LES FEMMES ET LA SOCIÉTÉ AU TEMPS D'AUGUSTE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Bossuet, dans l'Antiquité, ne voit que le peuple juif ; Dante, lui, ne voit que Rome. Auguste est à ses yeux le souverain légitime par excellence ; Auguste est de droit divin, et voici par quelle dialectique procède le grand théoricien de la Monarchie. L'Évangile selon saint Luc porte que le Christ a voulu naître sous l'édit de Rome, ce qui nécessairement implique la légalité de cet édit, et, comme il n'y a qu'un légitime souverain qui soit en état de formuler un édit légal, il s'ensuit que César Auguste est le plus légitime des empereurs. Cette qualité appartiendra également à son successeur, car Jésus-Christ, né sous le règne d'Auguste, est mort sous le règne de Tibère, et pour que l'acte d'éternelle Rédemption, pour que le mystère de la Croix soit une vérité, il faut qu'il y ait eu là, pour prononcer l'arrêt de condamnation, un juge institué légalement, sans quoi la mort du Juste, au lieu d'avoir été le juste châtiment de nos péchés, ne serait qu'une simple et vulgaire iniquité. Or, ce juge fut Ponce Pilate, lequel tenait ses pouvoirs de Tibère, empereur par la grâce de Dieu ! Une fois seulement, sous le règne d'Auguste, à l'heure choisie par le Sauveur pour descendre sur la terre, une fois seulement, écrit Dante, il fut donné aux hommes de contempler la monarchie dans la plénitude et la magnificence de son épanouissement. L'univers pacifié reconnaît la loi d'un maître unique, l'humanité respire et frémit d'aise, Paul lui-même nous l'atteste, qui proclame cette période une bénédiction.

Je me figure Dante (le Dante du traité de Monarchia) une sorte de pèlerin du Moyen Age circulant à travers l'antiquité classique. Chemin faisant, il distribue sur ce monde du paganisme les foudres et les auréoles catholiques dont sa besace est pleine. _La société qu'il parcourt ne saurait l'entamer, il reste ce qu'il est, sectaire, mystique. Il ne connaît que les armes et les récompenses de son temps, exorcise ou damne ceux qui ne répondent point à sa conception politique et religieuse, canonise les autres. Il a des nimbes pour tous les amis, transforme Auguste en précurseur de Charlemagne, avec la dalmatique au dos ; il mêle ensemble le paradis et l'élysée, et fait de Virgile un théologal in utroque. Du reste, vue de la sorte, l'Antiquité a bien son charme : c'est le procédé de l'incantation, si l'on veut, de la nécromancie ; mais ce jeu d'ombres et de reflets donne à la vieille histoire je ne sais quel rajeunissement qui l'aide à se populariser parmi les générations du quinzième siècle.

De nos jours, la connaissance de l'Antiquité n'est le privilège exclusif de personne ; tout le monde y peut aller voir. Les musées, les collections de médailles, les bibliothèques, livrent à chacun leurs trésors, et, grâce à la photographie, les documents les plus lointains nous sont transmis. On pourrait presque se mettre en campagne sans aucun bagage de latin ni de grec, tant abondent les excellentes traductions, tant les commentateurs ont aplani la voie : poètes, orateurs, philosophes, historiens, nous les possédons tous au grand air. Ce qui flottait à l'état d'ombres dans l'obscur nuage du passé a pris corps et réalité, ces anciens siècles disparus appartiennent désormais au public, et l'homme du monde peut les aborder au même titre que le savant de profession ; bien mieux, je ne jurerais pas qu'il n'y ait pour l'homme du inonde un certain avantage que lui vaudra la familiarité dont il usera d'emblée vis-à-vis de personnages avec lesquels un vrai savant de bonne roche n'osera jamais se mettre à son aise. J'ai connu nombre d'honnêtes gens qui refusaient de croire que les Grecs de l'époque de Périclès, et les Romains du siècle d'Auguste fussent tout simplement des hommes comme nous, et cependant l'être humain, hélas ! ne varie guère. Personne, que je sache, ne croit aujourd'hui à ces héros dont aucun intérêt mesquin, bourgeois, n'influence les actions ; à ces demi-dieux qui ne se nourrissent que d'enthousiasme, ne vivent que de passion et de gloire. On bâtissait dans la cité de Romulus comme nous bâtissons sur les bords de la Seine, et les matériaux qu'employaient las maçons de Vitruve n'étaient point différents des nôtres. Les éléphants de Pyrrhus et d'Annibal mangeaient et digéraient comme ceux du Jardin des Plantes, et les fameux pavots sur lesquels Tarquin promenait sa baguette d'augure ressemblaient singulièrement à ces fleurs banales de nos champs que moissonnent les herboristes.

Notre curiosité, qu'elle s'applique à l'avenir ou au passé, n'est point un jeu frivole. Elle prouve d'abord que nous avons le sentiment des choses. que nous recherchons, et c'est par le sentiment qu'on arrive à connaître. Serait-ce donc une prétention si téméraire que de vouloir interpréter l'Antique d'après notre impression personnelle ? Il s'agit moins de rendre la vérité dans son exactitude absolue que d'animer, de faire vivre ; d'ailleurs cette vérité, qui donc parmi les plus savants se vantera de l'avoir possédée ? Écrire l'histoire, c'est donner simplement au public notre manière de voir sur l'histoire. Quand vous seriez le cerveau le mieux doué, le plus profond, le plus sagace de votre temps, vous n'empêcherez pas que d'autres viennent après vous qui liront plus avant dans le cœur de l'humanité, et feront de votre point de vue si respecté jadis quelque chose de suranné, de hors d'usage. Ces événements du passé, sous combien d'influences ne les écrit-on pas, influences de climat, de religion, de patrie, de public et de mode ! Exiger d'un travail historique la reproduction photographique des personnages et des événements, c'est émettre la plus belle des contradictions, attendu que le passé ne se compose pas seulement d'éléments matériels ; qu'il est loin de nous, et que par le procédé photographique on ne prend sur le fait, on ne fixe que des corps. Donc, qu'on le veuille ou non, quiconque s'adresse à l'Antique ne saurait donner que des impressions de voyage et d'étude. Et si ces impressions sont vivantes, si l'écrivain a le sentiment et l'amour du monde qu'il observe, s'il trouve un style et des images pour nous le représenter tel que son imagination le lui montre, je ne vois guère ce qu'on pourrait demander davantage. Par exemple, pour ce qui regarde l'histoire romaine telle qu'on l'écrit aujourd'hui, où mieux que jamais elle est comprise, il est certain que les Romains du siècle d'Auguste et de Tibère auraient quelque peine à se reconnaître dans son miroir. Chacun de nous semble voir là ce qu'il veut ; c'est affaire de pays, de mœurs, d'opinion politique. N'avons-nous pas eu sous l'Empire un moment où les anciens Césars renaissaient au monde l'un après l'autre, pour endosser l'impopularité du César moderne ?

C'est que, par le fait, l'histoire est un art nomme la peinture, nomme la statuaire. comme la poésie. Le mensonge absolu n'existe pas, ou, polit mieux dire, au fond de tout mensonge historique se cache un brin de vérité, à ce point qu'en certains moments les procédés même de l'œuvre d'art semblent indiqués. L'écrivain, quoi qu'il fasse, ne saurait s'abstraire de l'événement qu'il raconte ; il croit tenir son sujet, et c'est son sujet qui le tient. Le voilà, malgré lui, composant, arrangeant, forçant la lumière sur tel endroit qu'il s'agit de mettre en relief et plongeant le reste dans l'ombre, — si bien qu'il résulte de cette élaboration quelque chose d'entièrement nouveau, et qui vous rappelle le fait primitif dans sa crudité, à peu près comme une figure idéale placée dans un tableau vous rappelle les traits du modèle qui a posé pour le peintre. L'historien doit connaître les faits, mais il doit aussi connaître la vie, et par sa propre expérience s'être acquis certaines qualités qui lui paraissent bonnes à répandre. Quiconque s'y prend autrement se fourvoie, car ce que nous admirons chez les grands savants, c'est bien moins l'énorme bagage de leur information que ce mystérieux pressentiment qui les dirige à travers leurs études, et dans leur cerveau coordonne les résultats. L'esprit seul a le don d'évocation, et, s'il est vrai, comme on l'a dit, que sans l'œil humain le soleil serait comme s'il n'était pas, si les plus belles mélodies n'existent que parce que l'oreille humaine est là pour les comprendre, on peut affirmer également que les documents amoncelés dans toutes les bibliothèques du monde ne sont que lettre morte tant que l'esprit n'a pas soufflé dessus. Donc, les figures du passé ne sauraient vivre que de la vie que notre cerveau leur communique.

 

Notre méthode ne vaut pas la peine d'être exposée. Savoir par cœur Tacite et les poètes, avoir tout lu, relu, ne suffit pas ; il faut encore connaître son sujet, l'aimer. Le nôtre nous intéressait de longue date, cette grande Cléopâtre — l'âme de ce livre — du fond de son Orient mystérieux nous attirait. Nous apportions notre émotion, tout ce que nous avions en nous de facultés vibrantes, Plutarque et Shakespeare ont fait le reste. Plutarque est presque un moderne : parmi les écrivains de l'Antiquité, il n'y en a pas de plus lu et qui soit plus en crédit dans les temps nouveaux. La peinture et la poésie le préoccupent, comme Polybe, il leur emprunte, ses images : Celui-là, dit-il, est le meilleur historien, dont le récit met devant vos yeux les personnes et vous initie aux secrets mouvements de leurs âmes et il ajoute, en citant des exemples tirés de son auteur, que Thucydide n'a jamais fait autre chose que chercher à remuer chez le lecteur les émotions et les passions ressenties par les acteurs et les témoins des événements. C'est avec l'aide d'un tel maître, et fort de cette autorité que Plutarque revendique pour l'Histoire le droit à la poésie. De là tant de traits si profondément caractéristiques qui, dans ses biographies tendent à nous montrer toujours l'homme plutôt que le héros chef ou simple membre d'un groupe social quelconque. Cette manière particulière au grand psychologue, semble n'avoir qu'un objectif : le vrai humain. Elle prend l'individu en soi ; cette vie individuelle, influencée, modifiée par les rapports extérieurs, les relations, ne désarme jamais ; elle a sa part dans les grandes actions et dans leurs conséquences, une part souvent latente, indécouverte, ce qui fait dire à Plutarque dans son Introduction à la Vie d'Alexandre, que parfois une chose assez insignifiante en apparence, telle conversation, telle plaisanterie nous en apprennent plus sur un caractère que bien des grands combats et bien des sièges meurtriers. Chez Thucydide, néanmoins, nous ne voyons pas encore la Muse de l'Histoire condescendre à ces détails intimes ; elle garde son autorité, soit qu'il lui convienne en effet de placer dans le milieu social le centre de gravité des événements, .soit que ces traits de mœurs et d'analyse échappent à sa pénétration. Plutarque rompt avec cet art sévère, attiré qu'il est par ce que j'appellerais le côté semi-poétique de l'Histoire. C'est moins peut-être à son génie d'observation, à son talent de peintre des caractères, qu'aux moyens qu'il emploie, que Plutarque doit son impérissable succès. 

La critique aura beau s'évertuer, jamais elle ne prévaudra contre ces anecdotes frappantes, et ce style de nouvelliste ému qui répond si admirablement au besoin dont nous sommes tous possédés de connaître les grands hommes et de les voir de près. Expliquer l'homme dans son développement, dans sa lutte avec l'esprit de son temps est une noble étude, mais combien pleine de fatigue et d'ennui ? l'observer dans un individu est un art, moins austère assurément ; n'en médisons pas cependant car cet art, auquel nous devons de si bonnes récréations, a sa place marquée comme intermédiaire entre les sévères travaux de l'esprit et les aimables jeux de l'imagination.

L'histoire et la poésie ne marchent pas l'une sans l'autre ; Niebuhr compare Tite-Live aux maîtres de l'École vénitienne. Il en a l'éclat, en effet, la riche abondance ; il a de plus la note sombre, douloureuse. C'est un Véronèse, mais c'est aussi un Corrège ; mettons tout simplement : c'est 'un poète, et la poésie dont son œuvre est imprégnée fait si bien corps avec l'histoire, que lorsque la -critique cherche à l'en dégager, elle n'y parvient pas. Chez Tacite, la subjectivité prédomine ; les colères et les compassions qui ne cessent de l'émouvoir donnent à son style une expression, un sentimental dont l'Antiquité ne nous offre aucun exemple. Et cette alliance continue de l'élément pathétique et dramatique avec la simplicité, l'énergie, la raideur du langage agira toujours irrésistiblement sur le penseur. Tacite est poète, mais à sa manière ; fut-il apprécié de sa génération comme nous l'apprécions aujourd'hui ? J'en douterais. Les horreurs et les défaillances de son temps éveillent dans l'âme du grand écrivain l'idée, toute moderne, d'expiation et de châtiment.. L'historien grandit jusqu'au justicier ; il cite les coupables à son tribunal, et c'est au nom de l'Avenir, de la Postérité, qu'il prononce l'arrêt implacable et définitif.

J'ai dit que de mes deux sources, l'une était Plutarque, l'autre Shakespeare.

Aux esthéticiens qui voudraient interdire à la poésie de s'occuper d'histoire, la poésie aura toujours à répondre par cet argument : et Shakespeare ? Ses drames historiques, empruntés à l'Antiquité : Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, auront pour point de départ la tradition, la légende, et procèderont des mêmes lois créatrices qui nous ont valu : le Roi Lear, le More de Venise, Hamlet, Cymbeline et les autres pièces romantiques. Shakespeare nous fait, de parti pris, le tableau d'une époque ; il a sous la main une action, des caractères et, des passions, et c'est de ces éléments que va se dégager le monde qu'il nous peint ; la nature qu'il observe sur le vif, et dans ce qui l'entoure fournit ample matière à sa glose. Il prétend que ses personnages soient compris de l'homme de son temps, plus près de la nature que n'est le nôtre, et celui-là qui aura fait marcher de front le vrai poétique et le vrai humain ne courra jamais grand risque de mentir à la vérité de l'Histoire.

Certains drames de Shakespeare sont pleins d'histoire sans que la poésie y perde rien ; de même que l'Histoire telle que la comprenaient les plus grands esprits de l'Antiquité , à pu déborder de sève poétique sans jamais cesser pour cela d'être de l'Histoire. C'est à se demander, s'écrie Niebuhr, ce qui là dedans n'est pas histoire et ce qui n'est pas poésie et il poursuit admirablement : Telle est la double puissance d'impression que ces personnages et ces événements produisent sur nous que lorsquedu moins en ce qui concerne l'histoire d'Angleterreles investigations de la critique semblent donner tort au poète, sa tradition continue toujours à faire loi. Shakespeare n'est si grand que parce qu'il est vrai, et son secret pour être vrai, c'est d'être impartial. Il n'a ni préjugé, ni parti pris, se met à la place de chacun ; le mal, lui-même, ne le trouve ni amer, ni passionné. Il laisse agir le fait, se contente de l'exposer avec sa prodigieuse éloquence, et nous le laisse ensuite librement juger par ses fruits. Combien d'historiens, à la seule manière dont ils dispensent, dès le début, la lumière et l'ombre, vous donnent à pressentir leurs sympathies et leurs antipathies. Shakespeare étudie l'acte , moyen historique s'il en fut ; l'acte se développe, amène ses conséquences fatales, et par ces conséquences, vous jugez. Il se gardera bien par exemple, dans Jules César[1], de mettre en relief, dès l'abord, les qualités souveraines du dictateur, en vous parlant de sen génie, de sa grandeur d'âme, il craindrait de projeter un désavantage sur ses ennemis. De tout ce que Borne pourrait se promettre dans l'avenir d'un pareil homme, à peine s'il en est dit un mot en passant. Ses antagonistes, au contraire, ont le champ libre, vous les voyez agir, discourir en plein tumulte, et vous apprenez ainsi, d'avance, que cette entreprise irréfléchie échouera par la faute de ses propres auteurs : à la conception manque la réflexion, à la réflexion la conception manque. Avons-nous besoin de remarquer ici que dans les autres drames romains, se retrouve une égale empreinte du génie de l'Histoire. Nous avons cité Niebuhr, nous citerions aussi bien tel maitre de la science historique en France qui, lorsque nous publiâmes dans la Revue des deux Mondes la Cléopâtre qu'on va lire, nous écrivait : J'aime beaucoup cette manière que vous avez d'en user avec Shakespeare. Vous en faites une source et vous y recourez dans la détresse. Quand vous avez tout lu, tout compulsé, quand les documents ayant cours sont épuisés, essendo carestia, vous vous posez cette question : que dit Shakespeare ? et vous allez chez lui aux découvertes.

Shakespeare agissant comme il fait, procède selon son art, nous le savons, et sa méthode est celle d'un poète, il n'en reste pas moins intéressant d'observer le travail de ce puissant esprit habile à concentrer, à débrouiller toute Line longue suite d'événements, dont il dégage l'unité dans un tableau sommaire. Ceux qui cherchent à se rendre un compte défini des rapports existants entre la poésie et l'histoire, n'ont qu'à se livrer à pareille étude, il ne perdront ni leur temps ni leur peine, et verront comment le poète sait rester poète en plongeant au cœur même de l'histoire et s'y maintenant d'arrache-pied, quelles que soient ces concentrations symboliques de temps et de lieu que les lois du théâtre, lui imposent. Aujourd'hui, nous avons imaginé de traiter l'histoire en pur roman, et cette invention-là, comme tant d'antres bonnes et mauvaises, à sa raison d'être. N'en déplaise aux détracteurs chagrins, jamais le talent littéraire ne brilla d'un plus vif éclat qu'à notre époque ; la forme n'a de secret pour personne, et c'est pour se mettre au niveau de l'heure présente que la grave 'histoire s'est transformée, sentant qu'elle aurait tort à nous venir raconter des choses tant de fois narrées, sans chercher à les relever par la couleur et par le style. A nous de ne pas confondre ces écrits trop nombreux d'où l'âme humaine est absente, avec les rares œuvres inspirées, méditées ; où l'imagination ne vient en aide à l'érudition que pour éclairer, interpréter la vérité. Nul, mieux que l'auteur de la Conquête de l'Angleterre par les Normands, n'a tiré parti de cette alliance de la poésie et de l'histoire, il la cultivait chez lui et ne cessait de s'en préoccuper chez les autres ; jusque dans les romans, son admirable sens critique allait en ressaisir la trace. Le génie de Walter Scott ne fut jamais mieux apprécié que par notre illustre historien : Mon admiration pour ce grand écrivain était profonde, écrivait-il en 1819. Elle croissait à mesure que je confrontais, dans mes études, sa prodigieuse intelligence du passé avec la mesquine et terne érudition des historiens les plus célèbres. Ce fut avec un transport d'enthousiasme que je saluai l'apparition du chef-d'œuvre d'Ivanhoé. Walter Scott venait de jeter un de ses regards d'aigle sur la période historique vers laquelle, depuis trois ans, se dirigeaient tous les efforts .de ma pensée. Avec cette hardiesse d'exécution qui le caractérise, il avait posé sur le sol de l'Angleterre, des Normands et des Saxons, des vainqueurs et des vaincus encore frémissants , l'un devant l'autre, 20 ans après la conquête ; il avait coloré en poète une scène du long drame que je travaillais à construire avec la patience de l'historien. Ce qu'il y avait de réel au fond de son œuvre, les caractères généraux de l'époque où se trouvait placée l'action fictive, et où figuraient les personnages du roman ; l'aspect politique du pays, les mœurs diverses et les relations mutuelles des classes d'hommes, tout était d'accord avec les lignes du plan qui s'ébauchait alors dans mon esprit. Je l'avoue, au milieu des doutes qui accompagnent tout travail consciencieux, mon ardeur et ma confiance furent doublées par l'espèce de sanction indirecte qu'un de mes aperçus favoris recevait ainsi de l'homme que je regarde comme le plus grand maître qu'il y ait jamais eu en fait de divination historique. Dans l'Antiquité grecque poète avait signifié faiseur, créateur ; dans notre Moyen Age, il se traduisait par le mot de trouveur, dans le réveil littéraire de la Restauration, il semble se rapprocher de l'idée et du mot de chercheur.

 

Assis parmi les ruines du Capitole, l'historien anglais Gibbon méditait un jour sur la grandeur et la décadence de l'antique Rome, lorsqu'il fut arraché de sa rêverie par un concert de voix nasillardes. C'était une troupe de capucins qui psalmodiaient leurs vêpres dans le temple de Jupiter. Essayez de relire son Histoire romaine, en vous rappelant cette anecdote, et vous y saisirez l'écho de l'horrible dissonance dont l'écrivain fut frappé au moment de sa conception : à cette harmonie, à cette lumière, objets de son idolâtrie, à cet équilibre parfait du physique et, du moral, vont succéder (il l'entrevoit) la grossièreté, la barbarie, la superstition ; de là une amertume profonde, un immense regret élégiaque de ce passé tristement évanoui, vers lequel il se reporte et dont la religion rétrospective le rend injuste pour les forces constituantes de la société moderne. C'est qu'il y a de ces influences auxquelles on ne se soustrait point ; il faudrait, pour ne les pas subir, n'avoir en soi rien de cette sensibilité vibrante, qui caractérise l'artiste, et l'Histoire , nous l'avons dit plus haut, est un art comme la statuaire, la peinture et la musique. Nos lectures, nos impressions nous acheminent vers des travaux auxquels nous n'eussions peut-être jamais pensé. Nos œuvres ainsi ressemblent à nos songes, faits la plupart du temps, de reflets d'images inconsciemment perçues pendant la veille. On s'amuse à scander une ode d'Horace, et voilà tout de suite de longues perspectives qui s'ouvrent sur l'ancien monde, voilà que vous voyez revivre la cité d'Alexandre et de Cléopâtre.

Le plus grand homme de l'Antiquité tout entière, écrit un allemand, M. Johannes Scherr, fut peut-être le macédonien Alexandre. On conçoit qu'à la vue de cet idéal jeune homme, les peuples aient raconté que sa mère Olympie s'était oubliée aux bras de Zeus, et que de cette union avec le maître des dieux était, issu l'enfant divin. Les mythes triomphants inventés .à la gloire du fils de Sémélé, cet autre rejeton de Jupiter, le Macédonien entreprit de les réaliser ; il y a du Bacchus dans sa course victorieuse à travers l'Asie ; vous entendez comme un vacarme de ménades échevelées, de corybantes hurleurs, les thyrses s'agitent et frémissent, les buccins font rage et le tout se termine, hélas ! dans le délire de la domination universelle et de l'orgie. On dirait une sorte d'intermède romantique en pleine Antiquité, un héros d'Homère, un paladin de l'Arioste. Alexandre est bien en effet l'un et l'autre ; il y a plus en lui cependant, beaucoup plus, il y a le grand civilisateur, l'homme de culture. Ce buveur déterminé ne se contentera pas de goûter au nectar de la civilisation grecque ; après avoir bu jusqu'à l'ivresse, il répandra la coupe sur le monde, et des bords du Nil aux rives de l'Indus, la précieuse rosée fécondera le sol. Au bout des lances macédoniennes voyageaient par l'Afrique et l'Asie les principes de la culture hellénique, ce génie de la guerre et de la conquête fut également l'imperturbable missionnaire du progrès humain, et son plus beau titre de gloire fut peut-être la fondation de cette ville qui devait s'appeler de son nom et conserver ses restes.

Sur cette langue de terre, qui s'étend entre le lac Maréotis et la Méditerranée , s'éleva la cité d'Alexandre, centre cosmopolite des arts et de la science helléniques, emporium du commerce des trois parties du monde, et cela pour des siècles de durée. La dynastie des Ptolémées se voua d'enthousiasme à l'embellissement d'Alexandrie, qu'elle emplit de merveilles architecturales et dont elle fit, pour la splendeur et la variété des monuments, l'accumulation des trésors et l'immensité des voies de circulation une vraie rivale de Rome. Les Ptolémées s'étaient trop avancés en faveur de l'hellénisme pour ne pas avoir maille à partir avec le vieil esprit égyptien, et le meilleur de leur activité se dépensait à maintenir, à raffermir dans leur capitale ce caractère de cosmopolitisme qui servait à leur politique de point d'appui contre l'opposition des conservateurs intraitables. Conserver ! cri suprême : ultima ratio de tout ce qui s'en va ; conserver quoi ? ce qui est mort ! Ces gens-là, s'écriait de son temps Paul-Louis Courier, au jour de la Création, quel bruit n'eussent-ils pas fait ? ils eussent dit : Mon Dieu ! conservons le Chaos ! Ce passé qu'on divinise ne fut lui-même, à son heure, qu'un progrès sur la période antérieure. Nous voulons bien admettre le cours des choses, mais seulement dans le passé ; dès qu'il s'agit du présent, les aspects changent ; le présent , c'est la révolution, c'est le mal ; on décrète l'immobilité, on se déclare du grand parti conservateur, on est pour les Pharaons contre les Lagides, et pour Jupiter coutre Jésus-Christ.

Alexandrie était comme la personnification brillante de la politique nouvelle, comme une ironique et remuante protestation contre l'esprit fermé de l'antique pharaonisme sacerdotal. Dans les deux ports, sur l'immense jetée reliant Pile, du Phare avec la terre ferme, sur le canal, les quais, les places, dans les rues, partout s'agitait, fourmillait et grouillait le plus bizarre amalgame de populations. Les trois parties du monde dépêchaient là leur contingent humain, du Caucase, de la Malaisie et, de l'Éthiopie, chaque race accourait au rendez-vous universel. Il y en avait de Lou tes les couleurs et de tous les costumes ; l'Asie, l'Afrique et l'Europe se croisaient, se coudoyaient, confondaient leurs langues et leurs dialectes. Tandis que les barques du Nil amenaient par escadrilles les récoltes de la haute Égypte, de longues caravanes de chameaux arrivaient des bords de la mer Rouge avec leurs cargaisons d'étoffes chinoises et de produits indiens ; d'autres venaient de Syrie par l'isthme de Péluse, d'autres enfin apportaient les fruits exquis des oasis du désert libyen ; recueillis, emmagasinés en de vastes docks, ces tributs, ces trésors de l'Asie et de l'Afrique étaient ensuite embarqués sur des navires stationnant dans le port, pour faire voile vers toutes les côtes de l'Europe. A ces fabuleux avantages, dont elle jouissait comme entrepôt du commerce du monde, Alexandrie, il faut bien aussi le remarquer, voyait, se joindre certains inconvénients. C'était par excellence la ville des charlatans, des industriels tarés, des voleurs et des assassins. La canaille universelle y foisonnait, et je laisse à penser ce que devait être, les jours d'émeute, une pareille population capable de tout derrière ses barricades, même de tenir en échec un Jules César. Il n'importe, cette Alexandrie, capitale du commerce et de l'émeute, était aussi la grande cité de l'intelligence, et la dynastie des Ptolémées se faisait gloire de continuer la mission du héros que son fondateur avait servi comme général. A la place de l'hellénisme, épuisé désormais dans ses hautes sources de poésie et de philosophie, allait apparaître, pour la première fois dans l'ancien monde, une tendance systématique vers les sciences exactes ; on entrait dans une voie d'études variées, d'application polytechnique ; cette ville devint aussi la bibliothèque de l'Antiquité, et nous verrons Marc-Antoine essayer de réparer l'irréparable perte de tant de trésors dévorés par l'incendie, en offrant à son illustre et savante bien-aimée les deux cent mille volumes ou rouleaux de la bibliothèque d'Eumène, roi de Pergame. Ces archives de la pensée humaine étaient précieusement conservées dans une des ailes du Sérapéum, monument unique où se symbolisait par l'élégance et le style de l'ornementation, la splendeur des statues et des peintures, en même temps que par les proportions colossales de l'architecture — cette alliance, cette fusion du génie grec et du génie égyptien, qui fut l'idéal poétique, politique et religieux des Ptolémées. Le Paganisme, qui va s'écroulant, appelle à soi la tolérance et même le secours des dieux étrangers, avec lesquels il se combine. Quel lieu plus favorable à ce genre de transaction qu'une ville comme Alexandrie, entrepôt du commerce du monde et de la science universelle ? Ces penseurs, ces marchands, ces mystagogues qui se donnent là rendez-vous, toutes ces multitudes ont leurs dieux, et de cette importation, force est au Paganisme de tenir compte. Il vivra donc de bonne intelligence avec toutes les. mythologies, toutes les idées, tous les cultes, fusionnant de son mieux, tant qu'il pourra, et quand il ne pourra plus, se résignera. Déjà les enfants d'Israël, qui vont et viennent par milliers, l'ont contraint à subir la présence de leur Jéhovah. Bientôt il lui faudra prendre le Christianisme en patience, jusqu'au jour où les chrétiens envahiront ses temples et fouleront aux pieds ses idoles. L'heure serait pourtant belle à peindre, où, sous l'empereur Théodose, le Sénat romain eut à se prononcer officiellement entre Jupiter et le Christ. Le père des dieux et des hommes continuerait-il à régner au milieu de l'anarchie, ou serait-il déposé comme le représentant d'une idée qui a fait son temps ? Le Sénat vota la déchéance, mais à la simple majorité et non pas d'un consentement unanime, comme l'empereur l'eût voulu. Les morts enterrèrent leur mort sans enthousiasme. Mais ces jours-là sont encore loin, le Paganisme a des forces en réserve pour livrer la suprême bataille ; nous allons le voir dans Alexandrie recruter les dieux de la Grèce et de Rome et triompher une dernière fois sous les auspices de la Circé orientale, attrayante et démoniaque personnification d'un âge irrévocablement condamné, où le serpent des vieilles traditions de l'Asie va reparaître. L'aspic qui tua et délivra Cléopâtre ferme la longue domination du vieux dragon oriental. Le monde sensuel, ce monde de la chair, meurt pour ressusciter plus pur dans le Christianisme, dans le Mahométisme, qui se partageront l'Europe et l'Asie.

 

 

 



[1] Voir à l'Appendice l'étude sur Jules César.