LES FEMMES ET LA SOCIÉTÉ AU TEMPS D'AUGUSTE

 

L'IMPÉRATRICE LIVIE ET LA FILLE D'AUGUSTE.

 

 

Qui ne connaît une admirable estampe, d'après Ingres, où Virgile est représenté lisant un chant de l'Énéide devant Auguste et l'intimité de sa Maison ? Cette image me paraît le modèle de ce que devrait être la reproduction d'une scène antique selon la conception moderne. C'est idéal et c'est profondément réel. Empreintes au plus haut degré du calme, de la dignité, de l'harmonie classiques, toutes les figures sont ressemblantes. Ces statues-là sont des portraits, le moment et la situation ne les absorbent pas au point de leur ôter le sens du monde extérieur ; détachez-les du cadre, elles vont revivre en plein courant d'humanité ; bien plus, même en ce fugitif instant qui les rassemble, chacun des personnages poursuit quelque arrière-pensée dont un œil clairvoyant saisira l'expression sous le masque de circonstance. Le doux Virgile cherche à plaire au maitre ; ce roseau qui pense est aussi le roseau qui ploie ; la bouche aux vers mélodieux est aussi la bouche aux flatteries : tu Marcellus eris ! Louer un enfant, chose difficile ! mais avec du génie on se tire de tout, et quand on n'a pas là sous la main de grandes actions à célébrer, on se contente de chanter les espérances, rhetorice spem laudat puero, quia facta non invenit !

Amateur de belle poésie et familier du prince, Mécène écoute d'un air un peu distrait, car tout en se laissant bercer à ce divin langage, il songe aux récentes confidences d'Auguste, aux troubles domestiques obscurcissant les jours de son ami. Octavie n'écoute que son deuil, et qui sait ce que ses larmes maternelles cachent d'ambition déçue, de projets de domination personnelle à jamais renversés par la mort de ce fils malingre dont l'image en pied préside à ces assises de famille ?

Maintenant, prenez à part ce Caïus Octave ; préoccupé, sombre et chagrin, il vous répondra, comme tantôt il répondait à Mécène : le monde envie mon sort, mais moi seul je sais ce qu'il en coûte pour atteindre au faîte où je suis. Succès, gloire, apothéose, tout se paie : parcourons ensemble les diverses périodes de mon existence et tu verras s'il n'y a pas à regretter plutôt qu'à triompher. Je vivais heureux dans la retraite et l'étude, lorsque le terrible héritage de César me vint contraindre à me jeter au travers des événements. J'arrive à Rome, on me conteste mes droits ; j'y trouve les ennemis de mon oncle, les Républicains en lutte avec Antoine, avec Lépide, deux traîtres qui se déclarent mes protecteurs, parce que, sous le prétexte de venger la mort de César, ils combattent pour leur propre cause. Il me faut les voir tirer à eux la moitié de l'empire ; je subis leurs affronts, leur grossièreté. Cicéron intervient, me prête secours ; par lui, je gagne le Sénat et le peuple ; par lui, j'arrive au commandement. Cependant, les Républicains progressent. En apparence, je me réconcilie avec Antoine et Lépide, et soudain, oh ! l'horreur ! soudain, Rome nage dans le sang ; les provinces sont en proie à la dévastation jusqu'au jour où Brutus et Cassius, à Philippes, tombent sous nos coups. De retour du camp, qui me reçoit ici ? Fulvie, l'atroce femme d'Antoine ; Fulvie, acharnée à me faire la guerre et soulevant contre moi dix-huit villes ! Cette fois encore les dieux me donnent la victoire pouf me précipiter dans de nouvelles discordes. Les mânes de César criaient vengeance ; trois cents sénateurs leur sont immolés par la hache. Sextus Pompée prend les armes et je le bats, grâce à l'imperturbable dévouement d'Agrippa. Antoine et moi nous nous partageons l'empire ; pour ses plaisirs, ses débauches, il reçoit l'Orient ; maintenir debout l'État, gouverner nos forces vitales fut mon lot. Ce testament où l'insensé déclarait ses héritiersavec qualité de princes romainsles enfants nés de Cléopâtre, ce testament aveugle, absurde, soulève les colères du peuple ; je dois faire la guerre à la reine d'Égypte ; le soleil d'Actium se lève, et je deviens le maître du monde. Mais hélas ! de quels flots de sang notre victoire fut payée ; de magnifiques funérailles, que moi-même je conduisis, réunirent les restes mortels de Marc-Antoine et de Cléopâtre. L'univers m'acclamait, j'étais le Grand, le Modéré, le Juste ! Cet excès de gloire, à quoi m'a-t-il servi ? Quel fruit en ai-je retiré pour mon bonheur, mon repos ? Je fermai publiquement les portes du temple de Janus, comptant bien qu'elles ne se rouvriraient plus. J'aurais voulu guérir les blessures de l'État, réconcilier les partis, fonder l'ordre nouveau, puis m'effacer dans la retraite et le silence ; toi-même ; ô Mécène ! tu m'en empêchas ; sur tes instances, je gardai ce fatal diadème, et comment eussé-je résisté quand le Sénat tout entier appuyait tes supplications de ses Adresses ? C'était comme un courant irrésistible, comme une suprême manifestation de la volonté des Dieux ; du nom même dont on m'appelle, de ce nom d'Auguste, émane la consécration. Tout ce que l'humaine ambition peut rêver de puissance m'est acquis ; je commande aux armées de terre et de mer, j'exerce sur toutes les provinces d'un empire sans bornes les droits illimités de proconsul ; ma personne est inviolable ; tribun à vie, je m'impose au Sénat ; censeur, j'administre les mœurs, — pontife souverain, les choses divines. Regarde, ô Mécène ! regarde, c'est bien ton vieil ami, Auguste, qui trône au faîte des grandeurs, et qui, morne et découragé, te crie : Oh ! rends-moi ma jeunesse tranquille, rends-moi ces temps heureux où le pieux Apollodore m'enseignait le bonheur dans la modestie de la condition, et la simple et douce pratique des devoirs du citoyen et du sage ! Ces devoirs, je les ai trahis, mes pieds ont glissé dans le sang. L'ambition et ses furies m'ont emporté, et me voilà, moi, le maître du monde, regrettant et pleurant d'être devenu ce que je suis.

Ainsi le Caïus Octave d'Ingres semble s'exprimer, et sa Livie, que nous dit-elle ?

De celle-là j'en voudrais parler tout à mon aise. Telle que le crayon du peintre l'a saisie avec son visage de camée, ses formes de déesse, habile, séduisante, rusée, pleine d'enchantements et de précipices, je la prends pour faire de son personnage le centre d'une étude à part. Autour d'elle viendront se grouper des figures qui ne sont pas dans le tableau, mais qui sont dans Pline, dans Sénèque, dans Suétone et dans Tacite, et sur lesquelles l'érudition et la critique modernes ont projeté leurs clartés.

 

I.

Je m'incline devant la majesté du caractère de Livie[1], j'admire ces grâces décentes, cette douceur d'accueil qui la distinguent des rudes figures du passé ; il n'en est pas moins vrai que cette vestale des matrones avait au cœur, sous une apparence de placidité, l'ambition la plus remuante et la plus atroce. Son petit-fils Caligula, ce fou qui l'avait d'enfance beaucoup et de très-près observée, disait d'elle : C'est Ulysse en robe de femme. On ne combat point l'intrigue des autres avec cette habileté suprême sans être soi-même rompu plus ou moins à l'art de l'intrigue. Quand je vois l'Histoire travailler imperturbablement pendant un demi-siècle à la fortune d'un personnage, l'idée me vient de rechercher dans quelle mesure de complicité ce personnage peut être avec les événements, et j'avoue que trop de calme ici me donne à réfléchir. Les circonstances ne nous aident point seules, il y faut bien aussi tenir la main, et cette main, je n'aime pas qu'elle se cache. Livie avait cela de commun avec Auguste, qu'elle savait se dominer, être maîtresse de soi dans la douleur, et par occasion jusque dans le crime. Je me défie de Tacite, et cependant, comment ne point avoir des doutes en présence de cette suite de catastrophes qui semblent se donner le mot pour venir coup sur coup aider aux combinaisons dynastiques d'une femme ? Auguste n'a point de fils, Livie a Tibère, et c'est maintenant au Destin de s'arranger de manière à favoriser le plan de l'impératrice, laquelle entend et prétend que le successeur d'Auguste soit Tibère et non autre. Le Destin travaillera-t-il seul ? Rien ne nous empêche de le croire. L'Histoire a des versions en sens contraire : pures calomnies ! Des héritiers au trône du monde ne peuvent-ils sortir jeunes et brillants de cette vie sans qu'on attribue leur mort à la violence ? Louis XIV, dont les dernières années, par leurs revers et leurs deuils, rappellent tant la fin d'Auguste, le Grand Roi vit également devant ses yeux la solitude s'étendre, les lis tombèrent moissonnés tout à l'entour. On parla de crimes secrets, d'empoisonnements ; l'Histoire a depuis instrumenté, et son enquête n'a rien trouvé. C'est possible que toutes ces funérailles répétées fussent dans les décrets des Dieux. Oh ! ces fameux projets des fondateurs de dynasties, éternelle déception dont l'exemple n'instruit personne Tant de travaux, de ruses, de scélératesses entassés, pour qu'à un jour donné tout s'effondre !

De cette femme, l'honneur, la joie et l'ornement de son trône, Auguste n'aura point d'enfant. Comment perpétuer la race, faire refleurir le précieux sang ? Julie est là, sa fille unique, fille d'un premier lit. Il la donne à Marcellus, né d'Octavie, la sœur bien-aimée, et presque aussitôt Marcellus meurt. Il n'avait pas vingt ans, le peuple l'aimait de cet amour étrange, irréfléchi, qu'il témoigne aux héritiers présomptifs. On met en eux espoir et confiance, on se grise d'illusions ; s'ils viennent à succomber jeunes, la mort pose à leur front une auréole dont les rayons brillent ensuite à travers les âges. Toutefois, ne nous y trompons pas ; ces hyperboliques panégyriques ne sont point les seuls courants par où s'épanche la douleur des peuples ; le livre de nos mécomptes est en partie double, et l'éloge du héros défunt n'obtient tout son effet que lorsqu'il renferme un acte d'accusation contre celui des survivants auquel l'événement profite ou semble profiter. Auguste, en le mariant, avait adopté Marcellus. Déclaré prince héréditaire de l'empire, le fils d'Octavie barrait le chemin au fils de Livie. Dion Cassius a bien quelques soupçons, mais il n'insiste pas. D'ailleurs, écrit-il, cette année et celle qui suivit comptèrent parmi les plus insalubres ; nombre de gens furent enlevés. Le jeune prince était de complexion délicate, point malade cependant ; Antonius Musa, médecin d'Auguste, lui prescrivit la cure d'eau froide dont il mourut à Baïa. Ou ce sera la maladie qui tuera le malade, ou ce sera le médecin. Nul doute que Beaumarchais, plaçant à Rome la scène de sa comédie, n'eût ajouté : A moins que ce ne soit le poison.

Ce bruit émut, passionna la ville ; il passionna surtout la Cour. Qu'on se représente les ennuis de Livie au milieu de ces femmes, toutes ses rivales à divers titres, toutes de la maison et détestant en elle l'étrangère : Scribonia, l'épouse dépossédée ; Julie, sa fille, que le veuvage rapprochait de sa mère contre la marâtre ; Octavie, que l'affection avait élevée au rang même de l'impératrice et au partage des honneurs suprêmes, Octavie, dont le désespoir jaloux ne pardonnait pas à la femme d'Auguste d'avoir deux fils pleins de force et d'éclat, tandis que son Marcellus à elle n'était plus ! Elle détestait toutes les mères, dit Sénèque, et par dessus toutes abhorrait Livie, qui lui semblait avoir pris pour ses fils le bonheur qu'elle s'était promis. Marcellus dura peu, et sa prompte fin s'explique aisément. L'époux n'était point de complexion à supporter l'épouse ; livré en pâture aux premiers feux d'une Julie, le délicat et fragile enfant n'eut même pas le temps de se reconnaître. On le voit plier, s'affaisser. Laissons dormir les poisons de Livie, nous eu retrouverons la trace ailleurs, et ne parlons ici que des brûlants triomphes de Lucine et de la consomption qui leur succède.

Marcellus mort, pleuré, chanté, Julie redevenait un embarras. J'ai deux filles, disait Auguste, qui me sont un égal tourment, ma Julie et la République romaine. Le père ne se séparait pas du politique, et ce fut le grand mal. ll y perdit la joie du foyer, spéculation suprême de son égoïsme, et ne réussit qu'à pousser hors des tempéraments, la plus insoumise et la plus folle des créatures. A qui la marier ? Livie, dès ce moment, n'eût pas demandé mieux que de la prendre pour Tibère ; mais Octavie, en bonne sœur, s'interposa. Auguste, toujours préoccupé d'intérêts dynastiques, penchait vers Agrippa. Tu l'as fait si grand, cet homme, lui soufflait Mécène à l'oreille, qu'il faut à présent qu'il devienne ton gendre, ou qu'il tombe ! Mais Agrippa dépassait la quarantaine, et Julie avait dix-sept ans ; de plus, il était marié avec Marcella, sœur de Marcellus. N'importe, ce que voulait Auguste, Octavie le voulait non moins. Déjouer les plans secrets d'une Livie, quelle fête ! et commuent ne pas interrompre son deuil en pareil cas ! La mère éplorée fit trêve à ses douleurs, quitte à les reprendre plus tard, et travailla de toute son influence au divorce, heureuse, au prix même d'un tel outrage infligé à sa fille, de couper court aux arrogantes combinaisons d'une matrone détestée.

Livie avait le calme des âmes fortes, toujours maîtresses de l'heure, même quand elles n'en profitent pas. Battue dans le présent, ses calculs se portèrent aussitôt sur l'avenir : partie remise, jamais perdue ! Dans sa modération, sa patience, entrait comme un pressentiment des longues années qu'elle avait à vivre, et qui la rendaient invincible. Le mariage de Julie et d'Agrippa eut lieu selon le vœu d'Auguste[2], et le vainqueur d'Actium ne tarda guère à connaître les bénéfices d'une si fameuse alliance. Une chose manquait à Vipsanius Agrippa, que ni les services rendus, ni la faveur d'Auguste ne pouvaient donner : la naissance. Aux veux de l'aristocratie romaine, dont sa femme allait représenter l'exquise fleur, ce fier soldat, ce grand ministre n'était en somme qu'un parvenu ! Avec cela, point de jeunesse, l'humeur sévère et la rudesse d'un homme qui, ayant passé son temps au milieu des combats et des affaires, ne connaît rien de la vie, de ses plaisirs ni de ses élégances, et partant, les méprise. Vir simplicitati proprior quam deliciis, écrit Pline ; signalement certain, auquel répond exactement le portrait.

On peut voir à Venise, dans la cour du palais Grimani, une statue superbe d'Agrippa, marbre colossal, qui jadis décorait le panthéon d'Auguste. Le héros est représenté nu, à la manière grecque, son glaive dans la main droite, sa chlamyde jetée sur l'épaule, le pas en avant comme pour l'attaque. La poitrine se développe largement, partout la force éclate, mais sans grâce aucune. Vous êtes devant le type d'un robuste laboureur de la campagne de Rome ; la nuque tient du taureau, et les attaches de la tète montrent une musculature herculéenne. Le buste que lions avons au Louvre donne la même idée : masque viril, œil renfoncé, regard scrutateur, bref tout ce qui dénonce un caractère sombre et médiocrement fait pour plaire aux femmes. La liberté dont on jouissait sous le divin Auguste fut si grande, que nombre de gens allèrent jusqu'à reprocher impunément son manque de noblesse à l'omnipotent Agrippa.

Julie en cela ne se gênait point, et du milieu de son cercle de jeunes seigneurs et de beaux-esprits donnait le ton. Plus tard, Caligula renia carrément l'ancêtre ; plutôt que de passer pour le petit-fils d'Agrippa, il répandit la fable d'un commerce incestueux d'Auguste avec sa propre fille. En attendant que, mort, on le désavouât, Julie rougissait de lui vivant. Sur un sujet, ils auraient pu s'entendre. Julie n'était pas simplement la fille de César, elle était aussi la personne la plus lettrée, la plus instruite. Agrippa, de son côté, appréciait infiniment les belles statues et les beaux édifices ; il ne rêvait pour Rome qu'embellissements ; tous deux avaient des goûts artistes, ce qui les rapprochait ; mais dans la pratique, le point de vue était tout différent. La femme ne songeait qu'à son agrément personnel, au luxe particulier de sa maison, tandis que lui, dont les préoccupations ne cessaient de s'étendre au delà de la vie privée et d'embrasser l'État, n'aimait les arts que pour les avantages publics qu'ils procurent, et dépensait sa fortune à bâtir des portiques, des temples et des thermes ; à construire des aqueducs, à planter des jardins où les statues, les fresques, naissaient et se multipliaient sous la pluie d'or.

Pline l'Ancien parle d'un discours sur cette matière, dans lequel Agrippa reproche aux puissants de l'Empire d'enfermer en des palais et des villas, leurs tableaux et leurs statues, au lieu de les consacrer au profit de tous.

 

II.

Les Romains étaient de grands pillards, et depuis que Marcellus, en pillant Syracuse, avait donné l'exemple, tous les généraux triomphateurs se faisaient un devoir de ne rentrer dans Rome que bien accompagnés des chefs-d'œuvre de l'art grec. Paul Émile avait raflé tant de merveilles en Macédoine, où le grand Alexandre les avait, de son temps, entassées, qu'avant de quitter la Grèce, il en organisa lui-même une Exposition officielle dans Amphipolis. A son triomphe, deux cent-cinquante chariots gigantesques figurèrent remplis de statues et de tableaux de toute sorte et de toute grandeur. Un peu plus tard, Rome vit arriver, dans une même année, les trophées de Carthage et de Corinthe, et peu après, les innombrables trésors de l'Asie hellénique montaient, avec Sylla, au Capitole, Cicéron appelle ces captures le droit de la guerre et la part du vainqueur. Les Romains, alors qu'ils usaient de ce droit barbare et qu'ils en abusaient, ne se doutaient pas du service qu'ils rendaient à la civilisation. Sans eux, rien de ce que nous possédons aujourd'hui, en fait d'antiques chefs-d'œuvre, ne subsisterait. Songeons aux dévastations qui, des temps les plus reculés à nos jours, ont, en ses moindres recoins, visité le sol de l'Hellade, et remercions ces grands fléaux qui furent aussi des Mécènes et des préservateurs. D'ailleurs, jusqu'à la période de Sylla, ces richesses n'avaient servi qu'à l'embellissement de la ville. La maison dé Marcellus, ses jardins, ses villas restaient vidés, tandis que par les soins du héros de Syracuse, les temples, les portiques et les forums se peuplaient de chefs-d'œuvre. Bientôt, cependant, on devint connaisseurs, et la mode s'établit des collections privées. Lucullus et ses pareils forcèrent les enchères, les objets d'art eurent là vogue ; on en voulait pour ses palais et pour ses parcs ; les provinces furent mises au pillage. Relisons le procès Verrès.

Sous le régime impérial, la frénésie s'accrut encore. Sans que la guerre en fournît le prétexte, sans qu'il y eût à l'horizon simple apparence de triomphe, les temples de la Grèce furent démeublés, et leurs dieux expédiés par mer à la Ville éternelle, où les statues devinrent à la fin aussi nombreuses que les hommes. Fallait-il, en effet, qu'il y en eût de ces bronzes et de ces marbres entassés là, pour qu'après des siècles d'écroulement et de cataclysme, à Tibur, à Tusculum et sur le versant des coteaux Albins, les fouilles aient rendu et continuent à rendre ce que nous voyons ! De telles merveilles étaient faites pour entretenir chez un peuple le sentiment du beau. Les œuvres enfantées par le génie des Grecs étaient à Rome un fonds national ; tous en jouissaient, tous les respectaient, quoiqu'il n'y eût point de sentinelle préposée à leur garde, on ne cite sous la République qu'un seul exemple du contraire, et cet exemple vint d'en haut : Un jeune patricien du nom de Titius, rentrant chez lui en état d'ivresse, fut arrêté la nuit et mis en prison pour s'être amusé à mutiler une statue. Le lendemain, au Champ-de-Mars, quelqu'un s'informant de son absence, bracchia fregit, répondit un de ses compagnons, mot à double entente et qui peut vouloir dire : il s'est cassé le bras, comme il peut signifier : il a cassé un bras. Jules César qui, pour la gloire des Romains, accomplit tant de grandes choses, fit énormément aussi pour la splendeur de leur cité. Artiste, il l'était au plus profond de l'âme ; que n'était-il pas ? il s'entendait aux mathématiques, à l'astronomie, à l'architecture. L'imperturbable héros de cent batailles perdait la tète devant une statue. Un tableau de maître, une pierre gravée le passionnaient ; il ne descendait pas en vain de la belle Déesse, et le sens de la beauté, sous toutes ses formes, lui venait, il pouvait le dire, de l'immortelle aïeule, dont aux journées de Pharsale et de Munda il donnait à ses légions le nom sacré pour mot de ralliement.

Par le forum de César, dont le seul emplacement coûta trente millions, fut éclipsé le vieux forum républicain ; et le temple colossal dédié à Vénus Genitrix eut pour programme de dépasser toutes les merveilles d'une cité qui en contenait tant. Devant le sanctuaire se dressait en airain la statue gigantesque de son cheval de combat, animal héroïque, aux sabots de devant écartelés, et qui jamais ne supporta d'être monté par un autre cavalier que César. Parmi les trésors de ce temple, non, de ce musée, resplendissaient deux tableaux : une Médée et un Ajax que le grand dictateur avait payés quelque chose comme cinq cent mille francs de notre monnaie ; car c'était le plus beau, que pas un seul de ces chefs-d'œuvre ne fut le fruit de la rapine. Tous furent acquis à riches deniers par César, lequel commanda au grec Archésilas la statue de la Déesse et probablement aussi la statue de Cléopâtre, qui, plus tard et par les soins du dictateur, fut placée à côté de Vénus elle-même : juste hommage rendu à la plus belle des femmes, à la mère de Césarion ! Plus d'un siècle après la mort du divin Jules, ces marbres existaient encore, et Dion Cassius a pu les admirer là, dans ce temple où venait, à ses rares loisirs, se reposer le maître du monde, que les envoyés du Sénat apportant le fameux Message surprirent occupé à contempler des œuvres d'art. Deus invictus ! lui-même, quoique vivant, marchait l'égal des dieux ! On l'appelait Jupiter ; son palais avait droit au fronton réservé aux seuls temples ; ses statues d'ivoire, d'airain ou de marbre, couronnées du laurier militaire ou du gazon civique, peuplaient les forums, les sanctuaires. Son image, privilège inouï jusqu'alors, circulait gravée sur les monnaies, annonçant à l'univers qu'il avait un maître ; la divinisation était complète, et sur bien des points méritée ; sait-on en effet beaucoup d'usurpateurs que leurs contemporains aient jugé dignes d'habiter le temple de la Clémence et d'y figurer, la main dans la main, avec la statue de la Déesse. Cœur magnanime, esprit incomparable, César sut toujours, et partout, faire grand[3]. En travaillant à sa propre gloire, il travaillait au bien, à la joie de tous les Romains d'abord, puis du monde entier qu'il appelait à Rome.

C'est par ces côtés qu'Agrippa voulut l'imiter. Artiste et citoyen à son exemple, et professant cette maxime : que les riches et les puissants se doivent à la nation qu'ils gouvernent, et que — plus vos trésors sont immenses, plus vous avez d'intelligence et de culture, plus vous devez faire pour le bien-être, l'éducation et l'agrément de tous, — Agrippa, s'il nous est permis de ne pas reculer devant un anachronisme, pensait là-dessus comme un Français, tandis que Julie, plus égoïste et particulariste, entendait n'acquérir que pour posséder.

 

III.

Ce malheureux hymen commença pourtant par donner de beaux fruits : Caïus d'abord, Lucius ensuite, puis Julie, puis Agrippine.

Auguste voyait s'accomplir ses vœux les plus chers. Sur-le-champ il adopta ses petits-fils, assurant ainsi la succession au trône dans sa race, et la prémunissant contre les attentats dont il pourrait être l'objet. On n'aborde pas impunément une Circé comme Julie. Malgré le triple airain qui l'entourait, ce cœur de soldat fut envahi. Agrippa subit le charme irrésistible, et, bientôt forcé d'ouvrir ses yeux à l'évidence, combattit le mal sans le vaincre. Sa dignité lui défendait de se plaindre et de rien laisser voir. Les expéditions militaires, les travaux et les fatigues de la vie d'État semblaient devoir offrir un refuge à son chagrin ; il n'y trouva que des prétextes pour quitter la place où d'autres, brillants, plus heureux, se prélassaient. Vainement refoulée, la possession démoniaque le suivit partout, hâta sa fin. Agrippa meurt à cinquante-deux ans. A peine laisse-t-on à sa veuve le temps de mettre au monde un dernier enfant, — cet Agrippa posthume, au sort duquel il sera dûment pourvu au jour donné. Aussitôt, l'intrigue se renoue. Bien coupé, mon fils, dira plus tard la mère de Charles IX, maintenant il s'agit de recoudre. Livie s'entendait à recoudre. Dix ans elle avait attendu que Julie redevînt libre, et cette fois, il la lui fallait pour son Tibère.

Tristes noces ! plus funestes encore que les secondes !

Déjà, du vivant d'Agrippa, Julie s'était distinguée par les désordres de sa conduite, désordres que facilitaient les continuelles absences d'un mari dont les affaires de l'État sollicitaient la présence, tantôt au milieu d'un camp, tantôt à la tête du gouvernement d'une province reculée. Vers cette grande darne, la première dans Rome et la plus belle, affluait tout ce que la jeunesse avait de brillant, et pas n'était besoin de savoir par cœur l'Art d'aimer ou tel autre poème d'Ovide, le Musset de cette période, pour s'entendre à lier et mener une intrigue de galanterie avec la femme du vieil amiral. Julie, à la faveur du mariage, s'émancipait délicieusement des lourds ennuis endurés sous le toit domestique. Enlevée de bonne heure à sa mère et transportée au palais, elle avait grandi sous la direction d'un père affectant beaucoup la simplicité des mœurs bourgeoises, et d'une rigidité souvent pédantesque. Tout n'était point rose dans ce gynécée entre la tante Octavie, l'austère marâtre Livie et Scribonia, la vraie mère, qu'on ne perdait pas une occasion de quereller. Auguste avait cette manie de ne vouloir porter que des vêtements fabriqués chez lui par les siens ; il fallait, bon gré mal gré, coudre et filer de la laine du matin au soir, et cette attitude rétrospective d'un chef d'État visant la popularité, agaçait invinciblement la jeune princesse, qui n'était rien moins qu'une Nausicaa, et par ses impatiences déjà préludait à cette fameuse réponse venue plus tard : Si mon père oublie qu'il est César, j'ai le droit de me souvenir, moi, que je suis sa fille ! Quant à des jeunes gens, on n'en voyait pas un seul. Tout le système d'éducation tendait à convaincre les Romains de la divinité du sang de Jules ; c'était un cérémonial de sanctuaire avec quelque chose de l'étiquette de la Cour d'Espagne sous Philippe II. Un jour, aux bains de Baïa, un jeune homme de qualité, Lucius Vicinius (clarus, decorusque juvenis), croit de son devoir de venir présenter ses hommages à la princesse, et tout de suite Auguste le remet à sa place et lui reproche sa démarche incorrecte dans un de ces petits billets qu'il rédigeait en homme d'esprit et traçait en calligraphe[4].

Julie étouffait à la chaîne ; en elle la nature violentée se révoltait, et, quand le mariage ouvrit à ses ardeurs le libre espace, elle s'y précipita d'un de ces élans cent fois accrus par la compression. Ici commencent les grands jours de ses désordres. Avec Agrippa, l'ami de jeunesse et l'intime confident d'Auguste, le ferme soutien de l'établissement impérial et le plus populaire des héros de Rome, elle avait pu garder certains ménagements ; mais qu'avait-elle à se contenir vis-à-vis de ce Claudien ténébreux et toujours s'effaçant derrière une mère intrigante ; de ce fils d'une Livie, trop honoré de s'unir au sang des princes dont elle était, et qui, — incapable de lui donner cette situation véritablement suprême où l'avait mise son second mari, — à tant de disgrâces joignait celle d'avoir jadis méprisé ses avances[5] ? La liaison avec Sempronius Gracchus, entamée du vivant d'Agrippa, reprit de plus belle et, comme à ciel ouvert. Après, en même temps, d'autres eurent leur tour : Murena, Cœpio, Lépide, Ignatius, Antoine, fils du grand triumvir, pour le goût des plaisirs, l'ambition, tenant de son père, plus doué cependant du côté des finesses de l'esprit, un délicat, presque un poète et l'ami d'Horace, qui l'a célébré dans une de ses Odes. C'était là sans aucun doute une société fort immorale, et comme les pouvoirs despotiques réussissent à les établir en faisant refluer dans la vie privée toutes les énergies militantes, toutes les forces habituées à se dépenser dans la vie publique. Plus de forum, plus de politique, mais un besoin effréné de luxe et de jouissances, de misérables intérêts de coterie, la foire aux anecdotes, aux scandales, mille pernicieux canaux par lesquels la dérivation s'opère. Auguste, en constituant sa monarchie, réunit tous les pouvoirs de l'État dans sa personne et sa Maison. Alors commence le rôle des femmes de la Maison impériale, dont les caprices et les galantes équipées deviennent affaires d'État. Sous ses dehors d'élégance et de savoir-vivre, cette société, — ce grand siècle, ainsi qu'on l'appelle, — cache des abîmes de corruption. Sa littérature, ses beaux-arts, ses raffinements de goût, pure surface, tapis de fleurs et gazons verts couvrant et dérobant l'infect marais ! Le chantre de la modération dans les plaisirs, de la vie bornée, Horace perd de sa faveur, c'est Ovide qui tient le haut pavé : l'Art d'aimer est dans toutes les mains, et l'empereur Auguste, restaurateur des bonnes mœurs, n'y voit point de mal. C'est qu'au fond la morale proprement dite l'occupe assez peu ; il ne demande que des ménagements extérieurs : soyez au dedans ce que vous êtes, — des libertins et des courtisanes, — mais au dehors, en public, point de scandale ! Pour le peuple, du pain et des spectacles ; pour la noblesse, toutes les jouissances d'une vie de loisirs forcés.

 

IV.

Il y eut cependant des natures absolument réfractaires à cet esprit de dissimulation ; on en vit qui, par opposition, affichèrent leurs débauches. Julie était de ces natures, toujours vraie et portant haut même ses vices, — du reste le parfait produit de son temps et de la société qui l'avait élevée. Jugée à ce point de vue, l'effroyable pécheresse ne vaut pas moins que tout ce qui l'en-bure ; je me reprends, elle vaut beaucoup mieux. Outre cette droiture dont je parle, elle avait l'humanité, la bonté d'âme ; præterea mitis humanitas minimeque severus animus, dit Macrobe. Livie était assurément une plus honnête femme ; elle, Julie, était un plus honnête homme. Ses crimes n'ont fait d'autres victimes qu'elle-même, jamais vous ne lui surprenez la main dans un meurtre, ce qui ne se peut dire de l'épouse d'Auguste, chaste et pudique, mais cruelle, — sang de vipère, tranquille, froid et venimeux. D'ailleurs, à ces désordres, que d'excuses ! Son père en la mariant avait-il une seule fois considéré autre chose que la raison d'État ? Des premiers battements de son cœur, de ses vœux de jeune fille, qui s'était occupé ? Julie sentait les .implacables droits qu'elle avait à l'indulgence de son père ; son tempérament de feu et la dépravation de la jeune noblesse firent le reste. Ingénieuse et brillante, elle apportait à la conversation toutes les ressources de l'intelligence la plus diverse et la mieux informée.

Parler de sa beauté serait facile ; nous n'avons point ici, comme pour Cléopâtre, à conjecturer sur la foi de quelques documents, que l'imagination interprète. Les médaillés, les pierres gravées nous renseignent ; et d'ailleurs, à qui ce genre d'iconographie ne suffit point, le Louvre offre son répertoire. La statue que nous avons d'elle au Musée la représente en Cérès, la couronne au front et dans la main la corne d'abondance. Vous êtes vis-à-vis d'une femme abordant la trentaine, belle et d'une superbe distinction. Le visage, où se montre la fierté des races royales, n'en respire pas moins un grand charme ; les traits sont fins, délicats, la vie et l'esprit les animent. Involontairement, devant ce marbre, vous vous dites : Qui que tu sois, tu seras vaincue, et fille de César bien plus encore ! Légèreté, hauteur, coquetterie, tout l'arsenal de la provocation, et rien pour la défense ; aucune volonté, point d'énergie. Un large et souple pallium enveloppe le corps élancé, dont le maintien trahit la grande dame ; dans ce costume, décent jusqu'à l'austérité, ne découvrant que la main gauche, tandis que le bras droit se relève sous les plis et doucement sert de support au cou, — l'œil scrupuleux d'Auguste ne trouverait pas un défaut à reprendre.

On sait quel juge morose était César et combien il avait la remontrance aisée en ces questions d'attitude et de toilette. Trop de luxe, de familiarité l'indisposait ; il ne permettait pas à sa fille de paraître vêtue librement. Un jour, au théâtre, pendant un combat de gladiateurs auquel assistait la famille impériale, il constata, non sans mauvaise humeur, la différence très-marquée d'impression que produisirent sur l'assemblée l'apparition de Livie et celle de Julie. L'une arrivait accompagnée d'un conseil d'hommes graves et déjà mûrs, tandis qu'autour de l'autre avait pris place une députation de la plus frivole jeunesse. Julie, à peine rentrée, eut sa semonce sous forme d'un de ces billets que son père aimait à décocher, et, comme elle avait l'esprit de famille et n'était point une personne à se déconcerter jamais, elle riposta sur-le-champ : Patience pour mes jeunes gens, et ne me les reprochez pas tant, car eux aussi vieilliront avec moi ! Auguste sourit et continua son métier d'épilogueur débonnaire. Au fond, il l'adorait et refusait de croire à son inconduite ; tout au plus admettait-il ce que nous appellerions des inconséquences. Une autre fois, il la surprit se faisant enlever quelques rares cheveux blancs poussés bien avant la saison, je dirais presque en primeur, sur cette jolie tête. La cueillette allait son train, lorsque l'arrivée soudaine de César dérangea tout ; les femmes n'eurent que le temps de s'échapper, emportant, ou croyant emporter, le secret de l'opération ; néanmoins, il resta des traces, deux ou trois cheveux égarés. L'empereur les remarqua, mais sans se trahir par aucun mouvement. Il se mit à causer de choses diverses, et sans en avoir l'air, amena la conversation sur l'âge de Julie. Et penser, lui dit-il, que dans quelques années tu vas commencer à vieillir. Qu'aimeras-tu mieux alors, des cheveux blancs ou de la calvitie ?Moi, cher père, mais il me semble que je préfèrerais encore des cheveux blancs !Oh ! la fourbe ! reprit Auguste. S'il en est ainsi, pourquoi souffres-tu que tes femmes déjà commencent à te rendre chauve !

Je me la représente devant l'autel de sa toilette, environnée de tout le personnel, de tout le cérémonial du culte. Assise sur le siège d'or, — tandis que des servantes empressées passent aux doigts de ses pieds les anneaux de pierreries ou baignent de senteur les draperies de sa tunique, — elle jase et badine, et sa bouche, fraîchement teintée de carmin, ébauche un sourire à l'esclave qui lui tend le miroir. L'esclave au miroir est de toutes les filles du service, la plus rapprochée de sa maîtresse. On la veut jeune, belle, et surtout irréprochablement saine de corps, chose rare à trouver an milieu de la corruption des mœurs romaines. La pureté de son haleine décide de sa fortune. Elle souffle sur le miroir, et, pour être adoptée, il faut que la surface limpide, un moment ternie, renvoie à l'odorat de la grande dame un parfum de rose et de violette. Comme elle a son Nubien farouche pour l'accompagner et la garder, Julie a son esclave favorite préposée au miroir, aux secrets messages. Phœbé vit dans la contemplation, l'adoration de sa patronne. Cette jeune tigresse devient une gazelle apprivoisée aux genoux de l'auguste princesse, qui, selon les caprices de l'heure, la flatte, l'enguirlande, ou s'amuse à lui darder dans les chairs son épingle à cheveux.

On n'en finirait pas avec ces traits anecdotiques, qui nous montrent — chacun dans son caractère et son contraste — ces deux personnages si peu semblables, quoique si rapprochés, et malgré tout liés d'invincible tendresse : celui-là, dévotieux gardien des convenances, fauteur des vertus domestiques, circonspect, économe, frugal ; celle-ci, tout à son luxe, à ses entraînements, à ses passions, le sang impétueux du grand Jules, sa vraie nièce, et la postérité retrouvée de Vénus, l'immortelle aïeule ! Auguste, ayant un soir désapprouvé l'équipage de sa fille, la vit venir à lui le. lendemain mise très-simplement, et, comme il la félicitait du changement : C'est qu'aujourd'hui, répondit-elle, je me suis habillée pour mon père, et hier pour mon mari. Chez une Romaine de la République, le mot pourrait passer ; mais chez Julie, comment y croire ? C'est pour ses amants qu'elle s'habillait et non pour son mari. qu'elle abhorrait, et qui, farouche, à l'écart, dévorait sourdement ses colères, ne se sentant point de force à porter plainte. Les bruits promenés par la ville, certains propos licencieux de Julie, lui tintaient aux oreilles. A l'observation d'un de ses amants, lequel, sachant le fond des choses, lui demandait comment il se faisait que tous les enfants d'Agrippa ressemblassent à leur père, l'épouse impudique n'avait-elle pas répondu par ce trait d'une audace dont l'honnêteté de notre langue ne souffre point la traduction : Nunquam enim nisi navi plena tollo vectorem ?

 

V.

Revenu depuis pou de sa dernière campagne en Germanie, Tibère, d'un simple coup d'œil, s'était rendu compte de la situation, et, la mesurant bien, avait dû reconnaître qu'elle n'était pas à son. avantage. L'influence de Julie régnait sans égale ; une riche lignée de princes et de princesses entourait la féconde mère et déjà grandissait pour la dynastie. L'aîné de ses fils, Caïus César, héritier présomptif, s'avançait chaque jour d'un pas plus assuré dans la faveur publique. Auguste l'y aidait de tout son pouvoir, et dans son impatience à le couvrir, à l'accabler d'honneurs, lui et son frère, obtenait du Sénat les dispenses d'tige nécessaires. Les Infants, salués, acclamés par la foule, occupaient la scène au premier rangs ; ils habitaient chez Auguste, qui lui-même présidait à leur éducation, les voulait pareils à lui en toute chose et s'évertuait à leur transmettre jusqu'à son écriture. A la table de famille, il les plaçait à sa droite sur le triclinium ; en voyage, ils chevauchaient près de l'empereur ou montaient dans une litière qui précédait la sienne. Tibère n'était pas seulement mis à l'ombre, il gênait. Le Tribunat même, dont il venait d'être investi, ne le défendait point contre l'outrage. A trente-six ans, malgré ses victoires et ses nombreux services, il lui fallait à chaque instant subir les arrogances des jeunes princes du sang et de leur clique. Le peuple l'accueillait avec froideur, et la société n'avait plus assez de sarcasmes pour cet époux si aveugle ou si tolérant, impudicitiam uxoris tolerans aut declinans.

Julie cependant réclamait davantage ; la présence de Tibère l'importunait pour vingt raisons. Elle entreprit donc de persuader son père, et l'odieux fils de Livie reçut la mission d'aller en Orient guerroyer contre les Parthes. On évitait ainsi toute chance de conflit entre un mécontent dangereux et ces jeunes Césars, dont l'astre naissant ne devait pas être offusqué. A l'époque du premier mariage s'était déjà produit quelque chose de pareil à cette situation. Marcellus, qui jouait alors, comme époux de Julie, ce brillant premier rôle que le prince Caïus, fils de cette même Julie, tient à l'heure où nous sommes, l'imberbe Marcellus, ivre de sa popularité, de sa faveur auprès du maitre, avait osé vouloir lutter d'influence avec un Marcus Agrippa, et, — signe caractéristique, — c'était l'enfant présomptueux qui l'avait emporté sur le vainqueur d'Actium. Auguste, malade et en danger de mort, avait remis l'anneau impérial à son coadjuteur illustre, de quoi le petit aiglon devint tout rouge et cria si fort que César, aussitôt rétabli, dut s'incliner devant cette puérile prétention et lui sacrifier Agrippa ; ce que Pline appelle, à très juste titre, la regrettable mission d'Agrippa, pudenda Agrippæ ablegatio. On sait comment le vieux soldat prit l'affaire ; il accepta cette mission, en chargea des officiers de sa suite, et demeura, lui, dans le voisinage de l'Italie. Tibère avait trop de piété, de soumission envers ses bons parents, pour jamais risquer de leur déplaire. D'ailleurs, ce que l'indispensable ami d'Auguste pouvait se permettre n'était point là de saison. Tacite vante la modestie de Tibère ; cette vertu ne l'empêchait pas de ressentir l'injure, mais elle communiquait à son ressentiment une invincible force de passivité. Le dégoût, la mélancolie aidant, il résolut de rompre à tout prix avec ces relations dont le poids l'accablait. Il en avait assez de ces misères que lui infligeaient de tous côtés la jalousie des jeunes princes et l'implacable animosité de sa femme. Il voulait l'absolue solitude, une retraite silencieuse et lointaine, et pour seules consolations la science et les lettres. Peut-être aussi qu'un secret calcul n'était pas étranger à ce dessein, et qu'il comptait ainsi provoquer de sérieuses réflexions chez son ingrat beau-père en le mettant à même de sentir le vide de son absence et de voir si c'était avec des jouvenceaux qu'on remplaçait un homme tel que lui. Il déclara donc que sa santé, non-seulement ne lui permettait pas d'entreprendre une nouvelle campagne, mais le forçait de se démettre pour un temps de tous ses emplois. L'empereur refusait d'y croire, il supplia : peine perdue ! La dissimulation implique toujours une certaine faiblesse, et Tibère avait l'inexorable entêtement des caractères faibles, qui lentement cheminent vers un point, et jamais ensuite n'en démordent,

Il quitta Rome et l'Italie, se dirigeant vers Rhodes. Auguste ne s'y trompa point ; c'était son divorce avec Julie que Tibère venait de dénoncer. Le maître du monde reçut l'outrage avec amertume : Cette retraite de Tibère, remarque Pline, fut une des hontes et des grandes douleurs de la vie d'Auguste ; exil volontaire, qui, grâce aux manœuvres de Julie et de Sempronius Gracchus, n'allait guère tarder à se changer en exil forcé. Tibère, en effet, avait agi là comme un écolier. Quitter la place à ses adversaires, jouer leur jeu, quelle politique pour un si profond diplomate ! II laissait Livie seule aux prises avec une cabale impitoyable. Julie et Scribonia, sa mère, l'emportaient ; derrière elles se groupaient tous les ennemis de l'impératrice et de son fils, cet odieux pédant, comme on l'appelait dans sa propre famille. Il ne s'agissait plus que de profiter de l'avantage pour creuser entre Tibère et son beau-père ulcéré un de ces abîmes qui rendent les retours impossibles, et chasser, une fois pour toutes, cet intrus de la maison de Jules. Le but n'était pas hors de portée, seulement, il eût fallu prendre au sérieux l'aventure, vouloir ce qu'on voulait, et par malheur, Julie était bien légère et Livie bien forte. La partie néanmoins s'engagea.

Au premier-rang de la jeune noblesse romaine figurait Sempronius Gracchus, très-bien doué, très-instruit, passé maître dans tous ces agréments qui vous mettent un Personnage à la mode, et d'autant plus dangereux que ces talents, qu'il possédait en quantité, lui servaient de préférence à nuire, Cet homme, l'amant de Julie sous Agrippa, et qu'elle avait voulu quitter en se remariant, ne pardonnait point à Tibère d'avoir jeté le trouble dans ses relations secrètes. Troubles d'un moment. Après les premières couches de sa femme, l'ibère, ayant perdu l'enfant, s'éloigna peu à peu, et Sempronius, habile à saisir l'occasion, reconquit sa maîtresse et sa proie. N'importe, cette rupture avait aigri le libertin, non moins que l'intrigant ; c'était donc entre lui et Tibère, — qui d'ailleurs savait tout, — une haine à mort, et dès que la vengeance sonna l'heure, il fut exact au rendez-vous. Le programme était des plus simples : envenimer la blessure faite au cœur d'Auguste vieillissant ; pousser à l'irritation, à la colère, le mécontentement contre Tibère impie envers le meilleur des pères, rebelle envers son souverain, Julie écrivait à l'empereur des lettres intimes, que dictait Sempronius, correspondance pleine de griefs et de rancunes, actes d'accusation poursuivis pendant quatre ans, au bout desquels l'absent devint un proscrit.

Julie avait brisé l'obstacle ; débarrassée enfin de son importun surveillant, elle crut pouvoir s'affranchir de tout respect humain à l'égard d'une alliance qui légalement tenait encore. Fille de César et son idole, elle sentait monter son crédit à mesure que grandissaient les jeunes princes. Auguste, pris d'un redoublement de tendresse, l'accablait de soins, de prévenances, comme s'il l'eût chérie davantage à cause des ennuis dont la conduite da Tibère le tourmentait. Les princes, écrit Dion Cassius, savent tout, plutôt que ce qui se passe dans leur propre maison, et tandis que leurs moindres actes sont connus de chacun, rien ne leur arrive de ce qui se fait dans leur entourage. C'était le cas d'Auguste envers sa fille. Il l'estimait un modèle d'honneur et de vertu ; ses reproches, quand il jugeait bon d'en adresser, ne visaient jamais que des oublis de convenance. Il avait bien, du temps d'Agrippa, jadis ouï parler de désordres ; mais ces bruits portaient en eux-mêmes leur condamnation et ne résistaient point à la première enquête. Un simple regard promené autour de lui sur les enfants de Julie avait suffi pour le rassurer. Les chers enfants rappelaient, à s'y méprendre, les traits d'Agrippa leur père, et César, qui naturellement ignorait certains secrets confiés aux seuls élus, ne pouvait que rougir d'avoir douté.

Elle, cependant, mettant de côté toute retenue, descendait chaque jour d'un degré l'horrible échelle. Livie, impassible, observait, prête à s'avancer pour jeter au gouffre sa rivale ; mais le moment, il fallait l'attendre. Froide, muette, elle guettait ; le serpent dans sa jungle a de ces affûts : l'oiseau frivole et toujours gazouillant tombe de branche en branche ; un mouvement encore, il est mort ! L'imprudence, trop de hâte, pouvaient tout perdre ; allez donc disputer son trésor à ce père frappé d'aveuglement et qui, non content de traiter le bruit public de calomnie, en est venu à se faire de sa Julie un idéal de chasteté ! Ainsi, disait-il entre amis, devait être cette Claudie dont parle l'Histoire ! — Claudia Quinta, qui jadis, au temps de la seconde guerre punique, avait, par un miracle, confondu ses accusateurs. Un navire, apportant de Grèce la statue de la mère des dieux, s'était échoué près du port d'Ostie, et les devins annonçaient que, seule, une honnête femme pouvait le remettre à flot. Alors, d'un groupe de matrones venues au devant de l'image sacrée, Claudia se détache, elle saisit la rame en invoquant Cybèle : ô prodige ! sous cette faible main, la masse pesante s'ébranle, remonte le Tibre et gagne la ville au milieu des acclamations du peuple. Ne croirait-on pas lire une légende du Moyen Age ? De ce navire de Cybèle, il semble que la barque de Lohengrin soit sortie. Illusion étrange, comparer Julie à cette femme dont les Dieux attestaient le mérite et qu'une statue d'airain immortalisa dans Rome !

 

VI.

Auguste avait soixante et un ans ; sa gloire, son pouvoir, son bonheur domestique, touchaient au faîte. En revêtant la robe virile, Caïus d'abord, plus tard Lucius, son frère, avaient été présentés au peuple, et désormais, proclamés princes de . la jeunesse, ces deux fils de Julie, dans leur brillante armure d'argent, conduisaient au Champ-de-Mars l'escadron de la chevalerie romaine. Salué lui-même par le Sénat du titre de Père de la Patrie, le fortuné souverain entendait des millions de voix porter son nom jusqu'aux nues ; c'était le plus grand honneur que nome pût décerner. A l'occasion de cet événement, des fêtes eurent lieu ; Auguste les présida, partout accompagné de Julie, orgueil suprême de sa race,. Et quel père, en effet, n'eût été fier d'une telle fille ? A ne parler que de sa beauté, la distinction régnait sur tous ses traits, d'une expression ordinairement sévère ; la ligne droite qui, tombant du front, dessinait le nez de forme grecque, se courbait légèrement à la hauteur des yeux, et donnait au visage un air sombre, parfois dur, signe caractéristique des Césars. La froideur et le dédain se lisaient sur les lèvres. Un sein sculpté dans le marbre, des épaules de déesse, prêtaient à l'ensemble de la physionomie des séductions faites pour tempérer l'excès de dignité. Au front brillait le diadème, tandis que sur la nuque trois rangées de perles cerclaient une masse de cheveux noirs tordus en un seul nœud. Au moment où son père lui présentait la main soit pour sortir du palais, soit pour y rentrer, un cri d'admiration jaillissait de toutes les poitrines, et, parmi tous ces hommes au milieu desquels elle passait impénétrable, combien n'étaient-ils pas ceux qui pouvaient se dire : Vesta ! j'ai soulevé tes voiles ! Les libertins de haut lieu se délectaient au souvenir de royales faveurs ; d'autres se prenaient à trembler en croyant reconnaître, dans cette fille des Césars, la Circé fortuite d'une heure de débauche ! Malheureux Auguste ! quel réveil l'attendait ! Tandis qu'il s'abandonnait à ses paternelles effusions, d'horribles rumeurs circulaient par la ville. Il n'était bruit que des amours criminelles de Julie, de ses déportements ; on se racontait ses frénésies farouches, ses défis impudents portés à la morale publique, ses folles jouissances que doublait l'attrait irritant du péril.

L'orage se formait, grandissait. Ces fêtes que partageait Livie, ces odieuses solennités en l'honneur de Julie et des jeunes princes, ne lui rappelaient à elle que son Tibère disgracié. Le ramener au pied du trône, lui restituer, avec son crédit, les espérances d'autrefois, c'était l'œuvre où depuis longtemps s'appliquait la persévérante matrone, et l'œuvre avançait sûrement, favorisée de part et d'autre ; car si l'inflexible Livie serrait le jeu, Julie, par l'impétuosité de ses dérèglements, semblait vouloir d'elle-même hâter sa perte. Déjà la catastrophe l'enveloppait, elle ne voyait rien ; ses pas étaient suivis, de tous côtés des espions éventaient sa trace. Livie sentait son ennemie là où elle la voulait, et, quand elle eut bien reconnu que nul moyen ne lui restait de s'échapper, elle tira le filet sur sa proie.

Le premier instant fut terrible ; jamais pareil scandale n'avait soulevé Rome ; les dénonciations arrivèrent foudroyantes, et, grâce aux bons offices de la magnanime impératrice, toutes portaient coup. C'est qu'il ne s'agissait pas aujourd'hui de menus griefs, de galanteries plus ou moins discrètement gouvernées, la fille de César, la première dame de l'empire, était accusée de s'être ravalée au niveau de la dernière des créatures. Outrages répétés à la foi conjugale, impudicités de toute sorte, flétrissure portée à la maison impériale par de grossiers dérèglements et le mépris des lois et ordonnances du souverain ; intelligences politiques et complots avec plusieurs de ses amants reconnus coupables d'avoir conspiré, — tel fut l'acte d'accusation qui, frappant Julie, allait atteindre son père encore plus cruellement peut-être. Il fallait que ces divers crimes eussent pour eux des témoignages publics bien irrécusables, que tout cela fût bien patent, bien avéré, pour que Livie jugeât l'occasion venue de lancer l'attaque.

Auguste, nous le savons, adorait cette fille ; en outre, il avait horreur du scandale. Nul doute qu'il eût employé, s'il l'avait pu, tous moyens d'étouffer l'affaire. L'opinion lui força la main, et le Maître du Monde, impuissant à sauver même les apparences, dut se résigner à voir la discussion publique s'emparer de ses secrets et de ses hontes de famille. Son amertume s'accrut de cette circonstance : il se reprochait aussi tant d'affection, d'indulgence, envers cette enfant hier l'orgueil, désormais l'opprobre de sa vie. Capable de supporter la mort des siens, mais non pas de souffrir leur honte, il se voyait en présence de la plus affreuse catastrophe ; la flétrissure imprimée au front de son enfant unique ; l'honneur de sa maison violé, profané aussi ce divin sang des jules dont la pureté constituait la force de la dynastie, et par là compromise à jamais la légitimité des héritiers de son nom et de sa puissance : c'était à en perdre la raison. La bonne Livie avait calculé juste. Au saisissement de la première heure succéda bientôt la colère du désespoir ;

 lui-même -requit les poursuites, et, ne pouvant se rendre en personne au Sénat, chargea son questeur d'aller y notifier l'acte d'accusation. Le témoignage de l'Histoire est écrasant ; Sénèque surtout vous stupéfie ; les autres, Tacite, Suétone, Velleius, . dictent leurs arrêts, prononcent à distance ; mais lui, vous diriez qu'il a devant les yeux les pièces mêmes du procès ; il parle d'autorité, raconte ; et quels faits il avance ! Convenons que ces grandes dames romaines étaient des impures épiques. Il y a dans leurs débauches et leurs vices quelque chose de monstrueux qui rappelle la Fable : on se croirait parmi leurs dieux, tant c'est horrible !

Un jour devait arriver où le Destin livrerait en pâture à quelques hommes l'univers avec toutes ses jouissances. Après la dernière guerre civile, il semble que la roue du temps cesse de tourner. C'est un silence formidable dans l'Histoire, tout se tait, s'immobilise. Arrêt sinistre précédant l'inévitable écroulement du vieux monde ! Auguste règne à l'ombre du passé ; les anciennes formes de la République l'aident à gouverner : s'il prospère et va jusqu'au bout, c'est pour avoir conquis le pouvoir qu'il exerce, pour s'être fait lui-même ce qu'il est ; mais ses successeurs, eux, n'ont plus rien à prétendre, le monde est à jamais conquis, il ne leur reste qu'à jouir ; l'humanité leur-appartient, qu'en faire ? Ils ne le savent, car la jouissance veut être conquise, et surtout veut être ménagée. La jouissance sans limites, sans intermittences, ne donne que des misanthropes ou des monstres. Tibère à Caprée, bâille sa vie ; les autres : Caligula, Claude, Néron, sont des hallucinés, des hystériques. La fille d'Auguste est de ce monde-là : insensée, insatiable !

Gardons-nous de la juger selon les lois de nos sociétés modernes ; et, sans lui jeter la pierre, laissons-la vivre et se quereller avec son temps, avec ses dieux plus coupables qu'elle.

 

VII.

A l'une des extrémités de Rome, dans le voisinage du Cirque, s'élevait le temple d'Hercule, vieil édifice d'un mauvais renom et qui datait du temps du roi Numa. Qu'on figure une immense rotonde, avec une double colonnade ionique, recevant la lumière par en haut : tout autour régnait une galerie garnie de lits de repos et sur laquelle s'ouvraient les cabines et vestiaires des gladiateurs ; au milieu se creusait fraîche et limpide la piscine qui servait à leurs bains et dont une statue de Phidias, — Hercule terrassant l'Hydre de Lerne, — formait le rond-point. Les plus fâcheux bruits couraient sur ce temple, qui passait pour un lieu de rencontres clandestines et même pour un coupe-gorge. Une ordonnance du Sénat en avait interdit l'accès aux femmes ; c'était une raison pour que celles du meilleur monde se fissent un devoir d'y pénétrer. Là se rendait assidûment Julie, le visage masqué, un long voile enveloppant son corps de la têteaux pieds. La princesse emmenait avec elle dans ces expéditions son Nubien, grand et bel esclave fièrement découplé, devant qui s'abaissaient toutes les consignes. Reçue à la porte par le prêtre de service, elle enfilait, svelte et furtive, un escalier dérobé qui la conduisait au haut de la rotonde, où l'attendait, avec ses riches tentures, ses tapis, ses coussins de pourpre, un élégant salon, sorte de loge grillée qui par son ouverture livrait au regard tout ce qui se passait à l'intérieur. Voir sans être vue, plaisir de reine ! D'aventure, quand une amie se trouvait lit, on échangeait ses idées on se nommait les figures de connaissance qui se cachaient également dans les loges voisinés, ou bien, seule, accoudée, l'œil ardent et fixe, on rêvait.

Cependant, les gladiateurs se préparaient aux combats du Cirque, ceux-ci, plongés à mi-corps dans la piscine de porphyre, se détendant et s'étirant après le bain ; ceux-là s'exerçant à l'escrime ; quelques-uns frictionnant leurs membres assouplis ; d'autres, couchés entre les colonnes, causant et plaisantant avec leurs camarades encore dans l'eau. Rome, qui payait fort cher ses jeunes athlètes, les voulait dispos de corps et d'esprit, il fallait, pour la satisfaire, qu'on mourût avec de belles attitudes. Souvenons-nous ici de ce chef-d'œuvre du Musée capitolin[6] et pensons aux vers de Byron :

See before me the Gladiator lie

He leans upon his hand….

Sur un énorme bouclier, l'homme est gisant, blessé à mort, sa main droite, d'où le glaive s'est échappé, s'appuie au sol ; l'inclinaison de la tète abandonnée et fléchissante, la fixité du regard, l'horripilation du front, tout indique l'approche du fatal instant où son dernier souffle va s'exhaler par sa bouche entr'ouverte. Il voudrait mourir seul, à l'écart, dérober au public la vue de ses traits crispés par l'agonie. Le Cirque retentit d'applaudissements et de clameurs ; lui n'entend rien : ses yeux, son cœur, planent au loin. Encore quelques secondes, et son bras raidi s'affaissera, et sa tète immobile reposera. dans l'éternel sommeil ; en attendant, il revoit sa hutte sauvage au bord du Danube, il sourit à sa jeune femme, qui le pleure au pays des Daces, tandis que lui expire ici pour le gaudissement du peuple romain.

C'était donc à régler ces effets et ces poses que s'appliquaient tous ces Antinoüs, ces Apollons, ces Hermès et ces Adonis, dont la plupart se sentaient sous le regard de leurs sultanes. Succomber avec goût, laisser le glaive s'échapper galamment de sa main, mettre de l'harmonie et du style jusque dans le spectacle de sa blessure, étaient les principaux attraits d'un gladiateur sur la scène ; mais dans cette Rome dépravée, d'autres théâtres, non publics, s'offraient à son activité, à ses talents. Comme les grands seigneurs du dernier siècle avaient leurs petites maisons, on avait au fond du faubourg la maison de sa nourrice : logis discret, d'apparence modeste, un sphynx de granit égyptien gardait l'entrée, nul n'y pénétrait, nul, de ses yeux, ne contemplait le luxe et les merveilles des appartements intérieurs, sinon l'hôte mystérieux appelé, désiré, et qui, souvent, payait de sa vie la fatale initiation. Dire d'une femme qu'elle avait eu pour amant un gladiateur, aucun outrage n'égalait celui-là ; mais chez ces natures dévorées d'appétits malsains, le vice l'emportait. Voir fléchir sous le fer meurtrier de l'adversaire ce jeune héros qu'une heure auparavant elles serraient entre leurs bras ; voir se décolorer, blêmir la pourpre de ces lèvres, où le sang naguère affluait en baisers de feu, cruauté féroce dont la seule idée vous épouvante, et que ces aimables vampires de l'Antiquité goûtaient comme un raffinement de volupté ! C'était du reste pour les superbes curieuses une simple affaire de choix ; car jamais plus belle collection de types ne s'offrit. A côté du Nubien, taillé en Alcide, l'Africain crépu déployait sa gracilité de Faune, et près d'eux se roulait par terre, — avec un tigre, — quelque blanc et nostalgique enfant de la Gaule, insoucieux des regards qui dardaient sur lui des tribunes.

L'usage était qu'avant la sortie le prêtre de l'endroit vint prendre les ordres de la fille de César, qui négligemment, du bout de son masque, désignait sa proie. Avec des protections, on se tire de tout en ce monde, et le métier de gladiateur ainsi compris menait souvent un homme à la fortune, aux honneurs. Tous, cependant, n'acceptaient pas, et Julie elle-même, Julie, trouva sur son chemin des rebelles : chastes fils du Septentrion que le souvenir de la patrie vaincue alanguissait jusqu'à la mort, Barbares que le pressentiment d'un Dieu nouveau rendait indifférents aux débauches de Rome ! Être la première par le rang, la beauté ; pouvoir tout, braver tout, s'appeler Julie et compter avec ses caprices, en connaître d'inassouvis ! rencontrer devant soi des résistances !

Les cheveux dénoués, l'insulte aux lèvres, elle adjurait, gourmandait Vénus (à sa proie attachée), invoquait le Styx, et par les nuits obscures, les quartiers déserts, s'égarait.

Morne et farouche, le Nubien toujours sur ses pas, où court-elle ? Défier l'ingrate déesse qui la laisse souffrir, au mépris de tant d'or versé dans ses temples ; son instinct pervers la dirige ; malgré trouble et vertige, elle arrivera. Le Champ-de-Mars la reçoit : plaine immense vouée au Dieu le la guerre, et qu'habite une population à part. D'innombrables abris et constructions militaires forment, dans le vaste espace, un carré qui s'étend à perte de vue, et du milieu duquel se dresse, en airain, la statue colossale de Mars projetant sa grande ombre jusqu'au portique de la principale entrée, d'où l'œil plonge sans fin sur une avenue de colonnes.

L'armée dort ; partout le silence, que seul interrompt l'appel lointain des sentinelles.

Tout à coup, de l'obscurité, un groupe se détache ; des soldats avinés regagnent leur quartier : ils sont quatre.

Julie haletante leur apparaît debout sur le degré d'un marbre. Ils l'accostent effrontément :

Prêtresse d'Aphrodite, où vas-tu par ces heures nocturnes ?

Et la fille de César :

Aux mystères de Circé, où l'on voit les hommes se changer en taureaux !

 

VIII.

De pareils procès s'emparent des esprits pour les occuper ensuite pendant des siècles. A tel jour, tel moment, Némésis frappe du pied le sol, et c'est alors comme une volcanique éruption de scandales dans cette atmosphère relativement calme, et que traversaient à peine, ici et là, quelques éclairs étouffés aussitôt. Ce qui hier encore pouvait s'appeler médisance et calomnie, aujourd'hui devient de l'histoire, et cette horrible moisson, poussée, mûrie en un clin d'œil, des milliers de mains s'en arrachent les gerbes, les épis, jusqu'à la folle ivraie.

Horrible à la mémoire des hommes, s'écrie Velleius, effroyable à raconter, la tempête éclata dans la propre maison de l'empereur. Oubliant tous ses devoirs envers son père, toute espèce d'égards envers son époux, Julie porta l'extravagance et le dérèglement au delà des bornes de l'impudence, mesurant sa licence à la hauteur suprême de son rang !

Mais, Velleius, plus rapproché des personnes, s'en tient aux généralités, et, sous le coup de l'événement, n'ose aborder les détails. Si nous voulons des faits, attendons Sénèque, et demandons à ce contemporain de Claude et de Néron le brutal résumé de l'acte d'accusation.

De nuit, on la vit errer par la ville, au milieu d'une escorte d'amants, promenant ses hontes au Forum et prostituant de son dévergondage cette tribune aux harangues du haut de laquelle son père promulgua la loi contre l'adultère. De jour, c'était près dé la statue décriée de Marsyas qu'elle donnait ses rendez-vous, et là, mêlée aux dernières créatures de Rome, elle partageait insolemment leurs vils plaisirs.

Eh ! dans un monde pareil, dans cette société où vivait Julie, quelle considération l'eût arrêtée ? Plus on est princesse et moins il vous reste de chance de salut. Une fois lancée sur la pente, c'en est fait. Le vice est un abîme, il attire, il a ses degrés qu'on aspire à descendre, ses secrets qu'on veut découvrir. Danser une. ronde affolée autour de la statue de Marsyas, pour une princesse, quel attrait ! Bientôt s'accroît la frénésie ; cette statue, si on la couronnait ? La loi punit de mort cet acte infâme, donc le plaisir en serait double. L'émulation est une si belle chose que tout le monde en a ; l'âme qui s'élève comme celle qui se dégrade ; qui fait le bien cherche le mieux, qui fait le mal rêve le pire, et la fille de César en vient à couronner la statue .de Marsyas. On voudrait n'y point croire ; mais rien chez la femme de tous les temps ne rend pareille chose invraisemblable ; d'ailleurs, les lettres d'Auguste parlent, et Pline aussi, qui les a lues : Litteræ illius describunt.

Le désespoir d'Auguste fut immense ; seul, retiré à l'écart, inabordable à ses amis, il n'avait plus devant les yeux que sa honte, et méditait de laver cette honte dans le sang de la coupable.

Une des femmes de Julie, Phœbé, son affranchie et sa confidente, s'était pendue pour échapper à la main du bourreau. On rapporte la nouvelle à César, qui s'écrie : Pourquoi Phœbé n'est-elle point ma fille ! La princesse a moins de courage qu'une suivante ; elle se cramponne à la vie, laisse vider la coupe d'amertume à son père, et lui, que tant d'infamie épouvante, ne sait plus à quel parti se résoudre. Il voudrait reculer ; impossible. Cette publicité, ne l'a-t-il pas voulue ? N'a-t-il pas déchaîné le scandale ? Oit sont les fidèles amis et conseillers des jours heureux ? Agrippa, Mécène, qu'êtes-vous devenus ? Si la mort les eût épargnés, rien de tout cela n'arriverait peut-être ; mais à présent on avait devant soi des faits accomplis ; on s'était engagé dans la voie rigoureuse, il fallait y marcher. Ici le politique se retrouve et parle ; la sûreté personnelle du monarque et le salut de l'État sont en jeu ; que le cœur du père se le tienne pour dit, et que, jusqu'au dernier mouvement de tendresse et do pardon, tout soit comprimé, étouffé.

L'instruction établit que cette brillante jeunesse de Rome ne se contentait pas d'adresser de criminels hommages à la fille d'Auguste, et que, sous couleur de galanterie, tout ce monde-là conspirait plus ou moins contre la vie de l'empereur. Auguste, à soixante et un ans, aimait à célébrer entre amis les charmes de la retraite, racontait volontiers le plaisir qu'au terme d'une si laborieuse existence il aurait à faire passer sur des épaules plus jeunes le fardeau du gouvernement.

Pour le coup, il se crut pris au mot, et, si sincère que fût le souhait, s'irrita fort à l'idée que sa fille eût voulu le réaliser avec l'aide d'un de ses amants. Tous furent poursuivis, frappés : qui, de la peine de mort ; qui, du bannissement ; et quels noms ! Un Appius Claudius, un Quintus Crispinus, un Scipion ! Sempronius Gracchus alla dans l'exil, en Afrique, attendre le cadeau de joyeux avènement que lui réservait la haine de Tibère ; Antoine, lui, n'attendit point, et sur l'heure même se tua. Ce fils du grand triumvir et de Fulvie était assurément le plus dangereux de la bande ; Auguste, écrasant le nid de serpents, pouvait dire de celui-là qu'il l'avait réchauffé dans son sein. A la chute du père, comme si ce n'était pas assez que de le laisser vivre, il l'avait recueilli, élevé.

Toutes les dignités que tu m'as demandées,

Je te les ai sans peine et sur l'heure accordées.

Il l'avait fait préteur, consul, gouverneur de province, et, de plus, heureux époux de Marcella, fille d'Octavie, renouant ainsi d'anciens liens qui jadis unissaient les deux familles. Auguste eut nombre de ces erreurs, où du reste la magnanimité n'entrait pour rien ; sa clémence lui venait moins de la bonté d'âme que d'un profond besoin de vivre en paix avec lui-même. Par malheur, Octave en avait trop fait, et presque toujours Auguste ne trouva que des ingrats. On ne réconcilie pas l'irréconciliable ; quand vous avez proscrit les pères, il est bien difficile que les fils vous adoptent jamais sincèrement. Ces faveurs, dont vous les comblez et les accablez, toutes ces grâces propitiatoires sont peine perdue ; ils accepteront les bienfaits sans moins haïr le bienfaiteur. La clémence d'Auguste n'avait qu'un but tout égoïste, l'oubli du passé, supprimer d'incommodes filiations de ressentiments ; c'était la spéculation d'un bourgeois vieillissant, et qui ne demande qu'à dormir tranquille. Aussi quelle réaction au moment de la catastrophe, et comme il va se retourner soudain contre cette fille, jadis l'objet de tant d'aveuglement et cause aujourd'hui de tout ce désarroi !

Le souverain justicier, le vengeur des morales publiques eut peut-être pardonné, le père dépossédé de ses félicités domestiques sera inexorable. Un jour, — l'exil de Julie durait déjà depuis cinq ans, — le peuple assemblé demande à grands cris grâce pour elle. Auguste d'abord reste sourd ; mais, voyant s'affirmer la- démonstration : Je souhaite, dit-il, que les Dieux vous envoient de telles filles et de telles femmes, afin que vous soyez à même d'apprécier mes sentiments et de juger de ma conduite !

 

IX.

Expulsée de la Maison impériale, bannie de Rome, elle ira, loin des yeux de son père et de la patrie, vivre et mourir gardée à vue dans une île déserte.

Par une nuit d'automne, une litière fermée, que des soldats escortent, sort de la grande ville. La princesse hier si haut placée dans la lumière, celle qui naguère de son rayonnement éclipsait tout, s'en va morne et farouche ; l'exil l'attend ; non, le tombeau ; car c'est une sépulture qu'un pareil exil, et plus effroyable châtiment n'atteint pas la vestale impie qu'on enterre vivante.

En Campanie, dans ce merveilleux golfe de Gaëte, à six milles environ de la côte, surnagent les îles de Ponza, lieux inhospitaliers qui, sous les derniers Bourbons de Naples, servaient à l'emprisonnement des condamnés politiques. A ce groupe de méchants îlots appartient l'antique Pandataria, vieux cratère éteint dont un millier de pas mesure la largeur, et qui peut avoir une lieue de long : terre pétrie et de lave et de pierres poreuses, sans ombrage, sans verdure, où rien ne pousse, à l'exception de quelques carrés de légumes et de quelques plants de vigne, seule ressource des pauvres habitants. Ce misérable roc pelé, désert, battu des flots, la dernière des servantes de Julie eut tenu à supplice d'y séjourner une saison, et c'était là qu'une princesse du sang de César, la reine du goût, du ton, des élégances, venait échouer pour jamais.

Un tel changement, et si imprévu, si rapide, a de quoi terrifier. Se voir du jour au lendemain trébuchée de si haut, raillée, foulée aux pieds ! Comment alors ne pas mourir ? Le poignard n'est-il plus de ce monde, et dans cet affreux îlot, en cherchant bien, en fouillant les ronces, les broussailles, ne trouverait-on pas un pauvre aspic ? C'est que chez les femmes de l'Antiquité le suicide est un héroïsme, et presque toujours procède d'une idée morale. Arria se tue pour donner du cœur à son mari, Porcia pour ne pas survivre à Brutus, Cléopâtre pour sauver son honneur de reine. Julie n'avait à sauver que son honneur de femme, ce qui devait être à ses yeux bien peu de chose. Quant à son honneur de princesse, cela regardait l'Empereur et l'Empire. que probablement elle n'aimait point jusqu'à leur faire le sacrifice de sa vie. Les grands désespoirs ne secourent que les grandes .âmes, et les seuls avantages de la beauté, de l'élégance et de l'esprit ne font pas les Cléopâtre.

N'importe, si scandaleusement que Julie eût péché, le châtiment fut terrible. On se représente l'état d'esprit de cette malheureuse posant le pied sur ce coin de terre désolé. Je cherche ici Shakespeare : il me manque. Rien n'était omis de ce qui pouvait aggraver la peine : suppression absolue du bien-être dans l'ordinaire de la vie ; nourriture, vêtements, mobilier, tout cela réduit au strict nécessaire ; ainsi le veut Auguste, dont c'est de plus l'ordre formel que nul individu, quel qu'il soit, esclave ou libre, n'ait accès près de la prisonnière, à moins d'un permis de l'Empereur portant signalement de la personne. A cette exorbitante surveillance, Sénèque donne pour motif l'éternelle raison d'État. A l'en croire, Julie avait dans Rome de nombreux partisans, toujours prêts à tenter un coup de main, si bien que lorsque, cinq ans plus tard, la-triste victime de Pandataria fut transportée à Rhégium, cette mesure eut moins pour objet d'adoucir que d'assurer sa captivité en la mettant sous la garde d'une ville forte. La vieille Scribonia, jusqu'à la fin, partagea cet exil sans espoir, mais non pas sans consolation ; car, dans ce tragique tête-à-tête, la mère et la fille confondant leurs regrets, confondant aussi leur haine, Julie pouvait se flatter et croire qu'à la mort d'Auguste les choses s'apaiseraient ; mais la rude matrone Scribonia connaissait mieux sa Livie, et durant ces quinze atroces années ne se fit pas une illusion. Auguste quitta ce monde, et son testament, loin de renfermer une parole d'amnistie, vint confirmer l'anathème. Julie, de même que sa fille, était exclue de la Maison impériale, et le mausolée de famille ne devait pas recevoir ses cendres. Dans la mort comme dans la vie, le père implacable rompait toute communauté avec les indignes rejetons de son sang.

 

X.

Après avoir, de son côté, huit ans langui en exil, Tibère est de retour dans Rome. Il s'agit maintenant de reconquérir le terrain perdu ; il s'agit surtout de déblayer la place, car, si les circonstances l'ont débarrassé de l'odieuse créature à laquelle la politique d'Auguste l'avait uni ; si l'infâme Julie est mise à l'écart, ses enfants encombrent les avenues. Combien sont-ils ? Comptons : d'abord Caïus et Lucius César, héritiers présomptifs, puis Agrippa, leur frère, à peine âgé de quatorze ans, plus une fille, Julie également, héritière des droits de sa mère. C'est trop de monde, tout cela, pour Tibère. Peu de mois se sont écoulés depuis sa rentrée, et voilà que soudain Lucius César meurt à Marseille, étant sur le point de se rendre à l'armée d'Espagne. Tibère prononce le discours funèbre, et déploie à cette occasion des trésors d'éloquence et de pathétique, les yeux se mouillent à l'entendre, on se dit : Quel terrible coup vient de le frapper là ; fassent les Dieux qu'il s'en relève !

Dix-huit mois se passent, et Caïus, l'aîné des trois frères, expire en Lycie.

Rendre Livie et Tibère responsables de ces deux morts, dont l'une a lieu dans les Gaules et l'autre dans l'extrême Orient, ce serait affirmer beaucoup ; mais le poison n'a-t-il point ses mystères, et voyons-nous que ses opérations soient toujours bien soumises aux lois de l'espace et du temps ?

Ce double accident coïncide avec l'époque où Tibère revint de Rhodes, et, dit l'historien Dion Cassius :

Il n'en fallait pas davantage pour que chacun y crût surprendre la main de Livie.

Restait Agrippa, un prince de seize ans, incontinent de mœurs et de langage, garçon vigoureux et dépravé, d'une force herculéenne et d'un médiocre intellect, brutal dans ses appétits et ses colères, ne ménageant ni l'Impératrice, qu'il invectivait à tout propos, ni César, dont l'économie contrecarrait ses prodigalités, et qu'il accusait de détenir son héritage paternel. D'ailleurs, pour la fainéantise, un lazzarone ; la pêche était son plaisir favori, et Neptune, le nom qu'il aimait à s'appliquer. Point de crime à lui reprocher, mais son attitude offensait la dignité de la Maison. Il gênait. On mit à son compte un projet d'entreprise contre Auguste, ou plutôt, contre Livie et Tibère. Il s'agissait d'arracher Julie, sa mère, à la terre d'exil et de prendre le commandement des cohortes insurgées. Au nombre des personnages compromis dans cette sotte aventure, qu'on dirait montée par des agents provocateurs, nous trouvons le poète de l'Art d'aimer, si goûté jadis par la belle Julie, et qui rendait en dévouement à son infortunée patronne les bienfaits qu'il avait reçus d'elle. Banni de Rome sans jugement, et trop heureux de conserver sa tête sur ses épaules, Ovide n'eut qu'à filer doux vers les rivages de la mer Noire pour y rêver, sous un ciel inclément, au triste sort que les petits encourent à vouloir se mêler aux grands dans leurs intrigues de famille.

Quant à ce fou d'Agrippa et à sa sœur Julie, un décret du Sénat les atteignit l'un et l'autre. De tout ce sang de Jules destiné à la survivance d'Auguste, ô chef-d'œuvre ! il n'en restait plus dans Rome une seule goutte.

A Pandataria, la mère ;

A Planasia, le fils ;

A Trimeri, la fille !

 

XI.

Livie enfin respirait ; des trois femmes dont elle avait à redouter l'influence, aucune, désormais, n'était là pour l'entraver. Octavie morte depuis des années ; Julie et Scribonia, sa mère, en exil ; les enfants de Julie également écartés, qui donc lui porterait ombrage ?

Dirigé, soutenu par elle, Tibère s'acheminait vers l'empire d'un pas tranquille et sûr ; la bonne dame voyait dans l'avenir sa destinée indissolublement liée à celle de son fils, et se sentait si forte, qu'elle prodiguait à ses victimes les témoignages d'une bienveillance presque émue. La fille de Julie recevait au loin les secours de son impératrice, dont le public louait ainsi la grandeur d'âme. Auguste ne jurait que par Tibère ; sa plus douce consolation parmi tant de désastres était de pouvoir, avant de mourir, passer les rênes de l'État aux mains d'un tel homme de guerre et de gouvernement ; sentant venir sa fin, il abdiquait chaque jour davantage. La froide Livie, pour le mener à sa guise, n'avait plus besoin d'employer la ruse et l'artifice. Brisé d'ennuis, de lassitude, vaincu par l'âge, les malheurs de sa vie domestique, et ces terribles catastrophes (qu'on les appelle la défaite de Varus ou Malplaquet) qui éclatent au dénouement des longs, règnes, il en était à ce point où l'on se laisse faire. Le vrai génie de Livie fut de savoir gouverner cette faiblesse du vieillard, et de l'exploiter avec audace après l'avoir laborieusement amenée. Ses colères séniles, qui sans elle eussent avorté, par elle se changeaient en résolutions capitales, en décrets de bannissement ou de mort. Auguste, en proie au premier accès, se retire au fond de son palais, et, pendant qu'il laisse croître sa barbe et ses cheveux, qu'il use son ressentiment à se lamenter en citant des vers d'Homère, Livie instrumente et tourne au profit de sa politique personnelle l'accident dès longtemps entrevu, de telle sorte que le vieil Empereur, en se réveillant de sa crise, trouve devant lui des faits accomplis et qu'il n'y ait plus à en revenir.

Auguste se montra-t-il toujours si résigné Après avoir, de son propre mouvement, commis tant de crimes dans sa jeunesse, accepta-t-il sans remords tous ceux qui plus tard furent commis en son nom ? Sans remords, oui, peut-être ; mais non point sans impatience : autrement Tacite n'aurait pas écrit ce qui suit :

La santé d'Auguste empirant, plusieurs soupçonnèrent quelque attentat de sa femme ; le bruit courait en effet que, peu de mois auparavant, Auguste, de concert avec divers hauts personnages, et seulement accompagné de Fabius Maximus, s'était rendu à Planasia pour y visiter Agrippa Posthumus. Dans cette entrevue, l'Empereur aurait versé beaucoup de larmes et donné des signes de tendresse et d'émotion de nature à faire concevoir des espérances sur un prochain retour du jeune prince dans la maison de son grand-père. Le secret fut confié par Maximus à sa femme Marcia, qui n'eut rien de plus pressé que de le reporter à Livie. L'Empereur eut vent de la chose, et lorsque bientôt après Maximus mourut, — peut-être par le fait d'un suicide, — on entendit à ses funérailles Marcia s'accuser en gémissant d'avoir causé la perte de son mari.

Quoi qu'il en soit, rappelé par une dépêche de sa mère, Tibère dut quitter l'Illyrie en toute hâte. En arrivant à Nola, que trouva-t-il ? Auguste vivait-il enco.re, était-il déjà mort ? C'est ce qu'on ne saurait dire avec certitude, car Livie avait, à grand renfort de troupes, intercepté les abords de la maison et des rues avoisinantes ; de. temps en temps, on faisait circuler des nouvelles, puis, toutes les mesures de précaution étant prises, on annonça du même coup la mort d'Auguste et l'avènement de Tibère. Dion Cassius raconte également ce bruit, et, parlant de la maladie de cet empereur de soixante-dix-sept ans et de son décès à Nola, il ajoute :

Un soupçon pesa sur Livie à ce propos. Instruite d'un secret voyage à l'île de Planasia, l'idée lui vint que c'était le dessein d'Auguste de se réconcilier avec Agrippa, et, par crainte de voir le jeune prince réinstallé dans la maison et rendu à tous ses droits héréditaires, il paraîtrait qu'elle saupoudra de poison plusieurs figues d'un arbre dont Auguste aimait à cueillir les fruits de sa propre main. Tous les deux ensuite mangèrent ces figues. Livie ne touchant qu'aux fruits sains et présentant à son époux ceux qu'elle avait médicamenté.

Nous venons d'entendre l'auteur des Annales, puis Dion Cassius, écoutons maintenant Plutarque :

Fulvius, ami de l'empereur Auguste, l'entendit un jour se plaindre de l'isolement auquel il était condamné dans sa vieillesse. Ses deux petits-fils. Caïus et Lucius, étaient morts, et le seul qui lui restât désormais. Agrippa Posthumes. vivait proscrit par suite d'une accusation calomnieuse. Ainsi donc, le malheureux empereur en était réduit à prendre pour successeur un fils adoptif, alors qu'il déplorait l'absence de son petit-fils légitime et ne pensait qu'à le rappeler près de lui ! Fulvius confia cet entretien à sa femme, laquelle en fit part à Livie, sur quoi l'Empereur essuya d'amers reproches. Un matin que Fulvius, à son ordinaire, se présentait devant son maître pour lui souhaiter le bonjour :Quant à toi, Fulvius, répondit Auguste, je te souhaite un bon entendement. — Fulvius comprit. Rentré à la maison, il dit à sa femme :L'Empereur sait que je t'ai livré son secret, je n'ai plus qu'à m'ôter la vie. — Tu n'as que ce que tu mérites, répliqua sa femme. Depuis le temps que nous sommes mariés, n'était-ce pas à toi de connaître mon penchant au bavardage et de t'en garer ? En attendant, laisse-moi mourir la première. — Et, s'emparant du poignard, elle se frappa aux yeux de son époux.

L'écrivain le plus rapproché des événements qui nous occupent, Pline le Naturaliste, venu au monde neuf ans après la mort d'Auguste, passe en revue, dans un chapitre de son Encyclopédie, toutes les misères, grandes et petites ; dont fut affligée l'existence de cet Auguste compté pourtant parmi les plus heureux, et mentionne à la suite d'exemples nombreux, tous avoués par l'Histoire, l'expulsion, hors de la famille, d'Agrippa Posthumus : Post adoptionem, citant en outre le dé'sir de l'Empereur de rappeler Agrippa, sa défiance à l'égard de Fulvius, qu'il soupçonnait de l'avoir trahi, et surtout les pensées et les plans de Livie et de Tibère, objets de ses derniers soucis : Uxoris et Tiberii cogitationes, suprema ejus cura.

Que cet empereur, dont l'énergie allait s'affaiblissant, se soit déchargé de ses regrets, de ses remords, dans le sein d'un ami ; qu'il en ait voulu à cet ami d'avoir livré d'intimes confidences. il n'y a rien dans cela que la critique la plus sévère i ne puisse admettre, et l'on n'en peut conclure qu'une chose, à savoir que la mort tragique d'Agrippa fut l'œuvre de Livie et point celle d'Auguste. Ordre avait été donné d'avance pour que Posthumus Agrippa eût la tête tranchée à l'instant même où la nouvelle de la mort de l'Empereur arriverait à Planasia. Cet ordre fut, exécuté. mais non sans peine, car le prince, doué d'une vigueur athlétique, se défendit comme un beau diable, et, quoique pris à l'improviste et sans armes, força le tribun militaire d'appeler à son aide un de ses plus intrépides centurions.

Tibère, au premier abord, déclina toute espèce de responsabilité. Au centurion qui vint en personne lui faire son rapport, il répondit froidement : Je n'ai rien ordonné, et l'auteur de cet acte criminel aura à s'en expliquer devant le Sénat. Il voulait décréter l'enquête, et l'affaire ne changea de cours que sur l'entremise pressante de Livie et de Crispus Salluste, neveu de l'historien. Fourré jusqu'au cou dans les moindres secrets d'intérieur, præcipuus cui secreta imperatorum inniterentur[7], homme d'État sans emploi distinct, factotum de la Maison régnante, ce Crispus soutenait avoir remis au tribun militaire un ordre de Cabinet signé de la propre main de l'Emprunt défunt. Sitôt, en apprenant la résolution de 'l'ibère, il courut chez Livie pour la mettre en garde contre les inconvénients qu'il y aurait à livrer ainsi à la publicité les mystères de famille, les délibérations du Conseil privé, les bons offices rendus par la force armée, disant que de va-veilles démarches ne pouvaient que discréditer l'autorité du Chef de l'État, et que la bonne constitution d'un gouvernement monarchique voulait qu'un seul eût à demander des comptes : parler de la sorte à Livie, c'était prêcher la plus ardente des converties. Sur ses représentations, le nouvel Empereur jugea sage de ne point pousser plus avant, et se contenta de déclarer au Sénat que l'exécution d'Agrippa avait eu lieu par ordre spécial d'Auguste.

De tout cela, que faut-il croire ? Question délicate, et qui se reproduit à chaque instant, quand on se trouve en présence d'un historien romain. Nulle méthode où la critique se puisse appuyer ; jamais de notes ni de commentaires justificatifs : credidere, referunt. Ainsi vous parlent Tacite, Suétone, et si vous prétendez en savoir davantage, si vous leur demandez : Mais qui a cru cela ? qui le rapporte ? ils vous répondent : Le bruit public : rumor ! Avec un tel système, altérer la vérité ou, ce qui revient au même, ne l'employer qu'à sa convenance, devient une besogne aisée ; mais nous qui sommes l'impartiale Postérité ; nous qui sommes le tribunal que tout ce inonde invoquait de son vivant, comment nous y reconnaître ? Comment saisir, trier les parcelles d'Histoire que roulent en leurs flots ces torrents de rhétorique ? Entre Tacite, qui dit oui, et Suétone, qui dit non, quel arbitre prononcera[8] ? La psychologie ; c'est en effet, dans certaines circonstances, le seul guide à consulter. Prenons ce fait de la mort d'Agrippa Posthumus, et laissant les divers historiens à leurs tendances, à leur glose. n'envisageons que les acteurs du drame, bornons-nous à conjecturer d'après ce que nous savons de leurs caractères. Cet ordre concernant l'exécution de son petit-fils, il est vraisemblable qu'Auguste avait dû se le laisser arracher par les obsessions de Livie ; mais ce qui reste non moins évident, c'est que, dans un de ces moments où la voix de la conscience avertit les plus grands scélérats, le père de Julie, l'aïeul d'Agrippa avait voulu ravoir cet ordre. L'intermédiaire employé par lui à ce dessein fut sans doute l'homme sur le nom duquel Plutarque et Tacite ne sont pas d'accord, et que l'un appelle Flavius, l'autre Fabius. Cet homme, après avoir accompli sa mission et repris l'arrêt des mains du centurion, cet homme était revenu tenir sa place à la Cour, et bientôt, cédant à quelque intempérance (le langue, il avait trahi le secret de son maître, ce dont Auguste s'était aperçu par les mouvements de Tibère et de Livie. Maintenant, l'Empereur, au lit de mort, se laissa-t-il extorquer de nouveau cet ordre, et Livie dirigea-t-elle sa main inconsciente, ou le verdict fut-il, de connivence avec Sallustius Crispus, fabriqué et expédié par elle-même au tribun militaire ? Ceci demeure un secret que nous n'essaierons point d'éclaircir. Car l'Histoire, qui le garde depuis près de deux mille ans, ne nous le livrerait pas plus qu'aux autres.

 

XII.

Quel crime n'a cherché son excuse dans la raison d'État ? Il paraîtrait que le salut du monde exigeait cette fois qu'on en finît par un massacre immédiat. Agrippa vivant menaçait le trône de Tibère, et le besoin d'un prétendant se faisait tellement sentir, que tout de suite l'Italie en vit surgir un. Le lion égorgé haletait encore, qu'un jeune loup cherchant aventure, se glissa dans sa peau. Les circonstances réclamaient un Agrippa quelconque, — la chose s'est depuis rééditée à tout moment : faux Néron, faux Édouard, faux Démétrius, etc. — Mais alors l'exemple était neuf, et, disons aussi, consolant ; car il prouve qu'en politique une atrocité ne résout rien.

L'esclave qui forma ce plan était un homme. A peine informé de la mort d'Auguste, il s'embarque secrètement et vogue vers Planasia pour enlever son prince ; mais la galère impériale portant l'ordre d'exécution émané de Nola file plus vite, le devance, et, lorsqu'il arrive, le glaive du centurion a fait sa besogne. Cet homme, — il se nommait Clémens, — avait une certaine ressemblance avec le prince. N'ayant pu le sauver, il le vengera ; bien mieux encore, il prendra sa place. Pour commencer, il déterre le mort, facile tâche, la petite garnison s'étant enfuie aussitôt le meurtre consommé. Ensuite, il passe en Étrurie, se cache dans un trou de rocher, laisse croître sa barbe et ses cheveux. Cependant, les chefs de parti veillent, et la nouvelle se répand. Agrippa n'est pas mort, les Dieux l'ont conservé pour la patrie ! Il se montre alors sur divers points, paraît et disparaît ; les populations de la Gaule et de la Haute-Italie vont au-devant de lui. Ostie l'acclame ; à Rome, les têtes s'échauffent ; sa présence est annoncée, il vient revendiquer l'héritage de son grand-père.

Tibère fut imperturbable, et pourtant la situation avait ses périls : dans Rome, la conspiration de Libo ; dans les provinces d'Illyrie et de Germanie les légions ameutées. N'importe, il en coûtait trop à son orgueil de s'opposer militairement à semblable entreprise. Envoyer des troupes contre un esclave, jamais il n'eût daigné, car Tibère savait, à n'en pas douter, que ce prétendant n'était qu'un imposteur. Sallustius Crispus fournissait là-dessus à son empereur les renseignements les plus certains.

On s'en remit donc à la ruse.

D'honnêtes gens, qui se donnaient pour des transfuges, se présentèrent au camp du prétendant. Celui-ci les crut sur parole : armes, argent, il prit tout ce qu'on offrait, et se tint si peu sur ses gardes, qu'une nuit ses nouvelles recrues, l'ayant enveloppé, saisi et garrotté, le traînèrent à Rome et jusqu'au palais de l'Empereur. L'intrépide comédien ne faillit pas une minute au personnage, et la torture, loin de le contraindre au désaveu, ne servit qu'à surexciter son audace.

Comment t'es-tu fait Agrippa ? lui demanda Tibère.

Juste comme toi tu t'es fait César, répondit-il.

On l'égorgea dans un coin du palais. Il n'y eut aucune enquête, l'Empereur aima mieux étouffer l'affaire. Des membres de sa famille et nombre de sénateurs s'y fussent trouvés compromis. Livie appuya cette résolution de toute l'autorité de son crédit, alors au faîte.

 

XIII.

Pline raconte qu'un peu avant son mariage avec Auguste, Livie Drusilla, tranquillement assise à prendre l'air, vit tomber des cieux, dans son giron, une poule éblouissante de blancheur, qu'un aigle venait de laisser échapper. Émue, mais non troublée, elle admirait ce présage étrange, quand elle s'aperçut que la poule blanche tenait dans son bec un rameau de laurier chargé de graines. Les Aruspices, consultés, déclarèrent qua l'oiseau serait élevé à part, ainsi que sa couvée, et la branche de laurier soigneusement plantée et surveillée. L'expérience eut lieu en la résidence impériale, dans un terrain situé tout près du Tibre, vers la neuvième borne de la voie Flaminienne, et qu'on appelle encore aujourd'hui le Champ-aux-Poules, ad Gallinas.

Quant au brin de laurier, sa poussée tint du miracle, et bientôt ce fut tout un bois, où l'Empereur et ses successeurs vinrent s'approvisionner polir leurs triomphes. L'usage voulut aussi qu'on replantât les rameaux que les empereurs avaient portés à leur main pendant la cérémonie, et ces diverses souches formèrent à leur tour des bosquets, qui furent désignés sous les divers noms des Césars. Suétone, un demi-siècle après, reprend le mythe, et le varie :

Au lendemain de ses noces avec Auguste, Livie étant venue visiter sa maison de campagne près Véies, un aigle, qui flânait par les airs, laissa tomber sur elle un poulet blanc dont le bec serrait une brindille de laurier, Livie ordonna que le poulet fût élevé à part, et le laurier planté. Or, du premier sortit une telle quantité de poussins, que la campagne en a pris le nom de Champ-aux-Poules, et du second naquit un si beau Lois, que les empereurs envoyaient y cueillir les lauriers pour leurs triomphes. Bientôt une coutume s'établit, chaque triomphateur voulut faire au même endroit sa plantation particulière, et l'on ne tarda pas à remarquer qu'aux approches de la mort d'un César, l'arbre planté par lui commençait à dépérir. Ainsi, la dernière année que Néron vécut, on vit tous les lauriers du bois se dessécher jusqu'à leurs plus profondes racines, et mourir tout ce qui restait de poulets sacrés.

Ces deux textes, quand vous les rapprochez, ont cela de curieux, cens vous montrent quelle transformation ces sortes de traditions subissaient chez les Anciens dans un espace de temps relativement court. Observons toutefois qu'il n'y a que le détail qui s'altère, l'esprit ne varie pas. Que vous la lisiez chez l'un ou chez l'autre, la légende pronostique la fin de la Maison de Jules. Seulement, tandis que Pline se contente de tirer du présage ce qui peut flatter l'orgueil de Livie, Suétone corse la matière de tout l'appoint récent.

Les Augures avaient donc parlé dès l'origine, et, s'ils eussent voulu mentir, Livie s'était comportée de manière à les en empêcher. Son fils occupait le trône du monde, et sur ce trône, nulle autre qu'elle ne s'assoirait, le nouvel empereur n'ayant point contracté de mariage depuis qu'il s'était séparé de Julie. Quelle femme oserait désormais se porter sa rivale ? Auguste, par son testament, l'avait introduite dans la famille de César ; elle était Julia Augusta. De toutes les antagonistes du passé, il n'en restait pas une. L'autre Julie, la vraie Julie, venait de mourir dans son exil, princesse déplorable, à qui cette longue suite d'attentats commis sur elle et sur sa race par l'implacable marâtre méritera bien des indulgences, et que tant d'infortunes, jointes à tant d'esprit, de beauté, d'élégance, rendent presque intéressante malgré ses vices.

Les suprêmes dispositions de son père, l'excluant du tombeau domestique, et protestant jusque dans la mort contre toute communauté avec son indigne progéniture, l'avènement de Tibère, la fin tragique d'Agrippa Posthumus, le dernier de ses fils, c'était plus qu'il n'en fallait pour briser une existence, au moral comme au physique si cruellement torturée depuis quinze ans, et je n'ai pas besoin de croire au poison de Tibère pour m'expliquer un pareil dénouement. Quelques mois à peine cette malheureuse avait survécu à son père, et sa fille, également déshéritée et proscrite, gémissait pour le reste de ses jours dans l'île de Trimeri. Quant à Scribonia, elle non plus ne pouvait nuire. Rentrée à Rome après avoir fermé les yeux à sa fille, la stoïque matrone avait eu pour première consolation le procès de son neveu Libo et le spectacle de sa mort. Scribonia, d'une haute vertu, rapporte Sénèque, était la grand'tante de Drusus Libo, jeune présomptueux dont la sottise égalait la noble naissance, et qui se plaisait à former des desseins tels que nul personnage de cette époque n'eût été de force à les exécuter, et tels que lui n'aurait dû les imaginer en aucun temps. Au sortir de la séance du Sénat où son procès venait d'être jugé, il s'était fait transporter dans son palais. Ses amis le voyant perdu, l'avaient abandonné. Alors, il se demanda s'il valait mieux attendre la mort ou se la donner. Quel plaisir as-tu donc de discuter ? lui dit alors Scribonia, c'est l'affaire des autres. Le mot avait porté ; il se frappa, et fit bien. C'était une romaine des vieux temps de la République, la mère génératrice d'une lignée de Césars. Comme elle s'était associée au long supplice de sa fille, elle voulut aussi sa part dans la catastrophe de son neveu. A quatre-vingt-dix ans, elle parcourut la ville en suppliante ; on dirait une Niobé debout sur le seuil de l'Empire, et pleurant l'outrage commis envers elle par Auguste.

Livie, en attendant, s'emparait de l'heure présente et la gouvernait à son gré. Tibère avait l'Empire, mais elle seule désormais allait régner. Pendant les cinquante-deux ans qu'avait duré son union, Livie s'était attribué une large part dans les affaires ; néanmoins, cette influence avait des bornes que la sagesse du maître ne permettait guère de franchir. Ces limites ne tomberaient-elles pas d'elles-mêmes aujourd'hui qu'à la place d'Auguste montait ce fils dont elle avait depuis plus d'un demi-siècle préparé, façonné de ses mains la destinée, et dans lequel elle se complaisait à ne voir que le premier de ses sujets ? Sa longue expérience politique, l'autorité de son âge, lui donnaient des droits absolus à l'exercice du pouvoir. Cet avènement de Tibère au trône, Livie le considérait comme son œuvre à elle, et peut-être avait-elle bien ses raisons. Si, du vivant d'Auguste, Tibère avait présidé au gouvernement et fait à côté du souverain son apprentissage ; si tant de jeunes princes, qui semblaient fermer à ses pas le chemin, était tombés à tour de rôle : Marcellus, Caïus et Lucius César, Agrippa Posthumus, Germanicus, le mérite en devait cependant revenir à quelqu'un, et cela, l'ibère le savait, et sa conscience ne cessait de lui parler de tant de crimes commis pour la conquête d'un pouvoir dont ses exploits et ses services l'eussent fait digne. Aussi, de quel poids écrasant pesait sur lui cette mère !

L'aveugle Sénat, en proie à sa fièvre d'adulation, hébété de platitude, se prosternait devant l'idole ; Livie fut proclamée Mère de la patrie : Mater patriæ, genitrix orbis, magna mater ! La flatterie alla dévaliser en son honneur tous les vestiaires des divinités protectrices. Elle apparut en Junon, en Cybèle, en Cérès : déesse du salut, de la piété, de la justice, de la pudeur ! Pour consacrer la nié-moire de son admission dans la famille de Jules, elle eut un autel où son nom serait adoré, et des licteurs qui l'accompagneraient en public. A ne croire que la moitié, et même que le quart, de ce que les historiens ont écrit touchant les susceptibilités, les caprices et les prétentions de l'illustre dame, on admire déjà la patience de Tibère. Ses exigences, remarque Dion, dépassaient tout ce qu'une femme s'était jamais permis ; il fallait que le Sénat vint lui faire sa cour et que le Journal officiel annonçât ensuite ces sortes de réceptions solennelles, les décrets impériaux furent contresignés par elle, et les fonctionnaires eurent à lui soumettre leurs dépêches et leurs rapports, comme à l'Empereur. Enfin, si ce n'est au Sénat, aux assemblées populaires et dans les camps, on la voyait partout se montrer et faire la souveraine. Inaugurant un jour, devant le théâtre Marcellus, une statue dédiée à son époux défunt, elle mit dans l'inscription votive son nom au-dessus de celui de l'empereur régnant : Tiberii nomen suo postscripserat. Tibère se contenta de sourire ; mais une autre fois, quand le Sénat vint lui demander de placer son nom de prince sous l'invocation de la divine Augusta et d'ajouter au titre suprême, dans les actes publics, le titre de fils de Julie, — le maître, qui semblait dormir, se redressa brusquement, et quelques paroles froides et sévères rappelèrent à la modération ces trop zélés dispensateurs d'hommages.

Comme il savait garder la mesure vis-à-vis de soi, il voulait qu'on la respectât aussi pour sa mère ; d'ailleurs, il détestait l'apparat, et toutes ces divinisations de famille le trouvaient incrédule. C'est affaire aux Dieux de venger leurs propres injures, répondait-il à je ne sais quel délateur accusant un chevalier romain d'offense envers la divinité d'Auguste. L'épigramme pourrait être du grand Frédéric ; Tibère avait ce tour d'esprit malin, sceptique, un peu pédant. Assez longtemps après la mort de son fils, il reçut des habitants d'Illium une adresse assurément fort tardive à ses yeux, et dit à leurs députés que lui aussi avait des condoléances à leur offrir sur la perte d'Hector. Simple de mœurs, endurant mal la flatterie, il répugnait à ces prosternements des Corps politiques. On dit le Sénat de Tibère, et ce mot vaut une double injure qui vise en même temps et l'Assemblée et le tyran ; c'est trop, le Sénat de Tibère ne fut point l'œuvre personnelle de Tibère, il fut l'œuvre du régime détestable intronisé par Auguste, et surtout de ses proscriptions. Nous avons vu ce que deviennent les Corps politiques sous le despotisme ; à contempler leur abaissement, leur servilisme, on attribue au tyran tout le mal. Erreur ! le tyran lui-même n'y peut rien ; quelque peine qu'il se donne à vouloir ranimer ce troupeau, à le fouailler, il y perdra son initiative, et le despotisme prévaudra contre le despote. `l'ibère était un assez grand politique pour n'avoir point à redouter d'associer à son gouvernement des hommes libres. Ce Sénat, qu'il avait connu sous Auguste, et qu'il méprisait longtemps avant d'arriver au trône, ce Sénat, loin d'être façonné à son image, fut au contraire la cause constante de ses plus amers découragements. Tristissimum, ut constat, hominum ! s'écrie Sénèque en parlant de lui. Combien de sujets ne s'offraient pas à sa misanthropie, à commencer par cette mère dont les obsessions le harcelaient !

Livie, avec toute sa pénétration, se trompa sur le caractère intime de son fils : homme de pouvoir, entendant gouverner à sa manière et n'aimant point les ingérences ; il la consultait cependant, mais lorsqu'il le jugeait à propos, et lui laissait bien voir que prendre son avis dans l'occasion n'était point l'autoriser à se mêler directement des affaires. Il évita même, peu à peu, les rapports trop fréquents et supprima les entretiens longs et secrets d'où l'opinion pouvait tirer des conclusions erronées. Cette fureur de se montrer partout, d'affirmer à chaque instant son crédit par sa présence, l'importunait outre mesure. Au plein d'un incendie qui venait d'éclater dans les environs du temple de Vesta, comme elle accourait entourée -de peuple et de soldats, dirigeant, ordonnant en impératrice régnante, ainsi qu'elle aurait fait au temps d'Auguste, il la prit à partie et l'invita sévèrement à rentrer chez elle, attendu que cette place n'était point celle d'une femme, et qu'elle avait à pourvoir à d'autres soins.

Livie sentit le coup et riposta ; entre cette impérieuse princesse et ce tyran jaloux, une lutte sourde et systématique s'établit ; elle, essayant toujours d'empiéter, lui, toujours l'écartant mais d'une main respectueuse et comme il sied au meilleur des fils vis-à-vis de la plus tendre des mères. Cette déférence hypocrite n'était pour Livie qu'un outrage de plus ; son impatience, sa colère, s'en augmentaient : éconduite., elle cherchait à nuire ; des scènes déplorables se renouvelaient à chaque instant. Elle accablait de récriminations et de menaces ce fils qu'elle se reprochait d'avoir tant aimé, l'ingrat qu'elle seule avait fait empereur. Nulle rupture cependant n'éclata. Tibère, grave et froid, poursuivait sa marche solitaire, supportant ce qu'il ne pouvait, ne voulait empêcher, et laissant à ses intempérances d'humeur la vieille dame dont il se contentait de rogner tous les jours davantage la part d'influence dans les affaires.

 

XIV.

Ainsi refoulée, Livie changea d'attitude. Elle resta chez elle ; son palais devint le centre d'une coterie, les mécontents s'y donnèrent rendez-vous : anciens débris de la République, politiques désœuvrés, coureurs de places et quémandeurs, il en accourait de tous les points de l'horizon. Tous les partis, même celui des Jules, pour lequel Livie, — de quoi l'esprit d'opposition n'est-il capable ? — se sentait un faible tardif, tous les antagonismes s'empressaient autour de l'auguste Claudienne que les plus intrépides partisans de la légitimité monarchique traitaient en descendante d'Énée, depuis qu'elle vivait en mésintelligence avec son fils. Au nombre des beaux-esprits de cette camarilla, figurait un certain Fufius Geminus, discoureur agréable, sachant tourner un distique et non moins habile dans l'art de séduire le cœur des femmes ; C'est Tacite qui nous le dit : aptus adliciendis feminarum animis. Cet ami des femmes était surtout le protégé de l'impératrice douairière qui trouva plus tard moyen de le faire Consul. On a de lui quelques épigrammes sur Tibère ; il suffit de les parcourir pour juger ce qu'était l'esprit de médisance et de haine qui s'exerçait dans le cercle de Livie. Ces morceaux, qu'on se passait de main en main, et qui voyageaient sous l'anonyme, s'inspiraient tantôt du désaccord entre le fils et la mère, tantôt des vices et des cruautés de Tibère. Il y en avait sur son exil à Rhodes, sur les humiliations à lui infligées par Auguste, sur sa prétendue ivrognerie, soif de vin où la soif de sang se mêlait[9] ; sur son inhumanité, sa barbarie, causes du présent Age de fer succédant à l'Age d'or d'autrefois. Et ces méchants propos, ces pamphlets circulaient de salons en salons, égayaient le Forum, les carrefours, sans que l'Empereur qui en connaissait les auteurs, qui savait tout, recherchât personne et songeât à rien empêcher. C'est que Tibère avait au fond moins de scélératesse qu'on ne nous raconte. Volontiers je dirais de lui ce que M. Cousin disait de Napoléon III : C'était un bon tyran ! L'homme, de même que le souverain, nous rappelle Louis XI : défiant, fermé, soupçonneux, plus bourgeois que prince, en tout et partout un avisé et malin compère.

 

XV.

Tacite a trop forcé la note. Cette manie qu'on a dans les collèges de tout admirer chez les Anciens est une des choses qui nuisent le plus à la considération des Lettres classiques, car ensuite, lorsque notre esprit, une fois - émancipé, avisé, rapproche les jugements qu'il s'est formés, de ceux qu'on lui servait jadis tout accommodés, il se déconcerte à l'idée des innombrables préjugés dont on l'a berné. Furieux d'avoir été pris pour dupe, il s'érige alors en arbitre suprême, et des acquisitions du passé, répudie tout : le bon comme le mauvais.

Encore faut il savoir discerner, même dans Tacite. Louons chez lui l'ordre chronologique, le mouvement, les réflexions profondes, les vues d'ensemble, le tableau ; mais quant à parler de son impartialité d'historien, autant vaudrait célébrer le pittoresque de Suétone, admirable collectionneur d'anecdotes, biographe correct auquel il ne manque pour être un véritable historien qu'un rayon de cette faculté créatrice, de ce sens artiste dont Tacite a tout un foyer. Aussi, comment le grand poète des Annales résisterait-il à l'inspiration de ses colères ? Haine vengeresse, mais fanatique et toujours portée à voir partout l'horrible, à croire l'incroyable. Lisez ce qui se publiait en 1815, sur l'Ogre de Corse, ce qu'imprimait Chateaubriand sur le général Buonaparte, un légitimiste passionné écrivant l'histoire de la monarchie de juillet ne nous peindrait pas autrement Louis-Philippe. Lorsque Tacite vous empoigne, laissez-vous faire, car, si vous prenez le temps de réfléchir, gare aux mécomptes ! Orateur, poète, historien, il est à lui seul une littérature ; les traditions du passé, les tendances du présent, ce mouvement de renaissance, qui sous les Flaviens, s'empare à la fois de la langue et des âmes, il contient tout. Son génie, enfiévré de liberté, rue par bonds et par saccades, pareil à ce taureau qui vient donner de le tête dans la boutique d'un miroitier. Il brise tous les jougs, même la langue. La période cicéronienne, sous son marteau, vole en éclats, et, comme les morceaux en sont bons, il les refond dans sa phrase condensée, pittoresque, archaïque et moderne, en mêlant à certaine âpreté républicaine, cette exquise fleur littéraire qu'on a pu appeler le divin poison de Tacite, poison dont on aime à se laisser pénétrer, et qui, au besoin, servirait, je pense, de contrepoison à toute sorte d'infections que dégage l'atmosphère où nous sommes. Le lecteur émerveillé néglige la plupart du temps de se demander ce qui se cache de vérité vraie sous tant de génie et.de haine, dont cette Histoire est faite. C'était aux critiques anglais et allemands d'éclairer la question, car, pour nous, ce grand et superbe style nous suffisait ; l'idée ne venait point à nos savants de se défier d'un si beau texte, où les citations se cueillent à pleine main. Montaigne pourtant, dès 1569, s'en était avisé ; il n'y a que ces damnés sceptiques pour avoir de ces pressentiments. Bien avant les Charles Merivale, les Krüger, les Stahr, les Sievers et les William Ihne, l'auteur des Essais touchait à ce thème de la vérité historique dans Tacite :

Que ses narrations soient naïfves et droictes, il se pourroit a l'adventure argumenter de ceci mesure, qu'elles ne s'appliquent pas toujours aux conclusions de ses jugements, lesquels il suit selon la pente qu'il y a prinse, souvent oultre la matière qu'il nous montre laquelle il n'a daigné incliner d'un seul air. J'ai principalement considéré son jugement, et n'en suis pas bien esclaircy partout.

Ce n'est là qu'un rayon de lumière, mais il suffit pour nous montrer le côté par où l'historien prête à la critique. Il me semble qu'autant on en pourrait dire de la science psychologique de Tacite. Parlons des traits de style, des fulgurations dans le tangage ; mais n'allons pas plus loin. La psychologie veut des esprits impartiaux. Shakespeare, Molière, sont des observateurs vrais de l'âme humaine ; Tacite n'obéit qu'à son indignation, à travers laquelle il voit tout ; c'est Juvénal en prose, et penser que ce même homme se donne pour devise : sine ira et studio ![10] Comme on se juge cependant !

Abordons maintenant le chapitre des contradictions. Comment concilier les monstrueuses débauches de Caprée avec ce que Tacite nous raconte du train de vie de Tibère et de ses mœurs, irréprochables jusqu'à l'âge de cinquante-six ans ? On connaît les maîtresses d'Auguste, on sait les femmes qu'il pensionnait de ses largesses ; Tibère n'eut point de ces favorites, ou, s'il en eut, son jeu fut bien caché, car l'Histoire n'a conservé le nom d'aucune, et la seule femme qui jamais ait possédé sur lui quelque influence fut Livie. Il y a plus, Tibère vécut très-vieux, et jusque dans son âge le plus avancé, continua, — toujours au dire de Tacite, — à jouir d'une santé presque imperturbable, phénomène assurément bien curieux chez un vieillard soumis à l'hygiène de Caprée. Du reste, à l'heure où Tacite instruit son procès, les matériaux manquent déjà. Sous Néron, Vespasien, Titus, de furieux incendies ont dévoré les bibliothèques, publiques ou privées ; la plupart des grandes archives n'existent plus. Tacite et Suétone ont-ils seulement jamais eu connaissance des Mémoires de Tibère ? Ce qu'il y a de certain, c'est que ni Sénèque, ni Pline l'Ancien, ni Philon, ni Josèphe, ne nous le donnent pour un monstre ; tous parlent, au contraire, de la modération de son gouvernement dont les mauvais jours, selon Sénèque, doivent être portés au compte du traître Séjan. La corruption des mœurs, pas plus que l'abaissement des consciences, ne vint de lui. Ce monde, où trembler devant le maître passait pour le commencement de la sagesse, où la servilité, fruit des longues terreurs d'une époque de proscriptions, le disputait à l'avide soif des jouissances, Tibère l'avait reçu tout façonné des mains d'Auguste, et peut-être Plutarque nous eût-il appris ce que cet héritage lui valut au cœur d'amertume. Malheureusement, le témoignage de Plutarque est perdu ; nous n'avons ni sa Vie d'Auguste, ni sa Vie de Tibère : grand dommage ! car celui-là s'entend à lire dans les âmes, et, si les invectives ne sont pas des raisons, on n'en peut dire autant de l'analyse.

 

XVI.

Ces impures délices de Campanie, cette île de Caprée, transformée en caverne de Vénus ; quelle mise en scène pour expliquer le volontaire exil d'un homme porté d'enfance à la retraite, et qui jadis, au plein des espérances et des honneurs. — de son propre gré, s'en allait à Rhodes ! Les motifs ne lui manquaient pas ; il avait, hélas ! tous ceux des grands ennuyés de ce monde : l'homme ne me plaît pas, ni la femme non plus ! Bien d'autres encore s'y pouvaient ajouter d'un ordre personnel. Ce pouvoir l'accablait, le passé l'écrasait de son poids. Il lui fallait renoncer à cette illusion qu'il avait eue de régénérer,—non, de galvaniser ce cadavre d'empire au moyen d'un absolutisme modéré, presque humain : ce Sénat, ce peuple, l'écœuraient. Vil troupeau affolé de servitude, murmurait-il au sortir de la Curie en se rappelant un vers grec ! Il sentait son impuissance à faire le bien, et se l'expliquait par cette idée, qu'il n'était pas du sang de Jules, qu'il n'était qu'un intrus dans la famille souveraine légitime. En outre, le Destin frappait sur lui à coups redoublés ; son fils unique venait de mourir, Germanicus déjà, depuis longtemps, n'existait plus ; de ses arrière-neveux, un seul survivait, Caligula, espèce de méchant drôle, troublé d'esprit (ingenio commotus), être farouche, énigmatique, dont le seul aspect l'intimidait, l'épouvantait. Ai-je tout dit ? Non, car Tibère avait aussi sa mère.

Aucun doute que dans les raisons qui le poussèrent à s'exiler, le besoin de se soustraire à la présence de Livie n'entrât pour beaucoup. Ne voulant bannir cette mère importune, niais au fond considérée et respectée, il s'éloigna, et comme on dit, il lui quitta la place. De ce côté, la situation n'était plus tenable ; en vain Tibère à chaque instant se répétait : c'est ma mère ! En vain il s'efforçait : d'ignorer ses caprices. Livie avait outrepassé les bornes ; ses manœuvres perfides, ses récriminations, ses colères et ses menaces, rendaient tout commerce impossible. Un jour, comme elle exigeait un poste pour quelqu'un qui n'y avait nul droit, l'empereur obsédé, répondit : oui, mais à la condition de consigner dans le décret, que cette faveur lui était arrachée par sa mère. Livie aussitôt rebondit sous l'injure. Ouvrant une armoire secrète, elle en tira d'anciennes lettres d'Auguste, toutes remplies d'amers griefs contre Tibère, de plaintes au sujet de son intolérable caractère, et les lui mit devant les yeux. Vengeance atroce et bien féminine ; le trait poignarda Tibère. Libre, en effet, au défunt souverain d'exhaler ses reproches et ses dissentiments ; mais qu'une mère eût précieusement conservé cette correspondance pour s'en faire, dans l'occasion, une arme si cruelle contre son fils, c'était une de ces férocités qui no se pardonnent point. A dater de ce moment, Tibère prit la résolution de quitter Rome.

 

XVII.

Et cependant, cette mère qu'il ne voulait plus revoir el dont la mort lui fut une délivrance, il l'avait tendrement aimée. Séjan lui-même, au plus fort de son crédit, n'eût osé s'attaquer à l'autorité de Livie, tant chez Tibère était invétéré le culte de sa mère, Là-dessus nous pouvons en croire Tacite, qui ne prodigue pas ses compliments. Cette attitude, pleine d'égard, de déférence, est partout systématiquement maintenue ; il se montre obligeant même alors qu'il voudrait le plus demeurer à l'écart. Prenons pour exemple l'épisode de Plancine dans le procès des empoisonnements de Germanicus.

Au sortir du Sénat, Pison, voyant sa cause perdue, rentre chez lui, écrit à l'Empereur, se met au bain, soupe à son ordinaire. Sur le tard, il ordonne qu'on ferme, et, resté seul, se coupe la gorge ; mais Plancine, sa femme et sa complice, qui ne veut pas d'une pareille mort, Plancine, l'amie de cœur de Livie, se retourne alors vers son impératrice, laquelle interviendra près de Tibère.

Tenons qu'il ne s'agissait point ici d'une inculpation secondaire. Le crime de Pison était surtout le crime de Plancine, caractère violent, dur, acharné, très-grande dame d'ailleurs, un peu sorcière et corsant au besoin la préparation pharmaceutique d'une dose de surnaturel. En inventoriant la maison d'Antioche où Germanicus rendit l'âme, on découvrit, caché dans les murs et le sous-sol, tout un attirail de nécromancie. : ossements à moitié calcinés et rongés de moisissure ; disques de plomb agrémentés de signes cabalistiques et portant le nom du jeune prince, plus, nombre d'autres ustensiles qui servaient, selon les croyances du temps, à vouer une vie humaine aux Dieux infernaux.

A la tête du parti de l'impératrice mère marchait la superbe et riche Plancine, tandis que la Maison de Jules incarnait ses revendications et ses ressentiments dans Agrippine, fille de la princesse Julie. Ces deux partis avaient chacun leurs prétendants en herbe, l'un murmurait : Drusus, l'autre : Germanicus ; et cela sans attendre que Tibère se fut prononcé. Livie connaissait le dévouement de Plancine, et, dans les grandes occasions comme dans les petites, ne négligeait pas de l'employer. Aussi, lorsque Germanicus fut envoyé eu Orient, avec des pouvoirs souverains, l'Impératrice avait elle eu garde d'oublier sa fidèle amie. On rappela le proconsul de Syrie et, Calpurnius Pison, l'époux de Plancine, reçut l'ordre d'aller le remplacer. De la sorte ; Livie s'assurait des mouvements d'Agrippine. Elle attachait aux pas de sa rivale une surveillance implacable et grâce à laquelle on ne verrait plus. se renouveler, eu Orient, les manœuvres de popularité, impunément pratiquées naguère sur les légions de Germanie. Plancine avait là-dessus sa leçon faite ; elle emportait des instructions secrètes et, dès son arrivée en Syrie, affecta de ne rien ménager, ni le rang supérieur d'Agrippine, ni sa personne, dont elle ne parlait qu'avec dédain. Elle se plaisait à rechercher les suffrages de l'armée ; assistait à cheval aux exercices des cohortes, et s'efforçait d'inspirer aux chefs militaires cette idée : qu'en prenant ainsi le pas, elle agissait d'intelligence avec l'Empereur.

Curieux spectacle, ces haines de Cour, transportées si loin de leur théâtre naturel ! De tout temps, Rome avait pu constater que la présence des femmes de proconsul dans, les gouvernements de leurs maris, n'était bonne qu'à désorganiser le service ; et cette fois, deux femmes ennemies jurées se trouvaient aux prises, toutes les deux également hautaines, passionnées, jalouses de leurs prérogatives. Entre hommes, on aurait pu s'entendre : Germanicus avait la douceur qui séduit, et Pison, très-irritable, très-brutal, n'était point un méchant. Mais les femmes y mirent bon ordre. Germanicus mourut muliebri fraude accusant Plancine de l'avoir empoisonné ; et de cette mort, Calpurnius Pison porta la peine.

Nous étions. en Orient, rentrons dans Rome. Pison est allé rejoindre Germanicus parmi les Ombres ; mais entre ces deux femmes tragiques, entre ces deux Furies, la querelle continue. Agrippine enflamme ses amis, ameute ses clients, dénonce, pousse aux procès criminels, aux arrestations, à la guerre civile ; car Livie, pas plus que Tibère, n'échappe à ses accusations. En attendant, sa vengeance réclame Plancine. A la nouvelle de la mort de Germanicus, l'horrible Pison, pour fêter un si joyeux événement, a célébré des Sacrifices, offert aux Dieux des actions de grâces dans les temples. Cet abominable sacrilège, Pison l'a payé de sa vie ; mais Plancine, elle, n'a rien payé, et pourtant son crime n'était pas moindre. N'a-t-elle point pris part au scandale ; ne l'a-t-on point vue dépouiller, à l'instant, le deuil de sa sœur pour revêtir des habits de couleur claire ? D'ailleurs, si le mari a donné le poison, c'est la femme qui l'a préparé avec l'aide de la stryge Marcilla. Donc, il faut que Plancine meure, ainsi le veut Agrippine, et Plancine mourra, si la mère de l'empereur ne se charge de la sauver.

Livie comprit ce qu'elle avait à faire et marcha droit. Pour Tibère, la question était délicate ; il savait les bruits répandus sur lui et sur sa mère par Agrippine, qui les accusait l'un et l'autre d'être de complicité dans le crime. Assiégé de démonstrations calomnieuses, qui la nuit venaient éclater jusque sous les murs de son palais, où ce cri : rends-nous Germanicus ! l'empêchait de dormir ; il aurait voulu laisser son libre cours à la justice ; mais Livie, à force d'insister, triompha de sa résistance. Il céda, et Plancine fut renvoyée de la plainte par égard pour l'intervention de l'impératrice mère : ainsi prononça le verdict du Sénat. Plancine était sauvée, du moins pour le moment, car l'expiation, qui cette fois vainement l'avait cherchée, treize ans après, devait l'atteindre. Menacée de nouvelles poursuites, et, sa toute-puissante protectrice n'étant plus là pour la défendre, elle en finit, de sa propre main, avec la vie.

Quantité de traits prouvent, non moins que celui-là, combien Tibère poussa loin ses condescendances envers les créatures de sa mère.

A la camarilla de la vieille Livie appartenait également une personnalité fort excentrique, un de ces types d'aristocratique impertinence qui du reste ne disparaîtront jamais de ce monde et dont, vers le début de notre siècle, la Cour d'Autriche offrait encore de si plaisantes reproductions. Je veux parler de cette sérénissime Urgulanilla que l'amitié de sa souveraine avait élevée au-dessus des lois et qui ne manquait pas une occasion d'affirmer ses droits de prédominance et de bon-plaisir. Invitée à se rendre devant. le Sénat pour y témoigner dans un procès, — sommation à laquelle obéissaient les Vestales mêmes, — elle répondit qu'elle ne se dérangerait point, et que, si le Prêteur voulait l'entendre, il n'avait qu'il venir. Intenter à si haute et si puissante dame une action civile, n'était pas une simple histoire. Lucius Pison s'y risqua pourtant. avec l'intrépide aplomb d'un homme que sa considération personnelle met au niveau de ceux et de celles que la faveur des impératrices place au-dessus des lois. Il s'agissait d'une revendication d'argent ; Urgulanilla — cela va sans dire — dédaigna la citation et s'en alla porter plainte chez sa souveraine, laquelle donna tort à Lucius Pison, et déclara qu'on n'en usait point de la sorte avec une dame de sa Cour. Pison laissa gronder Livie et continua d'instrumenter ; alors Tibère paraissant, arrêta que de toute t'acon, Urgulanilla aurait .à se soumettre, et qu'elle se présenterait au tribunal. Mais pour donner à sa mère un témoignage public de bon-vouloir, il ajouta qu'il viendrait lui-même en personne, assister Urgulanilla devant le Prêteur. En effet, à l'heure dite, il sortit de son palais accompagné de ses gardes qui le suivaient à distance respectueuse et ce ne fut pas pour le peuple un médiocre étonnement de voir l'Empereur, causant et flânant, s'acheminer vers l'audience, d'un pas grave et ralenti. C'est que Tibère entendait laisser à sa mère le temps de la réflexion et son calcul eut plein succès. L'Impératrice, mieux avisée, coupa court à l'incident, et par un des officiers de sa Maison, fit remettre la somme au Prêteur. Ainsi, se termina le litige, au plus grand honneur de Tibère qui, sous les dehors du justicier imperturbable, aimait parfois à laisser voir au peuple l'homme de tact et d'esprit. C'était d'ailleurs, à tout prendre, une âme vigoureuse, cette Urgulanilla ; quand son neveu Plautius Silvanus fut décrété d'accusation pour avoir assassiné sa femme, elle lui envoya le poignard afin qu'il eût à se soustraire par le suicide à l'opprobre d'une accusation. Mutilia Prisca et son amant Posthumus, le futur empereur Galba, combien d'autres on en citerait de ce cercle intime qui durent à la vigilante influence de Livie, les honneurs, la richesse et la sécurité de leur existence ?

 

XVIII.

Livie touchait à ses quatre-vingts ans, et son activité restait la même. Elle avait une de ces natures foncièrement saines que le temps respecte, lui qui se plaît à briser souvent les plus robustes. Nulle infirmité, jamais de maladie ; elle attribuait cet heureux équilibre à certain vin de la côte d'Istrie (le Picinus), qu'elle buvait à l'exclusion de tout autre, bien qu'il eût, disait-elle, un goût très-âpre, — merveilleux élixir de longue vie, dont un régime absolument végétal complétait l'efficacité. L'impératrice mère ne vivait que de légumes et de fruits. On cultivait dans ses jardins une espèce de figues qui portait son nom, et que Pline trouve excellentes. Il parle aussi d'un pied de vigne gigantesque ombrageant de son immense frondaison les vastes arcades de Livie, et donnant douze muids de moût.— L'esprit sans cesse en éveil, oisivement affairée de politique, s'occupant à la fois d'intrigues et de bonnes-œuvres, instituant des écoles pour les orphelines de race noble, bâtissant des portiques, mère d'empereur, maîtresse de maison, prêtresse du temple d'Auguste, elle s'affirmait par tous les côtés, et sa popularité n'avait point d'égale. Voici pourtant, qu'un jour, le bruit se répand que Livie est gravement malade. Aussitôt la ville s'émeut, les Forums se remplissent d'une foule inquiète, avide de nouvelles Madame se meurt, Madame est morte !

Le fait est qu'elle n'en mourut pas. Informé du danger, Tibère, qui se trouvait alors en Campanie revint à Rome en grande hâte, et, devant l'entrevue si pathétique de cette mère et de ce fils, qui dès cette époque se détestaient cordialement, — Pluton, désarmé, lâcha sa proie.

Les manifestations publiques avaient accompagné la crise ; ce fut bien autre chose lorsqu'il s'agit de célébrer le rétablissement. Cérémonies votives, fêtes religieuses, l'hommage s'éleva jusqu'à l'apothéose. Par décret du Sénat, Livie eut le droit, toutes les fois qu'elle paraîtrait au théâtre, d'aller prendre place au rang des Vestales. Il était aussi question de lui dresser un temple et des autels en Espagne, quand Tibère, fort à propos, enraya le 'mouvement. On dira ce qu'on voudra ; ce tyran avait du bon. Tacite a beau surcharger le tableau, pousser au noir, telle est la puissance de la vérité, qu'elle éclate aux yeux, malgré l'effort du grand artiste. Énormément de sens commun, d'équité, de sagesse, un vaste fonds de patience et de modération, je défie les plus chauds partisans de Tacite, de nier chez Tibère ces qualités, qui se dégagent virtuellement de l'ensemble du portrait, si atroce qu'il soit d'ailleurs.

Tibère connaissait bien les hommes de son temps, et les connaissant, il les méprisait ; ce qui, pour un gouvernant est un malheur ; mais en revanche, quel philosophe, ce mélancolique de Caprée, n'acceptant des honneurs que la part qui lui revient ! On a dit depuis L'État c'est Moi. Lui disait : les Princes passent et l'État reste. Il tenait pour une des plus monstrueuses inventions de la vanité humaine, cette façon de diviniser ; après leur mort, des êtres entachés de toutes les misères de notre pauvre espèce. Il était inflexible dans son dédain pour les honneurs, écrit Tacite, et son bon sens répudiait tout ce qu'on lui offrait en ce genre. Il n'employait que dans ses correspondances avec les rois et dynastes d'Orient, le nom d'Auguste, qui pourtant était bien le sien, par droit d'hérédité, et paraissait toujours hésitant sur le titre à s'attribuer. On n'est, disait-il, empereur qu'en présence de ses soldats, et seigneur que de ses esclaves, prince tout court vaudrait mieux : princeps, premier, le premier entre ses concitoyens ! Son discours prononcé au Sénat, à l'occasion de la dédicace d'un temple dont la province d'Espagne le voulait gratifier, témoigne des clartés d'esprit qu'il avait là-dessus. Je ne suis qu'un être périssable, ce que je fais, ce que je laisserai ne saurait être que d'un simple mortel, et je n'entrevois pas de plus belle gloire que celle de remplir dignement la première place dans l'État. Une la Postérité dise do moi que j'ai bien mérité de mes aïeux, bien pourvu à vos intérêts ; qu'on m'a toujours trouvé calme dans le danger, imperturbable dans le gouvernement, et je ne réclame rien davantage ; que ce soient là mes temples, mes statues, je n'en connais pas de plus durables, car devant les autres édifices de pierre ou de marbre, la foule passe indifférente comme devant des sépultures, lorsque plus tard les jugements ont varié ; et c'est pourquoi j'implore mes contemporains et les Dieux, afin qu'ils m'accordent : ceux-ci, le calme et les connaissances nécessaires à mon œuvre de justice ; et ceux-là, quand je ne serai plus, le sympathique souvenir que mes actes et mon nom auront mérité.

Un homme qui pensait, parlait et se comportait de la sorte, devait assurément passer pour un trouble-fête, au milieu d'une pareille Cour et d'un pareil peuple. Augustes le plus vain des tyrans- sous son masque de paterne simplicité, avait mis à la mode cette espèce de candidature à l'immortalité. Monarque, princes et princesses, tout le monde en voulait ; c'était à qui, de son vivant, passerait Dieu ou Déesse, et Rome applaudissait à ces métempsychoses qui lui procuraient des cérémonies, et se passionnait à ces intermèdes, comme elle se passionnait pour les combats du Cirque el tous les autres jeux de la vie et de la mort. Avec leurs démonstrations joyeuses ou funèbres, les populations du Midi n'en finissent jamais. Quand Rome perdit Germanicus, elle ne voulait plus être consolée ; quatre mois durant se prolongea cette affliction éperdue ; quatre mois pendant lesquels il ne fut question ni de politique, ni d'affaires, et les Dieux savent seuls jusqu'où seraient allées ces lamentations, si le morose empereur, un beau matin, n'eût décrété qu'il était temps d'enrayer ce deuil, et de courir aux fêtes de Cybèle ; ce qu'on ne se fit pas dire deux fois. Les princes sont mortels, il n'y a d'éternel que l'État ; donc, que la vie reprenne son cours accoutumé, et, comme c'est aujourd'hui la fête des Mégalésiens, tâchons un peu de nous distraire ! De même, lorsque mourut Livie, on entendit sa voix s'élever et dire : assez aux condoléances qui recommençaient à se perpétuer. Il s'efforça de ramener, autant que possible, les panégyristes à la raison ; modéra les excès de zèle et ne permit pas que sa mère fût divinisée, ainsi que le Sénat le demandait en masse.

Elle-même, écrivait-il, avait d'avance protesté contre de tels honneurs. C'était plutôt de la part de Tibère une affirmation de principes, car ce que nous savons du caractère de Livie permet de douter que l'illustre défunte se fût en effet prononcée de la sorte. L'Impératrice n'obtint que plus tard d'être placée au rang des Dieux, ce que le fils, dans son froid bon sens avait refusé de laisser faire, un petit neveu, l'empereur Claude, dans son pédantisme, l'accomplit. Convenait-il que l'aïeule de la dynastie, n'eût point son temple et ses autels.

En fait de consécrations, Livie-Augusta les eut toutes. Elle eut celles de la beauté, du pouvoir et de la fortune, elle eut aussi celle de l'âge. Nous l'avons vue à quatre-vingt-deux ans tomber malade et gravement. Elle se releva ; plus de six ans encore, elle assista vivante au spectacle des choses de ce monde, qu'elle devait ensuite, comme divinité, considérer d'un œil moins facile à s'émouvoir.

Le spectacle allait s'assombrissant ; Drusus mourait au plein de la jeunesse, — Drusus l'unique fils de Tibère, l'héritier de son trône, et pendant ce temps la remuante Agrippine et ses fils, manœuvraient pour la ruine de la famille régnante. C'était comme un réveil. du sang des Jules ; la sève remontait aux branches, et le bois sacré commençait à rendre des oracles.

 

XIX.

Tibère, battu de la foudre, consumé de -chagrins, de misanthropie, avait décidément pris le chemin de Caprée. Sur ce roc solitaire que le flot mouillait de tous côtés, le vieillard tâchait d'oublier. Il régnait toujours, cependant ; servitude affreuse, à laquelle ces maîtres du monde romain ne pouvaient se soustraire que par la mort ! Ou le trône, ou le monument ! point de milieu. Cette adorable retraite de Caprée, qu'il eût tant goûtée au sein d'un groupe d'amis, de philosophes, il lui fallait s'y rembûcher comme une bête fauve, montrant ses griffes et ses crocs, amoncelant les ossements humains sur le seuil de son antre, et condamné qu'il était à vivre par la terreur, pour ne pas mourir par la trahison !

Là fut le secret des tardives cruautés de Tibère ; s'il eût, dans Séjan, au lieu d'un scélérat, rencontré un ministre capable de gouverner, sous son nom, pour le bien de l'État, que de forfaits épargnés à cette fin du règne. Il y a dans les actes sanglants qui marquent les dernières années du séjour à Caprée, je ne sais quelle furie d'un désespoir sans bornes. Partout trahi, déçu, le vieillard à la fin sort de ses gonds ; sa misanthropie qui n'était que d'un tyran, somme toute assez débonnaire, et fort enclin aux belles-lettres, — sa misanthropie se change en fièvre chaude. Le mélancolique cesse de voir en noir, il voit rouge ; tue à distance, et ces exécutions, auxquelles il n'assiste plus ont quelque chose d'abstrait, comme quand nous disons, tuer le Mandarin. Il frappe à coups redoublés pour tous ses sentiments méconnus, pour tous les efforts de sa politique, pour tous les bons mouvements de son âme rendus impuissants par la bassesse, la perfidie, la cupidité, la méchanceté des hommes. La coupe d'amertumes était pleine, la trahison de Séjan la fit déborder. Dès lors s'ouvrit l'ère des proscriptions, sorte de sacrifice in extremis aux Dieux infernaux.

En attendant, il goûtait ses premières délices de Caprée, jouissait de Me fortunée dont l'enchantement le plus doux était de lui procurer l'oubli. Se souvenait-il seulement d'avoir encore sa mère ? depuis dix ans, elle et lui ne s'étaient revus qu'une fois en Campanie, où Tibère, passant, vint pour quelques jours. Livie, à l'heure de sa mort, ne comptait pas moins de quatre-vingt-huit ans, mais Tibère en avait soixante-dix ; à cet âge, on ne se déplace guère ; d'ailleurs, l'hypocondrie, le souci des affaires le dévoraient. Il voulut d'abord se rendre près de l'auguste égrotante ; puis, remit au lendemain, et si bien différa, qu'il fut trop tard. Même pour les funérailles, il ne parut point. Rome attendit, elle eût attendu davantage ; mais la nature qui ne s'émeut de rien et ne respecte aucun cadavre, n'admettait point d'atermoiement. Force fut donc de procéder, sans la présence de l'Empereur, lequel n'intervint du fond de sa retraite que pour mettre à la raison les sénateurs qui s'étaient chargés de mener le deuil en son absence. Cette attitude de Tibère, ainsi que sa mercuriale, furent généralement peu goûtés des Romains. Les mécontents parlèrent d'ingratitude et d'impiété. Tacite met le mot sur la chose : Nihil mutata amænitate vitæ. Foncièrement désagréable de caractère, le bonhomme entendait ne démordre en aucun cas de ses habitudes, et puis, circonstance bien atténuante, il avait soixante-dix ans, souffrait de corps et d'esprit et s'était, vis-à-vis de lui-même, engagé par serment à ne plus jamais rentrer dans Rome une fois après en être sorti.

Rome néanmoins se montra magnifique dans ses hommages. Malgré l'absence de Tibère et son humeur maugréante, les démonstrations éclatèrent. Celle qu'on ne pouvait déifier fut proclamée Mère de la Patrie, et le Sénat décréta qu'un arc de triomphe s'élèverait à sa mémoire ; honneur que jusque-là aucune femme n'avait partagé, et que Livie recevait pour avoir, selon l'Exposé des motifs, sauvé la vie à nombre de ses concitoyens, nourri, établi en quantité des jeunes garçons et des jeunes filles pauvres. L'heure fut donc solennelle où les restes mortels de la première impératrice des Romains allèrent dans le mausolée se mêler aux cendres d'Auguste, et les larmes n'y manquèrent pas ; il y en eut beaucoup de sincères, d'autres qui l'étaient moins. Tant de gens assistaient à ce deuil et semblaient le porter dans le cœur, qui ne pardonnaient point à l'illustre dame d'avoir mis au monde cet empereur Tibère, abatteur entêté des vieux privilèges héréditaires, toujours et partout enclin à préférer le mérite à la naissance, et dont le bras pesait si lourd sur l'antique aristocratie.

Une femme, en toute chose, plus comparable aux Dieux qu'aux hommes, et qui savait n'employer sa puissance que pour détourner le péril de vos têtes et faire avancer les plus dignes.

Ainsi parle de Livie son contemporain Velleius Paterculus : laissons de côté les exagérations de circonstance et concluons de cet éloge que Livie était ce que nous appellerions de nos jours une admirable dame patronnesse. Elle avait les vertus, le charme de l'emploi et pratiquait la charité en souveraine. Remarquons que l'Histoire ne nous dit pas un mot des toilettes de cette impératrice, ni de ses bijoux ; tandis que tous s'accordent à célébrer la façon dont elle usait d'une fortune colossale : main ouverte aux petits comme aux grands et ne comptant avec personne, grande dame ayant partout ses pauvres, à la Cour comme ailleurs, et du cercle de son affection n'excluant pas les plus infimes. Son affranchie Andromède, une naine, l'adorait pour ses bontés ; ses esclaves la portaient aux nues, et de récents témoignages nous prouvent qu'ils n'avaient pas tort. Il y a quelques années, clans un immense columbarium, on découvrit les cendres d'innombrables serviteurs avant appartenu à sa Maison ; esclaves des deux sexes, affranchis, employés de toute espèce et de tout rang, ils avaient par millions apporté là leur brin de poussière dûment classée, étiquetée, grâce aux bons soins de l'auguste maîtresse. En considérant la sépulture, on songe à ce que devait être le palais quand cet essaim, enfoui depuis des siècles, dans la ruche morte, vivait, bruissait, foisonnait autour du diadème.

 

XX.

Tout cela, sans doute, ne fait pas que Livie fût une sainte, et ces vertus privées, dûment et commodément pratiquées au rang suprême, ne sauraient cependant racheter les crimes par lesquels ce rang suprême fut conquis. Il est vrai qu'on peut dire, à l'excuse de cette âme, à la fois bonne au pauvre monde et passablement scélérate, que ni l'époque où elle vécut, ni la place où le choix d'Auguste l'avait mise, ne se prêtaient à la culture du sens moral. Environnée (le haines et d'intrigues, elle usa des armes dont ses ennemis se servaient contre elle. Oui, mais ces ennemis acharnés, implacables, qui les alla chercher, les défia ? Pour cette fille d'un simple chevalier, pour cette compagne errante d'un soldat d'aventure, ce n'était point assez de partager l'empire du monde avec Auguste, il fallait encore que son fils à elle héritât du trône des Césars. Esprit dominateur et capable de tout, même de céder quand il s'agissait de préparer la victoire, soixante-sept ans elle soutint la lutte. Sa personnalité occupe deux règnes ; toujours et partout la bien accueillie sous Auguste, importune, encombrante sous Tibère. Après avoir, depuis son mariage, c'est-à-dire, pendant une période de cinquante-deux ans, travaillé à fonder le règne de son fils, elle eut ensuite, pendant les quinze années qui lui restaient à vivre, à se démener, à déblatérer contre ce règne, écroulement de ses espérances.

Tacite, féroce envers Tibère, lui fait pourtant la part très-belle quant aux deux premiers tiers de sa carrière. Les cruautés, les débauches ne seraient, à l'en croire, venues que sur le tard ; d'où il suit que l'homme mûr, le politique, ayant bien mérité, Némésis n'aurait à demander des comptes qu'au seul vieillard. Livie, alors, nous offrirait l'exemple du contraire ; criminelle d'abord, elle aurait terminé ses jours dans la pleine satisfaction du but atteint. Tacite va plus loin, il veut que ce soit purement et simplement par égard pour cette mère vénérée que Tibère ait gardé tant de modération pendant la première partie de son règne, et que ses mauvais instincts aient dû, pour éclater, attendre qu'elle fût morte. Il est vrai que l'auteur des Annales ne cite aucun fait à l'appui de cette prétendue bonne influence d'une personne représentée ailleurs sous les traits d'une horrible empoisonneuse. Livie fut le tracas, le chagrin, le désespoir du règne de Tibère ; et cela devait être : la noble dame avait calculé faux ; dans ce fils qu'elle comptait gouverner à son gré, Livie avait trouvé son maître.

Plongez jusqu'au cou dans le crime, creusez des galeries souterraines, faites métier de taupe, pour venir finalement vous heurter le front contre l'obstacle ! Le Destin a de ces leçons toujours renouvelées, mais dont quiconque ne profite. Livie n'était déjà point la première à qui cette histoire d'ambition maternelle déçue fût arrivée, et nous allons voir à peu de distance le même exemple se reproduire, avec le dénouement tragique en plus. Agrippine, elle aussi, prendra de longue main la cause de Néron ; à ce jeu de l'intrigue et du crime, elle apportera plus encore que Livie, laquelle au moins sut réserver sa pudeur de femme, la fille de Germanicus ne réservera rien ; parle fer et par le poison, par l'adultère et par l'inceste, elle poursuivra son idéal d'absolue domination. Eh bien ! et après ? les mêmes démêlés, la même histoire, moins consolante pourtant, sinon plus neuve !

Tibère, d'abord éconduit Livie, avec toute sorte de révérences, puis, n'en pouvant plus, lève le pied pour se débarrasser de ses obsessions. Moyen de comédie ! Néron emploie le procédé tragique, tue Agrippine, mais la situation ni la moralité ne diffèrent. Ô nature humaine incorrigible et misère de l'ambition, à ne la prendre que sur ses hauts sommets ! Tous les mensonges, tous les meurtres, toutes les infamies secrètes ou puniques pour un but qui fatalement vous échappe !

 

XXI.

Livie n'est pas un caractère. Ceux qui prétendent qu'elle avait en vue de réconcilier les deux grandes factions aux prises par ses œuvres, d'unir et de fusionner le sang des Claude avec le sang des Jules, lui font très-gratuitement honneur de la politique de Tibère. Livie n'eut jamais l'esprit tourné que du côté de ses intérêts. Si l'intrigue est le commencement de la politique, elle ne dépassa point le vestibule du temple ; une fois installée, elle s'y tint et pour la vie. Auguste, bien que sous le charme, la forçait à transcrire, sur le moment, tout ce qui se disait dans leurs entretiens intimes, ce qui prouve qu'il n'y avait guère à se fier à la parole de Livie.

Cette Romaine-là me rappelle une certaine Florentine de notre seizième siècle. Catherine de Médicis était comme Livie, née avec d'immenses appétits de domination qui ne furent jamais satisfaits. Incapables de s'imposer aux circonstances, elles eurent toutes deux l'art de les prendre par le dessous, habiles à tracer des circonvallations, à creuser des mines, et sachant, au besoin, s'effacer pour reparaître au moment favorable. Plonger du regard dans l'avenir, saisir les connexions qu'il peut avoir avec le présent, entrevoir le fruit dans le germe ; facultés viriles également absentes chez l'une et l'autre, les résultats mesquins, les petits profits, voilà ce qui les contente. Vous ne les verrez ni se hâter, ni rien résoudre ; leur caractère est d'observer, de laisser courir les choses ; leur politique, d'en tirer avantage sans jamais se découvrir que le moins possible ; leur jeu d'imiter le chat qui pelote, puis tout à coup de sauter sur la proie et de l'étouffer. Livie demeura fidèle à ce programme.

Sa lutte avec la fille d'Auguste nous l'a montrée au plein de son activité, de sa puissance et de ses maléfices. La femme honnête et la courtisane se rencontrant dans un de ces conflits tragiques dont l'Histoire offre tant d'exemples, — la courtisane fut vaincue. C'était justice ; disons mieux, c'était dans l'ordre naturel ; entre la beauté, la grâce, l'élégance, l'esprit de frivolité, de vanité, de moquerie, et la froide, sévère, implacable raison, le combat ne saurait être longtemps douteux. L'austérité, la dignité, le calme des sens finiront toujours par l'emporter. Seulement, ayons pour certain que l'exemple n'en sera pas plus moral ; car dix fois sur douze, l'honnête femme, pour mieux assurer sa victoire sur la courtisane, emploiera des armes déshonnêtes, et je ne vois guère en quoi les Dieux et les hommes auront à se réjouir lorsque, tout compte fait, l'hypocrisie, la calomnie, l'esprit d'audace et d'intrigue seront venus à bout de l'esprit de désordre et de luxure. Les faiblesses humaines, — et les plus charmantes, — vengées par la scélératesse qui se donne carrière sous le masque de la vertu, quelle conscience tant soit peu douée du sens moral, un pareil spectacle peut-il satisfaire ? Telle fut pourtant la comédie montée à son propre bénéfice par l'impératrice Livie. La fille d'Auguste y succomba, victime plus digne encore de compassion que de mépris ; car les fautes qui se rattachent à l'amour doivent moins peser dans la balance que les crimes issus de l'ambition et de la haine.

Mais, patience, Julie ne meurt pas tout entière ; elle lègue son sang et sa vengeance à sa fille, chez qui l'emportement et la furie vont remplacer l'inconséquence et la légèreté de la mère ; puis, pour que la trilogie soit bien complète et que le châtiment ait son cours ; à cette première Agrippine succédera la seconde : celle des Mémoires d'où sortiront à leur tour les Annales. Tout vient donc à point dans l'Histoire, et Livie, après avoir eu du terrible justicier plus qu'elle ne méritait, semble n'avoir désormais qu'à se recommander aux équitables réhabilitations de 1a critique moderne, qui verra cc qu'elle peut faire pour elle.

 

 

 



[1] Voir à la fin du volume la Note IX.

[2] Voir à la fin du volume la Note X.

[3] Voir sur Jules César, l'Étude placée à la fin du volume (Appendice).

[4] Voir à la fin du volume la Note XI.

[5] Parmi les aventures de Julie, qui déjà faisaient bruit, on se racontait un caprice qu'elle avait eu (étant la femme d'Agrippa) pour le fils de Livie, un des hommes les plus beaux et les plus robustes de ce temps ; mais Tibère négligea l'invite. En place du jeune lion qu'elle cherchait, la chasseresse au bois ne trouva qu'un sanglier grognon, et quitta le jeu sans pardonner.

[6] Progrès ou décadence, cette statue du Gladiateur marque un pas vers le vrai historique, national, typique. A la beauté abstraite du pur hellénisme, à l'idéal de la forme humaine généralisée, succède l'individuel, le caractéristique. Ce guerrier mourant est bien un Dace. Nous sommes sur la voie du naturalisme, du portrait. Lysippe et son école ont passé par là.

[7] Voyez Tacite, III, 30.

[8] Curiosité singulière : ces deux hommes, contemporains, et du même monde littéraire, amis de Pline tous les deux et puisant à sources communes, sont à chaque instant en désaccord. Ainsi, Tacite ne veut pas que Néron fît lui-même ses vers, et soutient que ce goût pour la poésie n'était que pure affectation ; Suétone, lui, affirme le contraire ; il a vu, de ses yeux vu, les brouillons écrits de la propre main de l'Empereur musagète, et nie absolument que Néron fût dépourvu du sens poétique. Égal dissentiment au sujet de la part que Néron aurait prise à l'incendie de Rome.

[9] Pline raconte que dans sa jeunesse, Tibère aimait fort le vin. Qu'un soldat en campagne aime à fêter Bacchus, c'est pourtant assez l'ordinaire. De là néanmoins cette plaisanterie inventée sur son nom, qui de Claudius Tiberius Nero devint par sobriquet Caldius Biberius Mero. Il n'en fallait pas davantage pour établir, à travers les siècles, la réputation de Tibère. Après l'épigramme, la légende, — celle de Pison par exemple, nommé gouverneur de Rome pour avoir trois jours et trois nuits su tenir tête, le pot en main, à son pantagruélique empereur ; ou bien encore celle de Novellius Torquatus, l'homme aux dix bouteilles, tricongïus, — Sheridan n'en comportait que sept (sevenbottleman), — et qui fut mandé de Milan à Caprée pour distraire son gracieux maitre en lui donnant le spectacle d'une virtuosité sans modèle.

[10] C'est bien plutôt à Suétone que la devise conviendrait, au méthodique et laborieux compilateur du Cabinet et des Archives de l'empereur Hadrien, à l'imperturbable magister epistolarum qui froidement, sincèrement, scrute, copie, collige les faits et les éclaire avec le calme et l'indifférence d'un rayon de soleil ! Caïus Suetonius Tranquilles, jamais nom on surnom ne dit plus vrai !