L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

PREMIÈRE PARTIE — LES EMPEREURS

CHAPITRE IV — Les Flaviens et la restauration de l’Empire. Les Antonins. L’âge d’or de l’Empire. Les progrès de l’idée monarchique (69-180).

 

 

§ 1. — Vespasien (88-79). L’avènement d’une noblesse italienne et provinciale. L’opposition du Sénat et des philosophes.

Une ère nouvelle allait s’ouvrir. L’Empire était solide encore, riche en ressources de tout genre. Sa vitalité était intacte. Les hommes de talent et de bonne volonté ne manquaient pas. La confiance des peuples n’était pas sérieusement ébranlée. Que fallait-il pour tout remettre en ordre ? Un gouvernement honnête et fort. Ce fut le gouvernement de Vespasien.

Au début de l’Empire vivait dans la petite ville de Réate, en pays sabin, un certain T. Flavius Petro, ancien centurion dans l’armée de Pompée, qui, ayant quitté le service après Pharsale, était rentré dans sa patrie pour y exercer le métier modeste de receveur de l’impôt sur les enchères. Son fils, Flavius Sabinus, s’était fait publicain. Il avait affermé en Asie la perception de l’impôt du quarantième sur les douanes, et avait laissé à ses administrés, un excellent souvenir. Puis il était allé faire la banque chez les Helvètes, et sans doute avait gagné de l’argent dans ces opérations très complexes et très lucratives. Par son mariage avec Vespasia il était entré dans une famille de condition plus relevée. Son beau-père, Vespasius Pollio, avait été tribun légionnaire et préfet de camp. Il appartenait donc à l’ordre équestre. Il eut un fils qui s’éleva jusqu’à la préture. De son mariage avec Vespasia Flavius Sabinus eut deux fils qui firent la fortune et l’illustration de la maison Flavienne, l’aîné qui prit le nom de son père, et le cadet, le futur empereur, qui du gentilicium maternel tira le surnom de Vespasianus. Des deux, l’ambitieux fut Sabinus. Il fit une carrière brillante et couronnée par les hautes fonctions de préfet de la ville où nous l’avons rencontré. Quant à Vespasien il fallut les instances de sa mère pour le décider à accepter le laticlave, c’est-à-dire à entrer dans les honneurs. Une fois parti il lit, lui aussi, brillamment son chemin, questeur, édile, préteur, légat de légion en Germanie, puis en Bretagne où il se distingua de manière à mériter les ornements triomphaux, consul, proconsul d’Afrique. Il revint de cette province assez mal en point dans ses affaires, ce qui témoigne de son intégrité. C’était un parfait fonctionnaire, très capable, avec des qualités, non pas éminentes, mais solides, très respectueux des puissances, courtisan au besoin, mais, il faut le dire à son éloge, courtisan maladroit. Il commit l’imprudence de s’endormir au théâtre pendant que Néron chantait. De là une disgrâce d’où il sortit assez vite. La révolte des Juifs prenait des proportions inquiétantes. Il fallait un bon général, et qui ne fût pas suspect. Néron pensa à Vespasien. Sa naissance semblait devoir lui interdire toute prétention à l’Empire qui, jusqu’alors, était resté le monopole de la haute noblesse.

Les origines de Vespasien valaient qu’on s’y arrêtât. Elles sont un trait essentiel de sa physionomie. Il était né bourgeois, et bourgeois il resta sur le trône, dans son genre de vie, et jusque dans sa politique.

Il lui suffit d’une année pour en finir avec la guerre judaïque et mettre un terme au mouvement séparatiste qui s’était prononcé dans une région de la Gaule. Cette partie de sa tâche étant achevée, il put se consacrer, sans arrière-pensée, à la politique intérieure.

Le grand acte de son gouvernement lut sa censure dont il prit possession dès l’année 73, conjointement avec son fils Titus.

Plus encore que sous Claude il était nécessaire de remettre sur pied la haute société romaine, bouleversée par tant de secousses et décimée par tant de catastrophes. Vespasien n’appela pas à Rome moins de mille familles introduites soit dans l’ordre sénatorial, soit dans l’ordre équestre. Il commença par épurer le Sénat en éliminant les indignes, les hommes tarés, et vraisemblablement les fils d’affranchis qui s’y étaient glissés en grand nombre, à tel point que, sous Néron, beaucoup de sénateurs n’avaient pas d’autre ascendance. Puis il s’occupa de combler les vides. Pour cela il s’adressa aux mêmes couches sociales dont il était lui-même issu. C’est à l’Italie et aux provinces qu’il demanda le regain de vie dont l’Etat avait besoin. La vieille noblesse républicaine était bien morte. Elle avait succombé avec la dynastie en qui s’incarnaient ses gloires anciennes,, ses élégances et ses vices. A peine si elle se survit dans quelques représentants au siècle suivant. C’est, une autre noblesse qui surgit : identique par la provenance, par l’esprit, à la dynastie nouvelle dont elle était la création. L’avenir devait justifier les larges vues, les choix éclairés de l’empereur. De cette promotion sortiront les grands généraux, les grands administrateurs, qui feront la force de l’Empire dans la période heureuse, caractérisée par le nom des Antonins.

Pline le Jeune et Tacite nous dépeignent les mœurs apportées à Rome par cette noblesse de fraîche date. Pline, qui en était, puisqu’il était né à. Côme, parle en ces termes d’un jeune homme de Brixia (Brescia) : Il est né à Brixia, une ville de notre Italie qui conserve encore beaucoup de traits de la modestie, de la simplicité et même de la rusticité d’autrefois. Tacite, à propos du scandale donné par Néron quand il monta sur le théâtre, ajoute : Ceux qui étaient venus des villes éloignées on l’on retrouve encore la sévère Italie, avec ses vieilles mœurs, et ceux qu’une mission publique ou leurs affaires particulières avaient amenés du fond de leurs provinces, où un tel dévergondage est inconnu, ne pouvaient soutenir cet aspect. Ailleurs : Ces nouveaux sénateurs appelés chaque jour des municipes, des colonies, et même des provinces, apportaient à Rome les habitudes d’économie de leur pays, et bien qu’on vit la plupart d’entre eux arrivés, par la fortune ou le talent, à une vieillesse opulente, leur premier esprit se conserva toujours. Mais le principal auteur de la réforme fat Vespasien qui, à sa table et dans ses vêtements, donnait l’exemple de la simplicité antique.

S’il y eut un empereur appliqué à ses devoirs, laborieux comme Tibère sans aucun des défauts qui obscurcirent les bonnes qualités du successeur d’Auguste, clément sans faiblesse et ferme sans raideur, ce fut Vespasien. On est d’autant plus surpris de l’opposition haineuse qu’il rencontra dans des cercles d’ailleurs estimables et distingués. Il y eut à cela des motifs frivoles et d’autres plus graves.

La vieille aristocratie qui n’était pas détruite tout entière, et dont plus d’un sénateur de noblesse moins ancienne épousait les préventions, ne lui pardonnait pas son humble extraction. On raillait ses allures plébéiennes, son dédain du faste, son économie qu’on appelait de la ladrerie, et qui pourtant ne l’empêchait pas de dépenser largement pour des œuvres utiles, jusqu’à cette humeur caustique, cette verve un"peu, grossière qui n’épargnait ni les autres ni lui-même, car s’il prenait fort au sérieux ses devoirs de souverain, il plaisantait volontiers sa prétendue divinité. Et l’on oubliait que cet homme positif, pratique, assez peu lettré, protégeait les lettres et les arts, octroyait des gratifications aux artistes, des pensions aux rhéteurs latins et grecs.

Un autre grief moins futile ce fut l’invasion de la curie par les Italiens, les provinciaux. Un autre ce furent les faveurs prodiguées à l’ordre équestre. On ne pouvait reprocher à Vespasien de gouverner par les affranchis. Mais ce que les affranchis avaient perdu en influence les chevaliers le gagnaient. Et tous, ce qui relevait l’importance de l’ordre équestre paraissait au Sénat une offense, une atteinte à ses droits. Il sentait que cet ordre était l’instrument désigné pour faire prévaloir les tendances monarchiques. Et les tendances monarchiques de Vespasien ne se dissimulaient pas. Là était la raison profonde de l’opposition.

Il ne puisait ni dans son premier milieu ni dans son entourage, parmi ses collaborateurs dont beaucoup étaient étrangers à la pure tradition romaine et sénatoriale, un respect exagéré pour le régime hybride imaginé par le fondateur de l’Empire. Il en voyait les incohérences, les faiblesses, les lacunes, dont la principale paraissait être l’absence du principe «hérédité. La grande raison de Mucien pour le décider à accepter la pourpre n’avait-elle pas été qu’il avait des fils ? Ce principe il ne l’introduisit pas dans la loi où d’ailleurs il ne figura jamais, mais il ne craignit pas de l’affirmer hautement dans ses paroles et dans ses actes. Il osa dire, en plein Sénat, en parlant de Titus : Celui-ci sera mon successeur ou personne autre. Et il lui fit une situation telle qu’aucun prince de la famille impériale n’en avait encore eue. Il en fit son collègue dans sa censure et lui confia le commandement du prétoire, ce qui mettait sous sa main à peu prés toute la force armée de home. Il lui reconnut la puissance tribunicienne, l’imperium proconsulaire, la participation aux salutations impériales, c’est-à-dire l’honneur partagé des victoires remportées sous les auspices de l’empereur et enfin, comme à lui-même, le prénom d’imperator. Ce prénom était tombé en désuétude après Auguste. Tibère n’en avait pas voulu, Caligula et Claude avaient suivi son exemple. Néron ne l’avait pris que par intermittences. C’est depuis Vespasien qu’il redevint un attribut permanent de la souveraineté. Il est d’autant plus remarquable qu’il ait été concédé à l’héritier présomptif. Ce qui n’est pas moins caractéristique, Titus eut le droit de battre monnaie. Bref il apparut, nous dit Suétone, comme l’associé, mieux encore, comme le tuteur de l’empire.

Titus n’ayant pas d’enfant mâle c’était son cadet Domitien qui devait lui succéder. Vespasien voulut que cela fût bien entendu. Sans le placer an même rang que son aîné, il manifesta son intention par des mesures significatives. Domitien eut le titre de prince de la jeunesse. Il eut, lui aussi, le droit de frapper à son effigie des monnaies de bronze, d’argent et d’or. Son nom figura sur les monuments publics à côté des noms de son père et de son frère. Cette association, qui reparaît aussi sur les monnaies, était comme le symbole de l’unité, de la continuité dynastique.

Il a été question déjà de l’inscription qui nous donne un fragment de la loi conférant à Vespasien l’ensemble des pouvoirs impériaux. Nous avons admis que ce document n’est pas unique en son genre, et nous avons cru pouvoir en rapporter le premier spécimen au dernier des remaniements constitutionnels opérés par Auguste, c’est-à-dire à l’an 18 av. J.-C. Comme la loi était renouvelée à chaque avènement les divers articles se référaient à des précédents, mais il en est deux, dans notre exemplaire, qui n’en invoquent point, l’un qui autorise l’empereur à convoquer le Sénat en dehors de toute prescription légale ; l’autre, le plus important, qui l’investit du droit de commendatio pour toutes les magistratures. On se rappelle que la recommandation impériale avait un caractère impératif, et nous avons vu aussi que, suivant toute apparence, l’empereur possédait ce droit de tout temps sauf pour le consulat. En l’attribuant à Vespasien sans exception, la loi lui reconnaissait un pouvoir plus étendu qu’à ses prédécesseurs.

Il y eut des complots en grand nombre. Sous quel prince n’y en eut-il point ? Nous en connaissons deux dont les auteurs ne se recommandent pas à notre sympathie. Nous sommes mieux renseignés d’ailleurs sur un autre groupe d’opposants. Leur opposition se .dépensait en paroles, mais singulièrement violentes. A la vérité elle, était peu dangereuse, et ne risquait pas d’entraîner la foule. Elle avait pour foyer ces écoles de philosophes où s’entretenaient et s"exaltaient les souvenirs de l’ancienne liberté, et dont lés principaux adeptes avaient déjà été frappés sous Caligula et’ sous Néron. Jamais peut-être leur hostilité ne, s’était déchaînée avec cette force. Il y avait eu, à l’avènement des Flaviens, dans ce monde de doctrinaires,’ d’idéalistes, un subit et dernier réveil de l’esprit républicain. Après tant de catastrophes il leur semblait que l’Empire avait décidément fait banqueroute. Leur déception fut d’autant plus ambre quand on le vit consolidé et tournant de plus en pins à la monarchie. Le meneur était cet Helvidius Priscus, gendre de Thraséas, et qui, lors de la condamnation de son beau-père, avait été lui-même relégué dans un exil d’où Galba l’avait rappelé. On éprouve quelque scrupule à jeter l’ombre d’un blâme sur ce personnage d’une si haute vertu, dont Tacite nous a laissé un admirable portrait. Toutefois on ne peut s’empêcher de noter avec un autre historien, avec Dion Cassius, le contraste entre l’attitude discrète où il s’était renfermé avec son parti sous Néron et les manifestations tapageuses auxquelles il se livrait sans trop de péril, sous un des meilleurs princes que Rome ait connus. S’il s’était borné à défendre contre les empiétements de l’administration impériale les prérogatives du Sénat, on ne songerait pas à lui en faire un reproche. De même il est naturel qu’essayant de poursuivre Eprius Marcellus, l’accusateur de Thraséas, il en ait voulu à l’empereur de le couvrir ; et avec lui tous les professionnels de la délation. Il était animé d’un trop vif et trop juste ressentiment pour se prêter à la politique d’apaisement imposée par les circonstances. Mais quand il refusait à Vespasien le titre d’empereur, quand, dans sa préture, il affectait de ne pas le nommer dans ses édits, quand enfin il ne cessait de l’outrager en ses propos, en son particulier et en public, il n’était rien moins qu’un factieux. Vespasien ne se décida à sévir qu’après avoir été poussé à bout. Il commença par l’exiler, puis il donna ordre de le tuer. Suétone nous dit qu’il se repentit aussitôt et qu’il lui aurait laissé la vie si les courriers dépêchés pour retirer l’arrêt de mort étaient arrivés à temps. Au philosophe Démétrius, qui l’invectivait grossièrement, il avait dit : Je ne tue pas un chien qui aboie, et il s’était contenté du bannissement. Il prononça la même peine contre les principaux membres de la secte.

 

§ 2. — Titus et Domitien (79-96). Le renouvellement de la guerre contre le Sénat.

Titus ne fit que passer. Mais le règne de Domitien (81-96) marque une nouvelle étape dans l’évolution dont nous essayons de suivre les progrès.

La détestable réputation laissée par ce prince ne doit pas faire méconnaître ses qualités d’homme de gouvernement. Il fut un tyran, mais non à la manière de Néron. Il ferait penser plutôt à Tibère dont les mémoires étaient sa lecture favorite. Il le dépassa de beaucoup en cruauté, mais fut, comme lui, un administrateur vigilant et sévère. Il exerça sur les gouverneurs un contrôle rigoureux. Ses campagnes sur le Rhin, que l’opposition tourna en ridicule, eurent des résultats excellents. Populaire dans les provinces, ce fut à Rome qu’il suscita des haines furieuses, trop explicables. Son règne fut un nouvel et terrible épisode du duel entre les empereurs et le Sénat.

Somme toute, il ne fit que persévérer dans la voie ouverte par Vespasien. Ce qui différa, ce fut le caractère du père et du fils.

En 85 il se fit nommer censeur à vie, censor perpetuus. Ainsi il pouvait à son gré, et à tout moment, exercer les pouvoirs dont Claude et Vespasien n’avaient disposé que pendant leur censure. En d’autres termes, il pouvait appeler au Sénat, à n’importe quel rang, tous ceux qu’il jugeait dignes de cette faveur. On ne niera pas que l’attribution de ce droit n’ait comporté de réels avantages. Il ne manquait pas, en dehors de la filière, d’hommes capables, ayant fait leurs preuves à l’armée, dans les procuratèles, dans l’administration municipale, et trop âgés pour se résigner à un nouveau début, au plus bas degré de l’échelle, dans la carrière sénatoriale. Il était fâcheux de ne pouvoir faire profiter le Sénat de leur expérience et de leur activité encore intacte. En outre le nombre des magistrats de chaque ordre était si limité, et les règles du cursus, n’admettant à une magistrature supérieure que ceux qui avaient passé par la magistrature immédiatement inférieure, étaient si strictement fixées et si rigoureusement observées qu’il n’y avait guère plus de candidats qualifiés que de places à pourvoir, si bien que tous les sénateurs étaient assurés d’un avancement à peu près automatique, et cette certitude n’était pas de nature à stimuler leur zèle. Enfin les diverses fonctions (munera) correspondant aux diverses magistratures (honores) étaient devenues si nombreuses et si importantes qu’il y avait intérêt à permettre un choix plus large. Il n’en restait pas moins que le système de cooptation, en vertu duquel jusqu’alors le Sénat, sauf en des circonstances exceptionnelles, se recrutait lui-même et assignait son rang à chacun de ses membres, subit une sérieuse atteinte. Maintenant l’empereur intervenait arbitrairement dans la composition et la constitution hiérarchique de l’assemblée. Il créait à volonté des sénateurs promus, par une fiction légale, anciens questeurs, anciens tribuns, anciens édiles, anciens préteurs, anciens consuls même, sans que le Sénat eût à faire valoir, contre ces nominations, son droit d’élection à ces magistratures. Et si l’on considère que les successeurs de Domitien, tout en laissant tomber le titre de censeur à vie, ne se dessaisirent d’aucun des pouvoirs qu’il impliquait, en sorte que ces pouvoirs tirent désormais partie intégrante des pouvoirs impériaux, on n’aura pas de peine à se rendre compte de la gravité de cette innovation et de ses conséquences pour l’histoire ultérieure de l’Empire.

Autant que sa politique, la personne de Domitien était odieuse à l’aristocratie. L’orgueil de ce fils de parvenu avait quelque chose de démesuré. Aucun empereur n’avait prétendu à tant d’honneurs. A ses consulats accumulés il n’ajouta pas moins de trois triomphes et de vingt-deux salutations impériales pour des victoires réelles ou imaginaires. Aucun non plus, depuis Caligula, n’avait attaché tant de prix à sa divinité. Sa statue trôna au Capitole parmi celles des dieux. Et malheur à qui, devant son image, semblait manquer au respect. L’acte le plus inoffensif était assimilé au sacrilège et puni comme tel. Il n’osa pas prendre officiellement le nom de deus ni celui de dominus qui exprimait des rapports de maître à sujets, mais il aimait à s’entendre appeler ainsi dans les écrits qui lui étaient adressés, et même dans sa correspondance avec ses procurateurs. Son luxe, sa morgue contrastaient avec la simplicité de Vespasien et la bonne grâce de Titus. Avec cela une sorte de pédantisme hypocrite. Ce despote qui rompait si ouvertement avec la tradition républicaine se posait d’autre part en conservateur rigide et, vivant dans la débauche, ne craignait pas de s’instituer professeur de morale.

L’ère des conspirations se rouvrit dès 83, et un régime de terreur s’inaugura qui alla s’exaspérant d’année en année. Sous la menace des prétoriens le Sénat, la mort dans l’âme, prononçait les condamnations réclamées par les délateurs. Tacite, qui avait assisté à ces scènes lamentables, en pleure de rage et de honte. Beaucoup de ces malheureux étaient sacrifiés aux besoins du trésor. Les fêtes destinées à gagner la foule y creusaient un vide que les confiscations devaient combler en partie. Mais ce fut encore le groupe des, philosophes qui fournit les plus nombreuses et les plus nobles victimes. Leur intransigeance, plus justifiée que sous l’honnête Vespasien, n’avait pas fléchi devant son exécrable fils. Tout ce qui survivait du cercle de Thraséas fut frappé, les femmes jetées en exil, les hommes livrés au bourreau. Un nouvel arrêt de bannissement fut porté contre la secte.

Domitien n’avait pas d’enfants. Il avait fait mettre à mort ses deux cousins, Flavius Sabinus et Flavius Clemens. Il n’avait pas renoncé pourtant à fixer l’Empire dans sa maison et, dans cette pensée, il avait donné les noms de Vespasien et de Domitien aux deus fils de ce même Clemens qu’il avait immolé, ce qui équivalait à les présenter comme ses futurs héritiers. Mais c’étaient là de faibles supports pour l’avenir de la dynastie. Chacun sentait qu’elle était à la merci d’un coup de poignard. Il fut porté le 18 septembre 96 par le personnel de la domesticité impériale. Nul, dans l’entourage du monstre, ne se croyait à l’abri de ses soupçons et de son humeur sanguinaire. Il est certain toutefois que le complot avait des ramifications plus hautes. La preuve c’est que tout était préparé pour l’avènement du vieux sénateur M. Cocceius Nerva.

 

§ 3. — Nerva et Trajan (96-117). Principat et liberté. Le principe de l’adoption.

Enfin nous respirons et nous voyons réunies ces deux choses autrefois incompatibles, le principat et la liberté.

C’est en ces termes que Tacite salue l’aurore des temps nouveaux qui s’ouvrirent après Domitien. . Principat et liberté, tel est donc le double idéal qui a séduit les hommes de ce temps. Mais cet idéal, comment l’ont-ils conçu ?

La légitimité, la nécessité de la monarchie n’est plus contestée. Tacite fait dire à Galba adoptant Pison : Si ce corps immense de l’Etat pouvait se maintenir et garder son équilibre sans un modérateur suprême, j’étais digne de rétablir la République, mais tel est depuis longtemps le cours de la destinée que ma vieillesse ne peut apporter au peuple romain un plus beau présent qu’un bon successeur, ni ta jeunesse lui donner rien de plus qu’un bon prince. En prêtant ces paroles au vieil empereur Tacite exprime, avec sa propre opinion, celle de ses contemporains. A vrai dire, il n’avait pas appartenu à ce groupe de républicains intransigeants qui avait fait à la dynastie des Flaviens une guerre sans merci. Comme son beau-père Agricola, comme beaucoup d’autres, il avait été de ces fonctionnaires honnêtes, laborieux, qui sous tous les empereurs, bons ou mauvais, s’appliquaient consciencieusement à leur métier et faisaient à l’Empire cette solide armature qui lui permit de se soutenir, malgré les fautes et les vices de ses gouvernants. Puis, quand les temps furent devenus trop durs, quand l’avancement des meilleurs serviteurs se trouva arrêté par la méfiance du tyran, il s’était avec eux renfermé dans une abstention qui n’avait rien de factieux. Et précisément, ce fut pour justifier cette attitude, pour répondre aux attaques des doctrinaires, des hommes à principes, qu’il écrivit cette biographie, cette apologie d’Agrippa, incriminant à son tour ; et assez rudement, les téméraires qui, sans utilité pour la chose publique, couraient, au-devant du danger, ne cherchant dans un trépas éclatant qu’un tremplin pour leur vanité. Ce qui est remarquable, c’est qu’aucune protestation ne parait s’être élevée, à notre connaissance, contre cette profession de foi. Le parti républicain était bien mort et il ne devait plus ressusciter. Il se rendait compte qu’il n’avait plus rien à espérer. Il finit même par penser qu’il n’avait plus rien à souhaiter.

On avait la liberté. Ce qu’on entendait par là c’était le respect des droits du Sénat. A la vérité ces droits se réduisaient à peu de chose. Il n’était pas question d’an système de garanties qui en assurât, l’exercice, encore moins d’une réforme constitutionnelle qui en étendît les limites. Rien ne fut changé au régime élaboré par Auguste, avec les remaniements, les développements qu’il avait reçus par la suite. On verra même que, s’il y eut quelques modifications dans le mécanisme administratif ce fut, non à l’avantage, mais au détriment de la haute assemblée. L’évolution commencée dès l’origine, poursuivie depuis plus ou moins violemment, se continuait pacifiquement, invinciblement, parce qu’elle était dans la force des choses. Le Sénat n’avait ni les moyens. ni même la pensée de résister. Autant que jamais il se sentait dans la dépendance de l’empereur, sous son bon plaisir : Tu as voulu que nous fussions libres, nous le serons, disait Pline le Jeune dans cet interminable panégyrique, dans cette suite fastidieuse de compliments et d’adulations qui, de la part de cet honnête homme, en disent long sur l’état de l’esprit public. Il ne parait pas se douter que la liberté ne peut être un don du maître et que, décrétée par ordre, acceptée par docilité, elle n’existait pas. Le même Pline, dans une de ses. lettres, reconnaît ingénument, et d’ailleurs de très bonne grâce, que tout se décide par la volonté d’un seul qui, en vue de l’intérêt général, a daigné prendre pour lui les soins et les travaux incombant à tous. Somme toute, ce que le Sénat réclamait, c’était la considération, la sécurité, l’indépendante dans les matières soumise à ses délibérations, matières de peu d’importance, ne touchant pas du moins à la politique proprement dite, propositions législatives, poursuites contre les gouverneurs prévaricateurs, et quand, par hasard, Trajan lui faisait l’honneur de l’inviter à déclarer la guerre à Décébale ou à ratifier les conditions de la pair, chacun savait ce que valait cette formalité. Il était satisfait néanmoins et n’en demandait pas plus. Les empereurs -de leur côté. se rappelaient que la mauvaise entente était une cause de troubles, un danger pour la paix publique et pour leur propre sûreté. Ils témoignaient donc au Sénat les plus grands égards. Hadrien lui-même, le seul des Antonins qui n’ait pas vécu avec-lui en très bons termes, le traita avec beaucoup de ménagements.

On a attribué cette inertie du Sénat à sa composition. Ces hommes nouveaux, nous dit-on, étaient incapables, étrangers aux affaires, étrangers à la tradition sénatoriale. Etrangers aux affaires, incapables, on a peine à le croire. Ils avaient pour la plupart suivi la carrière équestre, exercé les magistratures dans des cités importantes, et ce n’était pas là un médiocre apprentissage pour une situation plus élevée. La curie était pleine de généraux, de gouverneurs de provinces, — de hauts fonctionnaires de tout ordre, et par le fait on ne voit pas que l’administration ait été alors en mauvaises mains, ni que les Antonins aient manqué de collaborateurs expérimentés. Etrangers à la tradition sénatoriale, il y a du vrai, si l’on entend par là la procédure, les règlements. Les survivants même du règne de Domitien les avaient, au dire de Pline, désappris. Mais l’esprit de corps était encore puissant : on ne s’en aperçut que trop à certaines indulgences dans les procès intentés aux gouverneurs. Les pires habitudes même n’avaient pas disparu. On revit, sous un prince comme Trajan, ces complots qui étaient devenus comme une sorte de jeu féroce pour les mécontents, et le fait sans doute n’est pas à l’honneur de l’assemblée, mais il y en a d’autres, dans la suite de son histoire, qui prouvent que, sa vitalité n’était pas épuisée ni ses tendances abolies. De même que la nobilitas de la République s’était solidarisée avec le patriciat, de même que les recrues introduites par Claude et par Vespasien n’avaient pas tardé à épouser les idées et les préjugés de leurs collègues, de même l’aristocratie nouvelle se sentit l’héritière de l’ancienne. Le grand nom du Sénat conservait ou reprit son prestige tant de fois séculaire. Les vieilles ambitions n’étaient qu’assoupies : elles devaient se réveiller et s’efforcer de prévaloir dans le courant du siècle suivant, à la faveur des catastrophes qui ébranlèrent la monarchie

La question de la transmission du pouvoir, n’étant pas tranchée par la loi, restait la grosse question qui laissait les esprits inquiets et rendait l’avenir précaire. Les Flaviens avaient cru trouver la solution en fixant définitivement l’Empire dans leur famille, contrairement aux notions fondamentales du droit public. Mais l’expérience n’avait pas réussi. Vespasien avait eu .pour fils Domitien. A l’hérédité par le sang, ainsi discréditée, on pensa substituer l’hérédité par le choix, par l’adoption. Ce qui avait été pour Galba un expédient fut érigé en principe, élevé à la hauteur d’une institution. Dans ce discours de Galba à Pison que nous avons cité déjà, et qui n’est guère qu’un brillant morceau de rhétorique anticipant sur les doctrines professées trente ans plus tard, l’empereur s’exprime en ces termes : Sous Tibère, sous Caïus et sous Claude, Rome fut comme le patrimoine d’une seule famille. A présent que la maison des Jules et des Glandes n’est plus, l’adoption ira chercher le plus digne. Naître du sang des princes est une chance devant laquelle tout examen s’arrête ; celui qui adopte est juge de ce qu’il fait, s’il veut choisir, la voix publique l’éclaire. Pline, dans son Panégyrique, reprend la même idée avec sa verbosité ordinaire et les artifices de style où il se comptait. De ce long développement nous n’extrairons que le passage suivant : Eh quoi ? vous allez confier à un seul homme le Sénat et le peuple romain, les armées, les provinces, les alliés, et cet homme vous le prendriez dans les bras d’une épouse ! Vous ne chercheriez l’héritier de la souveraine paissance que dans votre maison au lieu de promener vos regards sur toute la république, et de tenir pour le premier et le plus proche celui que vous trouverez le meilleur et le plus semblable aux dieux ! C’est entre tous qu’il faut choisir celui qui doit commander à tous. La théorie est belle, et, par une sorte de miracle, elle se trouva longtemps justifiée dans la pratique. Nerva, Trajan, Hadrien n’eurent pas de fils. Antonin en eut deux qui moururent avant son avènement. Ils purent adopter celui qui leur paraissait le plus apte. Ce n’est pas que le système n’est ses inconvénients. Le choix était délicat : il pouvait susciter, il suscita des jalousies. Mais le grand danger, la compétition entre l’héritier naturel et l’héritier substitué, était écarté. Ce danger, Marc Aurèle n’osa pas y exposer l’Empire, et le malheur voulut que son fils fût Commode. Ajoutons que l’adoption impériale n’avait rien de commun avec la procédure consacrée en ces matières par le droit privé. Il suffisait d’une déclaration devant le Sénat suivie aussitôt de la collation de l’imperium et de la puissance tribunicienne. L’adopté, conformément à la règle, prenait le nom de l’adoptant et héritait de ses biens comme de son pouvoir, mais il était si peu considéré comme son fils, au sens juridique, que l’on vit Marc Aurèle épouser la fille d’Antonin qui autrement eût été sa sœur.

Le règne de Nerva faillit mal tourner comme celui de Galba, et de la même manière. Ce vieux consulaire, bon juriste, bon lettré, d’humeur pacifique et douce, qui avait traversé sans se compromettre les temps difficiles, paraissait le mieux à même dé maintenir l’équilibre entre les partis extrêmes. Aux prises avec deux réactions, entre les plus violents des sénateurs acharnés aux représailles contre les instrumente de la tyrannie tombée, et les prétoriens revenus de leur surprise et brêlant de venger leur empereur, il s’efforça de louvoyer. Il réussit avec les premiers, arrachant à leur vindicte, non sans scandale, quelques-uns des plus décriés parmi les délateurs, mais il dut, sous la menace de la soldatesque, lui accorder le châtiment des meurtriers de Domitien. C’est alors que, sentant le besoin de s’appuyer sur plus fort que lui, il adopta Trajan. Il mourut peu de temps après, s’étant assuré par cet acte bienfaisant la reconnaissance de la postérité.

M. Ulpius Trajanus, né à Italica, un municipe de la Bétique, a été le premier des empereurs provinciaux. Mais la Bétique était une des provinces les plus anciennement romanisées, et nul empereur n’a été plus foncièrement romain que cet Espagnol. Si l’on voulait à toute force retrouver en lui les traces de ses origines, on devrait signaler cette gravité, cette simplicité de goûts et de manières qui, d’après Tacite et Pline, caractérisait cette aristocratie de fraîche date.

Un empereur qui ne veut être qu’un magistrat, à la vérité tout puissant, un maître, — il est à remarquer que, dans sa correspondance avec Pline, il accepte ce titre de dominus dont on avait fait grief à Domitien — un maître très ferme, nullement disposé à rien relâcher de son autorité, mais décidé à la maintenir dans les limites fixées par une tradition respectable et imposées par le souci de la paix publique, attentif à retenir du passé ce qu’il avait de glorieux et pouvait présenter encore de bienfaisant, aristocrate au fond et très conservateur, tel nous apparaît Trajan.

Nerva avait dd s’incliner devant les prétoriens et ménager les délateurs. Trajan se sentit assez fort pour mater les uns et frapper les autres. Le préfet du prétoire fut mis à mort avec ses complices. Les délateurs furent soumis à un supplice infamant. Double satisfaction donnée au Sénat. Il acheva de le rassurer en interdisant les accusations de lèse-majesté, et en prenant l’engagement, vainement sollicité de Domitien, de ne verser le sang d’aucun sénateur, et il tint parole, bien qu’il ait eu, lui aussi, on a peine à le croire, à se défendre contre l’odieuse manie des conspirations. A ces garanties positives il ajoutait des démonstrations qui, pour cette assemblée déchue, ne demandant qu’à se payer d’illusions, avaient encore leur prix. Contrairement au précédent créé par les Flaviens, il renonça au monopole du consulat, et quand il revêtit cette dignité, ce qui n’arriva que cinq fois depuis son avènement, dans l’espace de dix-huit ans, ce ne fut jamais qu’en se pliant aux formes antiques, prêtant le serment d’usage en entrant en charge et en en sortant. Au lieu de proscrire les souvenirs républicains, comme avaient fait les Jules et les Claudes, il leur rendait un hommage dont il faut reconnaître qu’il était devenu sans danger. Il se plaisait à favoriser les débris subsistants des plus illustres familles ; de celles qui avaient marqué danse le parti, ceux que Pline ne craint pas d’appeler, les descendants des grands hommes, les derniers fils de la liberté. Et l’on vit rentrer dans la circulation les monnaies périmées à l’effigie de Pompée et de Brutus.

Le prestige du Sénat et la prééminence de l’Italie étaient deux notions étroitement solidaires. L’Italie restait le domaine du Sénat, et le Sénat resta la chose de l’Italie. Sans doute les événements avaient marché et entamé assez profondément la doctrine professée par Auguste et héritée de la République. Mais le, principe demeurait, et Trajan s’y montra fort attaché. Très soucieux, comme il était juste, du bien-être des provinces, il ne fut pas, bien que provincial lui-même, prodigue du droit de cité. L’Italie fut toujours, à ses yeux, la terre privilégiée et souveraine. On verra plus loin ce qu’il a fait pour restaurer sa richesse agricole. Pour intéresser la noblesse à la prospérité de la péninsule, il exigea des candidats aux magistratures de justifier du placement de tiers de leur patrimoine en biens-fonds italiens. Le commentaire de Pline est significatif : Le prince était justement indigné que, tout en aspirant aux charges de l’Etat, on regardât Rome et l’Italie, non comme une patrie, mais comme une hôtellerie ; comme, un séjour de passage. Sur ce point encore, il se montra résolument traditionaliste.

Trajan aimait la guerre. Par l’annexion de la Dacie, le génie conquérant de Rome jeta, avec lui, son dernier éclat. Il fut moins heureux en Orient, où il prétendit suivre les traces d’Alexandre. Après de brillants succès, il dut opérer une retraite pénible où la mort le surprit.

Il n’avait rien réglé pour sa succession. Cette incurie étonne chez an souverain aussi pénétré de ses devoirs. On a conjecturé qu’au départ il ne se trouvait pas encore assez vieux pour paraître avoir besoin d’un soutien, comme Nerva et Galba, et que, plus tard, toujours désireux de ménager les susceptibilités du Sénat, il avait attendu son retour pour tenir compte des vœux de l’assemblée. La vraie raison est plutôt dans l’embarras qu’il éprouvait pour fixer son choix. On s’aperçut alors que le procédé de l’adoption, tant prôné par Tacite et par Pline, n’était pas une panacée infaillible. Les coteries s’agitaient, les ambitions étaient en éveil, et la rumeur publique désignait ceux dont l’empereur était censé avoir encouragé les prétentions. Le personnage le plus proche du trône était P. Aelius Hadrianus, son petit-cousin, dont il avait été le tuteur et auquel il avait donné en mariage sa petite nièce. Hadrien avait suivi très régulièrement la carrière sénatoriale. Il était alors légat de Syrie, au premier rang sur le front d’Orient. Mais il n’avait reçu aucune de ces distinctions extraordinaires qui qualifiaient l’héritier présomptif. Evidemment Trajan hésitait. Il était, comme on le verra, trop différent de son jeune parent pour professer à son égard une très vive sympathie. Hadrien avait ses partisans, en premier lieu, l’impératrice Plotine. Mais il suait contre lui les généraux, naturellement hostiles à un prince dont ils connaissaient les tendances pacifiques. Les choses en étaient là quand on apprit par un message de l’impératrice que Trajan, à ses derniers moments, avait adopté Hadrien. On s’inclina, mais, à tort ou à raison, on soupçonna. Plotin d’avoir supposé cette adoption, et en même temps d’avoir tenu cachée la mort de son époux pour laisser à Hadrien le temps d’accourir et de prendre les mesures nécessaires.

 

§ 4. — Hadrien (117-138). Un empereur cosmopolite. Les atteintes à la Compétence du Sénat. L’organisation de l’ordre équestre. Le concilium principis.

Ce fut un malheur pour Hadrien d’être arrivé à l’Empire dans ces conditions équivoques, par la protection et peut-être par les intrigues d’une femme. De là l’obscure tragédie qui assombrit les débuts du règne. Quatre généraux accusés de conspiration furent livrés au bourreau sans avoir pu présenter leur défense. Hadrien, de retour à Rome, essaya de dégager sa responsabilité en la rejetant sur son préfet du prétoire. Il promit, comme avait fait Trajan, de renoncer à sa juridiction capitale sur les sénateurs. Il s’efforça, par ses largesses, d’apaiser le mécontentement populaire. Il n’en resta pas moins de tout cela une impression pénible. Le Sénat eut peine à pardonner le meurtre judiciaire de quatre consulaires ; et ses rapports avec l’empereur ne furent jamais excellents. Le peuple aussi murmura sur le sort cruel réservé aux meilleurs amis et aux plus glorieux lieutenants de Trajan.

On ferait tort à Hadrien. si on le jugeait sur cet épisode fâcheux. Il a été un digne successeur de Trajan, bien qu’entre ces deux hommes, également dévoués au bien public, le contraste soit frappant et complet. Trajan, nous l’avons dit, avait été, et non sans quelque étroitesse, le Romain de vieille roche. Hadrien fut un cosmopolite. Il vécut peu à Rome, où il ne se plaisait pas et ou il n’était pas aimé. Sur tes vingt et un ans, qu’il régna, il ne séjourna que dix ans en tout dans la capitale. Le premier, il vit dans l’Empire quelque, chose de supérieur à l’antique métropole italienne, quelque chose de plus large, de plus fort, de plus riche d’avenir. On l’appelait, pour le railler, le petit Grec Græculus, et il est vrai que, très fin lettré, il était séduit par l’éclat de la civilisation hellénique. Mais aucune partie, dans cet immense empire, ne lui était indifférente et étrangère. Voyageur infatigable, il le parcourait en tout sens, du Rhin à l’Euphrate, des montagnes de la Calédonie aux déserts de l’Afrique, promenant à travers l’infinie variété du monde romain se curiosité amusée, ouvert à toutes les idées, se prêtant à toutes, ne se donnant à aucune, et, avec cela, n’omettant aucun des soins du gouvernement, s’enquérant avec une sollicitude minutieuse des besoins des populations, laissant partout où il s’arrêtait les traces fécondes de son passage, car cet amateur, ce sceptique blasé, se trouva être le plus consciencieux, le plus laborieux des souverains. Son règne s’écoula, sauf la répression de la révolte juive, sans guerres. Mais : il ne négligea pas, pour cela, l’armée qu’il maintint en excellent état, fortifiant les frontières, visitant les camps y faisant manœuvrer les troupes et partageant leurs travaux avec l’endurance d’un vieux soldat.

Son œuvre administrative a été considérable et à longue, portée. On ne peut pas dire qu’elle ait été ouvertement dirigée contre le Sénat, mais indirectement elle eut pour objet ou pour résultat de le diminuer dans son autorité.

Le fait capital est l’importance accrue de l’ordre équestre. Il vit ses attributions multipliées et son avancement soumis à des règles plus rixes. Il y eut désormais un cursus équestre à peu près aussi régulier que le cursus sénatorial, et qui ne se restreignait plus, à des opérations purement financières, mais comprenait des directions diverses. Ce qui frappe, en outre, et par-dessus tout, c’est la substitution des chevaliers aux affranchis dans les offices institués par Claude. Il n’était plus nécessaire, pour concentrer ces services dans la main de l’empereur, de les présenter comme une annexe de sa maison privée. Au contraire, son pouvoir despotique en ces matières étant maintenant bien établi et hors de conteste, il y avait intérêt à relever le prestige de ces agents en faisant d’eux de vrais fonctionnaires, pris dans une élite, dans la deuxième noblesse de l’empire. Les affranchis furent relégués, sauf exception, car il n’y eut pas de principe absolu, dans les emplois inférieurs et dans la haute domesticité, dans les charges de cour. A ce dernier titre ils purent acquérir encore, quand le caractère du maître s’y prêtait, une grande influence, mais c’était une influence occulte. L’organisation de cette bureaucratie ne lésait pas actuellement, comme on le voit, les attributions du Sénat, mais elle était une menace, en ce sens qu’elle mettait à la disposition de l’empereur un instrument de règne dont il pouvait et devait user pour les absorber peu à peu.

La réorganisation du consilium principis aboutit à une véritable usurpation. Il nous est difficile de suivre l’histoire de cette commission sous les divers empereurs. Nous voyons seulement qu’elle fonctionna, avec quelques intermittences, sons la plupart d’entre eux, et nous constatons son activité sous Trajan. En ce qui concerne Hadrien, nos renseignements seraient également insuffisants si des témoignages de très peu postérieurs ne signalaient une transformation qu’il est permis de lui attribuer. Un historien ne nous dit-il pas, avec quelque exagération sans doute, que dans son œuvre administrative il laissa peu de choses à faire à Constantin ? Le consilium nous apparaît dès lors comme un corps permanent, composé de membres titulaires, appointés, nommés pour un temps indéterminé, avec, à leurs côtés, ceux que l’on appelait les amis du prince et qu’il convoquait quand il lui plaisait, tous ou en partie. Hauts fonctionnaires et personnages notables, ils étaient pris indifféremment dans l’ordre sénatorial et dans l’ordre équestre. La présidence appartenait à l’empereur ou à son représentant, le préfet du prétoire. Non seulement les affaires à porter devant le Sénat étaient discutées d’abord dans ce conseil, mais il les tranchait le plus souvent de sa propre autorité. Nous le voyons déjà, antérieurement à Hadrien, intervenir dans le gouvernement, dans l’administration provinciale, et d’ailleurs il va de soi que l’empereur était libre de le consulter sur tous les sujets. Mais ses attributions étaient plus particulièrement législatives, et c’est pourquoi il comptait dans son sein les plus éminents jurisconsultes.

La rédaction de l’édit perpétuel lui assura, à ce dernier point de vue, une compétence exclusive. Jusqu’alors les magistrats et les gouverneurs, en prenant possession de leurs fonctions, publiaient un édit où ils foret laient les idées dont ils avaient l’intention de s’inspirer dans l’exercice de la justice, et ces édits successifs, par où le droit romain inaugura et poursuivit son évolution, constituaient à la longue une jurisprudence faisant autorité. Hadrien chargea le jurisconsulte Salvius Julianus de les codifier. Ce fut l’édit appelé perpetuum, par opposition à l’édit tralaticium, transmis de main en main. Il marqua la fin de l’édit tralaticium, la fin de l’activité législative des gouverneurs et des magistrats. Le droit ne fut pas pour cela figé, mais il appartint à l’empereur seul d’y rien changer. Ainsi, l’initiative, en ces matières, passa du Sénat au consilium. On ne rencontre plus guère maintenant de motions législatives portées devant le Sénat que celles qui émanent de l’empereur, et, d’autre part, les jurisconsultes commencent à considérer comme la chose essentielle dans les sénatus-consultes, non la consultation et le vote du Sénat, maïs la proposition impériale préparée dans le conseil, l’oratio principis. A la même époque, le conseil acquit la juridiction sur, les gouverneurs concussionnaires, concurremment avec le Sénat, et le plus souvent de préférence à lui. A l’assemblée déchue Hadrien accorda de n’admettre point de chevaliers dans, ce tribunal toutes les fois qu’il y aurait à statuer sur le cas d’an sénateur, et, de plus, il, voulut bien soumettre à son approbation la nomination des conseillers. Mais ces concessions étaient une pauvre compensation à ce qu’elle perdait.

L’édit perpétuel était, par ses conséquences, un pas de plus vers la monarchie. Il était aussi un acheminement vers l’unité de législation dans l’empire. Par une autre mesure, Hadrien préparait les noies à l’assimilation de l’Italie et des provinces. Il distribua la péninsule, soustraite ainsi à la juridiction du Sénat, en quatre ressorts judiciaires auxquels il préposa des consulaires nommés par lui.

Une autre nouveauté, purement verbale, mais qui avait son importance, fut l’attribution exclusive du cognomen Cæsar au fils adoptif. Le cognomen de la gens Julia, recueilli par les dynasties suivantes, cessa d’être la propriété de tous les membres de la famille régnante pour être réservé à celui qui était désigné pour succéder à l’empereur. A ce privilège fut joint le droit d’effigie sur les monnaies. La notion de l’hérédité s’affirmait de plus en plus.

Vers la fin de sa vie, Hadrien se retira sur les coteaux de Tibur, dans cette somptueuse villa où il avait entassé pêle-mêle les spécimens réduits de tons les monuments qui l’avaient frappé au cours de ses voyages, image de son propre esprit oh se heurtaient les souvenirs de tontes les civilisations. Ses dernières années forent attristées par les cabales et les complots auxquels donna lieu encore une fois la question de l’adoption. Il sévit avec une extrême rigueur. Il n’avait pas la haute sérénité, la bonté de Trajan. Il était aigri d’ailleurs par la maladie et en butte à des inimitiés que Trajan n’avait pas connues. Il avait choisi L. Ceionius Commodus, gendre, il faut le noter, d’un de ces généraux qui s’étaient déclarés contre lui au début de son règne. Le choix n’était pas heureux. Commodus était un homme de plaisir, un raffiné, et c’était sans doute par ces dons plus brillants que solides, par certaines affinités intellectuelles et morales, qu’il avait gagné la sympathie de l’empereur. Il mourut en 138, et cette fois Hadrien, mieux inspiré, adopta Arrius Antoninus. Sa décision, généralement approuvée, fit pourtant des mécontents. II y eut de nouvelles intrigues, de nouvelles condamnations dont l’exécution fut arrêtée par le futur héritier.

 

§ 5. — Antonin (138-161). La paix romaine. Marc-Aurèle. (161-180). Le danger extérieur. Le collège des deux Augustes.

Parmi les princes qui ont occupé le trône jusque vers la fin du ne siècle, et dont la sagesse héréditaire a, procuré au monde de longues années heureuses, le plus vénéré et le plus aimé fut Antonin, T. Aelius Hadrianus Antoninus. Les doctrines de la philosophie nouvelle combinées avec les fortes vertus du vieux Romain se fondaient en un harmonieux équilibre dans cette noble et pure figure qui apparut aux Romains comme une résurrection du mythique Numa Pompilius. Ses contemporains le surnommèrent le Pieux, un surnom qui n’exprime pas seulement la piété envers les dieux, mais l’observance religieuse de tous les devoirs. Ses successeurs lui ont emprunté son nom, affectant de se rattacher à sa tradition, et jaloux de participer en quelque sorte à sa popularité. Et l’histoire a caractérisé de ce même nom la série des bons empereurs qui le précédèrent depuis Nerva. Ce fut le siècle des Antonins, hommage bien dû à celui qui fut, entre tous, le souverain parfait. Supérieur par la moralité, sinon par l’intelligence, à Hadrien, il fut étranger aux entraînements belliqueux de Trajan, et exempt aussi de ces scrupules un peu maladifs que des juges peut-être trop sévères ont reprochés à Marc Aurèle. Dans les pages admirables où l’empereur stoïcien évoque les chères images qui ont entouré son enfance et sa jeunesse, il dit de son père adoptif : Ce que, j’ai vu en lui, la mansuétude n’excluant pas la décision inflexible dans les jugements portés après un mûr examen, le mépris de la vaine gloire que confèrent les prétendus honneurs, l’amour du travail et l’assiduité, l’empressement à écouter ceux qui nous apportent des conseils utiles au bien public, la rémunération à chacun selon ses œuvres, le tact qui nous indique où il faut nous raidir et où il faut nous relâcher la chasteté, un commerce plein d’agrément et, au besoin, d’enjouement..... Il continue sur ce ton, et l’historien n’a pas un trait à retrancher de ce portrait.

Contrairement à Hadrien, Antonin fut un empereur sédentaire. De sa villa de Lorium, où il vivait moins en souverain qu’en gentilhomme campagnard, il gouverna, administra, légiféra. Il ne changea rien, d’ailleurs, à l’ordre établi, sans doute parce qu’il le trouva satisfaisant, peut-être aussi parce que, après l’activité réformatrice d’Hadrien, il estima qu’une période de recueillement était nécessaire. Il avait eu, à son début, une contestation avec le Sénat. Les sénateurs, dans leur rancune contre Hadrien, lui refusaient les honneurs divins et allaient jusqu’à vouloir frapper ses actes de nullité. Antonin tint bon. L’annulation des actes de l’empereur défunt eût entraîné celle de son adoption, et tout le monde, au fond, reculait devant cette conséquence, et quant à l’apothéose, on céda à ses prières. En revanche, il concéda au Sénat, comme don de joyeux avènement, la suppression des consulaires italiens. Ce fat une faute : l’institution était bonne, si bien qu’elle fut reprise par son successeur.

En adoptant Antonin, Hadrien lui avait imposé une double condition : l’adoption de L. Aetius Verus, le fils laissé par ce L. Ceionius qu’il avait adopté lui-même, et celle du neveu de sa femme dont il fit son gendre, M. Annius Verus. Ce fut l’empereur Marc Aurèle, M. Aurelius Antoninus.

Marc Aurèle nous a ouvert son âme dans ce livre exquis où il consigna sa doctrine et ses intimes pensées. Jamais âme plus belle n’honora le trône, une âme de saint, sans le soutien de la foi, sans les espérances de l’au delà. Et pourtant à le lire, une question se pose. Cette philosophie résignée, ce sentiment profond de l’universelle vanité, cette perpétuelle méditation de la mort ; cet incessant retour sur soi-même, sont-ce là les dispositions qui conviennent au métier de souverain ? Mais n’oublions pas que ces pages turent écrites sous la tente, face à l’ennemi, entre deux combats. Écoutons ce rappel à la dure réalité : Offre au dieu qui est en toi un être mûri par l’âge, zélé pour le bien public, an Romain, un empereur, un soldat à son poste, comme s’il attendait le signal de la trompette. La vérité est que cet idéaliste, ce désabusé a été un homme d’action et un homme d’Etat, un général vaillant, habile même, et heureux.

Les mauvais jours s’annonçaient. Jamais empereur, depuis longtemps, n’avait eu une tâche aussi rude.

L’empire était assailli de toutes parts. Les Parthes -reprenaient la lutte ajournée sous Antonin. De verstes mouvements de peuples rejetaient sur la ligne du Danube les Marcomans, les Quades, les Vandales, les Iasyges, les Sarmates. La fatalité voulut qu’aux désastres de l’invasion s’ajoutassent les fléaux naturels, le débordement du Tibre, les tremblements de terre, la disette, la peste dont la science de l’époque était impuissante à limiter les ravages et qui partout où elle passait semait la misère et la mort.

Marc Aurèle fit face à tout. Heureusement le danger ne se présenta pas de tous côtés en même temps. La guerre contre les Parthes fut menée vigoureusement par le légat de Syrie Avidius Cassius. Mais elle, était à peine terminée que se produisit la formidable poussée des Barbares. Ils percèrent jusqu’à Aquilée. L’empire était frappé au cœur, l’Orient coupé de l’Occident, Rome menacée. La panique fut grande. Marc Aurèle réussit à repousser l’envahisseur. Il finit, après une longue série de campagnes, par se rendre maître de la situation. Il conçut alors un dessein qui témoigne de son énergie et de sa clairvoyance. Il songea à reporter la défense sur la chaîne des Carpathes, barrière plus difficile à forcer qu’un fleuve si large qu’il fût. Par là il ne se bornait pas à consolider la frontière, il visait un but plus lointain et plus haut ; il reprenait par l’autre bout le plan de Drusus, de Germanicus, la grande pensée dont s’était effrayée la politique timorée des deux premiers empereurs et qui, réalisée, eût pu changer les destinées de l’Europe, car c’était la Germanie encerclée, désarmée à la longue, pénétrée par la civilisation romaine et les invasions sortant de l’histoire. Il était bien tard sans doute ; la force d’expansion de l’Empire n’était plus ce qu’elle avait été au temps d’Auguste, de Tibère et même de Trajan. Néanmoins le projet paraissait devoir aboutir quand survint la rébellion d’Avidius Cassius qui en arrêta l’exécution, et du même coup compromit le fruit des victoires remportées sur le Danube.

Avidius Cassius était ce même général qui s’était couvert de gloire dans la campagne contre les Parthes. C’était un de ces hommes de guerre qui éprouvaient pour le stoïcien couronné une sorte de mépris brutal et comme une antipathie de nature. Il trouva des sympathies à Rome où Marc Aurèle n’avait pas que des amis. La populace lui en voulait de son aversion peu déguisée pour les jeux sanglants de l’amphithéâtre. Et il ne manquait pas de courtisans se déplaisant dans ce milieu austère. Cassius, en sa qualité de Syrien, avait entraîné bon nombre de ses compatriotes. Le préfet d’Égypte s’était prononcé pour lui. Marc Aurèle se hâta de conclure la paix avec les Sarmates et accourut pour rejoindre les gouverneurs restés fidèles, mais il n’était pas encore arrivé sur le théâtre des opérations que tout était fini. Cassius avait été tué par ses propres soldats qui redoutaient son inflexible sévérité. La clémence du bon empereur fut telle qu’on devait l’attendre de son caractère.

Ce n’en était pas moins un fait grave que cette rébellion militaire, ce retour à des habitudes qu’on avait pu croire oubliées depuis près d’un siècle. L’adhésion des populations orientales était aussi un fait inquiétant. Comme au temps de Vespasien elles avaient voulu avoir leur empereur. Le divorce entre les deux fractions de l’empire s’accusait une fois de plus.

Marc Aurèle ne poussa pas les égards pour le Sénat jusqu’à l’extrême condescendance où s’était laissé aller Antonin. Nous avons vu qu’il rétablit l’institution des juges italiens. Il rouvrit aux affranchis les postes d’où Hadrien les avait exclus systématiquement. On a voulu voir dans cette concession un acte de faiblesse. Ne serait-ce pas plutôt un témoignage de son libéralisme ? N’a-t-il pas écrit qu’il concevait l’idée d’un Etat libre où la règle serait l’égalité entre les citoyens ? Evidemment il ne songeait pas à bouleverser la hiérarchie sociale. Il n’était pas un utopiste. N’espère pas qu’il y ait jamais une république de Platon. Mais il ne professait pas pour les affranchis le dédain de la noblesse. Tous les affranchis n’étaient pas des hommes tarés. Il savait qu’il pouvait trouver dans cette classe des serviteurs utiles et honnêtes.

Son règne fut marqué par une innovation constitutionnelle de grande importance. En adoptant Verus en même temps que Marc-Aurèle, pour se conformer à la volonté d’Hadrien, Antonin n’avait pas entendu les placer l’un et l’autre sur le même pied. Il n’avait pas conféré à Verus le cognomen Cæsar, devenu synonyme d’héritier présomptif, et il avait manifesté clairement ses intentions lorsque, à ses derniers moments, il avait fait transporter chez celui qu’il désignait comme son successeur la statue d’or de la Fortune qui ne devait jamais quitter la chambre impériale. Pourtant, dès son avènement, Marc Aurèle associa son frère adoptif à l’Empire, non plus à titre subordonné, avec l’attribution de la puissance tribunicienne et de l’imperium proconsulaire exercés en sous-ordre, mais avec le nom d’Auguste qui faisait de lui son égal. Alors pour la première fois en vit ce qu’on devait revoir souvent par la suite, deux empereurs, deux collègues, siégeant côte à côte, investis des mêmes droits indivis. Quelle était sa pensée en prenant cette décision Y Ici encore on a fait le procès à son humeur débonnaire, à cet optimisme voulu qui lui aurait permis de se faire illusion sur le mérite de ses proches. Il est certain que la personnalité de Verus ne justifiait en rien cette confiance. Il tenait de son père, indolent, ami du plaisir, et fut pour le véritable empereur moins un auxiliaire qu’un embarras et une charge. Mais le système présentait certains avantages. D’abord il n’était pas pour surprendre les Romains. La forme du collège était si profondément entrée dans la tradition qu’on ne s’étonna pas de la voir revivre pour être appliquée au pouvoir suprême. Le grand pontificat seul ne fut point partagé parce qu’il ne l’avait pas été sous la République. Il resta jusqu’au milieu du troisième siècle la propriété exclusive de l’un des deux Augustes, celui à qui son âge devait assurer la prééminence. Et puis il semblait que ce fût un moyen plus sûr de suppléer à l’absence du principe de l’hérédité que de rendre d’avance le survivant indépendant de la ratification du Sénat. Enfin, si l’on ne peut dire que le fardeau fût plus lourd pour les épaules de Marc Aurèle qu’il ne l’avait été pour ses prédécesseurs, il faut remarquer qu’au cas où l’un des deux empereurs paraissait plus apte à exercer un grand commandement, on n’avait pas à redouter en lui un .prétendant. C’est pour cette raison sans doute que la direction de la guerre contre les Parthes fut remise à Verus parce qu’on lui supposait des talents militaires, opinion que d’ailleurs il ne justifia point, laissant, fort heureusement, le commandement réel à Cassius.

Marc Aurèle persévéra dans cette même conception lorsque, huit ans après, en 177 ; il fit à son fils Commode, âgé alors de seize ans, la situation qui avait été celle de Verus. Ce fut un grand malheur, et si l’on veut, une lourde faute. Mais pouvait-elle être évitée ? Assurément il eût mieux valu, comme certains le souhaitaient, qu’il adoptât un de ses meilleurs officiers, Claudius Pompieanus, un homme déjà mûr et qu’il avait imposé comme mari, malgré ses répugnances, à sa fille Lucilla. Mais pouvait-il éliminer son fils au profit d’un étranger ? N’était-ce pas préparer la guerre civile, courir au devant d’une catastrophe certaine pour échapper à un danger après tout problématique ? Commode sortait à peine de l’enfance ; les instincts mauvais qu’on démêlait en lui n’étaient peut-être que l’effervescence de la première jeunesse ; l’âge, les responsabilités, les conseils d’un entourage sérieux pouvaient faire de lui un autre homme ; il n’était pas défendu à un père de l’espérer.

En proie à ce souci, hanté par l’appréhension de l’avenir, usé, aspirant, comme à une délivrance, au repos final, mais toujours fidèle à son poste, ferme sur la brèche, Marc Aurèle mourut, en 180, au cours d’une dernière campagne contre les Barbares.