Telle a
été l'histoire de ces quatre-vingt-cinq années. La conclusion en est facile.
En 1792, la France, pareille à Samson, a, dans un violent effort, renversé
l'édifice qui, des siècles durant, l'avait abritée : depuis 1792, elle
travaille, à travers mille angoisses, à élever un autre édifice sous lequel
elle puisse s'abriter désormais. A
certaines heures a pu se dresser devant elle une question religieuse, une
question sociale, une question économique, une question nationale ou
militaire. Une seule question en réalité, a toujours reparu et dominé la
situation : la question politique. La France demande au ciel, et parfois aux
enfers, un gouvernement définitif, et ne le peut trouver. Comme Énée chassé
de Troie, elle erre sur les mers, en quête de la patrie nouvelle où elle
pourra établir et fixer ses pénates. Elle a essayé de la République, de
l'Empire, de la Royauté héréditaire, de la Monarchie constitutionnelle, de la
République encore et de l'Empire, et une fois encore de la République. Elle
en est là de ses épreuves, toujours déçue, souvent découragée, jamais
désespérée. Elle a connu des heures d'enthousiasme et plus d'une fois, comme
Sisyphe, elle a espéré qu'elle avait remonté son rocher, du fond de l'abîme
jusqu'au sommet de la montagne ; elle croyait toucher au faîte et avoir
atteint le plateau. Sans cesse le rocher est retombé et a roulé de nouveau
dans l'abîme, au risque de l'écraser elle-même. Après l'heure de l'espérance
et de l'enthousiasme, l'heure est toujours venue de la désillusion. Chaque
gouvernement, après un nombre d'années plus ou moins long, a succombé, devant
l'hostilité des uns, devant l'indifférence des autres, ne laissant de regrets
qu'à un petit nombre d'intéressés. Cette histoire de près de cent années de
gouvernement s'est résumée dans l'impossibilité de fonder un gouvernement. J'ai
appelé cet état de choses l'anarchie. Que l'on dise s'il est un nom plus
juste ! Verrons-nous
le terme de cette anarchie, ou sommes-nous condamnés à la voir durer toujours
? Chaque français, dans le cours rapide de sa vie, est-il destiné à voir
indéfiniment se succéder quatre ou cinq gouvernements, qui tous se sont dits
éternels, et tous passent également ? Pareille au Don Juan du poète en quête
de l'éternel amour, qui va sans cesse s'éprenant d'un nouvel objet et sans
cesse reconnaissant douloureusement qu'il s'est mépris, la France doit-elle,
sans repos, aller d'une illusion politique à une autre illusion ? Ou bien,
après tant d'orages, lui sera-t-il enfin donné de jeter l'ancre au port
désiré ? Là est la question, selon le mot de Hamlet, et c'est là maintenant ce qu'il importe d'éclaircir. |