LA GAULE INDÉPENDANTE ET LA GAULE ROMAINE

DEUXIÈME PARTIE. — LA GAULE ROMAINE

LIVRE III. — LA SOCIÉTÉ GALLO-ROMAINE

CHAPITRE II. — LA VIE INTELLECTUELLE ET MORALE

 

 

I. — LE LATIN ET LE CELTIQUE. LES ÉCOLES[1].

[DIFFUSION DU LATIN. L’ÉPIGRAPRIE] LA conquête de la Gaule par le latin, tel est le premier fait qui s’impose à l’attention quand on veut se rendre compte de l’état intellectuel de notre pays sous la domination romaine.

Parmi les preuves qu’on a données de la diffusion du latin, la plus frappante est celle que fournit l’épigraphie. On a découvert en Gaule plus de dix mille inscriptions, dont beaucoup concernant les classes inférieures de la société. Sur cette masse il en est à peine vingt qui sont rédigées en langue celtique, et encore n’est-il pas sûr qu’elles ne remontent pas au début du premier siècle de notre ère.

La diffusion du latin ne suppose pas nécessairement la disparition du celtique. On n’avait jamais beaucoup écrit le celtique. On pouvait ne plus l’écrire du tout et continuer à le parler. On pouvait aussi comprendre le latin et ne pas se servir de cette langue dans l’usage quotidien. On pouvait même s’en servir de préférence sans cesser pour cela de comprendre le celtique et de le parler quelquefois. La question n’est donc pas de savoir si la connaissance du latin s’est répandue, mais si le celtique a subsisté, et dans quelle mesure, et jusqu’à quelle époque.

L’épigraphie, loin d’autoriser les solutions tout d’une pièce, nous apprend le compte qu’il faut tenir des milieux. La Narbonnaise où, d’après Strabon, les Cavares commençaient à parler latin dés le règne de Tibère[2], est évidemment une des contrées où le celtique a dû céder le plus vite. Or, c’est l’épigraphie de la Narbonnaise qui est non seulement la plus riche, mais la plus correcte, et aussi la plus également répartie au point de vue géographique. Celle des trois Provinces, beaucoup moins abondante, et somme toute assez pauvre, surtout dans le Centre et le Nord-Ouest, loin du foyer de la civilisation romaine et des pays d’occupation militaire, est avec cela d’une latinité souvent douteuse, et de plus concentrée en général dans les villes et autour. On en conclura que les progrès du latin ont été moins rapides dans ces régions et particulièrement lents dans les districts ruraux.

Qu’un peuple en arrive à désapprendre sa langue, c’est un phénomène dont l’histoire offre plus d’un exemple, mais qui ne s’accomplit qu’à la longue, et qui, en Gaule, ne parait pas avoir demandé moins de quatre siècles.

[DE LA PERSISTANCE DU CELTIQUE] A quelle date dernière pouvons-nous constater la survivance du celtique ? Les textes qui nous renseignent sur ce point sont peu nombreux et, parmi ceux qu’on a invoqués, il y en a qui ne sont pas convaincants.

Il est à peine nécessaire de s’arrêter sur le passage souvent cité de Sidoine Apollinaire où cet écrivain, dans une lettre datée de 471 environ, félicite son ami Ecdicius d’avoir enseigné à la noblesse arverne le style oratoire et poétique, ce qui l’a conduite à dépouiller la rudesse du langage celtique[3]. Il est clair qu’il s’agit ici non d’une langue autre que le latin, mais d’un latin provincial, différent de celui qu’on parlait dans les cercles élégants de la capitale. Cinquante ans plus tôt, vers le commencement du Ve siècle, Sulpice Sévère introduit dans ses Dialogues un Gaulois de la Gaule centrale racontant les miracles de saint Martin à des Aquitains. L’Aquitaine était alors renommée pour sa haute culture littéraire. Comme il se confond en précautions oratoires, s’excusant de choquer, par son latin grossier, ces oreilles délicates, un de ses interlocuteurs impatienté l’interrompt pour lui dire : Parle-nous celtique, ou si tu aimes mieux gaulois, mais parle-nous de Martin[4]. La différence qu’il fait entre le gaulois et le celtique, nous ne la voyons guère, et sans doute il n’y a là qu’une tautologie, peut-être un jeu de mots à l’adresse du personnage qui a nom Gallus (Gallus, gallice). Mais nous ne voyons pas mieux si le celtique ou le gaulois est autre chose ici qu’un latin moins pur, comme plus haut pour Sidoine Apollinaire. Et enfin, à supposer qu’il s’agisse vraiment du celtique, cette boutade ne prouve pas que l’un fût capable de l’entendre et l’autre de le parler.

Il est certain que, jusqu’à la veille des invasions et même au lendemain, on employait encore des mots gaulois. Ausone, Fortunat, Grégoire de Tours[5] en citent dont ils donnent le sens et qui étaient usités de leur temps. Marcellus de Bordeaux, dans sa Pharmacopée, traduit dans la langue indigène le nom de certaines plantes. Mais quelques mots survivant à une langue ne prouvent pas que la langue elle-même ait survécu. Il faut signaler pourtant le nom de Bagaudes que s’attribuèrent les paysans révoltés à la fin du IIIe siècle[6]. Il est à présumer qu’ils ne l’auraient pas pris si le latin avait été leur langue ordinaire.

[PERSISTANCE DU CELTIQUE AU IIIe SIÈCLE] Nous arrivons à des faits plus significatifs. Irénée, évêque de Lyon depuis 178, nous apprend que, vivant au milieu des Celtes, il est plus occupé à étudier un dialecte barbare qu’à polir son grec[7]. Il serait étrange qu’il parlât en ces termes dédaigneux du latin. La langue qu’il qualifie de cette façon doit être le celtique, dont la connaissance lui est nécessaire pour sa prédication.

Le biographe d’Alexandre Sévère raconte qu’en 235 cet empereur, se trouvant en Gaule et préparant l’expédition où il devait être assassiné, rencontra une druidesse qui l’avertit, en celtique, de se méfier de ses soldats[8]. L’anecdote n’est pas authentique, mais ceux qui la mettaient en circulation ne pensaient pas qu’au milieu du IIIe siècle on eût cessé de parler le celtique.

Nous avons, pour la même époque, un autre témoignage tout à fait probant. C’est un passage du jurisconsulte Ulpien établissant qu’un fidéicommis pouvait être rédigé, non pas seulement en latin et en grec, mais dans n’importe quelle autre langue, et notamment en punique et en celtique[9].

[IVe ET Ve SIÈCLES] Passé cette date il faut sauter plus d’un siècle et demi pour arriver au texte bien connu et souvent controversé de saint Jérôme (331-420). Dans son commentaire de l’épître de saint Paul aux Galates, Jérôme remarque que ce peuple, de race celtique, comme on sait, et immigré en Asie Mineure depuis 278 av. J.-C., tout en ayant adopté la langue grecque, dont on se servait dans tout l’Orient, en avait une qui lui était propre et qui offrait des analogies avec celle des Trévires. On a contesté la valeur de ce renseignement en supposant qu’il était emprunté à quelque document plus ancien, ne s’appliquant plus à l’époque présente ; mais saint Jérôme, il ne faut pas l’oublier, avait vécu à Trèves, et s’il va chercher là et non ailleurs son point de comparaison, c’est qu’apparemment il se réfère à ses souvenirs personnels[10].

Le témoignage de saint Jérôme est le dernier en date parmi ceux qui mentionnent la persistance du celtique. Et déjà à cette époque, si l’on parlait encore cette langue, ce n’était pas faute d’entendre le latin. Saint Martin, qui fut nommé évêque de Tours en 372, était né en Pannonie, et il n’y a pas apparence qu’il connut la langue des Gaulois. On sait pourtant avec quelle puissance il agit par sa parole sur la masse de la population.

[DISPARITION TOTALE DU CELTIQUE] Au VIe siècle le celtique était complètement oublié. La meilleure preuve c’est qu’alors apparaît le roman, qui commence à supplanter le latin et qui n’est lui-même qu’un latin transformé où les mots empruntés au celtique tiennent une place tout à fait insignifiante, sans compter qu’ils ont été très vraisemblablement transmis indirectement par l’intermédiaire du latin, où ils avaient pris au préalable droit de cité. Sur vingt-six mots environ dont on peut affirmer la provenance celtique dans notre vocabulaire actuel, il y en a dix en effet qui notoirement ont été latins avant de devenir romans et français. Et si la démonstration n’est pas faite pour les autres, le contraire non plus n’est pas prouvé.

Le latin qui a donné naissance au roman est le latin populaire. Rien ne montre mieux l’oubli où le celtique était tombé à tous les degrés de la société gauloise.

[LE LATIN POPULAIRE ET LE ROMAN] Le latin populaire ou vulgaire a passé de l’Italie dans les provinces avec les légionnaires, les colons, les émigrants de toute sorte. Il est devenu ainsi, dans tout le monde occidental, le langage du peuple, langage parlé, non écrit, et dont la langue même des inscriptions ne saurait nous donner une idée, car elles étaient rédigées d’avance dans les formulaires. Et à vrai dire, nous ne pouvons guère, avec les indices échappés aux auteurs, que reconstituer ce latin dans ses traits les plus généraux. A plus forte raison est-il difficile de le suivre dans ses altérations, au contact des dialectes indigènes, en Gaule ou ailleurs. Le fait essentiel, c’est qu’il différait du latin littéraire en usage dans les classes cultivées par les mêmes tendances qui à la longue ont prévalu dans la formation des langues modernes. Les rapports de filiation entre le roman et le latin vulgaire sont donc bien établis. Il est avéré d’autre part que le roman n’a rien emprunté au vocabulaire celtique. De tout cela il résulte que le latin vulgaire s’était imposé dans les classes inférieures de manière à y régner sans partage. Longtemps contenu et refoulé dans ces limites par la résistance du latin littéraire, il réussit à en sortir quand la décadence de la haute culture lui eut livré la société entière. L’obstacle qui s’opposait à son expansion étant levé, il put se répandre partout, se développer librement, suivant sa logique interne, et se substituer, sous la forme du roman, au latin proprement dit.

[VICTOIRE COMPLÈTE DU LATIN AU Ve SIÈCLE] La victoire complète du latin ne précède pas de beaucoup le moment où il va faire place aux idiomes nouveaux dont il porte le germe. C’est au Ve siècle en effet, ainsi qu’on peut le conclure de tout ce qui vient d’être dit, qu’il prend définitivement possession de la Gaule, dans toute l’étendue de son territoire et dans les profondeurs extrêmes de ses couches sociales. Seule la vieille Aquitaine, entre les Pyrénées et la Garonne, ne se laissa pas envahir tout entière. Plus tenace que le celtique, l’ibère s’y tailla dans le pays basque une citadelle inexpugnable. Quant à notre Bretagne, il parait bien démontré aujourd’hui que le dialecte celtique dont elle fait encore usage, dans ses cantons les plus reculés, au lieu de remonter à l’Age de l’indépendance gauloise, n’est qu’une importation due aux Bretons insulaires, fuyant devant les Saxons, du Ve au VIIe siècle ap. J.-C.[11]

Ainsi, par une sorte de paradoxe, c’est quand elle va succomber que Rome remporte ce dernier triomphe. Mais le fait n’est paradoxal qu’en apparence. Il ne faut pas être dupe des divisions introduites après coup dans l’histoire. Le prestige de Rome survécut à sa puissance matérielle. Elle resta pour les peuples la cité maîtresse, bienfaitrice du genre humain. Elle venait d’être prise par Alaric quand Rutilius chantait ses destinées immortelles[12], et c’est à peu prés à la même époque qu’apparaît pour la première fois, dans nos textes, le néologisme de Romania, si heureusement imaginé pour désigner d’un même mot son empire et sa civilisation[13]. Rien d’étonnant donc si les progrès du latin se sont poursuivis au milieu des événements qui brisèrent l’unité romaine

[CAUSES DE LA VICTOIRE DU LATIN] Les Romains n’ont pas fait la guerre à la langue des Gaulois. Sans doute ils n’ignoraient point tout ce que leur domination pouvait gagner à la diffusion du latin et ils n’ont rien négligé pour en répandre l’usage. Mais ils n’ont eu recours pour cela à aucun moyen tyrannique. Nous avons vu que dans le courant du me siècle ils autorisaient les testaments en celtique.

Le celtique a disparu devant le latin parce qu’il était la barbarie et le latin la civilisation. Mais à l’attrait qu’il exerçait sur tous les esprits avides de culture, il ajoutait cette supériorité qu’il était la langue officielle dont il devenait impossible de se passer.

Il était la langue officielle du gouvernement romain et de ses agents à tous les degrés. Les Romains n’avaient pas pour les dialectes grossiers de l’Occident les mêmes ménagements que pour le grec. Ils ne faisaient pas traduire leurs actes publics dans la langue du pays. C’était affaire aux indigènes de les comprendre ou de se les faire expliquer.

Il était aussi la langue officielle dans le gouvernement des cités. Il peut y avoir sur ce point quelques difficultés, non pas pour les colonies, mais pour les cités d’autre sorte, stipendiaires, libres et fédérées. Les inscriptions, qui seules pourraient nous renseigner, sont peu nombreuses, comme on sait, en dehors de la Narbonnaise, et appartiennent en général à une époque tardive pour laquelle la question ne se pose plus. On remarquera pourtant qu’il n’y en a aucune qui ne soit latine. Et nous avons à Bordeaux, à Saintes, des dédicaces rédigées en latin par des magistrats, dès le Ier siècle de notre ère. Les Romains ont-ils été moins tolérants pour la langue de leurs sujets que pour leurs institutions ? En leur laissant leur administration autonome, ont-ils exigé que cette administration parlât latin ? Nous l’ignorons, et rien d’ailleurs n’autorise à l’affirmer. Mais le gouvernement des cités était tout aristocratique, et les aristocraties n’ont pas eu besoin d’être contraintes pour adopter la langue du vainqueur.

Indispensable à cette fraction de l’aristocratie qui prétendait aux fonctions sénatoriales ou équestres, le latin ne l’était pas moins à celle qui se contentait du droit de cité. Claude retira ce droit à un député d’une province d’Orient qui ne pouvait l’entretenir qu’en grec[14]. Les classes inférieures elles-mêmes devaient recourir au latin dans leurs contestations devant les tribunaux, dans leurs réclamations devant le fisc. Et enfin elles étaient bien obligées de s’en servir dans leurs transactions avec les marchands italiens.

[L’ÉCOLE] Le latin s’insinua par les voies les plus diverses. Il était propagé non seulement par l’immigration des hommes libres, mais par l’importation des esclaves qui, venus de tous les points du monde, avaient besoin, pour s’entendre entre eux et avec leurs maîtres, d’un langage commun à tous. Les anciens soldats, rentrés dans la vie civile, l’installaient à leur foyer et le rendaient familier à leur entourage. Puis, à partir du IIIe siècle, ce fut l’Église qui, rompant ses attaches helléniques, adopta le latin pour sa langue officielle, à l’exemple de l’administration laïque. Et enfin l’école, sans être pour Rome cet instrument brutal qu’elle est devenue pour les conquérants modernes, n’en a pas moins exercé dans le même sens une action décisive, et d’autant plus puissante qu’elle prenait l’homme tout entier, ne se bornant pas à lui enseigner une langue nouvelle, mais lui créant, pour ainsi dire, une autre âme et le transformant à fond dans ses sentiments et ses idées. C’est par l’école véritablement que le Gaulois est devenu Romain.

[L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE] Nous sommes malheureusement très mal informés en ce qui concerne l’instruction élémentaire. Nous pouvons juger seulement, à divers indices, qu’elle n’était point négligée. Les illettrés, somme toute, ne devaient pas être très nombreux. Les plus humbles sous-officiers étaient tenus de lire le mot d’ordre sur les tablettes où il était inscrit. Il y avait des écoles destinées aux fils des vétérans. Une inscription découverte à Aljustrel, dans le Portugal, et qui contient le règlement d’une exploitation minière, nous apprend qu’autour de la mine il s’était formé un village où les maîtres d’école ne manquaient pas. Ces écoles, sauf peut-être les écoles régimentaires, étaient privées. Les Romains ont été longtemps avant de penser que l’enseignement pût être donné au nom de l’État. Et ils ne paraissent pas avoir jamais étendu cette conception à l’enseignement populaire. Mais le goût du savoir était très vif dans cette société et l’initiative des particuliers suffisait.

[L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR] Nous sommes mieux renseignés sur les établissements d’ordre supérieur, à l’usage des classes élevées, et nous constatons ici très nettement l’intervention de l’autorité publique. Lorsque Agricola eut été appelé à gouverner la Bretagne en 78, il s’occupa d’y introduire les mœurs romaines. Il ne se contenta pas d’inviter les habitants à bâtir des villes avec des temples, des forums, des portiques. Il eut soin que les enfants nobles fussent instruits dans les lettres latines[15]. Il ne faisait en cela que suivre la politique appliquée un siècle auparavant dans la Gaule. Là aussi, et plus qu’ailleurs, aussitôt après la conquête, les écoles s’étaient multipliées. Strabon signale le fait, avec admiration, dés le règne d’Auguste ou dès les premières années de Tibère[16].

[INTERVENTION DE L’ÉTAT ET DES CITÉS] À ces fondations il est sûr que les encouragements officiels ne firent pas défaut. Pourtant, si l’État favorisa l’initiative des cités, s’il la sollicita au besoin, il n’entreprit pas d’abord de s’y substituer. Vespasien le premier imagina de payer les professeurs sur les fonds publics. Hadrien, Antonin, Alexandre Sévère eurent la même pensée. Il nous est assez difficile de dire au juste en quoi consistaient les mesures prêtées à ces divers empereurs. Il ressort de l’ensemble des faits que l’État, qui ordonnait ces dépenses, ne les prenait pas à son compte. Il dota des chaires, en très petit nombre, dans quelques centres fameux, à Rome, à Athènes, mais pour le reste, il le laissa à la charge des municipalités. Ce qui n’avait été d’abord de leur part qu’un sacrifice bénévole, sinon tout à fait spontané, devint une contribution obligatoire, et comme cette époque est précisément celle olé commencent leurs embarras financiers, on comprend qu’elles ne se soient pas toujours acquittées de ce devoir avec tout l’empressement désirable. Pour mettre un terme aux abus causés par leur parcimonie, l’empereur Gratien promulgua en 376, dans sa résidence de Trèves, et transmit au préfet du diocèse des Gaules un édit fixant une fois pour toutes le traitement que chacune d’elles devait assurer à ses maîtres, suivant sa propre importance et suivant le grade de ces derniers[17].

En imposant aux curies la charge de rétribuer les professeurs, l’État leur laissa très logiquement le droit de les nommer. Il pouvait le faire sans danger, la composition de ces assemblées lui étant une garantie suffisante de leur compétence. Il n’en intervenait pas moins à l’occasion, et non pas seulement quand il s’agissait des chaires qu’il avait créées et qu’il subventionnait de ses deniers. Les cités, loin d’en vouloir à l’Empereur de cette immixtion dans leurs affaires, étaient fières au contraire de cette marque d’intérêt. Les Éduens surent le plus grand gré à Constance Chlore quand il envoya Eumène professer dans leur école. Ils se félicitèrent moins peut-être quand ils surent le traitement énorme qu’il lui attribuait à leurs dépens[18]. Sous Julien les droits respectifs de l’État et des curies furent réglés par une loi. Elle décidait que les curies continueraient à désigner les professeurs, mais que leurs choix seraient soumis à l’approbation impériale[19]. C’était une loi de circonstance, visant à exclure les chrétiens de l’enseignement. On ne voit pas cependant qu’elle ait été rapportée après la mort de son auteur.

[L’ÉCOLE DE MARSEILLE] Parmi les écoles qui florissaient en Gaule au début de notre ère,  celles de Marseille et d’Autun tenaient le premier rang. La vieille colonie phocéenne, déchue de son importance politique et commerciale, avait tourné son activité dans un autre sens. Elle avait toujours été un des foyers de la culture hellénique dans l’Occident. Elle se voua de plus en plus à ce rôle depuis que les autres ambitions lui étaient interdites. Comme Athènes, dont elle imita l’exemple et dont elle balança la renommée, elle se consola de ses malheurs en devenant une grande ville universitaire. Varron l’appelait la ville aux trois langues. Les étudiants gaulois s’y rencontraient avec ceux de l’Italie. Les grandes familles romaines y envoyaient volontiers leurs fils. Elles y trouvaient le même enseignement qu’en pays grec, avec les avantages de la proximité et des mœurs réputées plus saines. Une des originalités de Marseille était sa tradition scientifique. On ne voit pas qu’elle ait fourni des astronomes et des géographes, comme du temps de Pythéas, mais ses médecins furent illustres et gagnèrent de grosses fortunes. Un d’entre eux, qui vivait sous Néron, se trouva assez riche pour faire relever à ses frais les murs abattus après le siège de 49 av. J.-C.

[L’ÉCOLE D’AUTUN] Très différente de l’école de Marseille, plus intéressante peut-être par l’œuvre qu’elle accomplit, nous apparaît l’école d’Autun, la véritable école gauloise, où se presse une jeunesse échappée d’hier à la discipline des druides. Elle était si nombreuse dès l’an 21 ap. J.-C., lors de la révolte de Florus et de Sacrovir, que ce dernier put espérer, en s’emparant de ces otages, s’assurer la complicité ou la neutralité de toute la noblesse des Gaules. Ce n’est pas sans raison qu’on avait choisi, pour en faire le siège de ce grand établissement, la nouvelle capitale des Éduens. Il y avait là, outre la récompense due à un fidèle allié, une vue très juste des sentiments de la nation. Lyon était exclusivement romain. Les jeunes Gaulois s’y seraient sentis dépaysés. Ils étaient chez eux, au contraire, dans ce milieu foncièrement celtique et en même temps profondément dévoué à Rome. Nous n’entendons plus parler de l’école autunoise avant la deuxième partie du IIIe siècle. Elle était en pleine prospérité quand elle fut enveloppée dans le désastre qui frappa la ville à cette époque[20]. Le bel édifice qui lui était affecté devint la proie des flammes dans l’incendie allumé par les soldats de Tetricus. Elle reprit quelque activité sous le gouvernement de la tétrarchie, et Constance Chlore lui donna de sa sollicitude un gage éclatant en envoyant pour la diriger le rhéteur Eumène.

[EUMÈNE] Eumène était un des grands personnages de la Gaule et le plus illustre parmi les enfants d’Autun. Ce n’était pas tout à fait un Gaulois de race. Il avait dans les veines du sang grec. Sa famille était originaire d’Athènes. Son grand-père avait quitté cette ville pour aller enseigner la rhétorique à Rome. Puis il avait accepté une chaire dans les écoles Méniennes, attiré par la renommée de l’Université autunoise, et sans doute aussi par les avantages qu’elle assurait à ses maîtres. Il y enseignait encore à quatre-vingts ans. Le petit-fils hérita des mêmes goûts et suivit d’abord la même carrière. Né à Autun, il y professa à son tour avec un vif succès. Ce fut ce succès même qui changea le cours de sa vie. Sur la réputation de ses talents, Constance Chlore l’attacha à sa personne et le nomma son maître de la mémoire (magister memoriae). On appelait ainsi une sorte de secrétaire d’État chargé de rédiger les pièces émanant de la chancellerie impériale. Il n’y avait pas dans la hiérarchie administrative beaucoup de fonctions plus hautes. Retomber de là au métier de professeur, c’était déchoir. Mais l’Empereur ne voulut pas qu’on pût croire à une disgrâce. Non content de maintenir à Eumène ses appointements, il les doubla, bien qu’ils fussent déjà très élevés, et pour mieux marquer ses intentions, il lui écrivit la lettre suivante, avec invitation d’en faire lecture publiquement en prenant possession de son poste :

Nos Gaulois, dont les enfants sont instruits aux arts libéraux dans la ville d’Autun, et ces jeunes gens eux-mêmes qui si joyeusement nous ont servi d’escorte, méritent assurément qu’on s’occupe de cultiver leurs qualités naturelles. Or quoi de meilleur à leur offrir que ces biens de l’esprit, seule chose que la fortune ne puisse ni donner ni ravir ? C’est pourquoi nous avons résolu de vous mettre à la tête de cette école que la mort a privée de son chef, vous dont nous avons pu apprécier l’éloquence et la haute probité dans la gestion de nos affaires. Nous souhaitons donc que sans rien perdre des avantages de votre rang, vous repreniez votre chaire de rhétorique dans la susdite ville, que nous voulons, comme vous le savez, rétablir dans son ancienne splendeur. Là vous formerez l’esprit des jeunes gens et vous leur donnerez le goût d’une vie meilleure. Ne croyez pas par ces fonctions déroger aux honneurs dont vous avez été revêtu. Une profession honorable relève la considération d’un homme plutôt qu’elle ne la diminue. Enfin nous entendons que vous touchiez une somme de 600.000 sesterces (150.000 francs) sur les ressources de la ville, pour que vous compreniez bien que notre Clémence vous traite selon vos mérites. Adieu, très cher Eumène[21].

Eumène fut assez généreux pour consacrer à la restauration des bâtiments la totalité de ces riches honoraires. Mais tant d’efforts n’aboutirent pourtant qu’à moitié. Ni l’école ni la ville ne devaient revoir les beaux jours d’autrefois.

[LES ÉCOLES DE REIMS ET DE TRÈVES] Ce n’est pas que les écoles gauloises soient en décadence. Jamais elles n’ont été plus vivantes qu’en ce IVe siècle qui fut pour la Gaule une sorte de résurrection. Jamais le gouvernement ne leur a plus prodigué ses faveurs, et quant aux municipalités, s’il y a eu de leur part quelques défaillances, ainsi que l’édit de Gratien donne à le supposer, nous n’en saisissons aucune trace, du moins en ce qui concerne notre pays. Seulement le courant s’était détourné et avait pris d’autres directions.

Il suivit le déplacement de la vie politique en se portant vers le Nord. Déjà Fronton, sous Marc-Aurèle (161-180), parlait de Reims comme d’une autre Athènes. Mais ce fut Trèves surtout qui aspira à devenir un grand foyer d’études. Les empereurs installés dans cette nouvelle capitale eurent pour elle toutes les ambitions. Ils s’efforcèrent d’y attirer les maîtres les plus célèbres en leur allouant un traitement supérieur du cinquième à celui de leurs collègues. Trèves, néanmoins, n’eut jamais au point de vue intellectuel qu’une importance secondaire. L’existence était trop inquiète sur cette frontière, la barbarie trop voisine, trop menaçante pour qu’on s’y livrât sans arrière-pensée aux travaux de l’esprit. Ils trouvèrent un milieu plus favorable, un asile plus sûr à l’autre extrémité de la Gaule.

[LES ÉCOLES DE L’AQUITAINE. BORDEAUX] L’Aquitaine était alors dans une situation privilégiée. Elle avait eu sa part des calamités du siècle précédent, mais elle jouissait maintenant, depuis le raffermissement de l’Empire, d’une paix profonde. Des bruits de guerre qui retentissaient à travers la Belgique et la Lyonnaise elle ne recevait qu’un écho affaibli. Par ses loisirs ininterrompus, par la richesse inviolée de ses campagnes et de ses villes, elle était désignée pour devenir le dernier refuge des lettres antiques. Le génie heureux de ses habitants fit le reste. La réputation de ses rhéteurs devint universelle. Elle en exporta pour l’Italie et pour l’Orient. Elle les introduisit à titre de précepteurs dans la maison impériale. Saint Jérôme leur fait une place dans sa chronique, et Symmaque, le plus illustre représentant de l’éloquence latine à la fin de ce siècle, nous dit en termes pompeux tout ce qu’il doit à leurs leçons[22].

Toulouse, Angoulême, Poitiers, Auch, Narbonne, qu’à ce point de vue on rattachait volontiers à l’Aquitaine, avaient des écoles très fréquentées, éclipsées, il est vrai, par celle de Bordeaux, la plus célèbre, et aussi la mieux connue de nous, grâce à Ausone qui fut un de ses élèves et de ses professeurs les plus distingués. Arrivé au terme de sa carrière, sa pensée se reporta avec reconnaissance vers ceux qui avaient été ses maîtres et ses collègues, et il leur consacra une série de notices, de portraits en vers qui, mieux que tout autre document, nous font connaître ce qu’était une université, un auditoire, à cette époque et dans cette partie du monde romain.

[LES MAÎTRES] Ce qui nous frappe tout d’abord chez ces personnages, c’est la place qu’ils occupent dans la société de leur temps. Ils étaient riches pour la plupart, d’une richesse qui n’était pas toujours héréditaire, mais acquise dans l’exercice de leur profession, non pas tant au moyen de leurs appointements fixes, qui d’ailleurs pouvaient être portés au-dessus du minimum garanti[23], que par d’autres revenus complétant celui-ci, par les libéralités des familles et surtout par les droits d’inscription des étudiants, droits perçus au profit des maîtres, comme il se fait de nos jours dans certains pays, et dont le montant était naturellement en raison directe du renom de ces derniers. Et l’on n’oubliera pas qu’ils étaient dégrevés de tous les impôts qui pesaient alors si lourdement sur les fortunes privées. A la fortune s’ajoutait la considération. Membres de la curie, décurions et magistrats, ils tenaient le premier rang dans l’aristocratie locale. Quelques-uns, signalés à l’Empereur par le succès de leur enseignement, s’élevaient plus haut et étaient promus aux grandes charges de l’État. Népotianus de Bordeaux, Exupérius de Toulouse furent gouverneurs de province. Ausone, précepteur en 369 du fils de Valentinien, Gratien, reçut en cette qualité le titre de comte. En 376 il fut nommé préfet du prétoire pour l’Italie et l’Afrique. En 378 il fut appelé à la même fonction en Gaule. En 379 il arriva au consulat, qui n’était plus qu’un honneur vide, mais le plus éclatant de tous. Nous avons vu la carrière d’Eumène, et la fortune extraordinaire du rhéteur Eugène, devenu maître des offices et dont Arbogast fit un empereur[24].

[LES ÉTUDIANTS] Les étudiants étaient nombreux. Ils avaient leurs corporations, leurs bannières, leurs réunions joyeuses et bruyantes. Bien qu’Alexandre Sévère eût imaginé l’institution des bourses, ils appartenaient en général à la noblesse et à la bourgeoisie. Les classes supérieures, n’ayant de débouché ni dans le commerce, qui était réservé aux affranchis, ni dans l’armée, qui de plus en plus devenait la propriété des Barbares, se jetaient avec ardeur dans la carrière administrative, la seule ouverte à leurs ambitions et où le nouveau système gouvernemental avait multiplié les places. Or, c’étaient les études libérales qui y donnaient accès. La haute culture intellectuelle n’était donc pas seulement la parure indispensable de tout homme bien né. Elle était le meilleur des titres pour exercer les fonctions publiques et y avancer. Un avocat du fisc, un secrétaire de la chancellerie, un préfet du prétoire devait être avant tout un lettré. Si les empereurs se préoccupèrent si vivement de la prospérité des écoles, s’ils s’attribuèrent sur le travail et la conduite des étudiants un droit de contrôle si rigoureux, ce n’était pas pour des raisons absolument désintéressées : c’était parce qu’ils voyaient dans cette jeunesse la pépinière de leurs bureaucrates. Aucune société n’a plus aimé et plus honoré les lettres. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’en avoir poussé le culte jusqu’à la superstition.

[MAUVAISE CONCEPTION DES ÉTUDES] Nous touchons ici au vice de cette éducation si brillante et si admirée. Elle mérite notre attention à un double titre : elle traduit à sa manière, elle explique à certains égards les faiblesses de ce monde sur son déclin, et, d’autre part, elle ne périra pas avec lui tout entière, elle lui survivra par plusieurs traits dans les écoles du Moyen âge et la tradition s’en perpétuera jusque dans celles d’aujourd’hui.

[LES ÉTUDES SECONDAIRES] Une école comme celle de Bordeaux ou d’Autun n’était pas une université au sens où nous l’entendons. Elle embrassait tout le cycle des études secondaires et supérieures, c’est-à-dire les classes de grammaire et celles de rhétorique. On n’ignore pas que c’est encore la division consacrée dans nos lycées. La grammaire, pas plus alors qu’à présent, n’était prise dans son acception étroite. Elle comprenait, disait déjà Quintilien, deux parties : l’art de parler correctement et l’explication des auteurs. Ces auteurs étaient grecs et latins, et même c’était par les Grecs qu’on commençait. Homère et Ménandre étaient ceux qu’on préférait. Les jeunes Latins ne mordaient pas toujours à cette langue étrangère. Ausone s’accuse de lui avoir fait mauvais visage dans son enfance. Le grec n’en tenait pas moins dans l’enseignement une place d’honneur. Il représentait ce qu’il y avait de plus délicat et de plus élevé dans cette glorieuse civilisation, menacée et entamée par le christianisme. Les seuls maîtres non gaulois que nous rencontrions en Gaule sont originaires de la Grèce. Le grand-père d’Eumène était Athénien. Les auteurs latins les plus goûtés étaient en premier lieu Virgile, le plus populaire des poètes, presque un dieu déjà, comme il allait le devenir quelques siècles plus tard, puis, très loin après, Horace et Térence. Les prosateurs étaient moins appréciés, et l’absence de cette forte nourriture se faisait sentir. Mais le grand mal, c’était le manque de notions positives, méthodiquement présentées. Sans doute l’explication des auteurs n’était pas purement verbale. Elle comportait un commentaire varié, géographique, historique, philosophique et même scientifique. Mais ces connaissances n’intervenaient qu’à propos des textes. Elles ne formaient pas un ensemble lié et n’excitaient pas à la recherche. L’érudition consistait à ressasser les ouvrages de Varron. C’est l’exégèse stérile, la dévotion au livre et à la lettre qui continuera à peser sur le monde, à l’9ge de la scolastique.

[LES ÉTUDES SUPÉRIEURES] Mêmes lacunes dans les classes supérieures. On est confondu de voir combien le programme en est restreint. Pas de sciences : elles étaient battues en brèche par les progrès du mysticisme, et d’ailleurs les Romains ne les avaient jamais estimées que pour leurs applications pratiques. Pas de philosophie : ils s’en étaient toujours méfiés comme d’un vain bavardage et en laissaient le monopole à l’école d’Athènes. Le droit lui-même, la création propre et le legs le plus durable de Rome, n’avait de maîtres attitrés que dans les deux capitales et dans l’école de Béryte (Beyrouth). Restait la rhétorique. Le texte à commenter et le thème à développer : toute l’éducation se ramenait là. L’éloquence, après avoir été l’art viril de la société antique, était devenue son divertissement frivole et vide. Elle avait joué un si grand rôle qu’il ne semblait pas qu’elle pût être dépossédée. Seulement elle se réduisait à des exercices tout conventionnels où la grosse affaire était de dissimuler sous l’élégance de la phrase le néant des idées. Cette discipline, à laquelle nous n’avons pas renoncé tout à fait, pouvait avoir son utilité. Elle pouvait assouplir, affiner les esprits. Mais, pratiquée pour elle-même, comme un but, non comme un moyen, isolée de toute étude solide, elle était stérile et dangereuse. Elle habituait les jeunes gens à faire passer les mots avant les choses et à tenir moins de compte du fond que de la forme, elle appauvrissait, elle engourdissait les intelligences et, quand on en retrouve les effets dans les œuvres les plus admirées de ce temps, dans les discours d’Himérius, dans les panégyriques d’Eumène, dans la plupart des poésies d’Ausone, quand on voit à quel point tout cela est dépourvu de substance et de pensée, on ne sera pas loin d’attribuer à cet enseignement une large part dans la décadence générale et dans la ruine de l’Empire.

 

II. — LA LITTÉRATURE[25].

[LA LITTÉRATURE LATINE DANS LA NARBONNAISE] IL faut remonter plus haut, jusqu’à des jours plus prospères, pour reprendre à son point de départ l’histoire littéraire de la Gaule. La littérature latine était dans tout l’éclat de sa maturité quand nos  pères commencèrent à lui fournir leur contingent. La Narbonnaise naturellement donna la première. Dès le début elle se mêla à la vie intellectuelle de Rome, comme à sa vie politique, avec une merveilleuse activité. Elle n’offrit pas seulement aux plus fameux auteurs de la capitale un public capable de les goûter, des lecteurs pour Martial, des correspondants pour Pline. Elle leur suscita de bonne heure, sur son propre sol, des imitateurs et des rivaux. Combien, parmi ces derniers, y avait-il de Gaulois pur sang ? Combien descendaient des colons romains ? Il est impossible de le déterminer. Trogue Pompée est un Gaulois authentique. Les renseignements font défaut pour les autres. Mais on remarque que Domitius Afer et Valerius Cato portent le même nom que Domitius Ahenobarbus et Valerius Flaccus, proconsuls de la Transalpine en 121 et en 83 av. J.-C. Or on sait que les provinciaux gratifiés du droit de cité prenaient le nom du proconsul à qui ils devaient cette faveur. On peut donc supposer qu’ils étaient tous les deux d’origine gauloise.

[LES POÈTES. TERENTIUS VARRO. CORNELIUS GALLUS. VALERIUS CATO] Sans doute, les écrivains gaulois n’ont jamais eu, à aucune époque,  l’originalité puissante qui distingue ceux de l’Espagne et de l’Afrique.  Ils n’ont pas exercé sur les lettres latines la même action. Leurs  œuvres, durant les deux premiers siècles, sont d’ailleurs presque entièrement perdues. Nous ne les connaissons qu’indirectement et d’une manière très insuffisante. Elles sont très variées. La Gaule, à peine entrée dans la carrière, fit preuve d’aptitudes diverses. Elle produisit un historien dont nous reparlerons et qui fut hautement apprécié. Elle produisit deux poètes d’un réel mérite. Terentius Varron, appelé Atacinus, parce qu’il était né sur les bords de l’Aude, vécut au siècle d’Auguste. Il traduisit les Argonautiques d’Apollonius. Il s’essaya dans la satire et réussit dans l’élégie. Il aborda l’épopée dans un poème sur la guerre des Séquanes, composé en l’honneur de César. Son contemporain Cornelius Gallus, de Fréjus, doit le meilleur de sa gloire à l’amitié de Virgile et aux beaux vers de la dixième églogue. Ce fut aussi et avant tout un élégiaque. Célèbre à un autre titre, on sait qu’il fut nommé préfet de l’Égypte pour subir, après cette marque d’éclatante faveur, une disgrâce qui compta parmi les événements du règne. Il faut signaler encore, à la même époque, Valerius Cato, à la fois poète et grammairien, dont quelques vers élégants ont survécu.

[LES RHÉTEURS] Pourtant, ni alors ni même plus tard, la poésie ne fut le genre préféré. C’est un Gaulois qui, dans le dialogue des Orateurs, soutient, avec une extrême vivacité, l’infériorité de la poésie par rapport à l’éloquence. Pour lui prêter ce rôle Tacite avait ses raisons. L’éloquence fut en effet dans la Gaule le genre national. Tous les écrivains latins, depuis le vieux Caton jusqu’à Juvénal, Claudien et saint Jérôme sont d’accord pour noter cette tendance, et le fait vaut la peine d’être signalé, s’il est vrai que le développement oratoire a été de tout temps le trait dominant de notre littérature. Ce sont des Gaulois, L. Plotius et M. Antonius Gnipho, qui, au commencement du Ier siècle avant notre ère, ont ouvert à Rome les premières écoles de rhétorique latine. Et c’est encore un Gaulois, ce Roscius, l’acteur illustre admiré par Cicéron et qui fut, lui aussi, à sa manière, un maître dans l’art de bien dire.

[LES AVOCATS] Vibius Gallus et Julius Florus comptèrent, sous Auguste, parmi les gloires du barreau romain. Nous savons qu’ils étaient nés en Gaule, mais nous ignorons où, et nous ne sommes pas mieux renseignés sur leur genre de talent. Votienus Montanus, leur contemporain, nous apparaît avec une physionomie un peu plus distincte. Il était de Narbonne et nous est donné comme un improvisateur admirablement doué, brillant et diffus.

[DOMITIUS AFER. JULIUS AFRICANUS] Domitius Afer de Nîmes et Julius Africanus de Saintes appartiennent à la génération suivante. Ils figurèrent malheureusement au nombre des délateurs, et Africanus se déshonora en apportant à Néron les félicitations de la Gaule après le meurtre d’Agrippine. On voudrait démêler une intention ironique dans le compliment qu’il adressa au parricide : Tes Gaules te conjurent, ô César, d’avoir le courage de supporter ton bonheur. De son éloquence, il nous est difficile de nous former une idée qui ne soit pas contradictoire. Il avait, nous dit-on, la chaleur, la force, et cependant on lui reprochait de parler avec recherche, trop bien et trop longuement. Domitius Afer fut à tous égards un personnage plus considérable, préteur sous Tibère, consul sous Caligula, curateur des eaux sous Claude, et, au dire de Quintilien, le plus grand orateur de son temps. Il plut à ce juge délicat par sa fidélité aux traditions classiques, par la pureté de son goût, qui contrastait avec l’emphase et la subtilité espagnoles, alors à la mode. On vantait son agrément, sa finesse, ses réparties heureuses et pleines de malice.

[MARCUS APER. JULIUS SECUNDUS] Une verve amusante relève les propos d’un autre Gaulois, l’avocat Marcus Aper, le détracteur de la poésie dans le dialogue des Orateurs. Il y représente l’esprit positif, le bon sens pratique et un peu terre à terre. Mais il s’échauffe et s’exalte en parlant de son art, le plus beau de tous, à l’entendre, comme le plus utile. Très moderne d’ailleurs, il n’a point, à l’inverse d’Afer, le respect des modèles consacrés. Les grands noms ne lui imposent point. En quelques traits acérés, il dégonfle la période cicéronienne ; ses préférences sont pour la phrase courte, vibrante et scintillante, dans la manière de Sénèque. A ses côtés, Tacite introduit son compatriote et rival Julius Secundus, neveu par son père de Julius Florus, nature plus harmonieuse, plus complète, plus richement cultivée. Ainsi sur les quatre interlocuteurs de ce dialogue nous en trouvons deux qui sont Gaulois.

[L’HELLÉNISME DANS LE SUD-EST. TROGUE POMPÉE] Le bassin méridional du Rhône était resté, comme la Campanie italienne, fortement imprégné d’hellénisme. Par là doit s’expliquer vraisemblablement le point de vue auquel s’est placé l’historien Trogue Pompée. Ce que valait au juste son grand ouvrage, il nous est difficile de nous en rendre compte, à travers l’abrégé de Justin. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que Pline l’Ancien en parle avec beaucoup d’estime. Nous pouvons du moins en saisir le plan et la conception d’ensemble. Chose curieuse, ce Voconce voit et raisonne comme un Grec. Il avait assisté à la fondation de l’Empire. Son père avait été attaché en qualité de secrétaire à la personne de César. Son grand-père avait servi déjà sous Pompée, auquel il dut son nom. Rome n’en est pas moins à ses yeux comme une dépendance de la Grèce. C’est la conquête d’Alexandre, non la conquête romaine, qui est pour lui le centre et le nœud de l’histoire universelle.

[FAVORINUS] Les mêmes influences formèrent, un pou plus d’un siècle après, le polygraphe Favorinus, né à Arles et aussi foncièrement grec que pouvait l’être un sophiste d’Athènes ou d’Alexandrie. Il passa de longues années dans le monde hellénique, et de ses nombreux ouvrages pas un seul n’était écrit en latin. Très en faveur auprès d’Hadrien, très lié avec Hérode Atticus, avec Plutarque, élève de Dion de Prusa et maître d’Aulu-Gelle, il intéresse, moins par lui-même que comme le parfait représentant de l’érudition de son temps, érudition mesquine et stérile, sans profondeur et sans portée.

[LE IVe SIÈCLE] La littérature gauloise jeta longtemps son éclat au dehors. Rome attirait tout ce qui naissait de beaux esprits au delà des Alpes. C’est au barreau romain que plaidaient nos plus brillants orateurs. Il en fut autrement au IVe siècle. Il y eut alors une renaissance politique et littéraire dont nos provinces furent le principal théâtre. Le rôle capital attribué à notre pays et fièrement revendiqué par lui dans la défense de l’Empire et dans ses révolutions intérieures, la présence des empereurs et de leur cour, l’activité des universités, tout cela imprima aux esprits un nouvel élan. Dans le silence à peu près complet de l’Italie, de l’Espagne et de l’Afrique, la Gaule fut vraiment à cette époque la maîtresse du chœur et elle le resta jusqu’à la fin, fidèle, tant qu’elle le put, au culte (le la grandeur romaine et de la Muse latine. Ce fut le grand siècle de sa littérature, si toutefois le mot n’est pas trop fort pour des couvres oh se trahit manifestement la faiblesse d’une société épuisée et frappée à mort.

[LES PANÉGYRIQUES] Ce fut encore l’éloquence qui bénéficia pour une large part de ce regain de vitalité. Nous en avons pour preuve le curieux recueil connu sous le nom de Panégyriques latins. II contient huit discours qui tous ont été prononcés en Gaule et, sauf un, devant l’Empereur résidant à Trèves, à l’occasion de quelque fait important ou de quelque date notable du règne, l’anniversaire de la naissance de Maximien, la soumission de la Bretagne par Constance Chlore, les noces de Constantin et de Fausta, la défaite de Maxence au pont Milvius, etc. Bien que ces discours soient anonymes, il y en a un tout au moins dont nous pouvons nommer l’auteur. C’est la harangue débitée en 297, devant le gouverneur de la première Lyonnaise, sur le forum d’Autun, par le rhéteur Eumène, récemment appelé à la direction de l’université de cette ville, avec mission de lui rendre son antique splendeur[26].

Les autres discours sont-ils d’Eumène également, tous ou certains d’entre eux ? La question a été examinée à plusieurs reprises et elle reste douteuse. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont été rédigés par des hommes qui étaient ses concitoyens et, pour la plupart, ses collègues. Le recueil lui-même a été, suivant toute vraisemblance, formé à Autun, comme un témoignage en faveur de l’école autunoise et de son enseignement. Il est donc très propre à nous donner une idée de l’art oratoire, tel qu’on le comprenait à cette époque et dans ce milieu.

[L’ÉLOQUENCE DES PANÉGYRIQUES] Nous avons peu de goût évidemment pour cette éloquence d’apparat, officielle et courtisanesque, dont le modèle avait été fourni par le Panégyrique de Pline, ce qui valut à ce morceau célèbre l’honneur de figurer en tète de la collection, et dont les traits nous apparaissent, dans ces maladroites imitations, grossis jusqu’à la caricature. Ce flot de louanges où l’hyperbole le dispute à la niaiserie, tant de raffinement dans la forme avec un fond si misérable, il y a là assurément de quoi nous rebuter. Pourtant il faut être juste. Tout n’est pas mensonge dans ces formules emphatiques. Le vide non plus, dans cette pensée si pauvre, n’est pas absolu. De ces thèmes convenus un sentiment sincère, une idée vraie se dégagent qui relèvent un peu cette mauvaise rhétorique et nous disposent à plus d’indulgence. Un patriotisme ardent y éclate et s’exprime avec une émotion qui ne laisse pas d’être communicative. La reconnaissance après tout est légitime pour ces vaillants empereurs qui ont eu leurs vices, mais qui du moins ont arrêté l’Empire sur le penchant de la ruine et assuré à la Gaule une paix dont elle était déshabituée depuis longtemps. Le style n’est pas sans mérite. Il est puisé à bonne source, dans la bonne tradition classique et cicéronienne, sans originalité d’ailleurs, se ressentant des procédés de l’école plus que du contact avec la vie. Ce qui déplaît, c’est l’excès même de certaines qualités, l’élégance monotone et maniérée, la science imperturbable de toutes les recettes, de toutes les roueries du métier. Mais comment en vouloir à ces derniers dévots de la civilisation antique ? Leur art, dans ses minuties, résumait à leurs yeux tout ce que menaçaient les progrès de la barbarie. La rhétorique, comme on l’a fort bien dit, était encore une forme de leur patriotisme.

[AUSONE. SA VIE] La poésie est représentée par Ausone. Vers l’an 260, à l’époque  de Tetricus, un noble Éduen, Agricius, compromis dans les événements qui troublaient alors sa patrie, dépouillé de ses biens et proscrit, vint se réfugier en Aquitaine, dans la ville de Dax, où il exploita pour vivre quelques connaissances en médecine et en sorcellerie, dernier legs de la discipline des druides. Il trouva pour s’associer à son sort une jeune fille du pays, pauvre comme lui. L’humble ménage prospéra. Agricius eut un fils et trois filles. Le fils Arborius fit un riche mariage à Toulouse, se distingua comme avocat et comme professeur et fut appelé aux fonctions de précepteur dans la maison impériale. Une des filles épousa un médecin de Bazas, Julius Ausonius, qui s’établit à Bordeaux et y fit une brillante fortune. Plus tard il fut élevé à la préfecture d’Illyrie. De ce mariage naquit, vers l’an 310, Decimus Magnus Ausonius, la gloire de la famille. Nous avons vu sa carrière[27]. Elle offre une analogie frappante avec la destinée trop vite interrompue de son oncle Arborius, lequel exerça sur lui une grande influence. La différence, c’est qu’il monta plus lentement et plus haut. Comme Arborius, il fut professeur, mais trente ans durant il se borna à enseigner dans sa ville natale. En 369 seulement, l’éducation du jeune Gratien lui servit de marchepied vers les dignités suprêmes. Après une longue absence, rassasié d’honneurs et déjà vieux, il rentra dans sa patrie pour ne plus la quitter. Les dernières années lui furent douces. Il était riche. Il avait plusieurs villas dans le Bordelais, le Poitou, la Saintonge. Il y passait le meilleur de son temps, heureux, considéré, entouré de sa famille, de ses élèves, de ses amis, travaillant, écrivant, versifiant plus que jamais. La plupart de ses productions, les mieux venues, les plus savoureuses, sont le fruit de cette arrière-saison.

[L’ŒUVRE D’AUSONE] y a bien du déchet dans son œuvre. Virtuose accompli, Ausone possède à fond la technique de son art. Il imagine, pour en varier les ressources, les combinaisons les plus compliquées, les plus bizarres. Ce sont des hexamètres se suivant à la file sur le même modèle rythmique, des séries de vers dont chacun se termine par un monosyllabe et dont le dernier mot reparaît au commencement du vers suivant. Tous ces tours de force pour célébrer les vertus du nombre trois, pour résumer les règnes des Césars, pour formuler les sentences des sept sages, etc. Comme un pédant de collège, il copie Virgile qu’il découpe en centons, il copie Martial dont il imite à froid, en s’appliquant, les épigrammes obscènes. Ces divertissements scolaires, ces amusettes laborieuses ne comptent pas. Il y a autre chose heureusement dans ce recueil : nul souffle, une imagination courte, mais de l’agrément, de l’élégance, de la grâce. La petite pièce sur les roses a mérité d’inspirer Ronsard. Le poème sur la Moselle, le plus long de tous, contient, avec beaucoup de descriptions à la Delille, de jolis tableaux, des paysages bien vus et bien rendus. Il y a surtout — et c’est par là qu’Ausone se relève et nous intéresse particulièrement — une veine personnelle, familière et intime, qui est nouvelle et peut-être unique dans la littérature ancienne. Il se raconte lui-même avec un abandon qui rappelle son compatriote Montaigne. Il note finement, sur un ton juste, les détails de sa vie journalière. Et il est charmant quand il se laisse aller, en toute candeur, aux sentiments de son honnête et affectueuse nature. L’homme ici soutient le poète. Son père, sa femme, ses enfants, ses maîtres, tous ceux qu’il aime ou qu’il a aimés, le coin de terre où s’est passée son enfance, sa chère ville de Bordeaux, jamais il n’a été mieux inspiré que par ces sujets.

Salut, petit héritage, royaume de mes ancêtres, que mon bisaïeul, que mon grand-père, que mon père ont cultivé de leurs mains. Hélas ! Combien j’aurais voulu n’en pas jouir sitôt. Sans doute telle est la loi de la nature. Mais quelle douceur, quand on s’aime, de posséder ensemble. Le travail, le souci, tel est mon lot à présent. Mon père autrefois me laissait le plaisir et se réservait le reste.

Depuis longtemps je me reproche un impie silence, ô ma patrie ! Toi, célèbre par tes vins, par tes fleurs, par tes grands hommes, par les mœurs et l’esprit de tes citoyens, par la noblesse de ton Sénat, je ne t’ai point chantée encore... Et pourtant c’est Bordeaux qui m’a vu naître, Bordeaux où le ciel est clément et doux, où la terre largement arrosée prodigue ses richesses, Bordeaux aux longs printemps, aux rapides hivers, aux coteaux ombragés.... Bordeaux a mes amours si Rome a mon culte. Là-bas je fus consul, là-bas est ma chaise curule, mais c’est ici qu’est mon berceau.

Enfin voici en quels termes émus il écrit à ce petit-fils dont il a surveillé l’éducation avec une tendre sollicitude et dont on célèbre le jour de naissance : Souris à ma vieillesse ! Puisse-t-elle reculer devant le terme fatal ! Puisse-t-elle se prolonger sans infirmités, assister à tes fêtes et contempler encore ces astres qui s’effacent, avant d’entrer dans la tombe. Oui, cher petit-fils, le retour de ton jour natal m’apporte un double profit et me fait sentir plus vivement le bonheur de vivre encore, car ta gloire grandit avec ton bel âge, et vieux je puis te voir dans la fleur de ta jeunesse. »

Sans doute à ces effusions se mêle trop souvent le développement factice, l’amplification mythologique. Elles sont sincères néanmoins et touchantes. Par ces impressions délicates, par ces qualités tempérées et aimables, par cette sensibilité légère, par cette poésie à mi-côte, pédestre et bourgeoise, Ausone est des nôtres. C’est un Gaulois de bonne souche, et c’est, par certains côtés, un Français.

[AUSONE ET LE CHRISTIANISME] Ausone est chrétien. Mais sa religion, tout en surface, tient peu de place dans sa vie comme dans ses vers. Son optimisme naturel, sa bonne humeur répugnent aux tristesses du christianisme. Les problèmes dont la foi apporte la solution ne troublent pas sa quiétude. Sa vraie dévotion est pour les lettres. Son imagination, son cœur sont restés païens. Cependant le monde changeait autour de lui. Les Barbares, auxquels il ne pensait pas dans sa paisible retraite, étaient, quand il mourut, à la veille de forcer les portes de l’Empire, et cette fois pour s’y installer définitivement. Saint Martin remuait la Gaule de sa parole ardente et opérait des conversions en masse. De cette révolution morale une littérature naissait qui devait jeter sur la civilisation gallo-romaine un dernier éclat, mais qui, violemment hostile au paganisme, n’avait pour tout ce qui y touchait que des anathèmes. Elle appartient à l’âge nouveau dont nous n’avons pas à franchir le seuil. Ausone en a connu les premiers représentants. Il a été contemporain d’Hilaire de Poitiers et de Sulpice Sévère. Il a vu son disciple bien-aimé Paulin, le futur saint Paulin de Nole, renoncer au monde pour se donner à Dieu. Ce fut un grand chagrin. Les lettres qu’il lui adressa pour le rappeler comptent parmi ses meilleures œuvres. Jamais il n’a eu d’accents plus pénétrants, mais les arguments dont il se sert sont d’une étonnante maladresse. Aux causes profondes de cette détermination, le vieil homme de lettres n’avait rien compris.

[LA POÈSIE PAÏENNE ET PATRIOTIQUE. NANATIANUS] Ce n’est plus un chrétien d’apparence, c’est un païen déclaré, fanatique, ce Rutilius Claudius Namatianus qui a écrit sur Rome les plus beaux vers peut-être qu’elle ait inspirés. Son paganisme fait partie de son patriotisme. Il était Gaulois, de grande famille, originaire de Poitiers ou de Toulouse, et, comme tous les Gaulois de son temps, unissait dans un même sentiment la patrie locale et la patrie romaine. Maître des offices en 412, sous Honorius, préfet de la ville en 414, il quitta la capitale vers la fin de 416, pour retourner dans son pays où l’appelait le mauvais état de ses propriétés ravagées par l’invasion. II nous a décrit sa navigation et ses escales le long des côtes d’Italie dans un Itinéraire poétique qui ne vaut pas seulement par les renseignements historiques et géographiques. Tout ce récit abonde en vers bien frappés, en traits heureux, en tableaux pittoresques. Mais le voyage nous intéresse moins que le départ. Les adieux à Rome ont été un déchirement. Le poète ne peut se détacher de ce sol sacré. Il baise en pleurant les portes de l’enceinte. Il entonne un hymne de reconnaissance et d’amour. A cette époque l’Empire se lézardait de toutes parts. La fin était proche. Les Wisigoths occupaient tout le midi de la Gaule. Six ans plus tôt Alaric avait campé en plein Forum. Ces événements n’ont pas ébranlé la foi de Rutilius dans les destinées de la Ville Éternelle. Jamais elle n’a été chantée avec plus de tendresse. Jamais sa mission civilisatrice n’a été mieux comprise ni célébrée dans un plus noble langage Il faut citer ce morceau qui clôt si dignement l’histoire de la littérature gallo-romaine profane.

Écoute ma prière, Rome, reine superbe de ce monde tout à toi, Rome qui a pris place dans le ciel étoilé, mère des hommes et des dieux, dont les temples nous rapprochent de l’Olympe C’est toi que je chante, et, tant que les destins le permettront, tu seras l’objet de mes chants. Qui pourrait vivre et oublier qu’il te doit son salut ? Avant que ton image s’efface de mon 9me sacrilège, j’oublierais plutôt le soleil, car tes bienfaits rayonnent comme sa lumière jusqu’aux bornes où les flots de l’Océan enserrent la terre. Lui-même, dans son orbite, ne semble rouler que pour toi. Il se lève sur tes domaines et sur tes domaines il se couche. Aussi loin que s’étend d’un pôle à l’autre l’énergie vitale de la nature, aussi loin ta vertu a pénétré l’univers. Aux diverses nations tu as fait une seule patrie. Elles résistaient à ton empire, et ton empire a été pour elles la source de mille biens. Tu as appelé les vaincus au partage de tes lois, et le monde, grâce à toi, n’a plus formé qu’une cité... Tu règnes, et tu as mérité de régner, et la grandeur de tes actions dépasse encore l’immensité de ton destin... Lève ton front triomphant, orne d’une verte chevelure la vieillesse de ta tête sacrée... Panse tes plaies ! Pyrrhus tant de fois vainqueur a fui devant toi, Hannibal a fini par pleurer ses victoires... Seule ne redoute point le fatal ciseau. Tu vivras tant que subsistera le globe, tant que le ciel supportera les astres. Ce qui détruit les autres empires ne fait qu’affermir le tien. Tu grandis dans l’adversité. Tes malheurs préparent ta résurrection.

 

III. — L’ART[28].

LES Gaulois furent passionnés pour les arts comme pour les lettres. Mais leur art, comme leur littérature, n’a rien ou presque rien d’original. Il n’est, lui aussi, qu’un dernier reflet de la tradition classique.

[L’ARCHITECTURE ROMAINE EN GAULE] Le voyageur qui, venant d’Italie, parcourait les villes gallo-romaines, ne s’y sentait pas dépaysé. Il y trouvait les mêmes monuments qu’il avait laissés derrière lui, de l’autre côté des Alpes, les forums, les temples, les portiques, les basiliques, les thermes, les théâtres, les amphithéâtres, les arcs de triomphe, les ponts, les aqueducs. En combinant, en adaptant à leurs besoins et à leurs goûts les motifs imaginés par l’Étrurie et la Grèce, les Romains avaient créé un type architectural qui leur était propre et qui s’était imposé partout. Il va sans dire que ce type n’a pas été immuable. Il a évolué, suivant les époques, dans les procédés de construction et dans le style. La maçonnerie, toujours indestructible, a varié dans le choix et l’agencement des matériaux. La sobre élégance qui caractérise le premier siècle a fait place au décor fastueux et surchargé des Sévères, aux massives bâtisses de Constantin. On peut observer ces transformations dans l’architecture gallo-romaine, dans les édifices restés debout sur notre sol et dans les fragments conservés par nos musées.

Les habitations privées, les maisons des riches, à la ville et à la campagne, ne réservaient pas non plus de surprises à l’étranger. C’était le même plan, les mêmes dispositions, avec quelques changements rendus nécessaires par la différence du climat, des conduits pour le chauffage, un emploi plus fréquent de la vitre. C’était, à l’intérieur, le même mobilier, la même décoration, les mêmes peintures à fresque, les mêmes pavés en mosaïque, les mêmes statues. Mais ici ce n’était plus Rome qu’on imitait. C’était la Grèce dont on suivait les inspirations et les leçons.

[L’ART ET LES ARTISTES GRECS] Inventeurs en architecture, les Romains ne l’ont été que là. Pour tous les arts dont le seul objet est le beau, ils n’ont jamais cessé d’être les tributaires des Grecs. L’asservissement des États helléniques n’avait porté nulle atteinte à la suprématie de la race en ce domaine. Les écoles d’Athènes, de Pergame, de Rhodes, d’Alexandrie étaient demeurées l’unique centre de production, le grand marché où venait s’approvisionner tout l’Occident. Leur monopole s’affirmait de deux manières, par l’exportation des œuvres et par l’émigration des ouvriers. On ne se bornait pas en effet à des achats à distance. On voulait aussi que certaines commandes fussent exécutées sur place. Les artistes engagés ne formaient pas nécessairement des établissements fixes. Ils étaient d’humeur voyageuse et se transportaient partout où les attirait la promesse ou l’espoir de quelque travail important.

Parmi les œuvres d’art qui furent exécutées en Gaule, la seule dont nous connaissions l’histoire est la statue colossale du Mercure Arverne. Elle fut confiée au Grec Zénodore. Il y consacra dix ans. Entre temps il copia, pour le compte du gouverneur de l’Aquitaine Dubius Avitus, deux coupes attribuées à Calamis, car il était aussi habile ciseleur que sculpteur. Quand le Mercure fut achevé et qu’il eut touché de ce fait la somme de 400.000 sesterces (100.000 fr.), il fut appelé à Rome pour y faire la statue de Néron. On retrouve la main des Grecs dans des œuvres moins considérables. La belle mosaïque de Lillebone porte la signature de T. Senius Felix, citoyen de Pouzzoles. Or, on sait que Pouzzoles et la Campanie en général étaient dans l’Italie comme une enclave hellénique. Enfin des signatures grecques se rencontrent assez souvent sur des poteries gallo-romaines.

[ÉCOLES LOCALES] Il n’est pas douteux que des écoles locales ne se soient fondées sous la direction de ces maîtres étrangers. On a découvert à Martres, non loin de Toulouse, un dépôt de statues dont les plus anciennes datent du Ier siècle et les plus récentes du IIIe ou du IVe. Les raisons pour lesquelles ces pièces, plus ou moins mutilées, ont été accumulées dans un espace aussi restreint ne nous apparaissent pas clairement. Il est probable qu’il y avait lé, dans ce pays riche et fertile, beaucoup de villas somptueusement ornées. Les images païennes dont elles étaient peuplées ont pu exciter la fureur des chrétiens qui, après les avoir brisées, les auraient enfouies en cet endroit, pour les dérober à tous les regards. On remarque que les marbres employés proviennent tous des carrières voisines et notamment de Saint-Béat, dans la Haute-Garonne. Il est donc certain qu’ils ont été taillés sur les lieux mêmes, et beaucoup l’ont été de telle façon qu’il parait impossible d’y reconnaître le ciseau exercé d’un artiste grec.

[LA SCULPTURE] On peut diviser en plusieurs catégories les sculptures léguées par la Gaule romaine. Ce sont d’abord les morceaux de choix, tels que les Vénus de Fréjus, de Vienne, d’Arles, le Faune de cette dernière ville, l’Athlète de Vaison, le Guerrier d’Autun, d’autres encore que tout le monde connaît et qui font l’orgueil de nos collections. Œuvres originales ou copies d’œuvres célèbres, elles ne prouvent qu’une chose, le goût des amateurs qui les ont acquises à grands frais et fait venir de loin. Viennent ensuite les œuvres de second ou de troisième ordre, répliques plus ou moins réussies, le plus souvent médiocres et toujours banales, des types popularisés par la statuaire dite hellénistique, c’est-à-dire postérieure à Alexandre. Ici l’on peut hésiter, surtout quand la matière ne fournit point d’indication, ce qui est toujours le cas pour les bronzes. Et la question qui se pose est double, car si les œuvres ne sont point importées, les auteurs peuvent être venus du dehors. Elle sera ouverte tant qu’on n’aura pas lu, sur un travail de ce genre, le nom d’un artiste incontestablement gaulois.

Restent les œuvres gauloises authentiques par le sujet et par l’exécution. Le sujet, à vrai dire, ne prouve rien. Les monuments de cette espèce sont ou des bas-reliefs funéraires représentant des scènes de la vie réelle, ou des figures divines avec les attributs traduisant les conceptions du polythéisme indigène. Il va de soi que des artistes étrangers ont pu s’inspirer de la pensée religieuse de leurs clients, ou nous laisser d’eux une image aussi fidèle qu’auraient pu la tracer des compatriotes. Par le fait, il n’est pas difficile de démêler les traces de l’influence grecque dans ces représentations réalistes ou anthropomorphiques. Ce qui est significatif, c’est la facture gauche, maladroite, grossière même, quand elle n’est pas tout à fait barbare. Ce n’est pas là peut-être toute la sculpture gallo-romaine. C’en est du moins l’élément populaire, le plus intéressant sans doute à ce titre, mais d’une valeur nulle au point de vue artistique.

[INFLUENCES ALEXANDRINES] L’école d’Alexandrie, héritière des écoles d’Asie Mineure était, au Ier siècle de notre ère, le foyer le plus actif de l’art hellénique. Son action s’exerça sur la Gaule, non pas seulement par l’intermédiaire de l’Italie, mais par un contact direct. Les relations étaient continues entre l’Égypte et nos ports méditerranéens. La colonie de Nîmes était, quand elle fut fondée, une colonie égyptienne. Rien d’étonnant si les cultes égyptiens, bénéficiant de la vogue acquise à tous les cultes orientaux, se sont répandus par la vallée du Rhône jusque sur les bords du Rhin. Rien d’étonnant non plus si les Gaulois, cherchant à incarner dans des types humains l’idée qu’ils se faisaient de leurs dieux nationaux, ont emprunté quelques-uns de ses symboles à l’Égypte hellénisante des Lagides. Entre l’image de Sérapis et celle de Dispater, le lien de filiation ne parait pas contestable. Niais ce que l’Égypte apportait à la Gaule, outre certaines parcelles de son symbolisme, c’était la dernière expression d’un art qui, jusqu’à la fin, avait gardé sa faculté de rajeunissement, le bas-relief pittoresque, inventé par l’École de Pergame, dépouillé de son allure héroïque et réduit à des sujets plus modestes depuis qu’il était devenu bas-relief d’appartement, le goût du détail familier, intime, de la vérité saisie sous toutes ses formes, dans les existences les plus humbles, dans les portraits individuels et dans les variétés ethniques. Tout cela se retrouve dans la sculpture gallo-romaine, plus ou moins intact, plus ou moins abâtardi, suivant les temps, les lieux, la qualité des producteurs et du public.

[LE BAS-RELIEF PITTORESQUE DANS LA SCULPTURE MONUMENTALE] Les bas-reliefs d’Orange et ceux de Saint-Rémy, datant les uns et les autres du début du Ier siècle, sont, dans la sculpture monumentale, le spécimen le plus réussi de ces tendances. Par la substitution de l’histoire à la mythologie, par le souci de l’exactitude archéologique, ils annoncent le style qui s’épanouira, cent ans plus tard, dans la colonne Trajane. Mais c’est dans des œuvres moins ambitieuses, et aussi de beaucoup inférieures, que nous constatons jusqu’à quelles profondeurs a pénétré en Gaule l’imitation des modèles alexandrins.

[L’ARCHITECTURE FUNÉRAIRE] L’architecture funéraire présentait des types extrêmement variés, tous reproduisant ceux des pays gréco-latins, si l’on excepte les tombes mégalithiques auxquelles une partie de la population rurale était demeurée fidèle. C’étaient en général des monuments de petite dimension, sarcophages, cippes, stèles, autels, édicules, puis, çà et lé, se dressant fièrement, le long des routes ou dans l’enclos des propriétés privées, de véritables édifices, quelques-uns restés debout, la plupart détruits ou mutilés. Les uns plus massifs se composaient de deux corps quadrangulaires superposés, le plus élevé en retrait. Tels sont les tombeaux découverts à Lyon et qui rappellent ceux de Pompéi. Les autres, très élancés, tout en hauteur, avec une base surmontée de deux étages et une sorte de coupole au sommet, ne peuvent guère se comparer, quant à présent, qu’à certaines constructions analogues signalées dans l’Afrique romaine. Le tombeau des Jules à Saint-Rémy, celui des Secundini à Igel, dans les environs de Trèves, sont les échantillons les plus remarquables de cette série, le premier dans le style harmonieux et pur du Ier siècle, le second avec les fautes de goût qui accusent une époque de décadence.

[LE BAS-RELIEF FUNÉRAIRE MYTHOLOGIQUE] Les monuments funéraires se différencient moins encore par leur forme architecturale que par la nature de la décoration. La distinction est ici très nettement marquée entre les parties colonisées et celles où la pression de Rome a été moins forte. Dans la vallée du Rhône comme sur les bords du Rhin, les sujets mythologiques sont les sujets de prédilection. Les portraits ne manquent pas, sauf pourtant à Lyon, mais presque toujours, quand il s’agit d’un bas-relief, c’est, comme en Italie, le symbolisme classique qui en fait les frais, avec ses lieux communs ordinaires, Léda et le Cygne, Ariadne et Bacchus, Castor et Pollux, Phèdre et Hippolyte, l’Amour et Psyché, Orphée et Eurydice. Il en est tout autrement dans le Centre, dans l’Ouest et dans le Nord. Ce qui apparaît dans ces contrées, constamment et exclusivement, c’est l’image du défunt, dans son attitude et ses occupations journalières. Sans doute ce motif n’est pas complètement étranger à l’art italien, mais il ne s’y rencontre que par exception, et on le comprend. Les allégories mythologiques parlaient un langage suffisamment clair pour les esprits nourris des fables grecques. Ils n’avaient aucune raison pour y renoncer ou y résister. Tout cela au contraire disait peu de chose aux Gaulois pur sang de l’Aquitaine, de la Lyonnaise et de la Belgique. A ces représentations dont le sens leur échappait il est naturel qu’ils aient préféré, pour honorer leurs morts, le thème fourni par le bas-relief réaliste.

[LE BAS-RELIEF RÉALISTE] La Gaule romaine revit sous nos yeux dans les collections de Bordeaux, de Sens, de Langres, de Dijon, de Bourges, de Trèves, d’Arlon, pour ne citer que celles-là. Tantôt c’est un simple portrait, une figure debout dans une niche. Les hommes portent une bourse, un coffret, les instruments de leur profession. Un tailleur de pierre est muni de son ciseau et de son burin. Un autre sculpte lui-même le chapiteau d’une des colonnes qui ornent son tombeau. Les femmes présentent un panier de fruits ou de fleurs, un peigne, un miroir, une fiole à parfums. Les enfants tiennent les objets qu’ils ont aimés, des jouets, des animaux domestiques. Une fillette presse contre son cœur un chat dont un coq vient becqueter la queue. Tantôt ce sont des scènes développées, des tableaux à deux ou à plusieurs personnages, une boutique de charcuterie, un débit de boissons, l’atelier d’un stucateur, une famille à table, une voiture qu’on décharge, un bateau avec des rameurs et une cargaison de tonneaux, des fermiers apportant leur redevance en espèces ou en nature. Le costume n’a pas beaucoup changé depuis les jours de l’indépendance celtique. Il se perpétue, malgré les caprices de la mode et les influences étrangères, dans ces classes populaires et bourgeoises, les plus fidèles à la tradition nationale[29]. Nous le retrouvons dans les chaussures à la gauloise (gallicae), dans les braies collantes à sous-pied, dans la caracalle serrée à la taille par une ceinture aux bouts flottants, dans le sagum surmonté d’un large foulard passé autour du cou. Quelquefois, au lieu du sagum, c’est une de ces pèlerines à capuchon (cuculles), qu’on fabriquait à Saintes et à Langres. Les femmes ont une longue tunique à manches courtes, des bas courts, des pantoufles, et la cuculle pour se protéger contre le froid.

[INFÉRIORITÉ ARTISTIQUE DE LA GAULE] Très précieux pour l’archéologue, pour l’historien, les bas-reliefs funéraires ne sont pas des œuvres d’art, au vrai sens du mot. Le détail y est amusant, pris sur le vif. Il témoigne d’un sentiment juste. La variété même des scènes représentées suppose une certaine invention. Il n’y a rien là de comparable au travail du manœuvre qui reproduit indéfiniment, sans y rien changer, les mêmes types de sarcophage mythologique. L’artiste, aux prises avec la réalité, a dû voir par lui-même et rendre ce qu’il a vu. Sa main par malheur est singulièrement malhabile, d’une gaucherie, d’une lourdeur extrême. Et il est vrai que la plupart de ces monuments sont des produits de fabrication courante, à bon marché, mais l’exécution n’est pas beaucoup meilleure sur les tombeaux les plus fastueux, comme celui d’Igel, près de Trèves.

[CAUSES] On peut se demander comment une nation, si bien douée pour les arts, et qui l’a prouvé depuis, y a si médiocrement réussi dans une des périodes les plus prospères de son histoire. Mais on n’oubliera pas que la Gaule imitait, et l’imitation qui, réduite à elle-même, n’est jamais féconde, devait l’être alors moins que jamais. Pour les lettres comme pour les arts, et pour les arts plus que pour les lettres, la civilisation antique, quand nos pères se mirent à son école, arrivait au terme de sa carrière. L’art grec avait parcouru le cycle de ses transformations. Il n’avait plus rien à inventer, plus rien à dire, en attendant que de nouvelles idées, de nouvelles croyances, un nouvel idéal vint susciter une esthétique nouvelle. Aussi la décadence était-elle proche. Elle commença dès le ne siècle pour se précipiter au IIIe avec une effroyable rapidité. Il resterait à expliquer pourquoi la production littéraire de la Gaule a été, somme toute, supérieure à sa production artistique. Ce n’est pas seulement parce que la décadence dans les arts a été plus rapide que dans les lettres et plus complète. Mais il y avait comme une sorte d’affinité, souvent signalée, entre les tendances des littératures anciennes et les dispositions natives des Gaulois, tandis qu’au contraire le conflit était flagrant, dans le domaine de l’art, entre les premières manifestations du génie national et les exemples donnés par l’étranger.

[L’ART INDUSTRIEL] Les Gaulois avaient excellé dans les arts industriels, et cette tradition s’était conservée après la conquête, tout en subissant, pour sa part, dans une très forte mesure, l’influence hellénique. Sans doute il ne faut mentionner ici ni la patère d’or de Rennes, ni les vases d’argent trouvés à Bernay, en Normandie, et à Hildesheim, dans le Hanovre. Ces chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie antique ne sont pas plus gaulois que la Vénus d’Arles ou l’Athlète de Vaison. Ils sont sortis d’un atelier d’Alexandrie, à moins qu’ils n’aient été fabriqués en Gaule même, par quelque artiste venu du dehors, comme les coupes exécutées par Zénodore d’après Calamis. Mais il n’est pas douteux que les motifs imaginés par l’art alexandrin n’aient donné lieu à des imitations sur place, et la preuve c’est qu’ils reparaissent, mis à la portée des bourses les plus modestes, sur la vaisselle en terre rouge, dite samienne, bien qu’en réalité elle soit d’origine italienne, et qui se fabriquait par quantités énormes en Gaule même, dans les usines céramiques établies sur une vaste échelle à Lezoux dans le Puy-de-Dôme, à Vichy et à Toulon dans l’Allier. De là partait aussi cette multitude de figurines en terre cuite, imitations informes des coroplastes grecs, et qui offrent une si curieuse ressemblance avec les œuvres similaires trouvées en Syrie et au Fayoum.

[SURVIVANCES GAULOISES] C’est pourtant dans l’art industriel que l’on peut saisir encore la trace des instincts héréditaires résistant à la tyrannie des modèles gréco-latins. On n’en sera pas surpris si l’on réfléchit que cet art est le seul indigène, le seul se rattachant, par une filiation directe, à des traditions plus anciennes que la conquête. L’art gaulois, qui d’ailleurs n’était pas spécial à la Gaule, puisqu’il avait régné et régnait encore sur une grande partie de l’Europe, différait autant que possible de l’art classique et se trouvait avec lui en opposition directe[30]. Et c’est peut-être la vraie raison pour laquelle ce dernier, brusquement transporté dans un milieu mal préparé à le recevoir et foncièrement réfractaire, n’a jamais pu y prospérer. Tandis que l’hellénisme poursuivait la réalisation du beau par l’imitation de la vie, ce qui dominait dans l’Europe centrale et septentrionale, c’était le style géométrique excluant la figure humaine, et où les formes organiques elles-mêmes se tournent en motifs de décoration. C’était aussi un goût prononcé pour l’emploi des couleurs vives et le travail métallique ajouré. Ces préférences, qui n’ont pas abdiqué pendant la période romaine et qui se reconnaissent notamment dans les petits ouvrages en bronze, ne se manifestent alors qu’avec discrétion et d’une manière intermittente. On dirait un courant qui affleure par endroits et le reste du temps se dérobe sous le sol. Mais elles reprennent faveur, elles s’imposent et triomphent quand la chute de Rome, la décrépitude de son art et l’entrée en scène des peuples du Nord les dégagent de leur contrainte et leur communiquent une impulsion nouvelle. Il y a alors, sous l’action de ces trois causes, comme un retour offensif du style celto-germanique, retour attesté par la céramique noire, par les verroteries cloisonnées de l’époque franque, par les plaques découpées des nécropoles allamaniques et burgondes. Ce sont les principes primordiaux de l’art gaulois qui reparaissent, et l’historien qui voudrait les suivre ultérieurement ne serait pas embarrassé pour leur faire leur part dans la merveilleuse efflorescence de l’art français aux siècles suivants.

 

IV. — LA RELIGION ET LES MŒURS[31].

NULLE part l’union intime de la Gaule et de Rome n’apparaît plus nettement que dans le domaine religieux.

[MESURES CONTRE LES DRUIDES] Il faut distinguer pourtant, comme nous avons déjà fait, entre la religion des Gaulois et leurs prêtres. Il n’était pas dans les habitudes des Romains de s’attaquer aux ministres des religions étrangères, pas plus qu’à ces religions elles-mêmes. Mais les druides n’étaient pas des prêtres ordinaires. Ils avaient une hiérarchie, un chef, des assemblées régulières, périodiques ; ils exerçaient des fonctions judiciaires et même politiques. Ces prérogatives étaient difficilement compatibles avec l’autorité de Rome. Elle ne pouvait s’accommoder ni de cette juridiction civile, ni de cette organisation qui eût été, à l’occasion, un centre de menées hostiles. Pour écarter cette anomalie ou ce danger, il n’était nul besoin de lois nouvelles. Il suffisait d’appliquer les lois existantes sur les associations illicites. Ce fut Tibère qui prit cette initiative. La mesure qui lui est attribuée par Pline l’Ancien[32] n’a pas d’autre portée. Il ne supprima pas les druides, comme le dit fort inexactement cet auteur, et la preuve c’est que nous les voyons durer après lui, mais il supprima la corporation druidique.

Les druides tombaient sous le coup de la loi romaine à un autre point de vue. Un sénatus-consulte, daté de l’an 97 av. J.-C., condamnait les sacrifices humains. Auguste, pour commencer, les interdit à ceux des Gaulois qui étaient citoyens. Tibère alla plus loin et les interdit à tous les Gaulois, sans exception. C’est l’honneur de Rome d’avoir combattu ces abominables pratiques, mais elles étaient trop invétérées pour se laisser extirper sans résistance. Une nouvelle prohibition ordonnée par Claude, dès le début de son règne, fut plus efficace. De ces rites il ne resta qu’une cérémonie inoffensive, un simulacre de sacrifice où l’on se bornait à tirer de la victime quelques gouttes de sang.

[FIN DU DRUIDISME] A cela se réduisit la persécution contre les druides. Ce ne fut point une persécution religieuse. Les seuls motifs dont elle s’inspira furent des motifs de police et d’humanité. Elle n’en eut pas moins des conséquences décisives. Les druides, atteints dans leur existence corporative, dans leurs privilèges, dans leur culte, ou du moins dans cette partie de leur culte qui s’adressait aux imaginations pour les asservir par la terreur, perdirent leur prestige et leur force. La désertion de leurs écoles au profit des rhéteurs latins acheva de ruiner leur influence, en détachant de leur clientèle l’élite de la nation. Il n’est pas douteux qu’ils n’aient senti vivement cette déchéance. On a vu qu’ils poussèrent à la révolte après la mort de Néron. On ne les rencontre plus, à partir de cette époque, que de loin en loin, à l’état de devins populaires, ou plutôt de devineresses, car ce sont des druidesses, non des druides, qui disent la bonne aventure à Alexandre Sévère, à Aurélien, à Dioclétien. Encore peut-on se demander s’il faut voir dans ces prophétesses les héritières du clergé gaulois ou de la Velléda germanique. Un fait certain néanmoins, c’est qu’il restait au IVe siècle quelques familles se vantant, à tort ou à raison, de remonter au sacerdoce druidique. Ausone cite deux de ses maîtres qui comptaient des druides parmi leurs aïeux. L’un d’eux avait été prêtre de Bélénus, ce qui ne l’empêcha pas de professer les lettres classiques à l’université de Bordeaux.

[ASSIMILATION DES DIEUX GAULOIS AUX DIEUX ROMAINS] Les dieux survécurent à leurs ministres. Ils survécurent en se transformant, comme tout se transformait autour d’eux, c’est-à-dire en devenant romains. Nous n’avons pas à revenir ici sur ce qui a été exposé à ce propos dans la première partie de cette histoire[33]. Quelques observations suffiront.

L’assimilation des dieux gaulois et des dieux romains, préparée et comme décrétée d’avance par les identifications de César, était conforme à la doctrine des anciens. Sous le chaos des mythologies, ils distinguaient très bien le fonds commun d’où elles étaient issues. Elle était de plus autorisée par un illustre exemple. Les dieux de Rome ne s’étaient-ils pas fondus déjà avec ceux de la Grèce ? Le rapprochement n’était pas plus difficile avec ceux de la Gaule. Les dieux gaulois, de leur côté, ne crurent pas abdiquer ni déchoir, mais au contraire s’élever à une perfection plus haute, en se transformant à l’image des dieux, leurs vainqueurs. La Gaule s’associait ainsi au syncrétisme universel. Le même phénomène se répétait en effet dans les autres provinces. Les croyances aspiraient à se confondre comme les patries, et l’unité religieuse devenait par tout l’Empire le complément de l’unité politique.

[ASSIMILATION PAR LA PLASTIQUE] La transformation des dieux gaulois se fit par la nomenclature et la plastique. La plastique en fut le principal agent. Quand les Gaulois voulurent donner un corps à leurs divinités nationales, ils s’adressèrent naturellement aux artistes de la Grèce et de Rome. Ils ne leur demandèrent pas d’inventer. Ils se contentèrent le plus souvent des motifs consacrés par l’art gréco-latin. Le Mercure romain prêta ses traits à son équivalent celtique, et le Dispater indigène se laissa adorer sous les espèces du Sérapis égyptien. Quelquefois, mais rarement, ce fut un symbole gaulois qui modifia la physionomie du dieu étranger. La roue devint un insigne de Jupiter métamorphosé en dieu du soleil. Ou bien ce fut un autre emblème qui, par une adaptation ingénieuse, changea de nature et de sens. Le marteau de Taranis s’allongea pour représenter le sceptre du maître de l’Olympe. Plus rarement encore, comme pour Cernunnos et quelques autres, on créa des formes originales. Il est curieux alors de voir ces figures énigmatiques, étranges, juxtaposées aux types de l’iconographie classique. Sur un autel de Reims le dieu cornu est assis entre Mercure et Apollon. Un des autels exhumés à Paris, dans l’église Notre-Dame, nous montre sur deux de ses faces un bûcheron en train d’abattre un arbre et un taureau portant trois grues sur son dos. Le bûcheron s’appelle Esus, le taureau, Tarvos Trigaranus. Les noms, les attributs sont gaulois, et d’ailleurs mystérieux. Les deux autres faces du même monument représentent Jupiter et Vulcain.

[ASSIMILATION PAR LA NOMENCLATURE] En ce qui concerne la nomenclature, les procédés ont également varié. Les noms gaulois latinisés se rencontrent isolés dans un grand nombre d’inscriptions. Plus souvent, ils s’ajoutent au nom du dieu romain et font office d’épithète. Exemples : Mars Camulus, Apollo Borvo. Très souvent encore, c’est une épithète purement topographique qui évoque les souvenirs de la dévotion locale et laisse transparaître, derrière le dieu nouveau, celui qu’il a remplacé sans le faire oublier. Pour les habitants du Plateau Central, il est clair que le Mercure Arverne ne se confondait pas avec son homonyme d’Italie.

[PAR L’ÉPITHÈTE AUGUSTE] Le caractère local, commun à la plupart des divinités gauloises, suggéra un autre moyen pour les habiller à la romaine. Auguste avait reconstitué à Rome le culte des Lares des carrefours (Lares compitales), en adjoignant aux Lares anciens, au nombre de deux, le génie de l’Empereur. Les Lares gagnèrent à cette association l’épithète d’Auguste qui les identifia, pour ainsi dire, à ce troisième génie. La même épithète s’appliqua en Gaule à toutes les divinités qui pouvaient être assimilées aux Lares, et presque toutes se trouvaient dans ce cas. Elle servit ainsi à une double fin, en imposant à la religion gauloise la double empreinte de la religion romaine et de la religion impériale.

[LES GÉNIES] La prédilection des Gaulois pour les cultes locaux explique l’empressement avec lequel ils ont adopté le culte des Génies. La notion du genius est assez difficile à analyser. Les Romains entendaient par là une sorte de double, attaché à notre personne, qui participait de sa nature, de son sexe, qui naissait et mourait avec elle, qui lui était extérieur pourtant et supérieur en ce sens qu’il la protégeait, et qui prenait place à ce titre parmi les dieux du foyer. La collectivité eut son génie comme l’individu. Aussi vit-on s’élever, dans toute la Gaule, des autels dédiés au génie de la cité. A ce génie s’accoupla le génie de l’Empereur, considéré comme un autre génie tutélaire et comme le premier des deux.

[LA DÉESSE TUTELLE] Le culte de la déesse Tutelle (Tutela) répondait aux mêmes idées, avec cette différence qu’elle était une véritable divinité, douée d’une existence propre, indépendante de celle de ses protégés. Elle protégeait d’ailleurs non une collectivité, une abstraction, mais une chose réelle, concrète, impérissable, un territoire, l’emplacement d’une ville. Au fond elle ne se distinguait pas de la divinité poliade, mais, comme le vrai nom de cette divinité pouvait ne pas être connu avec précision, ou comme il pouvait y avoir intérêt à le tenir caché, de manière à empêcher qu’il ne fût invoqué par l’ennemi, les Romains avaient imaginé d’y substituer le nom impersonnel de Tutela. Le nom de Tutela, flanqué de l’inévitable épithète Augusta, ne se rencontre guère que dans les inscriptions du Sud-Ouest. Ailleurs, c’est la divinité locale elle-même qui est adorée sous son nom véritable, très souvent identique à celui de la ville, la déesse Nemausus (Nîmes), la déesse Bibracte. Quelquefois elle s’identifie à un dieu romain en se caractérisant par une épithète topique. Mars Vincius n’est autre par exemple que le dieu protecteur de la ville de Vence. Le nom de la divinité locale peut aussi être précédé par le nom de Tutela. On voit encore à Périgueux (Vesunna) la tour de Vésone, qui est un reste du temple dédié à Tutela Vesunna.

Le culte des Génies et des Tutelles, qui sans doute avait peu de prise sur les sentiments intimes des Gaulois, eut une influence considérable sur leur vie politique. En groupant les hommes autour d’un même autel, d’un même foyer, il contribua au développement du régime municipal. Il fut le culte municipal par excellence. Ce n’est donc pas sans raison qu’il prit, avec celui des empereurs, la première place dans la religion officielle de la cité.

[LES DIEUX ROMAINS] Il va sans dire que les dieux importés par la conquête n’étaient pas toujours ni nécessairement confondus avec les dieux indigènes. On les accueillait pour eux-mêmes. Il est difficile assurément de saisir les cas où ils conservaient, aux yeux de leurs adorateurs, leur physionomie propre, franchement et exclusivement romaine. Pourtant, quand les Gaulois invoquaient le Jupiter très bon et très grand, c’était bien le Jupiter romain qu’ils avaient en vue. Et quand ils installaient dans leurs capitoles la même triade qui trônait dans le Capitole de Rome, le même groupe de Jupiter, Junon et Minerve, il est sûr qu’ils pensaient uniquement à celui-là.

[LES RELIGIONS ORIENTALES] L’extension des religions orientales, qui est le fait dominant dans l’histoire religieuse de l’Empire, se constate aussi dans la Gaule. Elles se ressemblaient toutes par certains traits généraux, l’importance du prêtre, l’influence de la femme, les confréries pieuses, les pratiques dévotes, les ardeurs mystiques, les expiations, les mystères, les promesses et la vision d’une autre vie. Par là elles répondaient aux besoins du temps, à l’élan des âmes avides d’espérance, de foi, de pureté, séduites aussi par tout ce qui entrait là-dedans d’exaltation sensuelle et de charlatanisme. Les missionnaires de ces religions étaient les esclaves, les soldats, les marchands, soit qu’ils fussent originaires des pays où elles avaient pris naissance, soit qu’ils les eussent adoptées en passant. Les villes militaires et commerçantes étaient leurs centres de diffusion.

[MITHRA] Un dieu iranien, qui avait commencé par être un mythe solaire et qui finit par revêtir un caractère moral et par s’élever au rang de dieu suprême, Mithra, acquit au ire et surtout au IIIe siècle une vogue extraordinaire dans tout le monde gréco-latin. En ce qui concerne la Gaule, il était particulièrement populaire dans les contrées rhénanes. C’est là, dans les deux Germanies, que se trouvent en très grand nombre les dédicaces au Soleil vainqueur et les bas-reliefs représentant le dieu immolant le taureau. La proportion des monuments mithriaques dans les provinces proprement gauloises est beaucoup plus faible.

[ISIS] Le culte d’Isis était également répandu partout. Isis était une déesse égyptienne, passée au premier plan dans la période alexandrine, et qui résumait en elle tout l’effort du syncrétisme. Une et multiple, elle se prêtait à la pensée des simples et des sages, aux tendances nouvelles du monothéisme comme aux vieilles traditions polythéistes. On a vu quels étaient les rapports de l’Égypte et de la Gaule et l’influence qu’exerça l’alexandrinisme sur l’art gallo-romain. Le même courant apporta sur les côtes de la Provence et propagea jusqu’aux bords du Rhin la renommée d’Isis et de ses parèdres : Sérapis, Anubis. Il faut mentionner encore le Jupiter de Dolichè en Commagène, d’Héliopolis en Syrie, Jupiter Heliopolitanus, Jupiter Dolichenus, deux divinités qui n’avaient de Jupiter que le nom et étaient purement asiatiques.

[LA GRANDE MÈRE. LES TAUROBOLES] La plus en faveur des religions orientales, du moins dans le Midi, était celle de la Grande Mère, de la Cybèle phrygienne. Elle agissait sur les nerfs par le caractère sauvage de ses cérémonies. La plus curieuse était le sacrifice dit taurobole. On immolait le taureau au-dessus d’une fosse recouverte de planches percées de trous. Le fidèle se plaçait dessous, et le sang de la victime lui ruisselait sur le corps. II sortait de là, hideux, mais lavé de ses fautes, régénéré. A ses effets purificateurs le taurobole ajoutait une vertu propitiatoire. On l’offrait pour le salut des siens, de sa patrie, de l’Empereur. Ces démonstrations loyalistes étaient fréquentes dans la Gaule, de la part des particuliers et des pouvoirs publics. Elles attiraient un grand concours de monde. Les chefs de la cité, les magistrats, les décurions y assistaient avec les desservants ordinaires du culte, les prêtres ou galls, émasculés, fardés, se tailladant la chair, secouant leur chevelure ensanglantée sur leurs tuniques éclatantes, la corporation des dendrophores, qui avait pour mission de fournir le pin sacré et de le porter dans le temple de la déesse. Puis venaient les joueurs de flûte, les joueuses de tambour, les danseurs de Cybèle, les religieux de la Grande Mère, tout un clergé des deux sexes, irrégulier, errant, mendiant et suspect. La fête durait plusieurs jours, mêlée de processions, d’initiations, de rites bizarres. Elle se terminait par l’inauguration d’un autel commémoratif avec une inscription et des bas-reliefs représentant la tête du taureau enguirlandée et l’épée qui l’avait frappé. Lyon, Bordeaux, Narbonne, Vence dans les Alpes Maritimes, Tain dans la cité des Allobroges, Die dans celle des Voconces, nous présentent un ou plusieurs de ces monuments, mais nulle part ils ne sont aussi abondants qu’à Lectoure, en Aquitaine. C’est lé que le culte de la Grande Mère paraît avoir excité les plus vifs transports et recruté le plus grand nombre d’adhérents. Sur trente-neuf inscriptions découvertes dans cette ville, vingt-deux sont tauroboliques. Elles se partagent pour la plupart en deux groupes se rapportant à deux tauroboles, l’un offert le 18 octobre 176 pour l’empereur Marc-Aurèle, l’autre le 8 décembre 241 pour l’empereur Gordien III. Ils étaient tous les deux offerts par l’ordre des décurions, mais en même temps que s’accomplissait le sacrifice public, divers habitants, et notamment des femmes, s’y associaient en faisant célébrer d’autres tauroboles à leurs frais et dans la même intention.

[LES MŒURS] On voudrait savoir quel était, dans cette effervescence des âmes, le niveau de la moralité. Mais on ne peut exiger de l’histoire, comme le dit très bien Fustel de Coulanges, un jugement formel sur la valeur morale des peuples. Nous avons, pour pénétrer dans la vie des Gallo-romains, la littérature et l’épigraphie. Ces documents ne méritent pas une confiance absolue. Les tares ne se montrent pas dans les épitaphes, et quant aux textes littéraires, ils se contredisent suivant les points de vue et l’humeur de l’écrivain. La vérité, qui n’a rien que de banal, c’est que cette société était, comme toutes les autres, mélangée de mal et de bien. Elle était laborieuse, curieuse des choses de l’esprit, avide de croyances, capable de préoccupations désintéressées. Elle honorait les vertus domestiques, l’amour conjugal, la piété filiale, la sollicitude des maîtres pour les esclaves, le dévouement des esclaves pour les maîtres. Et sans doute elle ne pratiquait pas toujours les vertus qu’elle honorait, mais elle ne les aurait pas tant honorées si elle ne les avait pratiquées quelquefois.

[LE TÉMOIGNAGE DES INSCRIPTIONS] Voici quelques inscriptions prises parmi celles de Lyon et de Vienne : Aux dieux Mânes et à la mémoire éternelle de Marcellina, fille de Solicia, âme très pure et du plus rare exemple. Elle est morte à vingt-quatre ans, cinq mois et quatre jours, sans avoir causé à son mari le moindre chagrin, se réjouissant de prendre place au tombeau la première. Martinus à son épouse très chère et pour lui-même a, de son vivant, élevé ce tombeau. — Aux dieux Mânes et à la mémoire éternelle de Matia Vera. Elle a vécu avec moi trente-six ans, trois mois et dix jours, sans m’avoir causé le moindre chagrin. Notre long amour a péri brisé par la mort. Plut aux dieux que le destin nous eût tous les deux en même temps couchés dans la tombe. — Un vétéran de l’armée de Germanie a épousé une affranchie. Elle lui exprime en ces termes sa reconnaissance : Il m’a nourrie de son travail. Il a eu pour moi la bienveillance d’un patron, la tendresse d’un père. Ici c’est un père, une mère qui pleurent un fils : Enfant charmant, que les destins cruels ont montré à ses parents, montré sans le donner, pour le leur enlever par une mort prématurée. Il a vécu onze ans, six mois et vingt-six jours, brillant déjà dans l’étude des lettres, cher à tous par sa gentillesse enfantine non moins que par sa piété filiale, annonçant dans cette vie si courte les promesses d’un fruit glorieux et laissant à ses parents une douleur sans fin. — Ailleurs ce sont de simples alumni, des enfants trouvés, recueillis par charité, légalement des esclaves ou des affranchis, dont la perte arrache à leurs parents adoptifs des plaintes amères : ... Je l’avais élevé comme mon fils et fait instruire dans les études libérales... Il ne lui a pas été donné de jouir de lui-même ni de l’avenir qui lui était préparé, mais seulement de ce tombeau qu’une femme malheureuse lui a élevé pour lui et pour elle-même. — On loue chez les jeunes gens la chasteté, la pureté : Aux dieux Mânes et à la mémoire éternelle de Varenius Lupus.... jeune homme plein de pudeur. Il vécut vingt et un ans, sept mois et quinze jours. Brisée par les destins, sa jeunesse repose ici. — Aux dieux Mânes et à la mémoire éternelle... de Vireius Vitalis... jeune homme d’une habileté merveilleuse dans l’art de façonner le fer... Il a vécu dix-neuf ans, dix mois et neuf jours,... vierge et faisant par sa sagesse l’admiration de ses amis et de ses parents. — Je dois aux dieux, disait Marc-Aurèle, d’avoir conservé intacte la fleur de ma jeunesse, de ne m’être pas fait homme avant l’âge, d’avoir différé même au delà. N’est-il pas touchant de rencontrer chez un simple artisan les mêmes scrupules délicats[34] ?

[LA FAMILLE D’AUSONE] Ausone nous introduit dans le monde de la haute bourgeoisie. Il y était né, et il nous a fait lui-même les honneurs de sa famille dans une série de portraits qu’on peut, à bon droit, soupçonner d’être un peu flattés, mais qui doivent néanmoins être opposés, comme une contrepartie nécessaire, aux déclamations de Salvien. Dans cette même Aquitaine où un prêtre rigoriste, fanatique, ne veut voir que des abîmes de corruption, le poète bordelais nous montre un milieu foncièrement honnête, grave, au sein d’une large aisance et avec toutes les recherches de la plus fine culture. Son père était un médecin renommé, ce qui ne veut pas dire un bon médecin et encore moins un savant, car la décadence universelle n’avait pas épargné l’art de Gallien, mais son caractère valait mieux que son talent. Il vécut comme un sage, borné dans ses désirs, bien qu’il fût arrivé, lui aussi, avant son fils, aux grandes fonctions, économe sans avarice, bienfaisant, secourable aux pauvres, respecté, aimé de tous. Les types féminins sont peut-être dans cette galerie les plus attachants et les plus variés. Bien loin d’avoir dans la maison, ainsi qu’on se l’est figuré fort à tort, une situation inférieure et humiliée, la femme tout au contraire y tenait une très grande place. La mère du poète était la vertu même, sérieuse sans austérité, gouvernant son intérieur avec un mélange de fermeté et de douceur. Sa belle-sœur, aimable, rieuse, jolie, mal mariée à un homme léger, négligent, avait dû assumer la gestion de la fortune commune, et jamais un nuage sur son front ne put faire croire à l’apparence d’un reproche. Deux de ses tantes étaient restées filles, l’une pour thésauriser à son aise, l’autre avec des visées plus hautes, pour étudier à la manière d’un homme. Elle s’était vouée à la médecine, poussée dans cette voie par l’exemple illustre qu’elle trouvait tout près d’elle, et elle s’était fait ainsi une existence indépendante, utilement employée. Et en même temps elle avait été pour son neveu comme une seconde mère dont il rappelle avec émotion les soins et la tendresse.

[LES FAIBLESSES DE LA SOCIÉTÉ GALLO-ROMAINE] Le symptôme inquiétant pour cette société, ce ne sont pas les mœurs. C’est une sorte de débilité et comme une langueur croissante dans la pensée spéculative et dans l’action civique. Nous avons vu ce qui en est dans l’ordre intellectuel. Nulle initiative, nul effort, nul renouvellement. On ressasse ce qui a été déjà dit. L’atonie est la même dans la vie publique. L’aristocratie administre ; elle ne gouverne pas. Elle accomplit sa tâche machinalement, passivement, servilement, toujours prête à subir les événements qu’elle n’a pas conduits et les maîtres qu’elle n’a pas faits. Elle a la richesse, les lumières, tout ce qu’il faut pour commander, si seulement elle en avait le goût. A ce point de vue, rien n’est plus significatif que le mépris où elle tient le service militaire. En désertant l’armée dans un temps où l’armée était la seule force vivante, elle a donné la mesure de ses aptitudes et de ses ambitions.

L’énergie humaine s’est détournée vers un autre objet. Les questions religieuses, passant au premier plan, ont rejeté dans l’ombre tout ce qui accaparait autrefois l’attention des hommes. Là sera désormais le champ de bataille pour les intelligences et les volontés. Que valent maintenant, devant ces préoccupations ultra-terrestres, la science et la politique ? Elles sont abandonnées l’une et l’autre, et pour les mêmes raisons. Cet état d’esprit explique bien des choses. Il a fait la faiblesse de Rome contre les Barbares, et d’un autre côté, il a fait le succès des religions orientales et préparé le triomphe de celle qui devait les éclipser toutes, la religion chrétienne.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Budinsky, Die Ausbreitung der lateinischen Sprache über Italien und die Provinzen, 1881. Gröber, Grundriss der romanischen Philologie, I, p. 290 et suiv., 1888. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, 1890. Brunot, Origines de la langue française, dans l’Histoire de la langue et de la littérature française, publiée sous la direction de Petit de Julleville, I, 1885. Mohl, Introduction à la chronologie du latin vulgaire, Bibliothèque des Hautes Etudes, 1899. Naudet, Mémoire sur l’Instruction publique chez les anciens et principalement chez les Romains, Mémoires de l’Acad. des Inscriptions, 1831. Jung, De scholie romanis in Gallia comata, 1885. Boissier, La fin du paganisme, 2e édit., 1891, I, p. 145 et suiv. Jullian, Les premières Universités françaises. L’école de Bordeaux au IVe siècle, Revue internationale de l’Enseignement, 1883.

[2] IV, I, 12.

[3] Epist., III, 3.

[4] Celtice, vel si mavis, gallice loquere, dummodo Martinum loquaris. Dialogues, II, 1.

[5] Ordo nobilium urbium, XIV, 32. Carmina, I, 9. Historia Francorum, I, 30 ; IV, 31. Vitae patrum, XII, 9.

[6] Chap. III, § 2.

[7] Contra haereses, I, préface. Migne, Patrologie graecae, t. VII, p. 444.

[8] 60.

[9] Digeste, XXXII, II.

[10] Migne, Patrologie latine, t. XXVI, p. 357. M. Perret (Revue celtique, 1870-1872, p. 179 et suiv.) objecte que depuis longtemps toute trace du celtique avait disparu chez les Galates d’Asie Mineure, mais le celtique pouvait subsister à l’état de patois non écrit. Fustel de Coulanges (Gaule romaine, p. 129) objecte que la langue des Trévires était le germain, mais c’est là une erreur. L’onomastique des Trévires est celtique.

[11] Loth, L’émigration bretonne en Armorique, 1884.

[12] § 2, fin.

[13] Gaston Paris, Romania, 1872, p. 1 et suiv.

[14] Suétone, Claude, 16. Dion Cassius, LX, 17.

[15] Tacite, Agricola, 21.

[16] IV, I, 5.

[17] Code Théodosien, XIII, III, 11.

[18] Voir plus loin.

[19] Code Théodosien, XIII, III, 5.

[20] Liv. II, chap. 1, § 2, et liv. III, chap. I, § 4.

[21] Eumenii oratio pro restaurandia scolis, 14.

[22] Epist., IX, 88.

[23] 24 annones pour les rhéteurs et 19 pour les grammairiens (en dehors de Trèves), d’après l’édit de Gratien. L’annone étant évaluée à cinq sous d’or = 75 fr. de notre monnaie cela fait pour les premiers 1.800 francs. C’eût été peu de chose s’ils n’avaient pas eu d’autres ressources.

[24] Liv. II, chap. IV.

[25] SOURCES. Nous ne mentionnons que les auteurs n’appartenant pas à la littérature chrétienne. XII Panegyrici latini, édit. Baehrens, 1874. Ausone, édit. Schenkl, 1883. Rutilius Namatianus, édit. Zumpt, 1840, et Baehrens, Poetae latini minores, V, 1883.

OUVRAGES À CONSULTER. Teuffel, Geschichte der römischen Litteratur, 5e édit., 1890 (traduction française par Bonnard et Pierson, 1879). Histoire littéraire de la France par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, I et II, 1733-1785. Ampère, Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, I et II, 1889. Amédée Thierry, Tableau de l’Empire romain, 1868, p. 203 et suiv. La littérature profane en Gaule au IVe siècle, Revue des Deux Mondes, 1873. Ebert, Histoire générale de la littérature du Moyen âge en Occident, trad. de l’allemand par Aymerie et Condamin, I, 1889. Brandt, Eumenius von Augustodunum, 1882. Seeck, Studien zur Geschichte Diocietians und Constantine. Die Reden des Eumenius, Jarbücher für classische Philologie, 1880. Boissier, Les rhéteurs gaulois au IVe siècle, Journal des Savants, 1884. La fin du paganisme, II, 2e édit., 1894, p. 49 et suiv. Jullian, Ausone et son temps, Revue historique, 1891 et 1892. Puech, De Paulini Nolani Ausoniique epistutarum commercio, Paris, 1887.

[26] § 1.

[27] § 1.

[28] OUVRAGES À CONSULTER. Boumeister, Denkmäler der klassischen Alterthums, 1885-1888. Caumont, Abécédaire ou rudiment d’archéologie. Ère gallo-romaine, 2e édit., 1870. S. Reinach, L’origine et les caractères de l’art gallo-romain dans la Description raisonnée du Musée de Saint-Germain. Bronzes figurés, 1894. Caristie, Monuments antiques à Orange, 1856. Senz, Das Grabmal der Julier zu Saint-Rémy, Jahrbuch des kaiserlich-deutschen archäologischen Instituts, III, 1888. Hübner, Die Bildwerke der Julier in Saint-Rémy, ibidem (Planches dans les Antike Denkmäler, I, 1887). Courbaud, Le bas-relief romain à représentations historiques, 1899. Hettner, Die Neumagener Monumente, Rheinisches Museum, 1881. Zur Kultur von Germanien und Gallia Belgica, Westdeutsche Zeitschrift, 1883. Heuzey, Quelques observations sur la sculpture grecque en Gaule, Mémoires de la Société des Antiquaires, 1876. Perrot, Rapport sur les fouilles de Martres Tolosanes, Revue archéologique, 1891. Joulin, Les établissements gallo-romains de Martres Tolosanes, Comptes rendus de l’Acad. des Inscriptions, 6 oct. 1899. Blanchet, Etude sur les figurines en terre cuite de la Gaule romaine, Mémoires de la Société des Antiquaires, 1891. Thédenat et Héron de Villefosse, Les trésors de vaisselle d’argent trouvés en Gaule, Gazette archéologique, 1885. S. Reinach, Catalogue du Musée de Saint-Germain, 1891 et Description (voir plus haut). Julliot, Musée gallo-romain de Sens, 1869-1896. Audiat, Catalogue du Musée de la ville de Saintes, 1888. Aux périodiques cités en tète de la deuxième partie et en tête du livre III, ajouter : Gazette archéologique, 1875-1886, et Album archéologique des Musées de province, sous la direction de Lesteyrie, depuis 1890.

[29] Première partie, liv. II, chap. I, § 1.

[30] Première partie, liv. I, chap. 1, § 3, et liv. II, chap. I, § 1.

[31] OUVRAGES À CONSULTER. Première partie, liv. II, chap. I, § 2 et 3. D’Arbois de Jubainville, Les druides sous l’empire romain, Revue archéologique, 1879. Duruy, Comment périt l’institut druidique, ibid., 1880. Bloch, L’interdiction des sacrifices humains à Rome et les mesures prises contre le druidisme, Mélanges de Rossi, supplément aux Mélanges de l’École française de Rome, 1892. Boissier, La religion romaine d’Auguste aux Antonins, 1874. Preller, Römische Mythologie, 3e édit. par Jordan, 1881. Cumont, Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, 1896-1899. Decharme, Cybèle. Lafaye, Isis, Dictionnaire des antiquités de Saglio. — Sur les mœurs : Fustel de Coulanges, L’invasion germanique, 1891, p. 206 et suiv. Samuel Dill, Roman Society in the last century of the Western Empire, 1888.

[32] Histoire naturelle, XXX, 13.

[33] Liv. II, chap. I, § 2.

[34] Corpus inscript. latin., XIII, 2200, 2205, 1862, 1910 ; XII ; 2039 ; XIII, 2036.