, pour la vendange, pour la bâtisse, on faisait appel à des journaliers que fournissait un entrepreneur. On recourait encore à des ouvriers ambulants, potiers, forgerons, foulons, maçons, vétérinaires, qui allaient de domaine en domaine offrir leurs services. Les esclaves habiles à ces métiers coûtaient trop cher pour qu’on les achetât volontiers, d’autant plus qu’on ne pouvait les employer que par intermittences. Seules les grandes exploitations pouvaient les occuper d’une façon continue. Les pâturages qui s’étendaient sur d’immenses espaces, et qui étaient aussi du meilleur rapport, ne réclamaient que des esclaves, en petit nombre, pour la garde des troupeaux. Les terres à blé, ce qui en restait pour la consommation domestique et la vente locale, étaient louées, moyennant des conditions très onéreuses, à des fermiers partiaires, c’est-à-dire admis à prélever, pour prix de leur travail, une part de la récolte. A côté de ces cultivateurs à gages, Varron mentionne encore les pauvres gens qui cultivent pour leur compte, pauperculi. Ce sont les épaves de la petite propriété.

La désertion des campagnes, le surpeuplement de la capitale, c’est à cela qu’aboutit finalement la misère des classes rurales. Déjà en 187, en 177, les cités italiennes réclament des mesures contre cette émigration qui, si elle continue, les laisser avides de leurs habitants. Un siècle plus tard, Varron, Salluste se plaignent de voir affluer à Rome toute une population robuste qui ne trouve pas ailleurs les moyens de subsister. Ce n’est pas qu’à Rome même il fût très facile de se procurer du travail. Là aussi, on rencontrait la concurrence du travail servile, travail des esclaves, travail des affranchis. Tous les esclaves n’étaient pas employés aux champs. Un grand nombre étaient retenus en ville, dans les maisons nobles, ou beaucoup d’entre eux, boulangers, tisserands, cordonniers, menuisiers, etc., rendaient des services pour lesquels nous sommes habitués à nous adresser au dehors. Il y en avait qu’on instruisait de manière à les faire travailler pour le public, soit collectivement, en les louant ou en les groupant par ateliers, soit individuellement, en les établissant au compte du maître ou plus souvent à leur compte, avec leur pécule, le maître prélevant sa part du bénéfice et conservant un pouvoir discrétionnaire sur le capital. Caton pratiquait cette industrie qui fut plus tard exercée en grand par Crassus. Le travail libre se maintenait malgré tout, mais, comme il ne recrutait guère sa clientèle que parmi les petites gens, il ne donnait que de maigres profits. Et puis, dans ces corporations ouvrières où se groupaient les divers métiers, combien y avait-il d’affranchis ? Et le travail des affranchis, n’était-ce pas encore le travail servile ?

A défaut des ressources que le travail ne fournissait pas ou ne fournissait que d’une manière insuffisante, il y en avait d’autres plus sûres, plus recherchées en tout cas, et que l’on peut résumer d’un mot, bien qu’elles affectent des formes diverses : la mendicité.

Il y avait les libéralités de l’État, le blé maintenu par ses soins ou vendu directement par lui à des prix dérisoires, mais ce n’était rien auprès des libéralités privées.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce qui a été dit plus haut de la forme nouvelle prise par la clientèle et du rôle que cette institution jouait dans la vie publique. Son importance avait grandi encore depuis App. Claudius. Plaute, qui vécut entre 251 (?) et 184, prête ce propos à son Ménechme : Quelle sotte manie nous avons maintenant, nous autres riches et puissants, d’augmenter sans cesse la foule de nos clients ! Quel embarras ! Que ce soient d’honnêtes gens ou des coquins, n’est ce dont on se soucie le moins. En échange de leur vote, le patron doit à ses clients une assistance, non seulement morale, mais matérielle, une distribution de vivres ou même d’argent lorsqu’ils viennent le saluer le matin pour aller ensuite lui faire cortège dans la rue. C’est ce qu’on appela plus tard la sportule (sportula, panier dans lequel on emportait les provisions). Le mot apparaît sous l’Empire, mais la chose est ancienne, et même on peut dire que c’est surtout sous la République, au temps du suffrage populaire, que l’usage de la sportule a dû être répandu ou tout au moins le plus utilement pratiqué.

Les largesses bornées aux clients habituels, attitrés, ne pouvaient, quelque nombreux qu’ils fussent, s’étendre très loin, et ils avaient beau se multiplier, courir de porte en porte, quêter auprès de plusieurs patrons, cela ne faisait jamais, pour un seul individu, qu’une clientèle restreinte, incapable d’agir efficacement sur le résultat des élections. Aussi avait-on soin d’opérer sur la masse par des libéralités plus amples, sinon aussi fréquemment renouvelées.

Les congiaires, du mot congius, mesure de capacité pour les liquides, étaient des distributions d’huile ou devin, et bientôt aussi d’autres denrées, de sel, de viande, de vêtements ; d’argent. L’usage du congiaire fut introduit par P. Cornelius Scipio, le futur Africain. Nommé édile avant l’âge, en 213, il fit distribuer des congii d’huile dans les divers quartiers de la ville. C’était un commencement encore modeste, mais on pouvait prévoir les suites. En 139, Tite-Live nous dit d’Acilius Glabrio, candidat à la censure, que par de nombreux congiaires il s’était concilié la faveur du peuple. Les repas publics étaient une cérémonie religieuse incombant à l’État et qui ne cessa pas de rester à sa charge, mais qui, pratiquée aussi par les particuliers, devint pour les nobles un moyen de popularité en même temps qu’un devoir de, situation. Les faits notables de leur vie publique ou privée, la célébration des jeux, des triomphes, des funérailles, la dédicace d’un temple, d’une statue, étaient autant d’occasions pour ces agapes. On dressait les tables sur le Forum, et l’abondance dans les vivres, le luxe dans le service étaient commandés par l’ambition autant que par la vanité. En 130, Q. Fabius Maximus, pour honorer la mémoire de son oncle Scipion l’Africain, donna au peuple un repas dont il conta les apprêts à son cousin Q. Ælius Tubero. Tubero était un adepte de la doctrine stoïcienne. Il agit conformément à ses principes, fit les choses, simplement, installa des bancs avec des peaux de bouc au lieu de tapis, et couvrit les tables d’une vaisselle en terre de l’espèce la plus grossière. Mal lui en prit : il lui en coûta sa préture.

Les jeux étaient par eux-mêmes, en dehors des repas qui en formaient le complément, un puissant moyen d’action. Les jeux dits romains, les ludi romani, avaient été longtemps les seuls. Les ludi plebeii, les ludi Ceriales furent institués entre la première et la deuxième guerre punique, les ludi Apollinares en 212, les ludi Megalenses en 204, les ludi Florales en 173. C’étaient les jeux ordinaires, qui revenaient régulièrement tous les ans, mais il y en avait d’autres extraordinaires, motivés par des circonstances exceptionnelles, pour accomplir un vœu, pour détourner la colère divine, etc. Et en même temps que les jeux se multipliaient, leur durée se prolongeait. Comme ils avaient eu originairement, ainsi que les repas publics, et comme ils conservèrent toujours, pour la forme, un caractère religieux, la moindre négligence dans les rites était un prétexte pour tout recommencer, une fois, deux fois, trois fois. Les ludi romani furent répétés trois fois en 206. Les ludi plebeii sept fois en 197, et très fréquemment ces derniers étaient répétés trois fois. La durée normale des ludi romani fut portée successivement à deux, trois, quatre, dix jours. Ils n’occupaient pas moins (le quinze jours à la fin de la République. Les ludi plebeii en remplissaient quatorze. Les ordonnateurs des jeux étaient les magistrats qui, à la somme allouée par l’État, étaient ou se croyaient tenus d’ajouter de leur poche ; c’était le cas notamment pour les édiles qui présidaient à la plupart de ces cérémonies et qui, étant à l’entrée de leur carrière, savaient que plus ils dépenseraient, plus cette carrière serait sûre et brillante. Et l’on n’aurait pas tout dit si l’on ne mentionnait pas à côté des jeux publics les jeux privés donnés par des particuliers et que les ambitieux, jaloux de capter les suffrages, offraient à tout propos.

Les largesses, les jeux étaient l’appât qui attirait à Rome les populations rurales et qui les y retenait. Les mêmes mains, nous dit Varron, qui avaient jadis tenu la faux et la charrue, ne sont plus bonnes qu’à applaudir au théâtre ou au cirque. On commençait par se résigner à cette vie, et puis l’on y prenait goût et on n’en voulait plus changer. Pauvre vie, sans doute, précaire et humiliante, mais il fallait peu de chose pour subsister, et comment ne pas préférer au labeur des champs, si dur et si mal récompensé, la longue flânerie, la fête perpétuelle sur le pavé de la grande ville. Quand les Gracques essayeront de restaurer la prospérité agricole en Italie, ils ne trouveront dans la plèbe urbaine que de tièdes partisans ou des adversaires résolus, et quand Cicéron voudra faire échouer la loi agraire de Rullus en tournant contre elle ceux-là mêmes dont elle prétendait servir les intérêts, il lui suffira du contraste entre l’existence d’oisiveté où ils avaient fini par se complaire et celle qui les attendait là-bas, dans les terres lointaines où on comptait les déporter.

Panem et circenses, du pain et des spectacles, tel fut désormais le mot d’ordre, telle fut l’unique revendication de cette foule de fainéants et de mendiants où se concentrait la souveraineté du peuple romain. Le pire, c’est que, dans beaucoup des éléments qui la composaient, elle n’était plus romaine que de nom. Les affranchis, depuis qu’ils ne se recrutaient plus qu’en dehors de la péninsule, étaient séparés de leurs maîtres par un fossé profond. Dans ce ramassis d’Africains, d’Espagnols, de Gaulois, de Grecs et d’Orientaux, dans cette tourbe cosmopolite, étrangère à la tradition nationale, ils ne pouvaient consentir à voir des compatriotes. Scipion Emilien, un jour qu’il était interrompu par les clameurs de la populace, osa leur jeter son mépris : Silence, vous que l’Italie ne reconnaît pas pour ses enfants. Et comme les clameurs redoublaient : Je vous ai amenés ici couverts de chaînes ; vous ne me ferez pas peur maintenant que vos chaînes sont tombées.

On essaya de réagir. La première loi de ambitu, contre la corruption électorale, est de 181. Elle fut suivie de beaucoup d’autres dont la multiplicité démontre assez l’impuissance. On fit de fréquents et vains efforts pour enlever aux affranchis et aux humiles en général la maîtrise des comices en les tenant parqués dans les quatre tribus urbaines ois les censeurs de 304 les avaient relégués. Mais la politique imprudente inaugurée par App. Claudius avait trouvé des imitateurs. Il v avait dans la noblesse tout un parti qui la reprenait à son compte, avec les vues bornées et égoïstes de l’esprit de caste. Dans les années comprises entre 304 et 220, les humiles étaient rentrés dans les tribus rurales, non pas en vertu d’une loi ni d’un seul coup, mais peu à peu, subrepticement, frauduleusement, avec la connivence ou la tolérance des pouvoirs publics, et sans doute aussi parce qu’on avait besoin d’eux, parce qu’on était au temps de la première guerre punique (264-241) et qu’il fallait ménager les affranchis qu’on employait au service de la flotte et les prolétaires auxquels on ne dédaignait pas de faire appel pour combler les vides des légions. En 220, Flaminius, étant censeur, les expulsa de nouveau. Mais en 189 le tribun Terentius Culleo fit voter une loi consacrant l’admission clans les tribus rurales, non plus de tous les affranchis, mais de ceux qui auraient des enfants et une propriété foncière. La restriction était une concession faite aux intérêts conservateurs. Sans en tenir compte, les censeurs de 134, Caton et Valerius Flaccus rejetèrent tous les affranchis, sans exception, dans les quatre tribus. Les censeurs de 179, M. Æmilius Lepidus et M. Fulvius Nobilior, revenant au principe posé par la loi Terentia, décidèrent qu’on inscrirait dans les tribus rurales tout affranchi propriétaire ou père d’un fils, âgé de plus de cinq ans. En 169, nouvelle révision avec Ti. Sempronius Gracchus et C. Claudius Pulcher. Pourtant, ils doivent eux aussi faire une concession. Ils admettent l’inscription dans les tribus rurales des affranchis pères d’un fils de plus de cinq ans. Quant à ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, mais qui ont une propriété, ils font une distinction. Ils n’admettent dans les tribus rurales que ceux qui ont le cens de la première ou de la deuxième classe. Pour les autres, ils les rejettent tous dans une tribu unique, la tribu urbaine Esquilina. Mais la poussée était irrésistible : rien désormais ne pouvait l’arrêter. Cinq ans après, les affranchis rentrent en masse par la faveur du censeur Marcius Philippus, malgré son collègue Paul-Émile qui, étant malade, ne peut rien empêcher. En 142, Scipion Emilien tente un dernier effort, mais il est entravé lui aussi par l’opposition de son collègue Mummius Achaicus.

On s’est demandé quelquefois comment le peuple romain n’est pas arrivé, de même que certains peuples de la Grèce, de même que les Athéniens par exemple, à fonder ce régime démocratique dont il s’est rapproché peu à peu par une progression continue, durant plusieurs siècles. A cette question, il suffirait de répondre que la démocratie à la grecque, avec le gouvernement populaire direct, n’était réalisable que dans les petites cités, mais il faut ajouter que la matière même d’un régime démocratique régulier se dérobait devant ce peuple à mesure qu’il avançait dans son histoire. A Athènes c’est le développement de la vie économique au sein des classes inférieures qui a amené leur avènement à la vie politique. Nous assistons ici au phénomène inverse, la déchéance politique au sein des mêmes classes ayant pour cause leur recul économique. Avec une populace avilie, turbulente et servile, sans frein, sans indépendance, sans dignité et l’on pourrait presque dire sans patrie, la démocratie à Rome manquait d’une base solide ; elle ne pouvait avoir ni consistance ni prestige ; elle ne devait se traduire que par des mouvements violents, désordonnés, aboutissant fatalement à l’anarchie et à la dictature.

 

§ 3. - L’oligarchie politique et l’oligarchie financière.

La société romaine se transformait en haut comme en bas. Pendant que les classes moyennes succombaient pour faire place ü la démocratie frelatée de la capitale, un changement inquiétant s’opérait dans la mentalité des classes supérieures.

La conquête du monde s’était accomplie avec une rapidité prodigieuse. En moins d’un demi-siècle, de 202 à 146. Rome était sortie des limites de l’Italie pour étendre sa domination sur tout le bassin méditerranéen, sur l’Espagne, sur l’Afrique, sur la Macédoine, sur la Grèce, sur l’Asie. Il est à croire que si les événements avaient marché moins vite, ils n’auraient pas eu les mêmes effets pernicieux et quasi foudroyants. Mais ce n’est pas impunément qu’une nation pauvre, rude, grossière se trouve aux prises tout ü coup avec les tentations de la fortune, de la puissance, de la gloire. La noblesse ne résista pas s ce vertige. Comme un homme porté subitement au faite des grandeurs, elle sentit la tète lui tourner ; elle prit, en très peu de temps, d’autres habitudes, d’autres idées, d’autres ambitions.

On a accusé l’invasion de l’hellénisme. C’est un sujet sur lequel il est aisé de déclamer. L’introduction d’une culture plus haute et plus fine n’était pas un mal. La pensée grecque combinée arec la gravité romaine pouvait donner, elle donna des fruits excellents. On en peut juger par le cercle distingué et foncièrement honnête auquel présida Scipion Emilien. Mais les choses humaines sont mêlées, et tout progrès comporte une rançon. Sur beaucoup d’esprits mal préparés à les comprendre, les hardiesses de la spéculation philosophique exercèrent une influence néfaste. Ce qu’ils retenaient de la doctrine d’un Épicure, d’un Carnéade, c’était l’invitation au plaisir, au mépris du devoir patriotique, du devoir religieux. Or ; tout se tenait dans ces consciences frustes : les vieilles croyances, les vieilles mœurs étaient solidaires, et les unes étant ébranlées, les autres étaient compromises. Et puis, ce qu’on empruntait à la Grèce, ce n’était pas ce qu’elle avait de meilleur. C’était à la Grèce décadente, raffinée et corrompue qu’on allait demander des leçons et des exemples. Si Ennius, si Pacuvius s’inspiraient d’Homère et des tragiques, c’est par la comédie surtout et par les cultes orgiastiques que la plupart s’initiaient à la littérature des Grecs et à leur religion, et ni cette comédie ni ces cultes n’étaient des écoles de vertu. Il suffit de citer le scandale des Bacchanales, les courtisanes, les mignons transportés du théâtre dans la vie réelle.

L’hellénisme, on ne saurait le nier, a été pour quelque chose dans la démoralisation générale et dans celle des classes dirigeantes en particulier, mais la soif des jouissances, de l’or, du commandement, toutes les passions, tous les vices qui se développèrent chez ces dernières jusqu’à devenir un danger public, s’expliquent suffisamment par le fait de la conquête et peut-être, sans le vernis d’élégance dont elles avaient appris à se parer, les mœurs nouvelles se seraient-elles étalées sous des traits plus répugnants, avec une plus odieuse brutalité.

Les facilités pour s’enrichir étaient trop grandes. Le butin d’abord, où les généraux commençaient à se réserver la plus large part et dont ils faisaient naître l’occasion quand elle ne se présentait pas d’elle-même. C’est ainsi qu’en 189 le consul Manlius Vulso se jette sans l’ombre d’un prétexte sur les Galates. C’est ainsi qu’en 172 le consul Popillius Lænas attaque sans provocation la peuplade ligure des Statellates. Puis, en temps de paix, le rançonnement à outrance, le pillage méthodique et continu. Contre ces violences, les vaincus devenus des sujets n’étaient pas défendus. Ce n’est pas qu’ils n’eussent un recours légal. Ils pouvaient, par leurs députés, transmettre leurs doléances au Sénat, et le Sénat pouvait, s’il le voulait bien, renvoyer les parties devant une commission sénatoriale sous la présidence d’un préteur. Mais il était peu disposé à juger sévèrement des abus dont un grand nombre de ses membres se sentaient solidaires, dans le passé ou dans l`avenir. Le procès, quand il était engagé, ou n’aboutissait pas ou finissait par un acquittement. En 173, le préteur chargé d’instruire l’affaire de Popillius Lænas s’arrangea de manière à la faire traîner jusqu’au terme de sa magistrature, et ses successeurs ne se soucièrent pas de la reprendre après lui. Les députés espagnols, en 171, n’obtinrent qu’une satisfaction dérisoire. Leurs griefs étaient trop criants pour qu’on pût décemment se bouclier les oreilles. Les deux accusés les plus compromis se dérobèrent par l’exil, un exil confortable : ils allèrent manger le fruit de leurs rapines dans le voisinage de Rome, dans les deux villes alliées de Tibur et de Préneste ; un autre des accusés fut acquitté, et la poursuite tomba. En 149, Sulpicius Galba, qui avait horriblement pressuré les Lusitaniens, fut renvoyé des fins de la plainte, aux applaudissements de la foule. Car le peuple n’était pas plus que la noblesse sensible aux souffrances des provinciaux. Les exactions, les malversations les mieux démontrées n’entraînaient pour ceux qui s’en étaient rendus coupables aucune suite fâcheuse. Le souvenir de leurs méfaits n’entravait en rien leur carrière et ne détournait pas d’eux les suffrages. Sulpicius Galba fut consul en 144. Cassius Longinus qui, en 171, avait dévasté le territoire de quelques tribus paisibles de l’Illyrie, parvint, en 154, à la haute magistrature morale de la censure.

Il y avait une minorité qui trouvait mauvais ces abus et qui aurait voulu y couper court. En 149, L. Calpurnius Piso, dit l’honnête homme Frugi, fit voter l’institution d’une commission permanente chargée d’en connaître sur la simple réquisition des plaignants et dont la convocation ne dépendait plus de l’arbitraire du Sénat. Malheureusement, elle était elle aussi composée de sénateurs et animée du même esprit que les commissions extraordinaires auxquelles elle succédait.

Les richesses amassées par ces moyens étaient énormes pour le temps. Un homme comme Paul-Émile, réputé pour son intégrité et la simplicité de ses mœurs, passait pour jouir d’une modeste aisance, parce qu’il ne laissait en mourant qu’une somme de 60 talents, 360.000 francs de notre monnaie, dont il faudrait sensiblement multiplier, et sans doute décupler la valeur pour obtenir celle qu’ils représentent aujourd’hui. On peut ,juger par là de ce qu’étaient les grosses fortunes, suffisant au train des grandes existences, aux largesses dont elles étaient grevées, au faste qui en devenait le décor nécessaire, aux habitations somptueuses, aux recherches de la table dont on se montrait de plus en plus friand. Ce luxe était peu de chose assurément à notre point de vue moderne. Mais le luxe est une chose relative. Les ressources du monde ancien étaient plus limitées que les nôtres ; elles n’étaient pas comme les nôtres fécondées et amplifiées par un travail intense. Et surtout ces habitudes contrastaient étrangement avec celles d’autrefois.

Le nouveau genre de vie, joint à la nouvelle culture, creusait un fossé entre les classes. Dans la Rome d’avant la conquête, petit État de paysans sobres et laborieux, le niveau des fortunes et des intelligences ne présentait pas, dans les rangs supérieurs et moyens de la société, de différences très sensibles. Les besoins matériels étaient bornés comme l’horizon intellectuel, un consulaire et un homme simplement aisé vivaient et pensaient à peu pris de même. Sans doute il ne faut pas prendre à la lettre toutes les fables ressassées par les moralistes sur la pauvreté des plus illustres d’entre les vieux Romains, mais elles contiennent cependant une bonne part de vérité. Le Sénat, quand il reçut les ambassadeurs carthaginois, ne disposait que d’un service d’argent destiné aux repas officiels offerts par chaque sénateur et passant à cet effet de l’un à l’autre. En 275, Cornelius Rufinus fut rayé de l’album parce qu’on avait trouvé chez lui, pour son usage particulier, une vaisselle de ce métal atteignant un poids de dix livres. Le domaine de Regulus ne dépassait pas sept arpents. Tout cela était bien changé. Quelques familles demeuraient, incapables de s’adapter au milieu ou s’y refusant avec une obstination hautaine. Tels les Ælii Tuberones que nous avons vus au début du ne siècle, vivant chichement, au nombre de seize individus milles, dans une même maison, sur le même bien patrimonial. Mais ces cas étaient très rares, et celui-là peut-être n’est cité que parce qu’il était unique.

Polybe signale, comme un trait caractéristique de ces générations, l’âpre poursuite des richesses et des honneurs. Ce double objet n’en faisait qu’un. Les richesses conduisaient aux honneurs et les honneurs aux richesses. Il fallait être riche pour acheter les suffrages, pour arriver, par les magistratures, à l’administration des provinces, et il fallait administrer les provinces pour rentrer dans l’argent dépensé, pour réparer les brèches faites aux richesses acquises et pour en acquérir de nouvelles. Viser les richesses et les honneurs, c’était donc une seule et même chose, et il est naturel qu’une oligarchie se soit formée, jalouse d’accaparer les unes par les autres.

La noblesse plébéienne avait gardé le contact avec les classes inférieures tant qu’elle avait eu besoin de leur appui. Elle avait tenu ses rangs ouverts, puisant dans cette réserve des forces incessamment renouvelées. Il n’en est plus ainsi maintenant qu’elle a absorbé le patriciat et qu’elle partage avec lui le gouvernement de la cité. Assez nombreuse pour suffire, avec son concours, au recrutement, sinon du Sénat tout entier, du moins des plus élevées parmi les diverses catégories de sénateurs, elle a renié ses alliés de jadis pour se liguer avec ses anciens adversaires et monter avec eux une garde vigilante autour des avenues du pouvoir. Une obstruction complète n’eût pas été possible. Mais si les nobles permettaient aux nouveaux venus l’accès des magistratures secondaires, ils faisaient de leur mieux pour s’assurer la majorité parmi les sénateurs curules, et l’on sait que c’étaient ces derniers qui dirigeaient l’assemblée. Surtout ils entendaient se réserver le consulat. Il n’était pas nécessaire pour cela de toucher à la constitution. Les moyens dont ils avaient toujours disposé pour agir sur les élections étaient rendus plus efficaces depuis les changements survenus dans la composition et les tendances des comices, et d’ailleurs il est juste de rappeler ici la popularité que leur avaient value les qualités éminentes déployées dans la conquête de l’Italie et la crise des guerres puniques.

Un coup d’œil sur les Fastes nous fera saisir les progrès de cet exclusivisme. Tandis que, dans les cinquante ans écoulés entre 292 et 242, nous comptons encore douze familles parvenues pour la première fois à la magistrature suprême, dans le demi-siècle suivant, nous n’en trouvons plus que cinq. L’élection de Caton pour 195 fut un événement extraordinaire, comme le sera plus tard celle de Marius pour 107, Et ce que Salluste dit à propos de Marius, on peut le dire dès à présent : La noblesse se transmettait le consulat de main en main. Tout homme nouveau, quel que fût l’éclat de sa renommée et de ses services, était réputé indigne et comme souillé par la tache de sa naissance.

Une manifestation notable de cet état d’esprit fut la décision des censeurs de 194 assignant aux sénateurs des places spéciales dans les jeux scéniques. Un fut choqué de cette mesure où s’affichait trop ouvertement la morgue de la noblesse. D’autres indices témoignent de cet orgueil croissant, la multiplicité des triomphes immérités devenue un véritable scandale, les trophées étalés dans les demeures particulières, rappelant des victoires trop souvent imaginaires, les surnoms commémoratifs de peuples vaincus transmis héréditairement, Africanus, Asiaticus, les statues dont la multitude encombrait le Forum au point qu’il fallut décréter la suppression de toutes celles qui n’avaient pas été autorisées.

La même scission, qui se produit entre la noblesse et le peuple, se produit au sein de la noblesse entre les familles qui la composent. De même que la noblesse tend à se séparer du peuple, de même certaines familles tendent à se constituer une situation privilégiée, au-dessus du niveau commun.

Cinquante-cinq familles, tant patriciennes que plébéiennes, se partagent les consulats disponibles dans le siècle antérieur au tribunat de Tiberius Gracchus, de 233 à 133. Sur ces 55 familles, les Cornelii fournissent 23 consuls dont la seule branche des Scipions 13, les Æmilii, les Fulvii 11, les Claudii Marcelli, les Postumii 9, les Sempronii 8, les Claudii, les Fabii, les Servilii, les Valerii 7, les Manlii 6, etc. Soit 11 familles sur 55 prenant à elles seules 105 consulats sur 200, plus de la moitié, et, sur ces 11, 6 en prenant 71, plus du tiers.

A la vérité, le fait en lui-même n’est pas nouveau. La répartition des consulats dans le siècle précédent n’est pas très différente de celle-ci. Ce qui est nouveau, ce n’est pas la prééminence de certaines familles, c’est l’esprit dont ces familles sont animées, ce sont leurs allures incompatibles avec le bon ordre de l’État.

Le Sénat était arrivé ïï l’apogée de sa puissance. Les nécessités créées par l’extension de l’empire l’avaient investi d’une sorte de dictature. Les comices, conscients de leur incapacité, avaient comme abdiqué entre ses mains. Mais le moment où il dirige tout ail dehors est précisément celui où il cesse de se diriger lui-même. Il ne sait plus se faire obéir de ses propres membres. Il se heurte aux ambitions individuelles, soutenues par les menées égoïstes des coteries rivales.

Le temps n’est plus des guerres à petite distance, des courtes campagnes, des courts commandements où il tenait les généraux dans sa main. Déjà, pendant les guerres du Samnium, il avait fallu, par les promagistratures, prolonger les magistratures au delà du terme annuel. Mais alors les proconsuls, les propréteurs opéraient en Italie même, sous les yeux du Sénat, sous sa surveillance directe. Maintenant, dans les pays lointains où les transportait le progrès de la conquête, ils échappaient à ce contrôle, ils prenaient des habitudes d’initiative, d’indépendance dont ils ne savaient plus se défaire. Ils rentraient à Rome entourés d’un prestige extraordinaire. Ils avaient soumis d’immenses territoires et les avaient gouvernés avec une autorité absolue. Ils avaient vu à leurs pieds les cités, les royaumes, les dynasties. Ils laissaient derrière eux, dans leurs provinces, toute une clientèle. Ils restaient les patrons naturels des vaincus, appelés à régler leurs affaires, à trancher leurs différends, à plaider leurs causes, à présenter leurs suppliques. Ils apparaissaient ainsi à des nations entières comme de véritables souverains. La richesse des dépouilles racontait toutes ces choses au peuple ignorant. Scipion avait rapporté d’Afrique 123.000 livres d’argent et assuré au Trésor, par le tribut imposé à Carthage, un revenu annuel de 200 talents (1.200.000 fr.). Quinctius Flamininus avait exhibé 15.000 livres d’argent en barre, 270.000 livres d’argenterie, 3.714 livres en or, sans compter le tribut annuel de 50 talents (300.000 fr.). Plus merveilleux encore furent les triomphes de Scipio Asiaticus, de Fulvius Nobilior, de Manlius Vulso, de Paul-Émile. Il était inévitable que des hommes portés à cette hauteur eussent peine à rentrer dans le rang et qu’on eût peine à les y faire rentrer.

Les faits d’insubordination ne se comptent plus. En 154, Fulvius Flaccus étant édile désigné se met en tète de briguer la préture, bien qu’il soit interdit, quand on est désigné pour une magistrature, d’en briguer une autre. Le consul voudrait écarter sa candidature, mais les Fulvii sont puissants. Il n’ose prendre cette responsabilité et il en réfère au Sénat. Le Sénat, de son côté, n’ose rien décider et il en réfère au peuple. Finalement, on s’arrête à un moyen terme. On suspend l’élection : c’est tout ce qu’on ose faire. D’autres cas sont plus graves. On a vu les guerres de pillage entamées en 179 par Manlius Vulso, en 173 par Popillius Lænas. Le Sénat s’est ému de ces actes de brigandage où, ce qui le choque le plus, c’est son autorité méconnue. Popillius se rit de ses menaces et de ses lettres de rappel. Manlius a I’effronterie de solliciter le triomphe et il finit par l’obtenir, grâce aux intrigues du clan des Manlii. App. Claudius Pulcher, qui, en 143, avait procédé contre la population alpestre des Salasses comme Popillius contre les Statellates, comme Manlius contre les Galates, ne réussit pas comme ce dernier à vaincre les résistances des honnêtes gens, mais il en fut quitte pour triompher à ses frais, en grande pompe, malgré le Sénat et les tribuns.

Ce qu’on voit poindre à l’horizon, comme une conséquence lointaine de ces nouvelles mœurs, ce qui apparaît dès lors aux contemporains comme une vague menace, c’est la tendance monarchique. Elle se personnifie dans la plus grande figure du temps, P. Cornelius Scipio l’Africain. Il appartenait à cette famille patricienne des Cornelii Scipiones qui depuis deux siècles tenait le premier rang dans la noblesse. C’était un homme d’une haute intelligence, très séduisant, avec un mélange de charlatanisme qui s’accusait surtout dans l’étalage de son zèle religieux. De bonne heure, il réussit à se mettre hors de pair. En 213, âgé de vingt-deux ans, il se présente à l’édilité et est élu. Il consolide sa popularité par la magnificence de ses jeux, si bien qu’en 211, contrairement à tous les précédents, il est élu par les comices tributes proconsul pour l’Espagne. Le Sénat, qui n’avait point trouvé de candidat pour ce poste périlleux, laissait faire. Il n’intervint que pour proroger le jeune proconsul pendant six ans. Scipion donne en Espagne la mesure de ses talents. Il y fonde la domination romaine ; les députés des nations ibériques le saluent du titre de roi. En 206, il revient briguer le consulat au milieu d’une affluence de peuple accouru pour acclamer le héros. Consul en 205, il propose de porter la guerre en Afrique. Mais déjà il est suspect. Le parti conservateur, qui s’était retranché derrière une objection de pure forme pour ne pas lui accorder le triomphe, — il était promagistrat, et il était de règle alors que le triomphe ne fût accordé qu’aux magistrats en fonctions, — se montra décidément hostile à cette entreprise audacieuse pour des raisons d’ordre politique autant que militaire. Mais ce que le Sénat lui refusait, Scipion menaçait de le demander au peuple. On s’en tira par un compromis. Scipion, au lieu de la province d’Afrique, eut la Sicile, ce qui était une manière détournée de lui donner satisfaction sans en avoir l’air, car il était sous-entendu que dans ce poste il restait libre de préparer son expédition africaine. Là encore sa conduite inspira des soupçons. Il se donna une garde personnelle et compromit la discipline par ses complaisances envers les soldats. Les choses en vinrent au point que le Sénat se décida à ouvrir une enquête. Tout cela s’effaça devant la victoire de Zama. A trente-trois ans, il était l’arbitre de l’État, censeur en 199, et, à partir de cette date, grince du Sénat. Son influence à ce moment subit une éclipse, contrariée par la fortune des Quinctii dont le principal représentant, L. Quinctius Flamininus, s’illustrait par la soumission de la Macédoine et de la Grèce. Mais, en 190, il obtint la direction de la guerre contre Antiochus pour son frère Lucius, un incapable auquel il devait servir de lieutenant, de manière à conduire les opérations à sa place. Cette politique dynastique fut vivement attaquée : Ce qu’il veut, disaient ses ennemis, c’est démontrer à la Grèce, à l’Asie, à toutes les nations, ce qu’il a depuis longtemps démontré à l’Espagne, à la Gaule (Scipion consul pour la seconde fois en 194 avait conduit quelques opérations dans la Gaule cisalpine), à la Sicile, à l’Afrique, qu’un seul homme est la tète, le soutien de l’empire, que Scipion couvre de son ombre la cité maîtresse du monde, qu’un signe de lui tient lieu des décrets du Sénat et des volontés du peuple. C’est alors que se produisit le mouvement de réaction conduit par Caton. Lucius Scipion, convaincu de malversation, fut condamné. Publius, impliqué dans le même procès et accusé par-dessus le marché, sans doute bien à tort, de transactions louches avec Antiochus, le prit de haut et refusa de plaider sa cause, trop fier et trop favorisé de la fortune pour s’abaisser jusque là. En d’autres termes, il se mit au-dessus de la loi. Mais, pour échapper à une condamnation, il dut se retirer dans un exil volontaire d’où il ne sortit plus.

Le Sénat voyait le mal et il en discernait la, cause. Par là s’explique la direction imprimée à la politique extérieure. Il ne voulut pas, en formant des provinces nouvelles, constituer à l’état permanent les grands commandements oit s’exaltait l’orgueil et se développait la puissance des proconsuls. C’est pourquoi à l’annexion il préféra le protectorat qui, sans occupation directe, sans intervention continue, lui paraissait garantir suffisamment le maintien de sa domination. Il suivit cette méthode pendant un demi-siècle avec une ténacité singulière. Il ne garda pas un pouce de terre en Afrique après Zama. Après Cynocéphales, la Macédoine et la Grèce étaient sans défense : il n’y avait qu’à les prendre. Néanmoins, elles restèrent indépendantes. Après la défaite d’Antiochus, on lui enleva les territoires qu’il possédait en deçà du Taurus, mais pour les partager entre les rois et les cités alliés. Après Pydna, on détrôna Persée, on dépeça son royaume, et on s’en tint là. Ce fut le dernier acte d’une politique, sage sans doute, mais qui ne pouvait se soutenir indéfiniment : elle contrariait trop violemment les ambitions et les convoitises des généraux ; elle tenait trop peu de compte des tentations de la victoire, de l’enivrement du triomphe, de la vanité nationale surexcitée, de la passion impérialiste ; et enfin on lui reprochait, non sans quelque raison, de compromettre l’avenir en laissant à l’ennemi abattu le temps et les moyens de refaire ses forces et de préparer sa revanche. Elle fut définitivement condamnée, après 146, quand la renaissance de Carthage et le soulèvement de la Grèce en eurent démontré le danger, et dès lors Rome, par une sorte de fatalité, marcha du même pas vers l’empire universel et vers la monarchie.

Le Sénat avait un autre motif pour s’opposer à la politique d’annexion. Il se sentait mal outillé pour l’occupation de pays étendus. Il ne disposait ni d’une armée permanente ni d’un personnel administratif suffisant, et il n’entendait rien changer au système pratiqué jusqu’alors dans le domaine militaire et gouvernemental. Une armée permanente eût été une armée de métier, redoutable entre les mains de ses chefs, et la multiplication des magistrats eût ouvert une brèche dans les privilèges de la noblesse en offrant un plus large débouché aux hommes nouveaux.

En 180 se place la loi Villia qui fixa, pour la première fois, un ordre et un minimum d’âge pour l’obtention successive de la questure, de la préture et du consulat. Désormais, on ne put prétendre à la première de ces magistratures avant 1’àge de vingt-huit ans, à la seconde avant quarante ans, à la troisième avant quarante-trois, et de plus on dut laisser entre chacune d’elles un intervalle de deux ans. La loi Villia fut complétée en 151. Depuis 342, une loi, d’ailleurs non observée, avait décidé qu’on ne pourrait exercer une seconde fois une même magistrature, sinon après dix ans. On renforça cette disposition en interdisant d’exercer le consulat plus d’une fois.

Ces lois étaient une précaution prise par la noblesse contre elle-même. En empêchant les mêmes hommes d’exercer trop souvent les mêmes magistratures, et surtout en ne permettant qu’une fois l’accès de la plus haute, elle visait à supprimer dans son sein les individualités trop puissantes, menaçantes pour sa propre autorité. Mais ces lois ne furent pas plus observées que celle de 342, sinon par les personnages secondaires en vue desquels elles n’étaient point faites. Elles avaient cet inconvénient de paraître porter atteinte à la souveraineté populaire, considérée maintenant comme maîtresse de ses choix. Parmi les infractions dont la liste serait longue il suffira d’en citer une, justifiée d’ailleurs par les mérites du candidat et consentie par le Sénat, mais d’autant plus remarquable qu’elle suivit de très près la loi de 151. Scipion Emilien, sans avoir été questeur ni préteur et âgé seulement de trente-six ans, fut élu consul pour 147 et une deuxième fois pour 134.

Une autre loi, conçue dans le même esprit, ne fut pas plus efficace. Elle devait refréner dans les classes supérieures la course furieuse vers la richesse et elle n’y réussit pas, mais en revanche elle eut des conséquences à longue portée dont la République fut troublée dans toute la suite de son histoire. Ce fut la loi Claudia de 219, d’où date la formation d’une oligarchie financière en opposition et finalement en antagonisme avec l’oligarchie politique ou sénatoriale.

C’était l’usage que l’État procurât par l’intermédiaire des particuliers les services qui lui incombaient. En d’autres termes, son procédé était celui du fermage. Tous les cinq ans, les censeurs, réglant le budget des recettes et des dépenses, ouvraient une double série d’adjudications. En ce qui concerne les dépenses, travaux publics, transports, fournitures militaires et de toute sorte, ils passaient marché avec ceux qui s’en chargeaient au plus juste prix. En ce qui concerne les recettes, perception de l’impôt, des douanes, location du domaine, .exploitation des mines, des salines, etc., ils donnaient naturellement la préférence aux plus offrants. Il appartenait aux adjudicataires de mesurer d’avance leur bénéfice en calculant ce qu’ils pouvaient prélever de la somme allouée par l’État ou de celle qu’ils devaient toucher, tout en se conformant aux obligations spécifiées dans le cahier des charges et dont la stricte exécution était surveillée par les censeurs ou par les magistrats qui les suppléaient dans l’intervalle de leurs fonctions, sans préjudice de l’intervention du Sénat, toujours maître de modifier ou de casser le contrat s’il le jugeait onéreux pour le Trésor.

L’intérêt de l’État était évident. Il réduisait ses soins et ses frais et de plus, d’une part, pour les recettes, il disposait tout de suite de ressources considérables, et de l’autre, pour les dépenses, il suffisait à sa besogne sans avoir immédiatement à délier sa bourse. Des adjudicataires, les uns devaient lui verser, sur-le-champ, totalement ou partiellement ; le montant prévu pour le rendement de l’impôt ou de la location du domaine, sauf à opérer ensuite les rentrées pour leur propre compte, les autres devaient livrer leurs fournitures et procéder à l’exécution de leurs travaux sans attendre le versement convenu. Les adjudicataires de leur côté réalisaient de gros profits. Dans une société qui ne connaissait ni le grand commerce ni la grande industrie, ces entreprises étaient les seules qui ouvrissent à l’esprit de spéculation de vastes perspectives, de plus en plus vastes à mesure que la conquête multipliait les besoins de l’État et ses revenus.

La noblesse s’y était jetée avec ardeur, mais il y avait d’excellentes raisons pour le trouver mauvais. Sans parler du vieux préjugé d’après lequel tout trafic était considéré comme incompatible avec la dignité sénatoriale, il était choquant de voir le Sénat, dans la personne de ses membres, s’associer à des opérations soumises à son contrôle, et se constituer ainsi, à l’occasion, dans la même cause, juge et partie. Ce fut sans aucun doute le principal et, en tout cas, le meilleur des arguments invoqués par le tribun Q. Claudius en faveur de la loi qui porte son nom. Il n’était d’ailleurs qu’un instrument : il agissait sous l’inspiration du premier des grands adversaires de la noblesse, un des, premiers hommes d’État qui se soient rendu compte de la nécessité d’une réforme, C. Flaminius. De la loi Claudia, Tite-Live ne nous fait connaître qu’un article interdisant aux sénateurs et aux fils de sénateurs de posséder des navires jaugeant plus de 300 amphores (8.000 litres environ), c’est-à-dire capables de transporter autre chose que le produit de leurs propriétés privées, italiennes ou provinciales, et il est possible que pour commencer on s’en soit tenu là, mais il est certain, comme on le voit par les faits, que cet article fut complété, tout de suite oui un peu plus tard, par une disposition plus large écartant les mêmes personnages de toute, participation aux entreprises adjugées par les censeurs. Le Sénat protesta, mais contraint de subir la loi votée malgré lui par les comices tributes, il s’ingénia à la tourner et y réussit. Les sénateurs n’eurent pour cela qu’à s’abriter derrière des prête-noms ou à faire valoir leurs fonds dans les entreprises où ils ne pouvaient figurer ouvertement et dont la direction avait passé en d’autres mains.

Au-dessous du Sénat venait la classe des chevaliers, comprenant les citoyens qui faisaient partie des dix-huit centuries équestres et, par extension, tous ceux qui, étant inscrits dans la première catégorie du cens, étaient admis à servir à cheval dans la légion. C’est dans cette classe que se recrutèrent les publicains, ainsi appelés parce qu’ils se chargeaient des services publics, si bien que ces deux termes, publicains et chevaliers, finirent par devenir synonymes dans la langue courante. Ils formèrent comme une haute bourgeoisie spécialement vouée aux affaires, et d’autant plus portée à s’y confiner que les dédains de la noblesse lui rendaient plus difficile l’accès des honneurs et en tout cas lui interdisaient, à de rares exceptions près, la grande ambition politique. Pour suffire aux entreprises dont ils prenaient la charge, il fallait un apport dépassant la mesure des fortunes individuelles. Ils en arrivèrent ainsi à constituer des compagnies dont l’organisation rappelle, par ses traits essentiels, celle de nos sociétés financières modernes. En tête les associés proprement dits, les socii, les adjudicataires en nom, responsables vis-à-vis de l’État, avec un administrateur en chef (magister) résidant à Rome et représenté sur place par un administrateur en sous-ordre (promagister). Ce haut personnage était renouvelé tous les ans, de telle sorte que l’autorité lui appartenait moins qu’au groupe des associés dont il devait, en des circonstances importantes, convoquer l’assemblée. Au-dessous, la foule des participes, des porteurs de parts entières (partes) ou fragmentaires (particulae), dont il semble bien qu’on peut les assimiler à nos obligataires.

Ce qui faisait la force de ces compagnies, c’est qu’elles embrassaient dans leur réseau la société romaine à tous ses degrés, depuis les, nobles, les sénateurs dont elles faisaient fructifier les capitaux jusqu’aux derniers des citoyens qui ne trouvaient pas de meilleur placement pour leur modeste avoir, jusqu’aux employés subalternes qui formaient autour de chacune d’elles une véritable armée. Comme leur champ d’action était différent, elles ne risquaient pas d’entrer en concurrence, et tout au contraire, au lieu de se combattre, elles étaient amenées à se soutenir réciproquement ; la participation aux unes n’excluant pas la participation aux autres. Solidaires entre elles, elles l’étaient également des individualités en apparente isolées qui gravitaient dans leur sphère, et notamment des banquiers. Les opérations de banque tenaient une très grande place dans le mouvement économique et étaient de nature très diverse. Les banquiers (argentarii) étaient à certains égards des officiers ministériels. Comme nos commissaires-priseurs, ils procédaient aux ventes par enchères ; comme nos agents de change, très vraisemblablement, ils négociaient les titres. Mais en outre, pour leur propre compte, ils faisaient le commerce de l’argent, ; rendu très lucratif par l’extrême variété des monnaies répandues dans tout le bassin méditerranéen, et enfin et surtout ils prêtaient à gros intérêts, non pas tant à Rome et dans l’Italie romaine, où les lois contre l’usure, bien que facilement éludées, étaient gênantes néanmoins, mais au dehors, dans les provinces où elles n’étaient pas applicables ; ils empruntaient pour prêter, pour prêter aux particuliers, aux rois, aux principicules que leurs prodigalités avaient mis dans l’embarras et réduits aux abois, aux villes ruinées par le passage des armées et les ravages de la guerre, écrasées sous le fardeau des impôts, des prestations, dés exactions de toute sorte. Ils ne formaient pas des sociétés de crédit analogues aux nôtres, sur le modèle des sociétés des publicains. L’État, qui avait accordé la personnalité civile à ces dernières, non dans leur intérêt mais dans le sien, en raison des services qu’il en attendait, n’était pas porté à multiplier cette faveur dont il se montra toujours fort avare, et au surplus cela n’était pas nécessaire, les banquiers n’étant très souvent que les mandataires des compagnies qui trouvaient par leur intermédiaire l’emploi de leurs ressources disponibles.

Une fièvre de spéculation s’empara des Romains. Les causes qui faisaient varier les cours étaient diverses comme les opérations auxquelles on se livrait. Mais c’étaient les accidents de la politique extérieure, une banqueroute royale, une guerre venant à tarir les revenus d’une ou de plusieurs provinces, qui déterminaient les brandes crises. L’irruption de Mithridate dans la province d’Asie, la plus riche et la plus fructueuse de toutes, déchaîna une panique formidable, un krach, comme nous disons. La spéculation suppose une Bourse, et Plaute nous a laissé de celle qui se tenait dans la capitale une description vivante où il est curieux de retrouver ce que nous connaissons, ce que nous voyons, la même foule bigarrée, bruyante qui emplit de ses clameurs la colonnade de la rue Vivienne, les gros financiers, les hommes considérables, circulant gravement dans la région inférieure du Forum, et tout un monde interlope d’agioteurs de bas étage, tout un monde et tout un demi-monde s’agitant autour d’eux.

Que ces compagnies puissamment riches, plongeant leurs ramifications dans toutes les couches de la population, aient pesé d’un poids très lourd dans la direction du gouvernement, et cela sous un régime qui mettait l’élection à la base de tous les pouvoirs et où l’élection elle-même se réduisait de plus en plus au trafic des voix et des consciences, c’est un fait qui n’a rien de surprenant et qui s’est vu de tout temps, mais jamais peut-être plus nettement et plus crûment qu’à Rome. Les censeurs, ménagers des deniers publics, du moins quand ils prenaient leur devoir à cœur, se heurtaient à des prétentions contre lesquelles ils avaient peine à se défendre, et plus d’une fois, dans le conflit engagé à ce propos, ils se virent trahis par les complaisances coupables de l’aristocratie ou de la multitude. Les marchés passés par Caton, en 184, furent cassés par le Sénat sous le prétexte cynique qu’ils étaient désavantageux pour l’État, alors qu’ils avaient valu à l’intègre magistrat les haines féroces des adjudicataires, au point qu’il fut, à leur instigation, accusé devant le peuple par les tribuns et condamné à une forte amende pour avoir mal servi les intérêts qui lui étaient confiés. En 169 les censeurs C. Claudius Pulcher et Ti. Sempronius Gracchus ayant écarté des adjudications, quiconque avait pris part aux contrats scandaleux consentis par leurs prédécesseurs, furent eux aussi traduits devant le tribunal populaire, soi-, disant pour avoir, dans les débats soulevés à cette occasion, porté atteinte à l’inviolabilité tribunicienne, et il fallut toute l’autorité de Sempronius pour soustraire à une condamnation imminente son collègue, moins considéré que lui et moins sympathique. Tout cela n’était rien auprès des scènes odieuses qui, dès la deuxième guerre punique, avaient montré ce que devenait le patriotisme des trafiquants aux prises avec leurs appétits. Les entrepreneurs de transports maritimes s’étaient fait assurer par l’État contre les risques de naufrage et, forts de cette garantie, ils ne reculaient pas devant le crime de baraterie, faisant couler eux-mêmes leurs bâtiments, puis venant réclamer l’indemnité convenue. Le Sénat n’osait sévir, de peur de se brouiller, dans les circonstances critiques où l’on se trouvait, avec l’ordre entier. Pourtant, à la fin, deux tribuns, plus hardis, se décidèrent à poursuivre le plus coupable, un certain Postumius Pyrgensis, mais il réussit à soulever une émeute et il fallut dissoudre l’assemblée pour éviter une collision sanglante.

La rapacité des publicains se donnait libre carrière dans les provinces. Partout où les armes romaines avaient pénétré, ils s’abattaient sur le pays et le mettaient en coupe réglée. Tout était permis contre ces populations sans défense, sous le regard indulgent du gouverneur, terrorisé ou complice. Aussi les publicains, autant et plus que les généraux ambitieux et cupides, ont-ils contribué à vaincre les scrupules du Sénat, à le faire sortir de sa prudente réserve pour le pousser à la politique de conquête, qui fut moins une politique de magnificence qu’une politique mercantile. Le Sénat décidait, mais derrière ses décisions nous saisissons l’action de ces potentats de la finance qui tenaient les fils dans l’ombre et faisaient mouvoir les acteurs du premier plan.

Pourtant, entre les deux ordres l’accord était instable et le conflit ne pouvait manquer d’éclater à la longue. Les préoccupations du Sénat ne pouvaient pas être exactement les mêmes que celles des manieurs d’argent. Par la force des choses, elles devaient embrasser un horizon plus large et tenir compte d’intérêts plus généraux et plus élevés. II avait mission de veiller à la bonne gestion du Trésor, à la bonne administration de l’empire, et il ne pouvait, sans abdiquer et sans se déshonorer, se dérober entièrement à sa tâche. Au milieu de ses faiblesses, il avait des accès de révolte, des sursauts d’indignation, sous l’impulsion des personnalités honnêtes qui se rencontrèrent toujours parmi ses membres et dont les objurgations véhémentes lui faisaient honte de lui-même. Le point de frottement le plus douloureux était naturellement dans les provinces. C’est là que les sénateurs et les chevaliers se trouvèrent le plus fréquemment aux prises. Si trop de proconsuls et de propréteurs ne demandaient qu’à fermer les yeux sur les méfaits de ces derniers, sauf à recevoir de leur tolérance le juste prix, d’autres essayèrent d’y mettre obstacle. Il fallait, a dit plus tard Cicéron, une vertu divine pour concilier les intérêts des provinciaux et les exigences des publicains. Cette vertu, quelques-uns tentèrent de la pratiquer, non sans s’exposer à des vengeances redoutables. Et ceux-là mêmes qui n’avaient pas de ces scrupules mais qui, pillant pour leur propre compte, n’aimaient pas que d’autres en rissent autant de leur côté, de manière à leur disputer leur part de la matière exploitable et corvéable, ceux-là aussi se trouvaient avec leurs concurrents en état d’hostilité. Ces causes de dissentiment qui couvaient depuis longtemps aboutirent à une rupture ouverte quand la loi judiciaire de C. Gracchus eut jeté les sénateurs et les chevaliers en face les uns des autres en enlevant les chevaliers à la juridiction des sénateurs et en imposant aux sénateurs celle des chevaliers. La guerre dès lors fut déclarée, une guerre inexorable qui ébranla la République dans ses fondements et la mena à la ruine.

 

 

 



[1] Sur ces chiffres et sur les relevés suivants voir Willems, Le Sénat de la République romaine, I.