Et
d'abord, serait-il un moyen d'écarter le problème politique qui nous trouble
et nous agite, qui a causé tant de révolutions, jonché notre sol de tant de
ruines, fait couler de si larges flots de sang, et parfois du sang le plus
pur ? Nous
avons vu, il y a quelques années, une école, soi-disant libérale, prêcher
l'indifférence des formes politiques, soutenir qu'il faut séparer les
institutions sociales des constitutions, accuser ceux qui agissaient
autrement de lâcher la proie pour l'ombre. Elle disait : « Prenez la liberté
de quelque main qu'elle vous vienne. » Elle disait : « Qu'importe
le nom des gouvernements ? regardez seulement leurs actes. Que vous fait que
la France s'appelle Empire, Monarchie ou République, du moment que l'un ou
l'autre, République, Monarchie ou Empire, lui donne la somme dé paix et de liberté qu'elle réclame ? » Ces
philosophes ont parlé en vain. Leur sérénité superbe n'a pu se communiquer à
la foule qui les écoutait. En dépit de leurs exhortations, la nation n'a pu
se détacher de ces formules et de ces noms qui leur semblaient misérables.
Elle a continué à se passionner pour ou contre les gouvernements qui prétendaient
s'imposer à elle ; et, une fois de plus, il s'est trouvé que la foule avait
raison contre les philosophes. C'est
qu'en effet il n'est pas vrai que. la forme du
gouvernement soit chose indifférente : c'est qu'une logique inévitable relie
les constitutions politiques et les institutions sociales, et fait tôt ou
tard sortir d'un régime politique les lois avec lesquelles il est en harmonie
; conciliez donc, par exemple, le respect des libertés individuelles avec
l'autorité souveraine d'un seul ! C'est qu'un instinct particulièrement
impérieux de l'esprit français répugne aux contradictions, aux compromis.
C'est enfin que la première exigence de toute société est d'atteindre la
forme de gouvernement qui seule la satisfait. On peut s'irriter contre ce
caractère de l'humanité : eh ! qu'importe que l'on s'irrite contre la force
des choses ! Le vrai philosophe, lorsqu'il a étudié l'histoire, lorsqu'il
voit un même instinct reparaître à tous les âges de l'humanité, sous toutes
les formes de l'humanité, lorsque, dans un même pays, il le voit renaître à
toutes les époques, en conclut qu'il est légitime, et se préoccupe de le satisfaire
au lieu de songer à le combattre. République,
Empire, Monarchie, vains noms que tout cela, dites-vous, et dont les hommes
soucieux du véritable progrès n'ont pas à se soucier ! Nous répondons, nous,
l'histoire à la main : questions importantes, questions essentielles,
questions décisives, au bout desquelles sont suspendues la vie et la mort des
nations ! L'ordre et le désordre, la sécurité et l'inquiétude, la
conservation et le péril social : voilà, dites-vous, les réalités ! Nous
répondons, nous, l'histoire à la main : le gouvernement, d'accord avec les
vœux du pays, voilà la première réalité ! La conservation sociale et le
péril, la sécurité et l'inquiétude, l'ordre et le désordre, ne sont que la
conséquence de cet accord ou de ce désaccord ! Moquez-vous,
si vous le voulez, de la frivolité populaire : le fait que vous ne détruirez
pas, c'est que, pour toute nation, le gouvernement c'est l'emblème visible
qui personnifie la Patrie, le centre de toute solidarité. Il est pour elle,
dans la vie de tous les jours, ce que représente le drapeau pour le soldat
sur le champ de bataille ; il est le signe et le symbole autour duquel tous
se rallient. Dites-nous pourquoi cette loque qui s'appelle le drapeau blanc
ferait « partir tout seuls les chassepots, » et nous vous dirons à notre tour
pourquoi certains gouvernements, eussent-ils en eux-mêmes tous les mérites
qu'ils n'ont pas, sont désormais impossibles en France. Il faut que le soldat
ait confiance dans le drapeau qui le mène à la bataille, il faut qu'il l'aime
et soit prêt à donner sa vie pour l'arracher à l'ennemi. Il faut de même que
le peuple ait confiance dans son gouvernement, que celui-ci représente pour
tous la sécurité du présent, la stabilité du lendemain. Il ne dépend de
personne d'imposer un drapeau à une armée : il ne dépend de personne
d'imposer un gouvernement à une nation ; aucune foi, aucun amour ne se
commandent ; l'amour et la foi sortent tous deux d'on ne sait quelles
profondes et mystérieuses correspondances, et si les hommes qui occupent le
pouvoir, si les généraux qui conduisent les armées peuvent quelque chose pour
ébranler ou fortifier la foi au drapeau et l'amour de tel ou tel régime
politique, il faut d'abord que cette foi et cet amour existent dans une armée
ou dans une nation. La
profondeur d'un sentiment se mesure aux sacrifices qu'il inspire. C'est la
triste grandeur de l'humanité d'avoir sans cesse proportionné ses maux à ses
espérances, d'avoir d'autant plus souffert pour chaque cause qu'elle la
jugeait plus noble. Eh bien ! regardez l'histoire, doctrinaires de
l'indifférence politique ! Qu'y verrez-vous ? Vous y verrez qu'en tout temps,
dans tous les pays, à tous les âges de la civilisation, les révolutions
politiques ont été les plus graves comme les plus lentes, ont fait couler
plus de sang que toutes les autres. On ne citerait même pas une seule grande
perturbation dans les sociétés humaines qui n'ait répondu à une révolution
politique. Osez prétendre encore après cela que la forme du gouvernement est
chose insignifiante ! Ou, du moins, avant d'élever cette prétention,
commencez d'abord par changer l'humanité. Non,
une société ne peut ni vivre sans gouvernement, ni accepter au hasard le
premier gouvernement venu. L'individu qui a choisi une profession la suit et
se trouve heureux : il va tranquille le matin à son travail et se couche
tranquille le soir ; mais que, pour une Cause ou une autre, cette profession
vienne à lui manquer ou qu'il se dégoûte d'elle, on le voit, pendant un
temps, essayant divers métiers, allant ici et là, toujours mécontent et
toujours inquiet ; il ne rencontre la paix que lorsqu'il a retrouvé de
nouveau, après des tâtonnements plus ou moins prolongés, l'utile et régulier
emploi de son activité. Quelques turbulents seuls, avides d'émotions ou
incapables de se fixer, ressentent jusqu'au bout le besoin de changer sans
cesse, et goûtent on ne sait quel charme fiévreux dans la perpétuelle
incertitude du lendemain. Il n'est guère de ces aventuriers parmi les
peuples, caria majorité des hommes a partout besoin de travail et par suite
de sécurité. Quand une nation a vu s'ébranler en elle la foi qui l'attachait
à certaine forme politique, le sentiment qui la domine, c'est celui d'un
vague et immense malaise. Semblable à l'émigré qui cherche une patrie
nouvelle, elle va de côte et d'autre ; elle jette par moments de tristes
regards vers les rivages qu'elle a quittés ; mais le cœur ne revient pas
véritablement quand une fois il s'est détaché. Elle aborde à des contrées
diverses, s'efforçant tour à tour de s'y fixer ; mais un instinct secret
proteste en elle, il lui dit : « Cherche encore, marche ! marche ! » et en
quête de la Terre promise, à travers les déserts ou les océans, elle continue
son exode. Un jour vient enfin où elle trouve ce qu'elle a cherché. Ce
jour-là, elle retrouve la tranquillité et le repos ; elle dit la parole de
l'Évangile : « Il est bon de rester ici ; allons et plantons-y nos tentes. » On dit
: « La France est inquiète et volage. Il lui faut le changement dans la
politique comme dans les modes. » Comme si la France n'avait pas, de longs
siècles durant, supporté sans révolte la forme monarchique ! On dit : « La
France est ingouvernable. » Gomme si, durant tant de générations, dans les
revers comme dans la prospérité, les pires de ses rois aussi bien que les
meilleurs ne l'avaient pas trouvée fidèle ! C'est depuis le jour seulement où
son alliance avec la Monarchie s'est rompue qu'elle importune ou effraie le
monde du bruit périodique de ses révolutions intérieures. On dit
encore : « Eh bien ! voilà plus de quatre-vingts ans que dure cette
anarchie. N'est-ce point assez pour donner le droit de désespérer ? » — Quoi
! vraiment, il faut si peu pour vous déconcerter, philosophes et hommes
d'État ? Oui, sans doute, quatre-vingts ans c'est une longue durée pour une
vie humaine, mais c'est un court espace pour la vie d'une nation. Écoutez les
enseignements du passé et vous cesserez de vous étonner. Combien
de crises politiques nous citerez-vous, s'il vous plaît, qui aient duré moins
longtemps ? Au temps de Marius, la foi républicaine était morte dans la Cité
victorieuse du monde : ses victoires mêmes avaient tué ses vertus ;
l'héroïsme qui avait fait les Fabricius et les Camille ne vivait plus que
dans quelques âmes d'élite. Rome cependant n'était pas mûre encore pour un
maître ; il fallut les guerres civiles de Marius et de Sylla, et Catilina, et
les compétitions sans pudeur des premiers Triumvirs ; il fallut la bataille
de Pharsale et la dictature de César, et le poignard de Brutus, et la
proscription d'Antoine et d'Octave, et Philippes, avant que la majorité de la
nation en fût venue, dégoûtée du gouvernement d'elle-même, à accepter la
servitude de tous sous le despotisme d'un seul. Dites-nous si la crise
politique de la France lui a encore coûté autant de sang, autant de violences
et d'horreurs que celle-là en coûta à Rome ? L'Angleterre,
au dix-septième siècle, s'était détachée de la dynastie des Stuarts ; elle
avait fait rouler sur le billot la tête d'un monarque ; il lui fallut
cependant et Cromwell et Richard Cromwell, et la corruption éhontée de
Charles II, et l'imbécile dévotion de Jacques II, pour qu'elle se jetât dans
les bras du stathouder de Hollande. Il fallut, pour affermir la dynastie
nouvelle, cette lutte contre l'étranger qui rapproche les uns des autres les
habitants d'un pays : encore, pendant un demi-siècle, cette dynastie ne se
sentit-elle pas solidement assise : elle guettait sans cesse à l'horizon,
d'un œil inquiet, la descente d'un prétendant. Faut-il donc s'étonner
qu'après quatre-vingts ans la crise politique se prolonge encore en France ? Il est
d'autres pays où la crise politique a duré des siècles entiers. L'Italie,
depuis les jours de la Renaissance, depuis la décadence de ses glorieuses
républiques, lasse du fédéralisme, épuisée par les révolutions et les guerres
civiles, opprimée par les petits tyrans du dedans ou les envahisseurs du dehors,
trop morcelée pour se défendre, toujours offerte comme une riche proie aux
cupidités de l'étranger, l'Italie, depuis trois siècles, aspirait vainement à
son unité ; elle l'a réalisée enfin ; mais après combien d'épreuves ! Et
l'Allemagne, si redoutable pour nous aujourd'hui, pendant combien de
générations cette Allemagne n'a-t-elle pas, elle aussi, cherché à faire son
unité politique, appelant tantôt l'hégémonie du midi, tantôt l'hégémonie du
nord ! Ainsi,
partout nous voyons les révolutions politiques parmi les plus laborieuses de
l'histoire, parmi les plus redoutables. Et comment en serait-il autrement ?
Lorsqu'elles sont devenues nécessaires et inévitables, lorsque la majorité
des esprits s'est détachée d'une forme de gouvernement, ce détachement suffit
à défaire le gouvernement du passé, il ne suffit pas à fonder le gouvernement
de l'avenir. Le moment où une foi politique est morte n'est pas celui où une
autre la remplace. Une période commence alors d'aventures et d'expériences,
où bien peu savent ce qu'ils veulent, où ce que tous ressentent le plus c'est
l'inquiétude. Chacun, selon ses intérêts personnels ou son tempérament, croit
apercevoir le salut ici ou là. Dans le pêle-mêle des efforts divers, dans les
luttes des partis, dans la compétition des espérances ou des ambitions, il ne
reste guère que le nom de. la commune patrie qui
maintienne quelque fictive unité entre les membres d'une même société. La
guerre civile, tantôt sourde, tantôt déclarée, est en permanence dans la
nation, dont elle déchire les entrailles, dont elle épuise les forces. Le
peuple ne retrouve son unité véritable que le jour où, enfin, par le progrès
des temps et le profit des rudes leçons subies, une foi politique nouvelle
s'est substituée à l'ancienne, où tous les citoyens ont retrouvé une âme
commune. Il ne dépend de personne de supprimer ces redoutables problèmes une
fois qu'ils ont été posés. Le scepticisme n'est pas un oreiller sur lequel
puissent dormir les nations. Le besoin de chercher, en tout ordre de choses
la vérité une fois entrevue, d'aller jusqu'au bout dans sa recherche au
travers de toutes les épreuves, ce besoin, s'il fait le tourment de la nature
humaine, en fait aussi la grandeur. C'est folie de croire qu'une société
s'arrêtera tout à coup au milieu de sa révolution politique, lassée et
découragée, et se contentera de n'importe quel compromis bâtard, de peur de
recommencer, en cherchant le vrai, de douloureuses expériences. « Un
individu, a dit avec raison Lamennais, manque souvent de logique, une société
jamais. » Il faut que la chenille devienne chrysalide, puis papillon ; il
faut que l'humanité accomplisse, une fois commencée, chacune de ses
évolutions morales, nationales ou politiques. Ce qui
est vrai, et ici apparaît le côté grave des questions que nous examinons,
c'est que tous les peuples ne sont pas en état d'accomplir heureusement ces
transformations auxquelles nul ne peut se dérober. Les plus robustes
seulement parmi les insectes sortent vainqueurs de la crise qui accompagne
chaque métamorphose. Ainsi, parmi les nations, celles-là seules triomphent de
leurs crises politiques, en qui l'énergie vitale surabonde. Chez les autres,
la lutte intérieure, loin de s'apaiser peu à peu, va de jour en jour
s'aggravant : les divisions se multiplient et avec elles les partis : les
révolutions succèdent inutilement aux révolutions, l'idée de patrie
s'affaiblit, le lien social se relâche, jusqu'à ce que peu à peu toute
cohésion entre les individus ait disparu, et que, de ce qui fut une nation,
il ne reste plus qu'une poussière humaine. Où la civilisation a fleuri la
barbarie revient. Que de douleurs, que d'humiliations n'a pas connues, depuis
cent cinquante ans, ce peuple espagnol si fier, si brave, si généreux !
Regardez ces républiques espagnoles du nouveau monde, troublées par
d'incessantes secousses, qui passent tour à tour de l'émeute à la dictature
et de la dictature à l'émeute. Qui ne se demande avec inquiétude d'où pourra
leur venir le salut ? Du
moins l'Espagne est protégée contre les invasions par la haute barrière des
Pyrénées, et les Républiques américaines, — le Mexique à part, vers lequel on
voit déjà prête à s'étendre la large main des États-Unis —, n'ont point de
puissants voisins dont la force puisse profiter de leur faiblesse. Mais telle
n'est pas, dans l'histoire du monde, la condition habituelle des nations.
L'espace manque le plus souvent à la concurrence vitale, et le peuple aux
mains duquel l'union intérieure amis de redoutables instruments de victoire
ne songe d'ordinaire qu'à élargir ses frontières. Malheur à qui n'est pas en
état de se protéger lui-même et de repousser la violence par la force ! C'est
surtout pour un peuple que sa situation géographique a mêlé à la vie de ses voisins,
pour un peuple dont la contrée riche et fertile est un naturel objet de
tentations, que les crises politiques sont redoutables quand elles se
prolongent ; c'est pour lui qu'il est particulièrement grave de n'en pouvoir
sortir. Celui-là ne disparaît pas seulement pour un temps de la scène du
monde, en attendant que de l'excès même du mal le remède surgisse, fût-ce
après quelques siècles d'épreuves, et qu'il puisse recommencer une nouvelle
vie nationale ; c'est pour jamais qu'il court risque d'être effacé de
l'histoire. Il ne s'éteindra pas d'une lente décomposition ; son sort est
d'être conquis. Le régime de paix et de sécurité qu'il n'a pas su se donner,
un vainqueur, un étranger le lui imposera, et il se trouvera, parmi les
vaincus eux-mêmes, des individus nombreux pour bénir la conquête et rendre
grâce à la servitude qui a procuré la paix. Le jour où survient alors
l'invasion, les luttes intestines ont diminué les forces, affaibli la
discipline, introduit la division dans les conseils. Si, une fois ou deux, le
souvenir de la patrie est assez fort encore pour rallier les cœurs en face de
l'étranger, pour faire taire les discordes, pour rassembler les citoyens dans
un généreux élan national, cet élan même ne durera pas ; il ira diminuant à
chaque assaut qu'il faudra supporter. Le parti qui commande pour l'instant
sera, même victorieux, l'objet des défiances et des soupçons, on craindra que
le lendemain il ne profite trop dans la lutte intérieure du prestige que la
victoire lui aura donné ; vaincu, il sera aussitôt accablé de toutes les
malédictions, et, dans la tristesse même de l'humiliation de la patrie, ses
adversaires sentiront une secrète joie de la défaite de l'ennemi politique.
On en viendra peu à peu à accepter, à souhaiter une domination étrangère, qui
du moins accablera autant les adversaires que soi-même : bien plus, cette
domination, on l'appellera, on y mettra les mains : le plus faible invoquera
à son secours l'étranger contre l'ennemi domestique qu'il désespère de
vaincre seul ; le nom de traître ne sera plus un nom qui flétrit, l'idée même
de la patrie sera sortie des âmes. Telle
fut l'histoire de la Grèce antique aux derniers jours de son indépendance.
Elle cherchait en vain une organisation politique qui ralliât toutes les
cités grecques et succédât à ce particularisme d'où était sorti tant d'éclat
passager, qui n'avait abouti qu'à des luttes fratricides. L'hégémonie
macédonienne, elle aussi, était venue après l'hégémonie athénienne, éphémère
comme, elle, comme elle et plus qu'elle détestée. A son tour, la tentative de
Philopœmen fut impuissante ; on vit la Grèce insensée pousser des
acclamations joyeuses le jour où un proconsul romain fit proclamer aux jeux
Isthmiques l'indépendance de l'Hellade, qui devait sitôt après devenir
province romaine. La
Renaissance italienne offrit de pareils spectacles à l'heure de sa décadence,
et telle aussi fut, au siècle dernier, l'histoire de la Pologne. Déchirée par
des partis, en proie aux guerres civiles, la Pologne infortunée, cherchait en
vain, depuis cent années, le terme de ses révolutions politiques. Ce qu'elle
trouva ce fut la fin de sa nationalité. Trois voisins ambitieux se réunirent
un jour et se la partagèrent comme une proie, chacun selon ses dents. Une
grande nation avait vécu, pour n'avoir pu découvrir à temps un gouvernement
en harmonie avec ses besoins, capable, d'unir l'effort de tous pour la
défense de tous. La France n'en est pas, Dieu merci, où en était la Grèce au second siècle avant notre ère, où en était l'Italie au seizième siècle, où en était la Pologne au siècle passé. Elle aurait tort pourtant de ne pas méditer ces graves leçons de l'histoire. Si elle ne peut se dérober à la grave question politique qui s'est posée devant elle en 1792, il importe à son salut qu'elle ne tarde plus à là résoudre. On ne lui donnerait pas le loisir de faire sur elle-même des expériences indéfinies. A chaque expérience nouvelle elle va perdant quelque chose de cette cohésion intérieure, qui est pour un pays le principe de toute énergie. Elle a déjà reçu un terrible avertissement. Deux de ses provinces lui ont été arrachées. Ce n'est pas sa prospérité intérieure seulement qui est en jeu dans ses révolutions politiques, ce n'est pas son influence extérieure, c'est son existence même. Elle aussi serait effacée de la liste des nations, si elle ne trouvait à temps la réponse à l'énigme que le sphinx du destin lui a posé. Le sphinx depuis quatre-vingts ans est las d'attendre et s'impatiente. |