LA RÉPUBLIQUE ROMAINE - LES CONFLITS POLITIQUES ET SOCIAUX

 

LIVRE I — LE PATRICIAT ET LA PLÈBE

CHAPITRE III — La lutte des deux ordres.

 

 

§ 1. — Les tribus locales.

Avant de retracer, dans ses grandes lignes, la lutte des deux ordres, il faut s’arrêter sur une réforme qui, vers cette époque, à une date qu’on ne saurait préciser, opéra un remaniement complet dans les institutions fondamentales de la cité romaine et prépara pour le combat livré par la plèbe un terrain favorable.

Lorsque l’Athénien Clisthène voulut incorporer à la cité tous ceux, thètes et métèques, que le préjugé en tenait exclus comme ne rentrant pas dans l’organisation gentilice, il imagina de créer des divisions nouvelles où tous les habitants de l’Attique, sans distinction d’origine, groupés suivant leur domicile, par quartiers ou par cantons, pussent se rencontrer et se confondre. Les anciennes divisions ne furent pas supprimées ; les γένη, les gentes athéniennes, avec les phratries qui les encadraient, subsistèrent, protégées par une tradition immémoriale et sacrée, mais il ne fut plus nécessaire d’être membre d’une phratrie et d’un γένος pour être qualifié citoyen, pour supporter les charges et aspirer aux honneurs attachés à ce titre, ou plutôt, si l’on créa, à l’usage des nouveaux venus, des phratries nouvelles, sur le modèle des anciennes, ce fut uniquement pour ne pas les laisser dans un état d’infériorité, au point de vue religieux, par rapport aux citoyens de vieille souche, mais les seules divisions politiques et administratives furent les divisions Clisthéniennes, les dix tribus locales (φυλαί τοπικαί) et les dèmes inscrits dans ces tribus. Ainsi non seulement la cité s’enrichit par un afflux de citoyens nouveaux, mais les anciens prirent a ce contact d’autres mœurs et d’autres idées. Les nobles, les Eupatrides, se trouvèrent rapprochés de leurs clients et mis avec eux sur un pied d’égalité, et les clients de leur côté, soustraits dans ce milieu aux influences héréditaires, virent se relâcher les liens qui les enchaînaient à leurs maîtres d’autrefois. Ce fut tout un bouleversement de la société athénienne, refondue et comme pétrie à, neuf par la main puissante du grand réformateur.

L’histoire traditionnelle attribue au roi légendaire Servius Tullius une réforme analogue en faisant remonter jusqu’à lui la formation des tribus locales destinées désormais à servir de base aux deux opérations essentielles de la perception de l’impôt et du recrutement. Jusqu’alors il n’y avait eu d’autres divisions que les trente curies, encadrées dix par dix, dans les trois tribus primitives (Ramnes, Tities, Luceres), les tribus dites génétiques pour les distinguer des tribus Serviennes et ainsi nommées parce qu’elles étaient, comme les curies, des agrégats de gentes où les hommes étaient répartis d’après leur naissance, les patriciens en tant que faisant partie d’une gens, les autres en tant que s’y rattachant par la clientèle. Il est très probable assurément que les tribus génétiques et les curies ont été elles aussi primitivement un moyen de grouper dans un même ressort un certain nombre de gentes contiguës ou voisines, mais le principe du classement par domicile, adopté à titre exclusif pour les tribus Serviennes et s’appliquant, sans considération de caste à la population entière, patriciens, clients, plébéiens, les différencia profondément des divisions antérieurement existantes et ne put manquer d’entraîner les mêmes conséquences qu’à Athènes, politiques et sociales.

Nous avons vu, il est vrai, que la composition des curies s’était déjà altérée, tant par le maintien des clients plus ou moins détachés de leur gens que par l’introduction des plébéiens étrangers au système gentilice, de sorte que, ainsi transformées, elles auraient pu à la rigueur continuer de servir de cadres à la cité élargie, mais il était naturel que l’influence patricienne restât prépondérante là où si longtemps elle avait régné en souveraine, et il parut donc plus sûr de créer des circonscriptions nouvelles.

La réforme de Servius se caractérise par un trait original, par une nouveauté dont les effets à longue portée devaient se faire sentir sur tout le développement ultérieur de Rome. Elle diffère par là de la réforme de Clisthène autant que diffèrent dans leur histoire les deux villes grecque et latine.

La nouveauté, ce fut la création des tribus rurales. L’organisation de la cité antique était essentiellement urbaine, en ce sens qu’elle comportait l’incorporation de la campagne à la ville et, par suite, la prédominance de la ville sur la campagne. En d’autres termes, les divisions politiques étaient celles de la ville se prolongeant à l’extérieur et absorbant la population du voisinage, considérée comme une sorte d’annexe. Telles furent encore les tribus de Clisthène comprenant à la fois les citadins et les ruraux. Telles avaient été les curies. Aussi anciennes que la ville elle-même, c’est-à-dire remontant à une époque où elle ne s’étendait pas au delà de la banlieue, elles n’ont jamais cessé d’être les circonscriptions de la ville, plus ou moins projetées au dehors. Enfermée et comme garrottée dans ces lisières, Rome était condamnée à ne pas sortir d’elle-même ; elle restait une cité comme toutes les autres, incapable de s’accroître, de former une nation. Comment en effet ces compartiments étroits, rigides, se seraient-ils dilatés au point d’embrasser successivement tous les peuples de l’Italie ? Il en fut autrement quand on eut créé, pour le dehors comme pour le dedans, des corps similaires, distincts, indépendants, appelés chacun à rendre les mêmes services, à jouer le même rôle, quatre tribus pour la ville, seize ou dix-sept pour la campagne environnante. Dès lors tout pays récemment conquis devenant le noyau d’une tribu nouvelle juxtaposée aux anciennes, Rome ne trouva plus rien, dans sa constitution interne, qui s’opposât à son expansion ; elle put amplifier son territoire, multiplier ses citoyens, grandir en un mot, dans un vêtement plus souple, à la taille de ses destinées futures.

Une autre conséquence plus immédiate, ce fut l’interversion du rapport de la ville à la campagne. Désormais ce fut la campagne qui pesa de tout son poids sur la ville. Il se peut que l’on n’ait point prévu tout d’abord ce résultat, mais il fallut bien s’en apercevoir quand les tribus locales eurent donné naissance à une assemblée politique dont elles constituèrent, conformément au principe du vote collectif, les unités votantes, et où les seize ou dix-sept tribus rurales, renforcées peu à peu par l’addition de tribus plus éloignées, ne purent manquer d’annuler les quatre tribus urbaines. Or, les tribus rurales, c’était la plèbe rurale, placée maintenant au premier plan dans le combat engagé contre le patriciat et devenue, à la longue, le facteur capital de la politique romaine.

Le recrutement par tribus suscita une armée nouvelle. Ce que l’armée avait été auparavant, nous ne le savons guère. On peut conjecturer seulement, et à coup sûr, que tant qu’elle fut recrutée par curies, elle conserva de fortes attaches avec le système gentilice. Ces liens furent dénoués avec le recrutement par tribus locales, et ce fut une vigoureuse impulsion au mouvement d’émancipation des clients. Ils ne combattirent plus encadrés dans leur gens, mais mêlés aux patriciens et aux plébéiens.

Les historiens rapportent à l’époque de Servius Tullius un mécanisme compliqué sur lequel nous aurons à revenir et qui, de toute évidence, quoi qu’ils en disent, ne peut pas avoir été celui de l’armée. Mais il est plus facile de démontrer leur erreur, comme nous essayerons de le faire plus loin, que de rien mettre à la place. Ce que nous voyons de plus clair, c’est que la force de l’armée était dans la grosse infanterie, l’infanterie des Hoplites, comme disaient les Grecs, et qui, dans la tactique de cette époque, tenait le premier rang. Elle était composée des riches, renforcée au besoin par les citoyens moins aisés auxquels l’État fournissait le nécessaire. A Rome, en effet, comme partout dans les cités antiques, les obligations militaires étaient en rapport direct avec la fortune. Plus on possédait de parcelles du sol de la patrie, plus on paraissait intéressé à la défendre, et d’ailleurs le soldat s’équipant à ses frais, c’étaient les riches qui devaient l’armement le plus complet. La grosse infanterie formait la classe classis, un mot qui plus tard finit par être synonyme de catégorie censitaire, mais qui à l’origine avait une acception exclusivement militaire. Il n’y avait alors qu’une classe, ainsi qu’il résulte de l’expression infra classem, au-dessous de la classe, au singulier, expression employée encore par habitude pour désigner ceux qui, en raison de leur pauvreté, étaient exclus des classes, quand il y en eut plusieurs. Les infra classem recrutaient l’infanterie volante, plus ou moins légèrement équipée, qui servait d’appoint pour engager et soutenir le combat. La cavalerie constituait un corps d’élite dont les cadres, qui empruntaient leurs noms aux trois tribus génétiques des Ramnes, des Tilies et des Luceres, évoquaient dans l’armée Servienne l’image de la vieille armée patricienne. Les six centuries équestres des Ramnes, Tilies, Luceres priores et posteriores étaient réservées aux patriciens, tandis que les douze autres qui leur furent ajoutées étaient ouvertes aussi aux plébéiens, et à ceux-là seulement qui pouvaient justifier d’un certain avoir. Par où nous constatons, ainsi qu’il a été dit plus haut, qu’il y avait des plébéiens riches.

De l’armée nouvelle sortit une nouvelle assemblée politique, l’assemblée centuriate, oit les centuries, c’est-à-dire les unités militaires formaient les unités votantes. Les historiens nous disent que ce fut à l’occasion de l’expulsion des Tarquins. L’armée, réunie en comices, aurait procédé à l’élection des premiers consuls, et ce précédent aurait fait loi par la suite. Cela est possible. La révolution était l’œuvre du patriciat, et il se peut qu’il ait acheté moyennant cette concession le consentement de la plèbe. Il était naturel d’ailleurs de réserver à l’armée le choix de ses chefs. Mais l’assemblée issue de l’armée ne put pas rester longtemps identique à celle-ci. Si l’on ne pouvait se dispenser de faire concourir à la défense nationale les divers éléments de la population, on ne se crut pas tenu de leur laisser une part égale dans le gouvernement. L’assemblée centuriate ne cessa pas de rappeler ses origines par les formalités auxquelles elle était soumise et par les noms attribués à ses divisions et subdivisions, mais elle fut organisée hiérarchiquement de manière à concentrer le pouvoir entre les mains des riches, et c’est sous cet aspect que nous aurons à la considérer ultérieurement.

 

§ 2. — Le tribunat de la plèbe.

Ce n’est pas sans raison que les historiens anciens font commencer après l’expulsion des Tarquins (509) la lutte des deux ordre. Cette révolution, si elle fut une réaction contre la domination étrusque, fut aussi, d’autre part, une revanche du patriciat contre la royauté transformée en tyrannie. Les patriciens avaient une trop haute idée de la souveraine magistrature pour la réduire clans ses attributions, mais ils trouvèrent moyen de l’affaiblir en la rendant annuelle et en la partageant entre deux collègues ou consuls tirés de leur sein et dont les pouvoirs se faisaient équilibre de manière à requérir, en cas de conflit, l’arbitrage du Sénat. Ce fut le point de départ de la grandeur de cette assemblée. Impuissante légalement à contraindre les consuls, tant qu’ils étaient en fonctions, elle les tenait néanmoins, et par cette intervention que les circonstances pouvaient rendre nécessaire et efficace, et parce que, les résorbant aussitôt après leur courte magistrature, elle incarnait, vis-à-vis des potentats du jour, l’intérêt supérieur de l’État et la tradition continue de la politique romaine. Ce fut en même temps pour la plèbe le début d’une ère d’oppression et de misère. Elle avait perdu dans le roi son patron naturel, et se trouva dès lors exposée sans défense aux vexations et aux sévices de ses maîtres. Mais de l’excès des maux sortit le remède. Ce qui faisait la force des patriciens, malgré leur infériorité numérique, c’était leur cohésion, leur solide organisation. Les plébéiens, de leur côté, sentirent le besoin de s’organiser, de se donner des chefs. De là naquirent l’assemblée tribute et le tribunat.

Il en est de ces deux créations comme de tous les faits saillants de cette période semi-historique. Le fait en lui-même se détache assez nettement et d’une manière suffisamment intelligible, mais les événements qui l’ont préparé nous sont présentés avec trop d’incohérences et d’invraisemblances, le récit qui nous en est parvenu repose sur une documentation trop notoirement indigente et incertaine pour qu’on puisse se flatter, non pas seulement d’en suivre le détail, mais encore le plus souvent d’en démêler la véritable nature. A trois reprises, les historiens attribuent les victoires de la plèbe à une manœuvre tout à fait analogue à celles qui figurent aujourd’hui sur le programme de nos luttes de classes. C’était une sorte de grève appelée sécession, par où elle démontrait aux patriciens qu’ils ne pouvaient se passer d’elle et qu’ils n’avaient donc qu’à se plier à ses exigences. Nous pouvons admettre qu’elle employa cette tactique dès cette année 493 qui nous est donnée comme ayant marqué son premier triomphe. D’après la vulgate imposée par le prestige des écrivains contemporains d’Auguste, les plébéiens, refusant le service militaire, auraient émigré en masse sur le Mont Sacré, une colline située aux bords de l’Anio, dans l’intention d’y fonder une Rome nouvelle, c’est-à-dire de transporter sur cet emplacement le centre agricole du Latium ; pour les ramener, il aurait fallu les concessions arrachées au patriciat par la famine menaçante, jointes à la conviction où ils étaient arrivés eux-mêmes de la vanité de leur entreprise. Dans cette hypothèse ; ce sertit la plèbe rurale qui aurait conduit le mouvement. Mais une autre version, qu’on peut tenir pour plus authentique parce qu’elle est plus ancienne, nous représente l’Aventin comme ayant été le siège de l’insurrection, et dès lors les meneurs seraient les marchands, les métèques installés sur cette hauteur, aux portes de la ville. Ce qui tendrait à confirmer cette manière de voir, c’est que le tribunat nous apparaît tout d’abord comme une émanation de la plèbe urbaine. Nous avons vu plus haut, en effet, que l’élection des tribuns appartint à l’origine aux comices curiates où les patriciens réussissaient à faire passer les candidats de leur choix grâce aux votes de leurs clients. A Frai dire, ce ne fut pas pour longtemps. La plèbe rurale, consciente de sa force, ne tarda pas à revendiquer ce droit pour l’assemblée où elle dominait sans rivale. Et de même qu’elle mit la main sur l’élection des tribuns, de même elle finit par s’approprier les souvenirs glorieux se rattachant à l’institution du tribunat. Par là s’explique la version qui, de l’Aventin, transféra en pleine campagne le théâtre de l’action révolutionnaire et qui prévalut à la longue. Double victoire remportée dans le domaine de l’historiographie comme dans celui des laits.

Les historiens, désireux de présenter la révolution de 509 comme ayant inauguré l’ivre de la liberté, datent de cette même année la première de ces lois de prorocatione qui autorisaient tout citoyen à en appeler au peuple d’une condamnation capitale prononcée par un magistrat. Cette loi, attribuée au consul populaire Valerius Publicola, et qui devint en effet la pierre angulaire des libertés publiques, était une nouvelle atteinte à la puissance arbitraire de la souveraine magistrature, déjà affaiblie par la substitution du consulat à la royauté. Mais, faite par les patriciens et pour les patriciens, si elle ne comportait aucune restriction en droit, dans fa pratique elle restait lettre morte pour les plébéiens, clients ou plébéiens indépendants. Le client n’agissait en justice que par l’intermédiaire de son patron, peu disposé dans la plupart des cas à lui sacrifier les intérêts de sa caste. Le plébéien, saisissant directement le consul, ne pouvait pas davantage compter sur sa bonne volonté, et tout dépendait de la bonne volonté du consul, maître de convoquer ou non l’assemblée populaire transformée en tribunal. Le patricien repoussé par l’un des deux consuls avait la ressource de s’adresser à son collègue, et il était rare que sa requête ne fût pas accueillie. Les causes concernant les patriciens étaient en général d’ordre politique et de nature à susciter les passions des partis, en sorte qu’il v avait bien des chances’ pour qu’il se trouvât un consul favorable au condamné. Il n’en était pas ainsi de l’humble plébéien qui n’avait à défendre que ses intérêts privés. Et à supposer que par miracle il obtint cette première satisfaction de comparaître devant l’assemblée, cette assemblée était soumise encore à la direction des pouvoirs patriciens. La loi sur l’appel au peuple était donc pour la plèbe une garantie dérisoire, et c’est pourquoi elle dut en chercher une autre tirée, non plus du dehors, mais d’elle-même.

Les tribuns ne sont pas des magistrats. Des magistrats, même à l’époque où en fait ils furent considérés comme tels, ils n’eurent jamais les insignes, ni la toge prétexte, ni la chaise curule ; ni les licteurs et les faisceaux, pas plus que le droit de prendre les auspices. Ils sont, non les tribuns du peuple romain, mais les tribuns de la plèbe, toujours appelés ainsi, et toujours nécessairement plébéiens, alors même que la distinction entre la plèbe et les débris survivants de la caste patricienne ne correspond plus à aucune réalité politique. Ils sont institués pour s’interposer entre le magistrat patricien et le plébéien, pour venir en aide à ce dernier. C’est le droit d’intercession (jus intercessionis) avant pour objet le secours, l’auxilium. Leur rôle originairement ne va pas au delà. Ils n`ont pas à s’opposer à une mesure générale lésant la plèbe dans son ensemble. Leur intervention n’est valable qu’en faveur des individus. Elle ne s’exerce d’ailleurs que dans la ville où ils sont tenus de résider en permanence, parce que au dehors elle pourrait avoir pour effet d’affaiblir le commandement en face de l’ennemi, et du reste cela suffit, car c’est en ville que les magistrats usent et abusent de leurs pouvoirs, c’est là qu’ils jugent les procès, qu’ils livrent les débiteurs à leurs créanciers, qu’ils procèdent aux levées. Mais comment feront-ils pour s’acquitter de leur mandat. N’étant pas magistrats, ne disposant donc d’aucune autorité et soumis eux-mêmes à l’autorité des magistrats comme loin les citoyens, leur action ne pouvait être assurée que par des voies extra-légales et révolutionnaires.

Les plébéiens, ne pouvant invoquer pour leurs chefs la protection de la loi, les placèrent sous celle des dieux. Ils s’engagèrent par serment à ne tolérer aucune atteinte à leur personne ni à la liberté de leurs communications avec leurs commettants, à empêcher qu’on leur fit violence ou qu’on leur coupât la parole dans l’assemblée tenue par eux sur le Forum, et conformément à la vieille conception pénale qui, dans le crime, voyait un attentat à la loi religieuse, dans le criminel une victime expiatoire offerte aux divinités vengeresses, ils déclarèrent le coupable homo sacer, maudit, retranché de la société des hommes, appartenant aux dieux corps et biens, ses biens devant revenir au temple de Cérès, la déesse de l’Aventin, chère à la plèbe.

C’était une chose grave que le serment dans les idées des Romains. Il constituait la plus haute des obligations morales, une obligation contractée envers les dieux et à laquelle on ne pouvait manquer sans impiété. Courir sus à l’homo sacer, au réprouvé, était donc pour tout plébéien, non seulement un droit, mais un devoir et un acte méritoire. Le tribun, ministre des fureurs populaires, autorisé à venger lui-même ses propres offenses, s’emparait de l’offenseur et !e précipitait du haut de la roche Tarpéienne, genre de supplice cri usage primitivement entre particuliers, à l’occasion d’un délit privé, alors que la vengeance privée était encore admise. Les magistrats eux-mêmes, les consuls étaient soumis a la juridiction tribunicienne, et sans doute il ne faudrait pas s’en fier aux récits légendaires, mais nous en avons des exemples plus récents dont l’authenticité n’est pas suspecte et qui devaient s’appuyer sur des précédents anciens.

Somme toute, c’était la guerre déclarée à l’État, l’anarchie installée en permanence dans la cité. Que pouvaient faire les patriciens ? Ils ne pouvaient poursuivre comme meurtrier l’homme qui s’était borné à tenir son serment. Pour qu’il y eût meurtre (parricidium), la loi voulait qu’il y eût intention coupable (dolus malus), et le cas ne rentrait pas dans cette espèce. Ils durent subir le lynchage en le légalisant, espérant par là régulariser la procédure et en atténuer l’application. Tel fut l’objet de la loi dite sacrata, par laquelle le peuple entier, s’associant au serment prêté par la plèbe, proclamait les tribuns inviolables ; sacro-saints, sacrosancti, c’est-à-dire sancti en vertu de la loi sacrata. Au fond, ils n’étaient pas plus inviolables que les consuls, mais, leur inviolabilité était d’une autre nature, dérivait d’un autre principe. Le consul était inviolable en vertu de la loi, parce qu’il incarnait en lui la majesté du peuple romain. Le tribun l’était en vertu d’un acte religieux, suppléant à l’impuissance de la loi. Ce qui caractérise en effet le serment, c’est qu’il intervient lit où il n’y a pas de place pour la loi. Lorsque deux peuples s’engagent l’un vis-à-vis de l’autre, ils s’engagent par serment parce que la loi de l’un tic peut contraindre l’autre. C’est pour cela que certains historiens anciens, frappés de ce qu’il v avait d’anormal clans cette loi constitutive du tribunat, et constatant cette analogie arec les conventions internationales, ont imaginé de, la représenter comme une convention de ce genre, comme un traité conclu avec les formalités d’usage en pareil cas, sous la garantie des féciaux. En quoi ils ont été dupes des apparences, car il n’y a pas de traité, de fœdus, entre concitoyens et, malgré les inégalités qui les séparaient, les patriciens et les plébéiens étaient concitoyens, mais il faut convenir qu’on pouvait s’y tromper, non seulement en raison du caractère spécial du contrat, mais aussi parce que réellement les contractants nous apparaissent à cette époque comme deux peuples étrangers et réciproquement animés de sentiments hostiles.

On peut se demander comment l’État n’a point péri, frappé d’impuissance et, si l’on peut ainsi dire, d’anémie dans cette ère de convulsions internes ouverte par l’institution du tribunat, et avec le régime de terreur que ce pouvoir extraordinaire faisait planer sur les détenteurs légitimes de l’autorité publique. Sans doute, les attributions des tribuns étaient purement négatives, et de plus limitées aux cas individuels, mais la force dont ils disposaient était irrésistible et de nature à paralyser tout le jeu de la machine gouvernementale. Pour arrêter le recrutement, ils se bornaient à couvrir de leur protection le premier soldat se refusant à l’appel, mais ils continuaient par le second, puis par le troisième, et ainsi de suite. De même, il suffisait d’une obstruction répétée pour suspendre le cours entier de la justice. Heureusement, il y avait pour prévenir ces extrémités, d’une part les moyens fournis par la légalité, de l’autre le tempérament même du peuple romain.

Nous ne connaissons pas — est-il besoin de le dire ? — les clauses de la loi qui consacra les prérogatives du tribunat, mais il va de soi que cette concession énorme n’a pas été sans quelques compensations. En tout cas, il est permis de considérer comme telle la disposition qui stipule l’indépendance respective du tribunat et de la dictature. Ces deux pouvoirs n’eurent point de prise l’un sur l’autre. Ni le dictateur ne pouvait rien sur le tribun, ni le tribun surie dictateur, et comme il appartenait au dictateur d’agir, au tribun d’empêcher, c’était le dictateur qui l’emportait. Cela était logique, la dictature n’étant autre chose que la restauration temporaire, sous l’empire de nécessités urgentes, de la magistrature suprême dans sa plénitude, sans entraves ni limites, telle qu’elle avait existé au temps de la royauté, avant la loi sur l’appel au peuple, et telle qu’elle subsistait encore en dehors de la ville, dans les camps, là précisément où s’arrêtait l’intervention des tribuns. Quand donc on voulait briser la résistance de ces derniers, on nommait un dictateur. Pourtant c’était là un expédient dont il ne fallait pas abuser, et dont les effets d’ailleurs ne se prolongeaient pas au delà des six mois qui étaient le maximum de durée fixé pour la dictature. Un moyen d’action moins violent et constamment utilisable était fourni par le nombre même des tribuns. Sur leur nombre à l’origine et sur ses augmentations successives, nous n’avons que des renseignements sans valeur et du reste contradictoires. Ce que nous savons, c’est qu’il fut porté définitivement à dix. Cette mesure que les historiens placent en 457, trente-six ans après l’institution du tribunat, était également favorable aux deux ordres. Aux plébéiens, parce que les tribuns opérant en personne il y avait avantage à ce qu’ils fussent assez nombreux pour se porter simultanément sur tous les points où leur secours était réclamé. Aux patriciens, parce que les tribuns formant un collège sur le modèle du collège consulaire, avec des pouvoirs s’équilibrant et au besoin s’annulant réciproquement, il était plus facile, sur un effectif renforcé, de trouver l’homme susceptible de se laisser détacher de la cause populaire et dont l’opposition devait suffire pour faire échec à tous ses collègues réunis. Et si l’on réfléchit que c’est dans les régions supérieures que la foule va le plus volontiers chercher ses chefs, que par suite les tribuns devaient en général appartenir à l’élite de la plèbe, à la portion riche. la plus rapprochée du patriciat par la communauté des intérêts et des goûts, la plus accessible à ses sollicitations et à ses flatteries, on n’aura pas de peine à admettre que cette tactique, dont nous rencontrons tant d’exemples plus tard, a dû être également pratiquée, et non moins fructueusement ; dès ces temps plus reculés.

Plus que les précautions législatives le sens politique des Romains devait les préserver des écueils. Ils en avaient conscience quand ils osèrent organiser le conflit au cœur de leur gouvernement. Leur constitution tout entière, — nous avons eu occasion de le remarquer à propos du consulat, et nous aurons encore à le constater par la suite —, n’était-elle pas fondée sur un équilibre des pouvoirs de nature à engendrer l’immobilité ou le désordre si leur sagesse, éclairée par leur patriotisme, n’était intervenue pour aplanir les différends, pour faire marcher, sans trop de froissements ni de heurts, les rouages du mécanisme ? Il n’est pas impossible que leurs historiens aient jeté un voile sur certains épisodes violents et peut-être sanglants de la lutte ouverte dès ce moment entre la plèbe et le patriciat. Toutefois, à voir les choses dans l’ensemble, nous ne pouvons qu’admirer l’esprit de transaction qui ne cessa d’animer les deux partis et qui les arrêta toujours sur la pente des résolutions extrêmes. Les tribuns ; le plus souvent, au lieu d’exercer eux-mêmes la juridiction sommaire dont ils étaient investis, se contentaient de renvoyer l’accusé devant l’assemblée plébéienne qui décidait de son sort. Faible garantie, si l’on veut, étant données les passions de cette assemblée ; c’en était une néanmoins, et puis c’était une sorte de compromis avec le principe posé par la loi de provocatione, d’après lequel tout citoyen pouvait en appeler du verdict du magistrat à l’assemblée populaire, en l’espèce les comices centuriates. Ils se gardèrent au surplus de pousser leur droit jusqu’au bout, se bornant à infliger une amende ou l’exil au lieu de la condamnation capitale. Les patriciens, de leur côté, eurent l’habileté de céder toutes les fois que la résistance leur était démontrée vaine, mérite très rare dans toutes les aristocraties, et qui à la révolution menaçante substitua le bienfait d’une lente et relativement pacifique évolution.

Nous n’en sommes qu’aux débuts du tribunat, et déjà nous pouvons prévoir les développements qu’il devait prendre par la suite et qui étaient en germe dans son institution. S’opposer à une mesure d’ordre général par des interventions répétées en faveur de ceux qu’elle atteignait successivement, ou s’opposer à cette même mesure par un veto préventif qui l’arrêtait avant l’exécution, c’était au fond la même chose, et d’un procédé à l’autre le pas fut vite franchi. Et comme il n’était pas de mesure quelconque où l’on ne pût prétendre que les intérêts de la plèbe étaient en jeu, le veto tribunicien ne tarda pas à devenir d’une application universelle. A ces attributions négatives s’en ajoutèrent d’autres positives quand l’assemblée plébéienne fut devenue une assemblée législative dont les décisions étaient reconnues valables pour tout le peuple romain. On comprend ce qu’une pareille puissance pouvait devenir entre les mains d’hommes énergiques et ambitieux.

Cicéron, dans son Traité des lois[1], met dans la bouche de son frère Quintus une diatribe violente contre les méfaits et le principe mime du tribunat. Il s’indigne que Cicéron lui fasse une place dans son plan de constitution. Instrument de troubles et de séditions, il fallait étouffer le monstre dès le berceau, au lieu de le laisser grandir pour la perte de la République. Quintus est un oligarque au tempérament autoritaire et à l’esprit borné. Cicéron lui répond en quelques paroles sensées. Il ne songe pas à nier les vices d’une institution dont il a personnellement souffert, mais il ne faut pas juger des choses uniquement par leurs mauvais côtés. Mieux valait donner à la foule des chefs que de la laisser livrée à ses instincts aveugles. Et, du reste, le tribunat n’a pas été seulement une force révolutionnaire. En permettant aux conservateurs de recruter des adhérents dans son propre sein, il leur a prêté plus d’une fois son appui. Il s’est tempéré lui-même. Il a pu être, il a été à divers moments un élément pondérateur, plaidoyer judicieux, mais combien mesuré et timide ! Que de choses il aurait pu dire encore si, engagé lui-même dans le parti aristocratique, il avait eu la hauteur de vues nécessaire ! Nous les voyons mieux que lui, avec le recul de l’histoire. Le tribunat c’est la plèbe, et la plèbe c’est le levain de Rome, le ferment. C’est par la plèbe et pour la plèbe qu’elle a brisée le moule étroit de la cité patricienne et que, s’ouvrant toute grande elle est devenue un vaste État, unique dans l’antiquité, et finalement un immense empire. Si par les tribus locales elle a pu élargir indéfiniment le cercle de ses citoyens, c’est par l’impulsion des tribuns que ce cercle s’est élargi. On remarque qu’à chaque progrès de la plèbe correspond la création d’une tribu nouvelle ou de plusieurs, et quoi d’étonnant puisque chaque tribu nouvelle apportait à la plèbe le renfort de combattants nouveaux, de telle sorte que l’extension du territoire et celle du droit de cité ont marché du même pas ? Les tribuns obscurs qui ont poussé à ce mouvement méritaient de n’être pas oubliés. Ils ont eu des héritiers illustres auxquels ils ont, de loin, tracé la voie. Ils sont les précurseurs authentiques des grands tribuns du VIIe siècle de Rome, des Gracques et de Drusus, et les Gracques et Drusus ne sont-ils pas eux-mêmes, en fin de compte, les précurseurs de César ?

 

§ 3. — La conquête de l’égalité civile et politique.

La première victoire du tribunat fut la promulgation des Douze Tables.

A Rome, comme partout, le droit a commencé par être essentiellement religieux. Il était la religion même en tant que présidant aux actes de la société humaine. Les pénalités édictées par le droit criminel étaient des expiations. Le droit privé avait pour objet de maintenir les principes sur lesquels la religion avait fondé la famille et la propriété. Ainsi le droit, dérivant de la religion, était l’œuvre de ses ministres. Il était élaboré au sein du collège pontifical, gardien attitré de la religion nationale. Ce n’étaient pas les pontifes qui disaient le droit, qui rendaient la justice. C’était le pouvoir civil dans la personne des magistrats, des consuls. L’État romain était religieux, non théocratique. Mais c’étaient les pontifes qui leur dictaient leurs décisions. La connaissance du droit était, comme celle de la religion, dont elle faisait partie intégrante, une science très compliquée. Les consuls, élus pour un an, distraits par la guerre et la politique, n’avaient pas le loisir d’en scruter les arcanes. Les seuls jurisconsultes étaient les pontifes. Les consuls n’étaient que leurs interprètes, nullement soucieux d’ailleurs de s’émanciper de leur tutelle, car ils appartenaient les uns et les autres à la caste patricienne et leur cause était la même.

Le droit participait du mystère qui enveloppait les choses religieuses. La religion, monopole de la caste, était soustraite aux regards profanes. Elle se manifestait au dehors par des cérémonies dont les règlements étaient tenus secrets. Il en était de même du droit, dont on subissait les applications sans connaître les prescriptions qui les motivaient. Les Romains pratiquaient l’écriture, mais il n’est pas à croire qu’ils s’en soient servis dès lors pour fixer leurs coutumes. Écrites ou non, elles ne sortaient pas du sanctuaire. Les justiciables ignoraient donc la loi, et l’on pouvait en user contre eux à volonté. Les lois d’ailleurs étaient peu nombreuses et peu précises, et ceci encore laissait place aux interprétations arbitraires dont les plébéiens étaient naturellement les premières, et l’on peut ajouter les seules victimes. Sans doute il y avait les tribuns. Mais ils ne pouvaient pas toujours intervenir. Peut-être n’y étaient-ils pas toujours disposés, n’ayant pas toujours intérêt — on l’a vu — à contrecarrer les patriciens. En tout cas, l’intercession tribunicienne étau un moyen radical, violent, qui risquait d’entraver à tout instant le cours de la justice. Cela était possible en droit, non en fait. Les tribuns eussent été beaucoup plus forts s’ils avaient pu opposer au magistrat un texte positif, et c’est pourquoi ils réclamèrent la publicité de la loi.

La campagne entreprise par le tribun Terentilius Arsa aboutit en 451, après de longs débats, à la création d’une commission décemvirale chargée de rédiger et de promulguer l’ensemble des lois constituant le jus civile, le droit de la cité. Exclusivement patricienne, malgré les instances des plébéiens qui avaient en vain demandé à en faire partie, elle était investie de pouvoirs illimités, le consulat d’une part, le tribunat de l’autre devaient être supprimés tant qu’elle restait en fonctions. L’analogie est frappante avec les æymnètes des cités grecques qui, eux aussi, devant mettre un terme aux dissensions intestines par la publication d’une loi écrite, exerçaient à cet effet, à titre temporaire, une autorité absolue. L’analogie, et sans doute l’imitation, car Rome à ce moment avait les yeux fixés sur la Grèce et tous les historiens sont d’accord pour nous dire que le travail de la commission fut préparé par une enquête préliminaire sur les législations des cités grecques, très vraisemblablement les cités de l’Italie du sud. On ne comprendrait pas d’ailleurs une commission législative qui ne fut pas revêtue de l’imperium, c’est-à-dire des pouvoirs indispensables pour prendre l’initiative des lois et les faire roter par les comices. Et dès lors il n’y avait plus de place pour l’imperium consulaire à côté des décemvirs. La suppression momentanée du tribunat fut imposée comme une contrepartie de la suppression du consulat.

L’histoire du décemvirat nous est arrivée entourée de circonstances romanesques dont la critique a fait justice depuis longtemps et qui importent peu à notre sujet. Le fait tout nu, c’est que les décemvirs, après avoir accompli leur mission, ont voulu se perpétuer dans leur magistrature et gouverner despotiquement, sur quoi ils ont été renversés par un mouvement populaire qui a rétabli l’ancienne constitution et remis les choses dans leur état normal. Il y aurait plus d’intérêt, à vérifier l’opinion récemment émise par certains érudits et d’après laquelle il faudrait reporter à une date moins reculée l’œuvre législative faussement attribuée aux décemvirs. Mais nous ne saurions entrer ici dans cette discussion. Il nous suffira d’avertir que la thèse ne nous parait point fondée et que nous nous en tenons, pour notre part, à la date traditionnelle.

La législation décemvirale, consignée sur douze tables de bronze, est restée à la base du droit romain. Ce n’est pas un code, si l’on entend par là, ni un exposé systématique des matières, conception à laquelle le génie de Rome ne s’est élevé que beaucoup plus tard, mais une série d’adages formulés brièvement, sur le ton du commandement. De ce précieux document nous ne possédons malheureusement que quelques fragments transmis par les jurisconsultes ou les grammairiens, et plus ou moins rajeunis dans leur texte pour les rendre intelligibles en les adaptant aux transformations de la langue. Toutefois, nous en savons assez pour constater que sur certains points essentiels satisfaction était donnée aux exigences de la plèbe. Le droit était sorti de l’officine sacerdotale. Il n’était plus parole divine, mais œuvre humaine, ne pouvant comporter le secret ni pour ceux qui l’avaient élaboré ni pour ceux qui l’avaient coté. Sans doute il contenait des prescriptions religieuses dont l’observance était réglée et surveillée par les Pontifes. Les Pontifes restèrent donc à ce point de vue, dans ces limites, un corps judiciaire, et trois siècles et demi plus tard, le grand pontife Q. Mucius Scævola, consul en 93, pouvait dire encore qu’il était impossible de faire bonne figure dans le collège si l’on n’était bon ,jurisconsulte. Mais la loi solennellement promulguée était la même pour tous. La théorie de la famille, de la gentilité, de la propriété, telle que nous l’avons exposée précédemment, d’après les Douze Tables, ne distinguait pas entre patriciens et plébéiens. Les Pontifes, d’autre part, ne se montrèrent pas intransigeants. Ils ne s’obstinèrent pas contre l’inévitable. Ces prêtres étaient des laïques, des hommes d’État, des sénateurs. Ils ne formaient pas un clergé. La prêtrise n’était pas pour eux fine vocation spéciale, mais une fonction ajoutée aux autres, et susceptible, comme les autres, de se plier à la force des choses et aux considérations pratiques. Fidèles à la sage politique qui ne cessa pas d’inspirer leur ordre, et au surplus jaloux de maintenir leur autorité à travers les changements sociaux, ils trouvèrent dans les ressources de leur casuistique le moyen d’étendre leur sollicitude aux cultes des plébéiens, et ainsi les l’ormes juridiques en usage chez ces derniers acquirent aux veux du pouvoir spirituel la même valeur que les formes patriciennes, en attendant quelles fussent adoptées et de plus en plus fréquemment pratiquées, en raison de leur commodité, par les patriciens eux-mêmes.

Il ne faudrait pas croire pourtant que la victoire de la plèbe ait été complète, ni s’imaginer que la justice ait été rendue dès lors accessible de plain-pied à tous les justiciables. Les Pontifes savaient céder quand il le fallait, mais ils défendaient leurs positions pas à pas et forcés de reculer sur un point, ils se repliaient sur un autre. S’ils avaient consenti à livrer le, secret de la loi, ils gardaient celui de la procédure sans la connaissance de laquelle une action en justice était impossible. D’abord, il fallait connaître les jours où cette action était permise par la religion, et cette science était réservée aux Pontifes. Ils étaient chargés de la confection du calendrier qui avait un caractère éminemment religieux et dont l’objet principal était de tracer aux citoyens les devoirs leur incombant durant l’année envers les dieux. Pour cela, on distinguait entre les jours fastes, livrés aux affaires, et les jours néfastes, consacrés au chômage, distinction assez simple si l’on s’en tient là, mais en impliquant d’autres qui aboutissaient à un système étrangement compliqué. Le calendrier n’était pas public. C’est au fur et à mesure que les profanes apprenaient les dates qui les intéressaient, et comme elles étaient mobiles, ils n’avaient même pas la ressource, pour les fixer d’avance, de s’en rapporter aux souvenirs des années précédentes. Ainsi les plaideurs ne savaient sur quoi compter : ils pouvaient être déconcertés, renvoyés an dernier moment. Les Pontifes avaient un autre moyen, plus efficace encore, pour conserver la haute main sur l’administration de la justice. Ils avaient transporté dans le domaine juridique les habitudes contractées dans l’accomplissement des obligations religieuses. Les dieux romains étaient des dieux formalistes. Il fallait les invoquer suivant certaines formules en dehors desquelles ils n’écoutaient rien. Il suffisait qu’un mot, qu’une lettre fût changée pour que leurs oreilles lussent fermées. La loi étant fixée, non par la conscience, mais par les dieux, on trouvait juste qu’elle fût invoquée de la même manière que les dieux eux-mêmes. Il y eut donc un certain nombre de formules, dites actions de la loi, visant les divers litiges, et dont il était interdit de s’écarter sous peine de nullité. Les formules étaient rédigées par les Pontifes et communiquées par eux aux magistrats et aux plaideurs. Un refus de communication ou une communication volontairement erronée, c’était pour le demandeur l’incapacité de plaider ou la perte de son procès, et le demandeur plébéien avait bien des chances de se heurter à la mauvaise volonté du collège. Cela dura plus d’un siècle, jusqu’en 304. C’est alors seulement que le coup d’État de l’édile Cn. Flavius, en divulguant le formulaire des actions et la liste des jours fastes et néfastes, secoua le joug de la tyrannie sacerdotale et ouvrit une voie nouvelle au droit définitivement sécularisé.

Il est un autre point sur lequel les plébéiens étaient laissés, en ce qui concernait les droits privés, dans un état d’infériorité. Tout en mettant sur le même plan les mariages plébéiens et patriciens, la loi n’admettait pas plus qu’avant les mariages entre les deux ordres. Dans cette interdiction outrageante, on pourrait ne voir qu’un effet de la morgue nobiliaire, si les objections présentées par les patriciens aux réclamations de la plèbe ne faisaient entrevoir une cause plus profonde. Ils protestent que ces unions mixtes, abominables, ne pourront aboutir qu’à un mélange monstrueux des races, à une confusion inextricable de leurs droits respectifs, plébéiens et patriciens s’accouplant au hasard il la manière des animaux, des enfants ne sachant de quel sang ils sortent, de quel culte ils relèvent, appartenant moitié il la plèbe, moitié au patriciat et déchirés entre les deux. A la vérité, ces raisonnements ne portent pas, et le tribun Canuleius a beau jeu à répondre que tout ce tapage est vain, que toute cette indignation est factice, que rien ne sera bouleversé, que les choses se passeront le plus simplement du monde, que les enfants, conformément à la loi, suivront la condition du père, qu’issus d’un patricien et d’une plébéienne ils seront patriciens, et plébéiens dans le cas inverse. Ces raisonnements ne portent pas ou pour mieux dire, ils ne portent plus. Pour justifier les résistances naturelles à l’esprit de caste, les patriciens, ou les plus intraitables d’entre eux, fermaient les yeux volontairement à la réalité présente. Ils s’obstinaient dans une conception surannée qui ne correspondait plus à la situation, sinon créée, du moins formellement légalisée par les Douze Tables. Ils affectaient de ne tenir pour légitime que le mariage par confarrentio, comme si eux-mêmes n’avaient pas reconnu une valeur égale au mariage par coemptio, comme s’ils n’avaient pas déjà commencé à le pratiquer pour leur propre compte, comme si les mêmes rites n’y étaient pas observés, avec cette seule différence que les Pontifes n’intervenaient pas de leur personne, comme si les Pontifes eux-mêmes, tout en s’abstenant, n’avaient pas fini par attribuer aux deus actes les mimes effets religieux. C’est la même équivoque où ils s’enfermaient quand ils revendiquaient pour eux seuls l’honneur de connaître la gens, ne tenant compte ni de la différence des temps ni de la diversité des idées qui s’abritaient sous le couvert de ce mot unique. Il ne faut pas que l’histoire soit dupe de ces déclamations plus qu’ils ne l’étaient eux-mêmes.

Dans ces conditions, leur opposition ne pouvait se soutenir bien longtemps. Si nous nous en rapportons à la chronologie traditionnelle, la proposition de Canuleius, lancée en 446, trois ans après la chute des décemvirs, passa au bout d’un an, en 445. L’opinion était préparée, non seulement parce que les patriciens n’avaient à faire valoir à l’encontre aucun argument juridique sérieux, mais encore parce que beaucoup inclinaient à un rapprochement où ils espéraient trouver leur compte. Entre les familles patriciennes et les plus distinguées des familles plébéiennes, l’abîme se comblait. C’étaient des deux côtés les mêmes intérêts, les mêmes goûts, et de plus ces dernières pouvaient apporter pour leur part un supplément de puissance et même un surcroît de richesse, car déjà, sans parler de la dot, nous voyons mentionné dans les Douze Tables le biais imaginé pour permettre à la femme mariée d’échapper à la manus et par là de conserver ses droits sur l’héritage paternel.

Si les historiens attribuent au tribun Canuleius, en même temps que la proposition relative aux mariages mixtes, la première initiative d’une campagne plus hardie encore, tendant à obtenir pour la plèbe le partage du consulat, c’est qu’ils se rendaient compte que les deux prétentions étaient connexes et que, la première l’emportant, la seconde devait s’ensuivre et triompher à son tour. Tite-Live raconte à ce propos une anecdote qui a du moins le mérite de caractériser assez justement la situation. Le patricien M. Fabius Ambustus avait marié l’une de ses deux filles au patricien Ser. Sulpicius, l’autre au plébéien C. Licinius Stolo. Les deux sœurs se trouvaient réunies dans la maison de Sulpicius, qui précisément cette année exerçait la souveraine magistrature et rentra précédé de son licteur, conformément à l’usage. Cette vue excita chez la femme de Licinius une vive jalousie. Afin de la consoler, Fabius et Licinius s’entendirent pour mettre fin à l’interdit pesant sur les plébéiens. Ces derniers trouvaient maintenant, grâce à leurs relations de famille, des alliés au cœur de la place.

Les patriciens, cette fois, opposèrent une longue résistance. Ils invoquaient, comme précédemment, avec plus ou moins de sincérité, des motifs d’ordre religieux. Comment confier les auspices à des hommes qui ne les tenaient pas de père en fils, par une tradition ininterrompue, remontant aux fondateurs de la cité ? Comment s’en rapporter à eux pour les cérémonies du culte public incombant aux chefs de l’État, alors que ce culte leur était étranger et que l’inobservance d’un rite ne pouvait manquer d’attirer la colère des dieux ? Néanmoins ils se sentaient vaincus d’avance et, comme résignés à l’inévitable défaite, ils firent de leur mieux pour en atténuer la gravité. Puisqu’il fallait ouvrir aux plébéiens l’accès de la suprême magistrature, ils s’arrangèrent pour la leur livrer affaiblie dans son prestige et diminuée dans quelques-unes de ses attributions essentielles.

On place en l’an 443, deux ans après le tribunat de Canuleius, l’institution de la censure qui eut pour effet d’attribuer à deux magistrats spéciaux, les deux censeurs, l’opération du recensement jusqu’alors réservée aux consuls. Cette opération, très compliquée, était sans doute difficilement compatible avec les obligations de magistrats chargés en même temps de rendre la justice, de faire la guerre, et qui, de plus, ne restaient en fonctions que pendant un an, et les bonnes raisons ne manquaient donc pas pour les en dispenser. Hais cette opération était aussi très importante et, au moment où l’on pouvait craindre de voir le consulat tomber aux mains des plébéiens, il parut prudent de l’en détacher pour la remettre à une magistrature dont on comptait bien assurer la propriété au patriciat.

L’institution de la censure coïncide, ou à peu près, avec celle du tribunat militaire à pouvoir consulaire, qui fut une sorte de consulat amoindri à la portée des plébéiens. Les tribuns militaires, préposés au nombre de six à chaque légion et se succédant alternativement dans ce commandement, étaient, après les consuls, les chefs de l’armée et, en conséquence, les principaux personnages de l’État, et comme ils n’avaient point qualité de magistrats, ils pouvaient être pris indifféremment dans le patriciat et la plèbe. On pensa donc qu’en conférant à certains de ces officiers les attributions des consuls tout et, leur refusant le titre, on trouverait le moyen de contenter les ambitions des plébéiens sans choquer trop violemment les susceptibilités patriciennes. Le consulat ne fut pas supprimé : il devint intermittent. Le Sénat eut à décider tous les ans si l’on élirait des consuls ou des tribuns militaires faisant fonction de consuls. Et le nombre de ces tribuns variant généralement de trois à six, on pouvait dire, en prenant ce dernier parti, que l’effectif normal du collège consulaire ne se trouvait pas cette année à la hauteur de sa tâche, mais la véritable raison dut être toujours dans la pression plus énergique exercée par l’opposition plébéienne. A cet expédient, le patriciat gagnait deux choses. D’abord, le principe était sauf. Le consulat lui restait exclusivement réservé. Et si les circonstances redevenaient favorables, il pouvait le rétablir, temporairement ou définitivement. Ensuite, s’il avait fallu admettre les plébéiens à la suprême magistrature, du moins cette magistrature qui leur était ouverte était-elle inférieure au consulat en dignité. Sans doute les tribuns consulaires avaient les mêmes pouvoirs que les consuls et les mêmes insignes, mais leur nombre même leur faisait une situation moins relevée, et l’on remarque d’autre part que jamais aucun d’eux n’arriva aux honneurs du triomphe. A plus forte raison n’étaient-t ils pas classés ; en sortant de chargé, parmi les consulaires.

L’accès au tribunat consulaire ouvrait à la plèbe les portes du Sénat. Le Sénat se transformait. Il n’était pas encore ce qu’il devint par la suite, le conseil des anciens magistrats : leur nombre n’eût pas été suffisant. Mais il n’était plus, comme à l’origine, la représentation des gentes ; leur diminution et leur démembrement faisaient maintenant une plus large part au choix. Et comment expulser de cette assemblée ceux qui avaient eu l’honneur de la convoquer et de la présider ? Aussi le premier sénateur notoirement plébéien à nous connu est-il un ancien tribun consulaire. Mais les plébéiens ne se contentaient pas du tribunat consulaire : ils voulaient le consulat.

Ils le voulaient d’autant plus ardemment que le droit conquis par eux en théorie était rendu à peu près illusoire clans la pratique, non seulement parce que le Sénat restait libre de choisir entre le consulat et le tribunat consulaire, mais parce que, même en se prononçant dans le dernier sens, il disposait toujours pour agir sur les électeurs des moyens que nous avons indiqués plus haut pt sur lesquels nous aurons à revenir. Si nous consultons les Fastes, nous constatons ce qui suit. De l’an 444 où le tribunat consulaire fut institué à l’an 400, c’est-à-dire durant une période d’environ un demi-siècle, nous ne rencontrons pas un seul plébéien investi de cette magistrature. Il est vrai que sur ces quarante-quatre années il en a trente-trois où les patriciens ont pu écarter le tribunat consulaire et rétablir le consulat. Mais sur les onze années restantes, il n’y en a pas une où les tribuns consulaires ne soient tous patriciens. En 400 seulement, nous en trouvons un plébéien, celui-là même que nous pouvons citer comme le premier plébéien siégeant dans le Sénat. En 399 et 396, les tribuns plébéiens ont la majorité. Mais de 395 à 366 exclusivement, année où le consulat définitivement rétabli est ouvert à la plèbe, Rome n’est plus gouvernée que par des patriciens, bien que, sauf deux années, 393 et 392, où le consulat reparaît, ce soit toujours par des tribuns consulaires. Un fait analogue se produit pour une magistrature inférieure, la questure rendue accessible aux plébéiens en 421 et à laquelle ils n’arrivent qu’en 409.

Evidemment il y a un temps d’arrêt dans les progrès de la plèbe. A quoi cela tient-il ?

La publicité assurée à la loi avait été également avantageuse pour les diverses classes de plébéiens, et d’ailleurs les Douze Tables avaient apporté quelques améliorations à la condition des classes inférieures en réglant le taux de l’intérêt, en obligeant l’usurier à la restitution du quadruple de son bénéfice illégitime, en fixant un minimum de subsistance polir le débiteur prisonnier, en allégeant le poids de ses chaires, et si ces dispositions relativement bienfaisantes restaient le plus souvent inappliquées, encore était-ce quelque chose de les avoir formulées et consignées dans un texte écrit, de manière à permettre aux tribuns de s’en prévaloir au besoin. Et c’était aussi une garantie que la peine capitale édictée contre le juge prévaricateur et le faux témoin. Mais qu’importaient aux plébéiens pauvres les mariages mixtes et le partage du consulat ? Seuls les riches pouvaient aspirer à ces unions ; seuls ils pouvaient prétendre au pouvoir et, aux honneurs. En poursuivant ce double but, à l’exclusion de tout, autre, uniquement soucieux de leurs intérêts propres, de leur vanité et de leur ambition, ils faussaient compagnie à la foule misérable, et-en même temps ils se privaient de l’appui qui les avait soutenus jusqu’alors et qui, en se retirant, les laissait désarmés. Ils avaient pu vaincre sans ce secours, une première fois, dans la question du mariage, parce que les patriciens trouvaient un avantage matériel à leur céder sur ce point. Il en était autrement de la question du consulat où ils ne pouvaient compter, au sein du patricial, que sur quelques sympathies morales dans les familles auxquelles ils s’étaient alliés. Ce n’était pas assez pour livrer ce dernier assaut, réduits à leurs seules forces, sans le secours tout-puissant des masses.

Ce divorce s’accuse nettement dans les historiens. A plusieurs reprises, les chefs de la plèbe, principes plebis, se plaignent d’être lâchés par leurs troupes. De temps en temps ils essaient de les rallier en annonçant le dépôt de projets de loi populaires. Mais ces velléités n’aboutissent pas. La conviction fait défaut. Ne sont-ils pas eux-mêmes des usuriers, comme les patriciens, et n’ont-ils pas leur bonne part dans la jouissance du domaine public ? Comment leur demander de s’échauffer sur la question agraire ou sur la question des dettes ? S’il y a dans cette période quelques mesures favorables aux pauvres, c’est moins par l’initiative des tribuns que par celle dit Sénat. Le Sénat a cette habileté. C’est lui qui décrite l’établissement d’une solde dont les fonds doivent être prélevés sur la redevance due par les détenteurs du domaine. Et quand du milieu du patriciat. un homme s’élève qui prend en mains la cause des opprimés trahis par leurs défenseurs en titre, il voit ces derniers se tourner contre lui. Les tribuns se rangent du côté du Sénat contre Manlius.

L’accord fut rétabli en 376 par les deux tribuns C. Licinius Stolo et L. Sextius Lateranus. Ils présentèrent trois lois : une loi agraire, une loi sur les dettes, une loi sur le partage du consulat. Ces trois lois n’en devaient former qu’une. C’était une loi per saturam, comme disaient les Romains, une loi composite dont les dispositions, bien que de nature diverse, devaient être votées ou repoussées en bloc. Ainsi les revendications de la plèbe riche et celles de la plèbe pauvre étaient associées dans un programme commun constituant un tout indissoluble. Le Sénat usa de tous les moyens pour briser la coalition. Il recourut à la dictature. Il fit jouer l’intercession tribunicienne. Il proposa la disjonction, subordonnant ses intérêts matériels à son désir de domination, acceptant les lois économiques pour écarter la loi politique, et la plèbe ne fut pas loin de souscrire au marché. Mais les deux tribuns tinrent bon et, après de longs débats, au bout de dix ans, la loi Licinienne passa (367).

Nous avons résumé le récit des auteurs anciens. Il est cohérent, il est vraisemblable, et sauf les détails précis dont les monuments écrits ni la tradition orale ne peuvent avoir conservé le souvenir, sauf les épisodes notoirement arrangés et dramatisés, il parait digne de créance pour l’ensemble. Il a soulevé pourtant des objections qui ne vont à rien moins qu’à le faire rejeter tout entier, objections fondées d’un côté sur l’insuffisance reconnue de la documentation, de l’autre sur certains anachronismes incontestables, trahissant les emprunts à une réalité ultérieure et qui seraient de nature à envelopper le reste dans le même discrédit. Nous ne saurions ici examiner une thèse dont la discussion exigerait de longs développements et qui d’ailleurs n’est point, à notre sens, justifiée dans ce qu’elle a de radical, d’absolu. Mais il faut bien dire quelques mots de la question capitale, celle de l’authenticité de la loi ou des lois Liciniennes.

La loi sur les dettes déduisant du capital la somme déjà versée pour les intérêts et stipulant, en outre, que le surplus serait payé en trois années, par portions égales, n’a rien qui prête à la critique. C’est la loi agraire et la loi sur le consulat qui sont plus particulièrement en cause.

La loi agraire se présente accompagnée de considérants qui nous transportent à l’époque des Gracques. Mais nous pouvons répéter ici ce que nous disions plus haut. Cette confusion, qui d’ailleurs n’est imputable qu’à Plutarque, à Appien, non à Tite-Live, ne saurait être un argument contre l’authenticité de la loi détachée du cadre où elle a été placée mal à propos, s’il est vrai que la question agraire se posait dés les débuts de la conquête romaine et rendait une loi de ce genre utile ou nécessaire. De cette loi Licinienne, les textes nous font connaître l’article essentiel limitant à cinq cents jugères au maximum les occupations du domaine public. Que cette disposition, renouvelée en 133 par Tiberius Gracchus, ait été formulée antérieurement, nul ne le conteste. Il y est fait allusion dans un discours de Caton en 167[2], et il est assez clair qu’elle devait remonter haut et était depuis longtemps tombée en désuétude, sans quoi les difficultés innombrables et inextricables suscitées par l’application de la loi de Gracchus ne se seraient pas produites. On n’aurait pas pu alléguer notamment les droits créés par la prescription et l’impossibilité de distinguer entre la propriété publique et la propriété privée. Il ne reste donc plus qu’à savoir jusqu’où il faut remonter, et si la limitation à cinq cents jugères peut se placer vraisemblablement dans le milieu évoqué par cette date de 367. On a objecté qu’elle n’était pas en rapport avec les dimensions du territoire. trop resserré encore pour se prêter à beaucoup d’occupations aussi étendues, que, du reste, le sol conquis était devenu propriété privée par les assignations individuelles, par les fondations de colonies, par la création, en 387, des quatre nouvelles tribus Stellatina, Tromentina, Sabatina, Arniensis, qu’il restait peu d’espace, par conséquent, pour les réserves de l’État et la part à prélever là-dessus par l’initiative des occupants. Mais on a répondu, d’un autre côté, que ces calculs manquent de base, que nous ignorons tout à fait ce que pouvaient être ces réserves, ni ce que les tribus nouvellement créées pouvaient enclaver encore de terres publiques, qu’au surplus la mesure était moins restrictive que préventive, qu’elle visait tout spécialement la formation éventuelle des deux tribus Pomptina et Publilia, décidée en principe et réalisée en 357, qu’il s’agissait d’obtenir pour les classes pauvres, en réduisant d’avance les possessions des riches, des concessions un peu plus larges que le lot misérable dont elles devaient se contenter d’ordinaire[3]. Le problème n’est pas aisé à résoudre. En tout cas, si des doutes peuvent s’élever sur la teneur de la loi, sa réalité parait devoir rester hors d’atteinte. Une loi agraire était le complément d’une loi sur les dettes, elles rentraient l’une et l’autre dans le plan de campagne imaginé par les chefs de la plèbe et imposé par les circonstances, et pour ce qui est du nom de Licinius, de ce qu’il n’a pas été mentionné en passant par Plutarque et par Appien, il ne s’ensuit pas qu’il ait été forgé par Tite-Live ou par les auteurs de cet historien.

La loi qui partageait le consulat entre les patriciens et les plébéiens n’a été appliquée longtemps que d’une façon intermittente, et c’est pourquoi l’authenticité en a été également contestée. Ce n’est pas la seule fois pourtant qu’on aurait vu une loi éludée ou violée par ceux à qui elle déplaisait. Pour agir sur les électeurs des comices centuriates, à supposer que ces derniers fussent toujours et nécessairement hostiles, ce qui n’était point, les patriciens avaient les mêmes moyens dont ils disposaient par rapport aux comices curiates. Le consul pouvait refuser de présenter le candidat plébéien. Il pouvait refuser de le proclamer s’il était élu. Il pouvait, exploitant la superstition populaire, faire intervenir les augures et déclarer l’opération viciée par l’inobservation des rites. Il pouvait interrompre les comices et les renvoyer indéfiniment sous prétexte qu’un signe funeste s’était produit et, de cette manière, obtenir de guerre lasse l’élection souhaitée. Le Sénat, de son côté, pouvait refuser sa ratification. Et si les plébéiens se plaignaient d’être par ces expédients illégalement écartés du consulat, où donc était le pouvoir en mesure de leur faire justice ? Il se pourrait aussi que le Sénat, tout en consentant à valider l’élection des premiers consuls plébéiens, eût refusé néanmoins sa consécration au plébiscite Licinien. Ainsi, il cédait en fait tout en réservant le principe, et par là il autorisait sa résistance pour l’avenir. Nous verrons que la question de la validité des plébiscites a été très controversée à cette époque et n’a été réglée définitivement qu’assez tard.

La victoire n’en était pas moins décisive, et la conquête des autres magistratures ne devait plus être qu’une affaire de temps. Le précédent était acquis les conséquences devaient se produire tôt ou tard. Elles ne furent déduites pourtant que l’une après l’autre, à la suite de luttes très vives se poursuivant pendant plus d’un demi-siècle et dont il nous reste à tracer le tableau au début de la période nouvelle où nous entrons.

 

 

 



[1] III, 8-12.

[2] Discours pour les Rhodiens, 5. M. Catonis quæ extant, Ed. Jordan, p. 24.

[3] Voir Lécrivain, La loi agraire de Licinius Stolon, Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, XI, 1889, pp. 172-182.