L'EMPIRE ROMAIN - ÉVOLUTION ET DÉCADENCE

 

PREMIÈRE PARTIE — LES EMPEREURS

CHAPITRE II — La dynastie des Jules et des Claudes. Le conflit avec le Sénat (14-68 ap. J.-C.).

 

 

§ I. Tibère. La loi de majesté et la préfecture du prétoire (14-37).

La combinaison savamment élaborée par Auguste exigeait des deux parts, pour se maintenir, beaucoup de bonne volonté, une véritable abnégation. Là était la faiblesse du système et le danger. Entre le Sénat, fier de son passé, déchu, humilié, et l’autocrate jaloux de son autorité et conscient de sa puissance, comment le conflit n’eût-il pas éclaté ? Il se poursuit. durant trois siècles, sous des formes et avec des vicissitudes diverses, déclaré ou latent, violent ou pacifique, procédant d’un côté par des empiétements successifs ou des exécutions sanglantes, de l’autre par les manifestations d’une opposition sourde ou avouée, par les complots individuels ou les révoltes collectives. Il s’apaise à certains moments pour reprendre ensuite avec une nouvelle intensité. Il forme ainsi comme une trame continue dans l’histoire intérieure de l’Empire, pour aboutir finalement à la victoire du plus fort, c’est-à-dire de l’empereur. La force de l’empereur était dans l’armée. Le décor des institutions civiles ne doit pas nous faire illusion. Issu d’une révolution militaire, l’Empire a toujours gardé la marque de ses origines. L’empereur est avant tout le chef de l’armée, l’imperator. C’est par elle qu’il est le maître et brise les résistances. Mais aux gouvernements qui tirent leur force de l’armée elle fait payer cher son appui. Elle a bientôt fait d’asservir ceux qu’elle protège, et, comme elle soutient le pouvoir, elle en dispose au gré de ses intérêts et de ses passions. Aux intrigues de la curie s’ajoutèrent les émeutes de caserne, autre fléau qui, lui aussi, pour être enrayé quelquefois, ne le fut jamais définitivement et fit au régime une existence tourmentée et précaire.

Le successeur d’Auguste, l’homme le plus pénétré des idées du fondateur, le plus décidé à les appliquer dans leur lettre et leur esprit, est celui-là même qui, le premier, vit se prononcer la rupture entre les deux organes dont elles impliquaient et commandaient l’entente et la loyale collaboration. La force des choses y fut pour beaucoup, mais aussi le caractère de l’empereur. Il arrivait à l’Empire riche d’une expérience qui n’était pas exempte d’amertume. Il avait souffert dans ses ambitions et dans ses sentiments intimes. Ses services, qui étaient de premier ordre, n’avaient été longtemps ni récompensés ni appréciés comme ils le méritaient. Il avait dit répudier une femme qu’il aimait pour cette Julie dont les désordres scandaleux avaient fini par amener un châtiment sévère. Il avait dû, pour adopter son neveu évincer son propre fils, Drusus le jeune. Tous ces déboires ne pouvaient qu’accuser certains traits fâcheux de son humeur. C’était une nature complexe, mêlée de bien et de mal. Bon serviteur de l’État, attaché à ses devoirs, avec des qualités qui pouvaient forcer l’estime, mais sans aucun des dons qui attirent la sympathie, chagrin, hautain, méfiant et dur, d’une dureté qui, avec les années et les circonstances, se tourna en cruauté.

Sa situation était délicate. La transmission du pouvoir est toujours une crise dans un régime nouvellement établi, alors surtout que la règle de la succession est mal fixée et, malgré les mesures prises par Auguste, elle ne l’était pas assez pour que le passage pût s’opérer sans précautions. Il avait tous les pouvoirs pour s’imposer au Sénat, mais il ne devait pas avoir l’air de s’imposer. De là une politique à double face ; suivant qu’il se tourne vers l’armée ou le Sénat, une politique où se trahit tout de suite le vice interne et toute l’équivoque du compromis bâtard issu de la tradition républicaine.

Il usa hardiment de son imperium proconsulaire. Auguste avait à peine fermé les yeux qu’il prit possession de l’Empire. Il ne se contenta pas de donner le mot d’ordre à la garde prétorienne et de faire prêter le serment de fidélité aux soldats. Il l’exigea de tous les provinciaux. Auguste l’avait fait, mais il n’était pas encore à la place d’Auguste. Il n’y eut pas de résistance. Le mouvement se communiqua à Rome. Les consuls, les sénateurs, les chevaliers, tout le monde jura.

La question était tranchée quand il se présenta devant le Sénat. Il l’avait convoqué en vertu de sa puissance tribunicienne et ne voulut s’occuper d’abord que des obsèques impériales. Mais il fallut bien en venir aux affaires sérieuses. Quand les consuls proposèrent de lui attribuer les pouvoirs spécifiés par le sénatus-consulte de l’an 18, il se déroba. Ce fut la répétition de la fameuse séance de janvier 27. Nul ne prit ses protestations au sérieux. Pour jouer cette comédie il avait les mêmes raisons qu’Auguste, et plus pressantes. Il n’avait pas l’ascendant du vainqueur d’Actium. L’opinion ne lui était favorable ni dans les hautes classes, ni dans le peuple. Il devait en se laissant forcer la main paraître l’homme nécessaire. Il accepta donc, en affectant de s’en tenir strictement au programme paternel : à l’empereur les armées et par suite les provinces où elles étaient cantonnées, au Sénat les provinces restantes, l’Italie et Rome, et dans ce deuxième lot, la péninsule et sa capitale mises à part, comme relevant plus directement du Sénat.

Ce fut un bon gouvernement, non seulement pour les provinces qu’il administra avec une sévère vigilance, comme il ne cessa jamais de le faire, même aux plus mauvais jours, mais à Rome où ses rapports avec le Sénat furent empreints d’une extrême déférence. Il ne se borna pas à laisser toute liberté aux discussions, il élargit les attributions de l’assemblée en lui transférant les élections aux magistratures pour ne maintenir aux comices qu’un droit de ratification illusoire. Elles avaient donné lieu sous Auguste à des troubles dont le souvenir lui était importun. Il n’aimait pas les agitations populaires. Le Sénat devint ainsi maître de son recrutement sous la réserve du droit de commendatio dont il ne fut fait d’ailleurs qu’un usage modéré. Les sénateurs se trouvaient en outre dispensés de la brigue et des obligations onéreuses qu’elle comportait.

Simple dans ses goûts, positif et pratique, les vanités du pouvoir le touchaient peu. Il laissa le fondateur de l’Empire isolé dans sa grandeur, avec les honneurs dus à lui seul. Il répudia pour sa mère et pour lui-même de son vivant la déification. S’il autorisa la ville de Smyrne à lui ériger un temple, c’est qu’il avait affaire à des Orientaux et en cela, disait-il, il se conformait à la politique de son prédécesseur, mais il repoussa la même requête adressée par les habitants de l’Espagne citérieure. Il s’en expliqua devant, le Sénat en termes élevés. Il n’était qu’un homme, et ne demandait d’autre temple que dans le cœur de ses concitoyens.

Il ne faudrait pas s’y tromper. Il faisait fi des apparences, mais non de la réalité. Il considérait le Sénat comme un auxiliaire nécessaire et comme une puissance à ménager, mais il n’entendait rien céder de son autorité. L’armée était sa chose. Il n’avait pas voulu du titre d’imperator en tant que prénom, mais il s’en réserva l’usage exclusif en tant que commémorant une victoire : il ne devait y avoir de victoire que remportée par lui, sous ses auspices, sous son commandement, fictif ou réel. Très soucieux, comme Auguste du bon ordre de la capitale, il créa, à son exemple, les curateurs des rives du Tibre (curatores riparum et alvei Tiberis) qui achevèrent le démembrement, au profit de l’empereur, des attributions censoriales. La préfecture urbaine qui, jusque-là, n’avait été qu’une institution temporaire, motivée par les absences d’Auguste, devint permanente après que Tibère se fut retiré à Caprée, et le resta désormais. Par là fut remis aux mains d’un fonctionnaire impérial le service de la police, retiré par la fait aux consuls et aux magistrats sénatoriens. Par une mesure de précaution destinée à terroriser les opposants, les cohortes prétoriennes, dispersées à travers la ville et l’Italie, furent concentrées dans un camp fortifié aux portes de Rome.

Les dispositions de Tibère s’accusent nettement dans ses déclarations au sujet de la loi de majesté.

Cette loi, qui fut une des plaies du régime et dont la sinistre mémoire reste associée aux plus mauvais souvenirs des plus mauvais empereurs, était un legs de la République, recueilli et amplifié dans la loi Julia promulguée par Auguste, et qui resta la base de la législation sur la matière. De tout temps les attentats contre la majesté de l’État, c’est-à-dire contre sa sûreté, sa souveraineté, son honneur, et par suite contre les magistrats qui le représentaient, avaient été poursuivis comme un crime capital. La différence maintenant, c’est que l’État s’incarnait dans ma homme, mais un homme placé au-dessus de la condition humaine, un être sacré, Auguste, presque un Dieu et destiné à l’être après sa mort. Dès lors la moindre atteinte à sa personne devait passer pour un sacrilège. Les actes proprement séditieux n’étaient pas seuls frappés ; la plus légère offense à l’idole devenait coupable. Tenir on publier des propos malveillants contre l’empereur ou sa famille, tirer son horoscope, ce qui, dans les idées du temps, équivalait à prédire et à souhaiter sa fin, détruire ou vendre sa statue, manquer de respect à son image en accomplissant en sa présence un acte vulgaire, inconvenant ou censé tel, autant de chefs d’accusation dont nous voyons l’odieuse série se dérouler dans les récits des historiens. Il se peut qu’ils ne fussent pas tous spécifiés dans la loi, mais la notion de la majestas était assez vague pour prêter aux interprétations abusives. La pénalité, sous la République, était le bannissement, la peine de mort ayant été en fait supprimée. Auguste la rétablit. Il ne la substitua pas à la peine du bannissement, aggravée par lui de la confiscation totale ou partielle, mais elle resta dans le code comme peine suprême, et l’on sait avec quelle prodigalité elle fut appliquée.

Ce qui rendait la loi de majesté plus redoutable encore, c’était la procédure. Les anciens ne connaissaient pas le ministère public : ils n’avaient pas d’organe spécialement préposé à la vindicte de l’État. Les magistrats pourvoyaient à ce soin, et à leur défaut, tous les citoyens. Les procès intentés par les particuliers dans la Rome républicaine étaient toujours d’ordre politique. On visait dans l’accusé le parti qu’il servait. La loi, pour encourager les initiatives suppléant à sa propre insuffisance, promettait à l’accusateur, s’il l’emportait, une récompense consistant à lui attribuer dans le Sénat la place d’où il avait fait évincer son adversaire. En revanche, s’il était convaincu de calomnie, elle lui infligeait l’infamie. On comprend comment, sous un gouvernement despotique, ces pratiques ont pu donner naissance à l’engeance détestable des délateurs. Il était trop facile de dénoncer à un maître soupçonneux, ses ennemis réels ou imaginaires, et à l’occasion, d’assouvir par là une rancune privée. Au besoin on se faisait agent provocateur pour mieux perdre sa victime. Le métier était lucratif. Non sans quelque danger. Il arrivait que le délateur fût puni, pour ses manœuvres présentes ou ses méfaits passés, mais ces cas n’étaient pas les plus fréquents. Le plus souvent il captait la faveur du prince avec les avantages matériels qui en découlaient, l’achat à vil prix des biens du condamné, quand l’empereur ne lui en faisait pas don, totalement ou en partie. On acquérait ainsi une grosse fortune. Il est triste de penser combien de personnages éminents par leur rang, leur naissance, ou leur éloquence, ont prostitué à ce honteux emploi leur autorité et leur talent.

Dès la première année du règne, le préteur Pompeius Macer consulta Tibère sur la question de savoir s’il fallait recevoir les accusations de lèse-majesté. Il répondit que les lois devaient être appliquées. Il ne voulut pas se dessaisir de cette arme, et sans doute il ne prévoyait pas alors quel usage terrible il serait amené à en faire par la suite.

Une tragédie mystérieuse avait signalé son avènement. Agrippa Postume avait été tué dans son lie, on ne sait exactement comment ni par qui. L’axiome is fecit cui prodest ne pouvait pas ne pas être invoqué. Ce, fut, dit Tacite, le premier crime du nouveau principat. Un crime qui, en tout cas, resta quelques années isolé.

La loi de majesté, appliquée par le Sénat constitué en haute cour, l’était avec modération, et cela très souvent sur l’intervention de l’empereur. Avec une hauteur dédaigneuse il écartait les prétendues offenses à la divinité d’Auguste ou à sa propre personne. Il requérait le châtiment contre les délateurs convaincus d’imposture. Il y eut cependant quelques exécutions. Les malheureux, accusés de complot, étaient des écervelés peu redoutables, entraînés à leur perte par des agents provocateurs. Tibère blâma la sévérité du Sénat, regretta sa précipitation et décida que dorénavant les sentences ne seraient exécutoires qu’après un laps de dix jours. Il est permis de mettre en doute sa sincérité. Un mot de sa part eût suffi pour tout arrêter. Il se montre ici sous son mauvais jour, peur de tout ce qui ressemblait à un complot, allures louches et tortueuses.

Il sentait la défaveur monter autour de lui. Le peuple lui en voulait de cette rigide économie qui, se relâchant toutes les fois qu’il s’agissait d’une œuvre de bienfaisance ou d’utilité publique, ne sacrifiait rien à ses plaisirs. Justicier inflexible, il faisait aux gouverneurs concussionnaires une guerre qui n’était pas pour plaire à ces grands seigneurs, très indifférents aux maux des provinces et habitués à les considérer comme leur chasse réservée. Généreux à l’occasion, quand il s’agissait de soulager de sa bourse des sénateurs qu’une honorable pauvreté arrêtait dans leur carrière, il était impitoyable à la mendicité des descendants des grandes familles réduits à l’indigence par leur prodigalité et leurs vices. II n’est pas à présumer que les sentiments républicains, qui devaient faire explosion vingt ans plus tard sous Caligula, fussent tout &’ fait effacés des &mes. Ce qui est certain c’est que, pour le moment, on n’en trouve pas trace. Ce furent les excès de la tyrannie qui amenèrent ce réveil. On détestait l’empereur plus que l’Empire. Et sans doute il ne manquait pas de hauts personnages souhaitant une révolution, mais c’était à leur profit, parce qu’ils se trayaient au souverain pouvoir autant et plus de titres que le fils de Claudine et de Livie. L’opposition se traduisait par des allusions, des coups d’épingle qui avaient le don d’exaspérer Tibère. Même des voix indépendantes s’élevaient encore çà et là. Mais c’était l’exception. Ce qui dominait c’était la peur et la plus abjecte servilité. Tibère, qui ne savait pas flatter et qui n’aimait pas la flatterie, montrait aux adulateurs un visage revêche. Il aurait voulu un Sénat, docile assurément, mais qui fût un organe utile et actif. Il ne trouvait qu’une mauvaise volonté sournoise avec une basse complaisance dont il était lui-même écœuré.

Les choses s’aggravèrent à la suite de la mort de Germanicus survenue en 19, la cinquième année du règne.

De tout temps les mécontents ont pris plaisir à opposer le successeur éventuel au souverain régnant. Germanicus tait à ce jeu. Il avait ce qui manquait à Tibère, l’éclat de la jeunesse, la bonne grâce, une réputation de libéralisme. Quand il fut invité à déposer le commandement qu’il exerçait en Germanie, on attribua cette mesure à la jalousie. Il se peut que ce sentiment n’ait pas été étranger à la décision prise par Tibère. Germanicus avait comprimé la révolte des légions du Rhin. Il n’avait tenu qu’à lui, en cette circonstance, de se faire proclamer empereur par les mutins. Il avait repoussé leurs avances et s’était montré d’un loyalisme parfait. Mais on comprend qu’il ne pouvait être agréable à Tibère de paraître le protégé de son lieutenant. Toutefois, ce qui les séparait c’était un dissentiment politique. Germanicus était le chef du parti militaire qui entendait pousser jusqu’au bout la conquête de la Germanie. Tibère restait invariablement fidèle au programme d’Auguste hostile à toute extension territoriale. Il fallait trancher le débat. Germanicus fut rappelé, et da même coup fut supprimé le grand commandement embrassant les trois provinces gauloises et les confins germaniques, et qui ne laissait pas d’être un danger, en des mains moins sûres. Il fut rappelé, non disgracié. Comblé d’honneurs à son retour, il fut aussitôt pourvu, d’un autre commandement en Orient, aussi étendu que celui qu’il avait exercé en Occident, mais qui ne promettait pas à ses ambitions de nouveaux lauriers. Néanmoins Tibère prit ses précautions. Pour le tenir en bride il imagina de placer à ses côtés, comme gouverneur de la Syrie, Calpurnius Piso, avec mission, de mettre obstacle à une politique trop indépendante et aventureuse. Entre le chef et le subordonné un conflit éclata au cours duquel Germanicus tomba malade et mourut. La nouvelle fut accueillie à Rome avec une douleur sincère, aussitôt exploitée par l’esprit de parti. On ne se gêna pas pour dire que Germanicus avait été empoisonné par Piso sur les instructions de Tibère. Et l’on crut faire pièce à l’empereur en décrétant à la mémoire du jeune héros des honneurs extraordinaires, inouïs. Le retour de sa veuve Agrippine, l’étalage de sa douleur fastueuse, provocante, redoubla l’agitation. Les manifestations se prolongeant outre mesure, Tibère crut devoir y couper court par un édit où il s’exprimait en termes convenables, élogieux même pour celui qu’on pleurait, mais avec un bon sens un, peu sec. Il fallait maintenant procéder à l’enquête réclamée à grands cris par Agrippine et ses amis. L’accusé était, Piso, mais à travers Piso c’était l’empereur qu’on visait. La preuve qu’il n’avait rien à redouter, c’est qu’il renvoya l’affaire au Sénat pour y être l’objet d’un débat public alors qu’il eût pu l’évoquer à con conseil et la juger à huis clos. La culpabilité de Piso ne fut pas établie, mais il avait osé entamer durant ces querelles une sorte de guerre civile, et c’était un crime que le Sénat ni l’empereur n’étaient disposés à pardonner. Il se sentit perdu et prévint sa condamnation en se tuant dans sa prison. Les soupçons contre Tibère reprirent de plus belle. On l’accusa de s’Atre débarrassé de son complice par l’assassinat. Il en garda au cœur un amer ressentiment qui allait être habilement attisé par Séjan.

Avec Séjan (L. Aelius Sejanus) apparaît un personnage destiné à jouer, dans l’histoire de l’Empire, un rôle considérable et très souvent néfaste. En confiant à un chevalier le, commandement de sa garde, plutôt qu’à un sénateur, Auguste avait cru écarter un danger. Mais le préfet du prétoire, chef de la garnison de Rome, ou du moins du corps le plus important concentré maintenant dans la capitale, de plus appelé par ses fonctions à vivre aux côtés de l’empereur et en rapports constants avec lui, ne tarda pas à devenir, par la force des choses, son auxiliaire de tous lés instants, une sorte de suppléant, de vice-roi, et à l’occasion, servi par les circonstances, poussé par l’ambition, son tyran et son rival. Séjan est le premier de ces préfets dont les usurpations furent une menace et une cause de troubles pour la maison impériale. Méfiant envers tous, Tibère mit sa confiance en ce traître. Il se sentait seul, entouré d’ennemis, isolé dans sa famille, en mauvais termes avec sa mère Livie qui prétendait exercer une action politique dont, en vieux Romain, il ne voulait à aucun pria, en plus mauvais termes encore avec Agrippine, la veuve de Germanicus, qui le poursuivait de ses insinuations injurieuses et calomnieuses. Son fils, Drusus le jeune, nature médiocre, ne pouvait être pour lui l’appui dont il avait besoin. Cet appui, cet ami, il crut l’avoir trouvé en Séjan.

Le premier obstacle aux projets de cet ambitieux était ce même Drusus que la mort de Germanicus avait remis au premier plan. Il mourut en 23, laissant un fils trop jeune pour entrer en ligne. Restaient les deux fils les plus âgés de Germanicus, Nero et Drusus. Séjan trouva moyen de les éliminer en excitant contre les menées d’Agrippine l’esprit soupçonneux du maître. Agrippine et son aîné Nero furent déclarés ennemis publics et relégués chacun dans une île où on les laissa mourir de faim. Le cadet Drusus fut jeté en prison et eut la vie sauve. Le troisième fils, le dernier né, Caïus, le futur empereur, fut seul épargné- Il était difficile de rien articuler contre cet enfant.

La cour était parti de l’île de Caprée où Tibère s’était retiré pour ne plus rentrer à Rome. Les raisons de cette décision sont sans doute complexes. Il avait -toujours eu peu de goût pour la représentation, et cette aversion était devenue plus vive avec sa misanthropie croissante. Il était las des intrigues qui s’agitaient autour de lui. La douceur du climat détendait ses nerfs fatigués, et sur ce rocher strictement surveillé : il pouvait se croire plus en sûreté. De là il pouvait gouverner de haut. Car il ne renonça pas à gouverner. Sa prétendue inertie est une fable, tout comme les honteuses débauches dont la haine a voulu salir sa mémoire. Mais cette absence faisait le jeu de Séjan.

Indépendamment de Drusus, le fils de Germanicus, disgracié et prisonnier, il restait à Tibère deux héritiers éventuels, son petit-fils, le fils de son fils Drusus, Tiberius Gemellus, et le dernier rejeton de la famille de Germanicus, Caïus, seul échappé à la catastrophe où s’étaient abîmés tous les siens. Mais Caïus n’avait que dix-sept ans et Tiberius en avait six. Séjan pouvait espérer tout au moins devenir leur collègue jusqu’au jour où il se serait débarrassé d’eux. En attendant il apparaissait à tous comme le véritable empereur. Ses statues s’élevaient partout, et on leur sacrifiait comme à celles de Tibère. Son image était adorée dans les légions. En 31 le Sénat lui décerna, avec l’imperium proconsulaire, le consulat pour une période de cinq ans. Il l’inaugura avec Tibère pour collègue. Mais cette même année qui le porta au sommet fut celle de sa chute. Tout en comblant son favori, et avec quelle imprudence ! Tibère ne semble pas avoir jamais eu l’idée de l’élever à l’empire. Il ne lui manquait que la puissance tribunicienne pour être associé au rang suprême. Elle lui fut refusée. Alors il crut le moment venu de brusquer les choses et organisa un vaste complot.

Tibère ne se doutait de rien. Il fallut que la vieille .Antonin, la mère de Germanicus, dans sa haine contre le bourreau des siens, lui ouvrit les yeux. Mais il avait fait Séjan si grand qu’on pouvait se demander qui serait vainqueur dans ce duel. Il procéda avec des précautions extrêmes, agissant lui-même en conspirateur, expert en l’art de dissimuler, montrant bon visage à celui dont il préparait la perte, faisant marcher son, affidé Naevius Sertorius Macro en lui promettant la succession du préfet du prétoire et, par son intermédiaire, entraînant le préfet des vigiles. Graecinius Laco. Cette tactique lui réussit. Séjan, surpris en plein Sénat, vit se redresser contre lui la même assemblée qui s’était traînée à ses pieds. Le peuple, non moins versatile, jeta son cadavre aux gémonies.

On peut dire de Séjan qu’il fut le mauvais génie de Tibère, de son vivant et après sa mort. Dé son vivant par la persécution qu’il déchaîna contre la famille de Germanicus et de tout ce qui y touchait. Après sa mort par les représailles dont ses partisans, ses proches, et jusqu’à ses enfants, trois innocents, furent victimes. Tibère avait été dupe : il était ulcéré. Sa rage ne connut plus de bornes quand la femme divorcée de Séjan lui dénonça da liaison adultère de son mari avec Livilla, la femme de Drusus, le fils de Tibère, et lui révéla le mystère de la mort de ce dernier, empoisonné par Livilla, à l’instigation de son amant. Accusation fondée ou non ? Qui pourrait le dire ? C’était une manie de ce temps de voir des empoisonnements partout. Les exécutions continuèrent et se multiplièrent durant les six années que Tibère vécut encore. Sombres années, non pour le reste de l’empire, pour les provinces qui vivaient paisibles, mais pour Rome, pour l’aristocratie sénatoriale, soumise à un régime de terreur et réduite à enregistrer, la tête basse, les arrêts sanguinaires dictés par la vengeance, et plus encore peut-être par la peur.

Tibère mourut en 37, âgé de soixante dix-huit ans, haï et malheureux de l’être. Comme on le trouva mort dans son lit, sans que personne eût assisté à ses derniers moments, on put imaginer plus tard qu’il avait été assassiné, étouffé au sortir d’un évanouissement, par ceux de son entourage qui s’étaient compromis en allant trop tôt saluer son successeur. Les contemporains ne confirment pas cette version ; et il y a tout lieu de croire que sa mort fut naturelle.

 

§ 2. — Caligula (37-41). Le premier essai d’une monarchie orientale. La tentative de restauration républicaine.

Il restait de la maison Impériale, outre un frère de Germanicus qui passait pour faible d’esprit et ne comptait pas, son dernier né Caïus, plus connu dans l’histoire sous le surnom de Caligula que lui avaient donné les soldats par allusion à la chaussure militaire qu’il portait tout enfant, alors qu’il suivait son père dans ses campagnes sur le Rhin, et enfin Tiberius Gemellus, le petit-fils de Tibère, le fils de Drusus. Le vieil empereur qui ne l’aimait pas, le soupçonnant d’être le fruit adultérin des amours de Séjan et de Livilla, s’était résigné pourtant à l’inscrire dans son testament comme cohéritier avec Caïus. Prévoyait-il le sort qui l’attendait, le même qui avait été réservé à Agrippa Postume ?

Le testament de Tibère était d’ordre privé. Caïus n’était pas, comme l’avait été son prédécesseur, après la mort d’Auguste, en possession effective du pouvoir. Il n’était investi ai de l’imperium proconsulaire ni de la puissance tribunicienne. Il dépendait du Sénat de revenir à la République. Mais le fils de Germanicus était populaire dans l’armée, dans les provinces, dans le peuple, dans le Sénat même. Son avènement fut salué avec joie. Il ne démentit pas tout d’abord l’attente qu’il excitait. Il commença par prendre en tout le contre-pied de Tibère. C’était le moyen de se faire bien venir. Cette lune de miel fut de courte durée. On attribue communément le changement qui s’opéra en lui à une maladie qui aurait troublé ses facultés. Il est, certain qu’il avait une mauvaise santé, aggravée par les excès. Que d’autre part l’ivresse de la toute puissance soit montée à la tête de ce jeune homme vaniteux et aux instincts cruels, cela non plus n’est pas douteux. Ce qui a pu faire croire à la folie ce sont les caprices de son humeur sanguinaire, les bouffonneries de mauvais goût où il se complaisait, en gamin cynique et féroce. Tout cela était bizarre, mais n’était pas précisément d’un fou. Il ne manquait ni de culture, ni d’esprit, ni d’intelligence. Il savait où il allait. On le vit bien quand il se sentit le maître.

Les historiens, écho des haines qu’il avait soulevées trop justement, ne lui ont pas toujours rendu justice. Il prit de bonnes mesures dont ils ont dénaturé les intentions. Le phare qu’il fit ériger à Boulogne était une construction utile, non l’œuvre d’un mégalomane stupide. Mais ce n’est pas dans l’administration qu’est le caractère propre et original de sa politique.

Il est le premier qui ait osé introduire à Rome les principes et les mœurs de là monarchie orientale. Le premier depuis César. Les influences qui avaient : dominé la pensée du dictateur, répudiées par ses héritiers, reprirent le dessus. Ses impressions de jeunesse le tournaient de ce côté. Il avait été élevé dans la maison de sa grand’mère Antonia où fréquentaient le juif Hérode Agrippa, le syrien Antiochus. Ellem6fne était restée fidèle au souvenir de son père le triumvir, et ce ne fut pas de la part de son petit-fils une manifestation vaine quand il interdit de célébrer la victoire d’Actium. L’homme qui avait rêvé la constitution d’un empire romano-hellénique avec Alexandrie pour capitale était son héros, et il ne s’en cachait pas. Dés lors la réaction contre Tibère prit un autre cours. Tibère, conformément d’ailleurs aux instructions d’Auguste, n’avait entr’ouvert que difficilement les portes de la cité. Caligula, inscrivit des provinciaux dans l’ordre équestre et même conféra à quelques-uns le laticlave, qui leur promettait l’accès au Sénat. Tibère avait chassé d’Italie les astrologues, les magiciens ; il avait déporté en Sardaigne quatre mille affranchis infectés de superstition judaïque ou égyptienne. Il avait fait démolir le temple d’Isis, fait jeter dans le Tibre la statue de la déesse étrangère et proscrit son culte. Caligula le rétablit. Tibère s’était opposé à l’intervention des femmes dans les affaires publiques. Caligula leur fit une place prépondérante. Il voulut que ses trois sœurs fussent associées dans la formule du serment prêté à l’empereur. S’il n’eut pas avec la plus aimée, Drusilla, les relations incestueuses dont on l’accusa, — et encore n’eut-il fait qu’imiter l’exemple des souverains de l’Egypte pour qui le mariage entre frère et sœur était un usage consacré, — il lui rendit après sa mort des honneurs divins, et alla jusqu’à lui vouer un temple avec un collège de prêtres et de prêtresses, sous le nom de Panthéa, c’est-à-dire de la déesse qui absorbait en elle tontes- les divinités féminines. Ce fut là, dans l’apothéose impériale, que ses tendances s’affirmèrent avec le plus d’éclat et de scandale. Tandis que Tibère s’était dérobé autant que possible à sa divinisation, il prétendit être dieu et adoré comme tel, incarnant en sa personne, comme la défunte Drusilla, toutes les formes dé la divinité, se présentant alternativement sous les costumes de Dionysos, d’Hercule, de Mars, se proclamant, Jupiter Latiaris en instituant une sorte de concurrence avec le Jupiter Capitolin. César n’avait-il pas montré la voie en se laissant appeler Jupiter Julius ?

C’était trop pour les Romains du premier siècle, trop Romains encore pour tolérer longtemps ce qui parut une mascarade odieuse et ridicule. Caligula devançait les temps. Il succomba en 41 sous le poignard de Chéréas.

Celte fois le Sénat crut bien- que son jour était venu. Après Tibère, après Caligula, l’expérience d’Auguste était définitivement condamnée, et d’ailleurs la famille impériale n’avait plus un candidat présentable. La restauration de la République s’imposait et elle paraissait facile. L’illusion dura quarante-huit heures. Chéréas vint demander le mot d’ordre aux consuls : ce fut le mot Libertas. Mais la parole était à l’armée. Caligula avait eu une garde privée, composée de Germains qu’il traitait bien et qui lui étaient dévoués. A la nouvelle de l’attentat, ils s’étaient répandus dans les rues, tuant les sénateurs qu’ils rencontraient sur leur passage. Pourtant on n’en était pas à faire dépendre le sort de Rome de ces Barbares ; ce furent les prétoriens qui décidèrent. Trop intéressés au maintien d’un régime qui assurait leur situation de corps privilégié ; ils se mirent en quête d’un empereur. Ils découvrirent dans un coin où il se cachait, tremblant de peur, le dernier des frères de Germanicus, Tib. Claudius Nero, auquel personne n’avait pensé. Ils le tirèrent de là et le portèrent en triomphe dans leur camp. Le Sénat n’avait aucun moyen de résistance. D’ailleurs il ne s’entendait pas. Des prétendants surgissaient qui remettaient tout en question. On allait vers l’anarchie. Il voulut du moins faire ses conditions. Il exigea que Claude vint lui demander la consécration légale. Mais Claude refusa. Il se méfiait, ne se souciait pas de comparaître dans ce milieu hostile. Ce furent les sénateurs qui se rendirent auprès de lui pour lui prêter serment, et avec eux l’un des consuls. Claude rassuré se transporta alors dans la curie où il fut reconnu selon les formes d’usage. La victime expiatoire fut Chéréas qui, abandonné de tous, mourut bravement.

C’était la première fois qu’on voyait la soldatesque disposer ouvertement de l’Empire. La première fois aussi qu’on voyait l’Empire mis à l’encan. Claude avait jeté l’argent à pleines mains. Le donativum, comme on l’appelait, n’était pas une nouveauté. Mais ces largesses n’avaient pas encore servi à acheter l’Empire. Dés lors ce principe corrupteur de la discipline ne fit que se développer. Le donativum se répéta tous les ans, et dans toutes les circonstances, pour apaiser ou prévenir une révolte.

 

§ 3. — Claude (41-54). Le gouvernement des affranchis. La politique anti-sénatoriale. Les faveurs aux chevaliers et aux provinciaux.

Le règne de Claude fait époque dans l’évolution du régime impérial.

Claude avait alors cinquante ans. Il avait vécu jusque-là dans l’obscurité, tenu à l’écart par les siens, objet de leurs risées et de leurs dédains. C’était une nature mal équilibrée au physique et au moral. Au physique, des allures gauches, un peu grotesques qui prêtaient à rire. Au moral, une intelligence incomplète, avec des défaillances, des absences, un tempérament violent et un caractère faible, asservi aux influences domestiques, à l’antichambre et à l’alcove. Pourtant il ne faudrait pas prendre à la lettre les railleries, que, dans ses rancunes, le parti sénatorial ne lui ménagea point. Il était instruit. Elève de Tite-Live, il s’était consolé dé sa disgrâce en étudiant les antiquités nationales, italiennes, étrusques. Devenu empereur, il eut le sentiment de ses devoirs, le souci du bien public. Jusqu’à quel point eut-il l’initiative des mesures qui signalèrent son principat ? Quelle fut sa part personnelle dans l’orientation de sa politique ? Ce qui apparaît clairement, c’est que son gouvernement fut le gouvernement de ses affranchis, et ce fut là un fait gros de conséquences.

Depuis longtemps les affranchis tenaient une place importante dans la société romaine et, eu premier lieu, au-dessus de la foule, cette élite d’Orientaux, de Grecs, fins et cultivés, habiles à s’insinuer dans la confiance du patron, devenus ses amis, ses conseillers même dans les choses de la politique. L’affranchi Ménas avait été dans les guerres civiles le bras droit de Sextus Pompée. Leur crédit avait été assez mince sous le régime éminemment conservateur d’Auguste et de Tibère. Il avait grandi sous Caligula avec l’affranchi Calliste, qui devait trahir son maître et jouer un rôle considérable sous le règne suivant. Mais leur intervention était restée jusque-là, sinon occulte, du moins d’ordre privé. C’est à partir de Claude qu’ils prirent rang de personnages officiels, de fonctionnaires publics. Ce fut l’œuvre de deux hommes intelligents et énergiques, Pallas et Narcisse. Ils organisèrent à leur profit et au profit de leurs congénères ce qu’on peut appeler la chancellerie impériale, un ensemble de bureaux, d’offices, de véritables ministères qui embrassèrent toutes les branches de l’administration et où se concentra toute l’action gouvernementale.

Ce furent : L’office des comptes (a rationibus), c’est-à-dire des comptes du trésor impérial, du fisc. Et comme les ressources du fisc absorbaient de plus en .plus celles du trésor sénatorial, l’office a rationibus fut un ministère des finances, au sens le plus large du mot. — L’office de la correspondance (ab epistulis) d’où relevait toute l’administration provinciale avec les commandements militaires, soit un ministère de l’intérieur, de la guerre, et aussi des affaires étrangères. — L’office a libellis, chargé de recevoir, de classer les innombrables placets adressés à l’empereur et de transmettre les réponses. — L’office a cognitionibus, chargé de préparer les décisions de l’empereur dans les causes qu’il évoquait à son tribunat exceptionnellement, extra ordinem, par la voie de la cognitio : un ministère de la justice dans la mesure où l’empereur se réservait de rendre la justice. — L’office des études, a studiis, moins important, chargé de faire pour l’empereur !es recherches réclamées par son activité administrative, judiciaire, etc.

L’institution répondait à un besoin. C’est pourquoi elle survécut à travers toutes les vicissitudes du régime. L’empereur avait le pouvoir, mais il n’avait pas eu jusque-là les instruments pour l’exercer. Il disposa désormais d’un organisme solidement constitué, d’un personnel bien dressé, et entièrement dans sa main. Ce qui était grave, c’est que ce personnel n’était autre que celui de la domesticité impériale. Ainsi l’État en vint à se confondre avec le patrimoine du prince. Jamais un pas plus décisif n’avait été fait vers la monarchie.

C’est dans le même esprit, en vue du même but, que fut élargi le rôle et relevée la considération de l’ordre équestre. Les gouverneurs, les préfets des provinces équestres, dénommés maintenant procurateurs, ce qui avait l’avantage de faire rentrer pins nettement ces provinces dans le domaine personnel de l’empereur, reçurent le droit du glaive, le jus gladii, c’est-à-dire la juridiction criminelle, au même titre que les proconsuls et les légats. Les procurateurs financiers eurent la juridiction contentieuse dans les matières relevant de leur compétence. Ainsi, comme le remarque Tacite, fut entamé ce droit de juger que le Sénat avait exercé au temps de la République et. pour lequel il avait livré de violents combats.

Un des points sur lequel les conservateurs du Sénat se montrèrent particulièrement réfractaires, c’était l’extension du droit de cité. Pourtant le Sénat comptait déjà un bon nombre de familles originaires des provinces. Mais ces éléments nouveaux s’étaient si bien fondus avec les anciens qu’ils en avaient épousé tous les préjugés, tout  l’exclusivisme. Les affranchis, étrangers, cosmopolites, ne pouvaient s’associer à ces passions d’un nationalisme étroit et suranné. Déjà Caligula avait fait les premiers pas. Mais jamais depuis César, et ce fut encore là un retour à la tradition césarienne, le droit de cité n’avait été aussi prodigué par des concessions individuelles ou collectives. Ce qui choqua le plus, ce fut de voir ces intrus prétendre avoir accès à la curie.

En 47, Claude revêtit la censure. La censure avait été abolie en fait par le démembrement de ses attributions sous Auguste, mais en ce qui concernait le recrutement du Sénat, il s’était lié les mains par la forte organisation qu’il avait donnée au cursus honorum. A part les distinctions extraordinaires décernées aux membres de sa famille et, en dehors des circonstances où il s’était fait investir de pouvoirs spéciaux pour procéder à la reconstitution totale du corps sénatorial, il s’était interdit d’y faire entrer quiconque n’aurait pas passé par la questure, après le noviciat militaire et civil de tribunat légionnaire et du vigintivirat, de même qu’il s’était refusé le pouvoir de porter à un rang supérieur un sénateur qui n’aurait pas suivi la filière en s’arrêtant à l’étape immédiatement au-dessous. En revêtant la censure, Claude se dégageait de ces entraves. Il pouvait introduire dans le Sénat, à n’importe quel’ degré de la hiérarchie, ceux-là mêmes qui n’étaient pas pour cela qualifiés légalement. Ce fut ce qu’os appela l’adlectio qui apparaît alors pour la première fois et qui, à vrai dire, n’avait été nullement impliquée dans les pouvoirs de l’ancienne censure.

L’exhumation de la vieille magistrature républicaine au profit de l’empereur fut un événement considérable, et les opérations auxquelles il présida à ce titre en prirent une ampleur et une importance exceptionnelles. II s’agissait de verser un sang nouveau aux deux fractions de la noblesse, à la noblesse équestre et à la noblesse sénatoriale, et plus particulièrement à cette dernière qui avait beaucoup souffert des exécutions de Tibère et de Caligula, et non moins de la décadence des plus illustres familles, minées par le luxe et usées par l’abus des plaisirs. Et l’on ne saurait douter qu’un des moyens imaginés pour cela n’ait été l’élévation des provinciaux.

De cette censure il est resté un monument significatif. Les notables des cités fédérées de la Gaule chevelue, c’est-à-dire de cette partie de la Gaule conquise par César, déjà en possession du droit de cité, mais limité aux droits civils, demandaient l’octroi des droits politiques, le jus honorum, l’accès aux honneurs, aux magistratures. Claude soutint leur requête devant le Sénat dans un discours dont l’original, dénaturé par Tacite, nous a été transmis par une inscription conservée à Lyon, avec une sorte de procès-verbal de la séance. Le morceau est incontestablement de sa main. On l’y retrouve avec son étalage l’érudition pédantesque, ses sautes d’humeur, ses incohérences qui lui attirèrent les sarcasmes de l’auditoire. Mais si la forme est bizarre, le fond est juste et lui fait honneur. Il invoqua les précédents, rappela, en raccourci, tout ce que Rome devait depuis ses origines à sa puissance d’assimilation, à sa politique large et généreuse. Il montra, ce jour-là, qu’il n’avait pas en vain étudié l’histoire puisqu’il en tirait les lumières et les vues d’un véritable homme d’État. Il n’obtint d’ailleurs gain de cause qu’en ce qui concernait les Éduens, en récompense de leur ancienne alliance avec le peuple romain.

Le gouvernement des affranchis fût, à d’autres points de vue, digne d’éux. Il en est peu qui aient autant fait pour l’embellissement et les commodités de la capitale. Au dehors, la frontière germanique fut assurée et la conquête de la Bretagne commencée.

Tout cela ne désarmait pas les sénateurs trop profondément atteints dans leurs privilèges et leur orgueil. Dans les postes éminents qu’ils conservaient encore ils recevaient leurs instructions par l’intermédiaire des directeurs des offices et se sentaient sous le contrôle de ces hommes qu’ils méprisaient. Encore si les affranchis s’étaient toujours confinés dans les limites de leur mandat. Mais il arrivait que la confiance du prince les élargit démesurément. Une révolte ayant éclaté dans l’armée de Bretagne, ce fut Narcisse, le directeur de la correspondance, que Claude envoya pour y mettre bon ordre. II fut d’ailleurs mal reçu. Sa présence au tribunal oit ils avaient l’habitude d’être harangués par l’illustre consulaire Plautius fit aux soldats l’effet d’un outrage.

Il faut dire qu’ils ne cherchaient nullement à se faire pardonner leur élévation. Bien qu’on ne puisse pas les accuser d’avoir laissé les finances en mauvais état, ils avaient amassé, par des moyens qui ne peuvent pas avoir été honnêtes, des richesses énormes. Leur arrogance égalait leur faste, comme s’ils prenaient plaisir à se venger des dédains auxquels ils étaient en butte en humiliant, à leur tour, ceux qui les regardaient de si haut. Plusieurs furent faits chevaliers. Il est vrai que le Sénat leur restait fermé. Le préjugé était trop fort, la loi trop formelle. Mais l’usage s’était introduit de conférer à des personnages qui ne faisaient point partie du Sénat les honneurs attachés au fait d’avoir exercé une des magistratures qui y donnaient droit. C’était ce qu’on appelait les ornementa. Il appartenait au Sénat de les décerner. Il n’osa refuser ni les ornements de la questure à Narcisse, ni ceux de la préture à Pallas, le directeur des finances. La bassesse ordinaire à cette assemblée l’emporta sur sa haine. On imagina pour Pallas une généalogie qui le faisait descendre des rois d’Arcadie, et il se trouva un Scipion pour Proposer de voter une adresse de remerciements à ce rejeton d’une race royale qui consentait à devenir le serviteur du prince.

Les affranchis n’étaient pas tous des âmes viles. Narcisse était sincèrement dévoué à son maître. Mais ils portaient la tare de leur origine servile. Ils étaient arrivés par la porte basse, par l’intrigue, et ils devaient se maintenir par les mêmes moyens. C’est ainsi qu’ils furent intimement mêlés aux scandales, aux tragédies qui ont éclaboussé ce règne, autrement honorable, de taches de boue et de sang.

Claude n’était pas naturellement cruel. Il avait mal débuté en faisant mettre à mort Chéréas et ses partisans ; mais en dehors de ces exécutions jugées nécessaires, à titre d’exemple, dans un esprit de solidarité princière, pour décourager à l’avenir tout attentat de ce genre, il n’avait pas fait couler le sang. Il n’avait gardé rancune ni à ceux qui avaient voulu rétablir la République ni à ceux qui s’étaient posés en prétendants contre lui. En 42 cependant, la deuxième année après son avènement, il se trouva en présence d’une de ces conjurations dont le renouvellement incessant, en faisant sentir aux empereurs tout ce que leur pouvoir et leur existence avaient de précaire, les rejetaient, par une conséquence inévitable, dans la série des représailles. Le légat de Dalmatie, Camillus Scribonianus, essaya de soulever ses légions contre le choix des prétoriens. Il commit une imprudence : soit qu’il fût sincèrement républicain, soit qu’il crût habile de le paraître, il fit entrevoir le retour à l’antique liberté. C’était un langage que les soldats ne comprenaient plus. Le mouvement fut étouffé, et, comme il y avait des complices, les condamnations à mort et à l’exil se multiplièrent comme par le passé. D’autres conjurations y répondirent. C’était le cercle fatal d’où l’Empire ne sortait pas.

On accusa, non sans raison, les affranchis d’avoir trouvé leur compte dans tous ces procès pour la satisfaction de leurs rancunes et de leur cupidité. On accusa de même l’impératrice Messaline, aussi âpre dans la poursuite des richesses que dans l’assouvissement de ses passions. Elle finit par comploter contre l’empereur lui-même en essayant de lui substituer son amant Silius. Mais Narcisse était là, qui veillait. Il dessilla les yeux à Claude. Messaline dut se donner la mort, et les hécatombes reprirent.

Avec un sensuel comme Claude, la succession de Messaline ne pouvait rester longtemps vacante. Le crédit de Pallas la fit échoir à Agrippine, la dernière survivante des enfants de Germanicus. Elle avait hérité de l’orgueil de sa mère, la première du nom, avec, en plus, le génie de l’intrigue, une ambition effrénée et une absence complète de scrupules. Elle était belle, et n’eut pas de peine à subjuguer son faible époux. Il osa, pour elle, ce que n’avait pas osé Caligula. On vit, pour la première fois, une femme associée à l’Empire, non pas en fait, dans l’ombre, mais publiquement, officiellement. Agrippine se fit conférer le titre d’Augusta, que Livie seule avait eu, et encore après la mort d’Auguste. Elle présida à côté de l’empereur aux fêtes solennelles, aux audiences, aux cérémonies militaires. Son image figura sur les monnaies. Mais ce n’était pas assez du présent : il s’agissait d’assurer l’avenir. Tout de suite elle conçut le dessein de porter au trône son fils, L. Domitius, né d’un précédent mariage, non pour lui, mais pour elle, pour régner à sa place. L’obstacle était le fils de. Claude et de Messaline, Tib. Claudius Britannicus, et avec lui Narcisse prenant la défense du fils, comme il avait pris celle du père. Pallas, d’une part, avec Agrippine, Narcisse, de l’autre, avec Britannicus, ce fut un duel à mort où Agrippine l’emporta.

Domitius était, par sa mère, petit-fils de Germanicus et, par son arrière-grand’mère Julie, il sortait du sang d’Auguste. Britannicus était le fils de l’empereur, mais il n’était que le neveu de Germanicus, et surtout il ne remontait pas au fondateur de l’Empire. L’ascendance illustre de Domitius était pour lui un avantage dont Agrippine sut jouer pour se créer un parti dans le Sénat. La différence d’âge était aussi en faveur de son fils. Il avait douze ans lors du mariage de sa mère et Britannicus n’en avait que huit. C’était peu de chose, mais cela suffit pour lui faire revêtir, dès ses quatorze ans, la robe virile. Dés lors, il pouvait être traité en homme. Claude avait une fille, Octavie, fiancée à Silanus, arrière-petit-fils d’Auguste. Les fiançailles furent rompues et Domitius épousa Octavie. En même temps il était adopté par Claude. Il prit alors ce nom de Nero, en usage dans la famille Claudienne et appelé par lui à une infâme renommée. Les honneurs s’accumulaient sur sa tête, les mêmes qui avaient été conférés aux petit-fils d’Auguste, Caïus et Lucius, à l’époque de leur majorité, avec, en plus, l’imperium proconsulaire par où il était proclamé héritier présomptif. Agrippine ne négligeait rien pour préparer son avènement. Elle s’était assurée de la garde prétorienne en faisant nommer préfet du prétoire, sans collègue, Afranius Burrus, personnage estimable, mais qui se rappela trop de quelle main il tenait son commandement. C’était un garant pour l’opinion honnête. Elle en trouva un autre dans la personne de Sénèque, brillant écrivain, interprète éloquent de la doctrine stoïcienne, auquel elle confia l’éducation du futur empereur. Sénèque et Burrus étaient les répondants du règne qui allait s’ouvrir.

Cependant une réaction était à craindre. Divers symptômes l’annonçaient. Il était temps que l’empereur disparut. Il disparut si à propos et si brusquement qui l’accusation d’empoisonnement répandue contre Agrippine trouva peu d’incrédules. Il fallait agir maintenant vite et sûrement. L’absence de Narcisse, retenu par la maladie, était une chance favorable. On tint cachée la mort de Claude, et, par de fausses démonstrations d’affection, ou retint Britannicus dans le palais de manière à empêcher toute entente entre lui et ses amis. Le lendemain Burrus présenta Néron aux prétoriens. Il n’avait pas la puissance tribunicienne, mais Caligula ne l’avait pas eue non plus lorsqu’il fut élevé à l’Empire. Et d’ailleurs, pour des soldats, le titre d’imperator, suffisait. Il y eut quelques hésitations. On chercha Britannicus, mais comme il n’était pas là, on acclama le candidat de Burrus. Tout le monde suivit, le Sénat en tête. Encore une fois, c’était l’armée qui faisait l’empereur. L’arrêt des soldats fut confirmé par les actes du Sénat, et il n’y eut pas d’hésitation dans les provinces.

 

§ 4. — Néron (54-68). La faillite du régime impérial.

Dans la série des transformations du régime impérial, le règne de Néron ne tiendrait qu’une petite place si le trouble où il j6ta la société romaine n’avait abouti à la grande crise où l’Empire sembla menacé de ruine.

Les débuts furent heureux, comme il arrivait à chaque avènement. Le premier discours du .jeune empereur, écrit sous la dictée de Sénèque, fut une répudiation formelle de tous les actes du règne précédent. Point d’empiétement d’un pouvoir sur l’autre ; à chacun sa part, au Sénat, l’Italie et. les provinces qui lui étaient attribuées, à, l’empereur, les armées, en d’autres termes, les provinces où elles étaient cantonnées. Il ajoutait : point de confusion entre la maison de l’empereur et l’État. Cela ne voulait pas dire la suppression des offices. Mais plus de cette puissance exorbitante des affranchis ; plus de ces cabales domestiques, de ces intrigues de sérail, où se décidaient clandestinement les affaires.

Ce programme n’avait rien d’original. C’était, somme toute, le retour à la doctrine d’Auguste. Sénèque s’y tint tant qu’il fut le maître. Ce qui est significatif, c’est que les procès de majesté ne furent plus, durant ces premières années, qu’un odieux souvenir. Des délateurs de profession furent poursuivis.

Comment les instincts pervers de Néron finirent par prendre le dessus, le meurtre de Britannicus, le conflit avec Agrippine, le parricide, l’orgie sanglante et burlesque, c’est une histoire si connue qu’il paraît inutile d’y insister.

C’était le Sénat qui payait le plus large tribut à la tyrannie. Sa bassesse ne le sauvait pas. L’empereur sentait bien que, malgré tout, là était l’ennemi. L’opposition pourtant, car il y en avait une, n’était pas bien redoutable. Elle était représentée par le petit groupe des stoïciens. Ils formaient un cercle d’hommes et de femmes distingués, conservant dans la corruption ambiante les mœurs antiques. Mais cette opposition n’avait rien de séditieux. Elle était toute morale, passive et inerte. Thraséas, le chef de file, personnage universellement respecté, sur qui l’opinion avait les yeux fixés, dont on observait curieusement les paroles et le silence, faisait profession de loyalisme. Il était intervenu quand, pour la première fois, on avait remis en vigueur la loi de majesté, mais simplement pour protester contre l’énormité de la peine, et il avait eu soin de débuter par un éloge de Néron. C’était pourtant trois ans après le parricide pour lequel il s’était borné à manifester sa désapprobation en sortant de la curie au moment où l’on donnait lecture de la lettre explicative de Sénèque. De plus en plus il se réfugiait dans une abstention qui, à la longue, fut imputée à crime et lui valut son arrêt de mort. Rien ne montre mieux que cette attitude à quelle profondeur de découragement étaient tombés les honnêtes gens. On regrettait du fond du cœur la République, mais on n’en espérait pas le retour. On jugeait inutile d’aller au-devant du péril ; on se contentait, le jour venu, d’y faire face, le visage serein et la conscience tranquille. On demandait à la philosophie une consolation et une force.

Il se forma pourtant une autre opposition, agissante, qui trama le complot de Pison. Il recruta des adhérents dans toutes les classes, dans le Sénat, dans l’ordre équestre, dans la garde prétorienne et jusque dans le peuple, tous animés d’une haine commune, obéissant d’ailleurs à des sentiments divers, les uns ayant une injure personnelle à venger, les autres se croyant sous le coup d’une disgrâce et cherchant à en prévenir la menace, d’autres enfin poussés par des motifs désintéressés. Mais nul, dans cette masse hétérogène, ne pensait à rétablir la République, et la preuve, c’est qu’on mettait en avant, comme prétendant, ce Pison, choisi pour sa haute naissance, pour sa générosité, pour sa bonne grâce, pour ses grandes manières, pour sa belle prestance, et aussi pour ses goûts, pour son genre de vie qui ne faisait pas craindre avec lui un régime trop austère. Le résultat, une fois la conjuration découverte, fut piteux. Il y eut quelques belles morts, mais surtout dans la foule obscure. A côté et au-dessus des faiblesses lamentables.

Le salut, décidément, ne pouvait venir de Rome. C’est de plus loin que devait partir le mouvement libérateur. La machine administrative, dont le bon fonctionnement, en quelque sorte automatique, avait fait prendre patience, s’était détraquée. Les affranchis en faveur ne ressemblaient pas à leurs prédécesseurs qui, sans doute, s’étaient enrichis d’une façon scandaleuse, mais, n’avaient pas tout de même désorganisé les finances. Les prodigalités de Néron eurent vite fait d’épuiser le trésor. On essaya de combler le déficit toujours renaissant par les confiscations, la rapine, le pillage des temples, les exactions de toute sorte, non seulement à Rome et en Italie, mais partout, chez les peuples sujets et alliés. Ce fut alors le mécontentement des provinces qui déclencha la révolte.