LA FIN DE L'ANARCHIE

LIVRE DEUXIÈME. — L'ODYSSÉE DE LA FRANCE

 

CHAPITRE VII. — DEPUIS 1870.

 

 

Est-il besoin de raconter l'histoire de ces sept dernières années ? N'en avons-nous pas tous, grands et petits, jeunes et vieux, été les acteurs autant que les témoins ? Ne la comprenons-nous pas tous, sans que personne se charge de la commenter ou de l'expliquer ?

Le parti républicain avait seul grandi durant les dernières années de l'Empire : il occupait au Corps Législatif la majorité des sièges de l'Opposition. C'est entre le Césarisme et lui qu'était engagée la lutte pour la possession de la France. A la Chambre, les Jules Favre, les Jules Simon, les Ernest Picard, les Pelletan, les Magnin, les Gambetta ; dans la presse, les Peyrat, les Jourdan, les Delord, les Ferry, les Brisson et les Rochefort lui appartenaient ; il pouvait revendiquer, comme siens, presque tous les noms illustres. Quand on ne se fût pas souvenu, en présence de la France envahie, que la première République avait su résister à l'invasion des rois, aucun autre gouvernement que celui de la République n'eût pu songer seulement à remplacer l'Empire à la date du 4 Septembre 1870. La République fut acclamée. Aucune voix ne s'éleva pour protester contre elle. A Paris, comme à Tours, puis à Bordeaux, la République prit le beau nom de gouvernement de la Défense nationale, et elle ne négligea rien pour le mériter. Si elle fut vaincue, en dépit de ses efforts et de sa bonne volonté ; si Paris devant la famine dut capituler enfin ; si la France, à bout de résistance, dut confesser sa défaite et abandonner au vainqueur l'Alsace et la Lorraine, il fallut du moins rendre à la République cette justice qu'elle avait lutté tant que la lutte était possible et sauvé, au prix de mille ruines, ce qui pouvait être sauvé de l'honneur français.

Dès le lendemain du 8 Février 1871, une question reparaissait : l'éternelle question depuis quatre-vingts ans, la question politique. Quel sera le gouvernement de la France ? A vrai dire, depuis le 4 Septembre, en dépit de l'invasion étrangère, cette question était posée. Les républicains, en défendant la France de tout leur cœur, n'oubliaient pas pour cela la République ; ils se disaient que, si la République venait à s'appeler la victoire, elle serait définitivement fondée. Les ennemis de la République ne l'oubliaient pas non plus, et, l'esprit de parti tenant en échec jusqu'au sentiment national, ils s'étaient fait comme à plaisir, durant le douloureux hiver de 1870, les colporteurs de toutes les mauvaises nouvelles, les prophètes des désastres, les critiques pessimistes de tout ce qui était tenté pour sauver la patrie. Quiconque habitait alors la province l'a pu voir de ses yeux. Que ceux qui en douteraient encore veuillent prendre la peine de rechercher la collection de la Gazette de France, de lire les Lettres d'un intercepté, de M. de Pontmartin. En un moment où la seule chance de salut était dans l'union de tous autour du gouvernement de la Défense nationale, le parti monarchique, le seul qui existât alors, — car le parti bonapartiste que nous avons revu depuis si arrogant, courbait le front sous la honte, — le parti monarchiste ne cessait d'être un parti d'opposition : il travaillait à répandre le découragement et le désespoir.

Les élections avaient donné la majorité aux adversaires de la République. On a remarqué maintes fois qu'au fond de toute élection populaire, on ne trouve jamais que la réponse à une question, qui seule alors occupe les esprits. Cette question, au 8 Février 1871, c'était la question de la paix ou de la guerre. La France était lasse d'une lutte inégale ; elle se sentait à bout, sinon de toute possibilité de résistance, au moins de toute énergie pour résister. Elle voulait la paix à tout prix, même humiliante, même désastreuse. Pour elle, les candidats républicains signifiaient : la guerre à outrance, l'accablement des maux dont on souffrait depuis six longs mois, l'invasion, le pillage de l'étranger, le sang continuant à couler ; les candidats antirépublicains signifiaient : la paix. La France épuisée vota pour les candidats de la paix : la majorité des membres de l'Assemblée nationale furent des ennemis de la République. On leur avait fait le triste honneur de juger que le vainqueur les trouverait accommodants, quoi qu'il exigeât.

Si les membres de l'Assemblée nationale eussent été véritablement loyaux et résolus à ne pas abuser du mandat qui leur était donné, ils eussent reconnu qu'une fois la paix faite ce mandat était épuisé, et ils auraient dit au pays : « Nous avons accompli la mission qui nous avait été confiée ; notre œuvre est terminée. Il s'agit maintenant de réorganiser la France, de lui donner le gouvernement qu'elle désire : France, prononce et fais connaître tes volontés, en désignant cette fois des constituants. » Mais les choses, qui devraient aller ainsi dans la morale, ne vont pas ainsi dans la politique. On n'a guère vu de mandataires de la souveraineté nationale disposés à ne pas étendre leur mandat par-delà sa légitimité même ; et l'Assemblée nationale, profitant de ce que la précipitation et l'émotion avaient négligé de définir ses pouvoirs, de leur assigner un terme, n'eut plus qu'une pensée : s'éterniser et s'adjuger le droit de faire au nom du pays tout ce qui satisferait ses propres passions.

Elle avait le souvenir présent du mal qu'avait fait l'Empire à la France : par un vote, contre lequel cinq voix seulement protestèrent, elle en proclama l'éternelle déchéance. D'autre part, elle détestait la République. Elle n'eut pas demandé mieux que de la déclarer déchue, elle aussi. Mais par qui ou par quoi remplacer la République ? Les partisans de la Monarchie légitime et ceux de la Monarchie orléaniste se trouvaient en nombre à peu près égal dans l'Assemblée ; les républicains, quoique en minorité, étaient cependant assez nombreux pour empêcher le triomphe d'un parti ou de l'autre. Aucun prétendant ne se souciait de s'immoler à son rival ; il fallut renoncer à toute espérance de triomphe immédiat. On remit à l'avenir la solution définitive du problème politique. La République, qui existait de fait, fut acceptée, mais à titre provisoire, comme étant ce qui divisait le moins et réservait tout, et M. Thiers en devint le Président. L'Assemblée, en s'assignant pour mission de ne pas se séparer avant d'avoir réglé les destinées politiques de la France, avant d'avoir voté une Constitution, accepta, sur la proposition du Président, de faire au moins « l'essai loyal » du régime qu'elle avait trouvé existant.

Un grand fait se produisit. Les élections de Juillet 1871 survinrent. Près de cent cinquante sièges étaient vacants. Il avait fallu les remplir. Cette fois la question de paix ou de guerre était résolue. La question à laquelle avait répondu le pays était celle-ci : « Quel sera le gouvernement, quelles seront les institutions politiques de la France ? » Et le pays, en nommant 114 républicains, avait répondu qu'il était las des monarchies autant que des empires, et que, puisqu'il avait la République, il entendait la garder. Telle avait été sa réponse, au lendemain même de la formidable émeute de la Commune. Il ne se borna pas à exprimer cette volonté le 2 Juillet : chaque fois, ensuite, que, dans des élections partielles, le pays fut consulté, ce fut sur des candidats républicains que se porta son choix. Il était impossible de le contester : un grand courant d'opinion s'établissait de plus en plus en France en faveur de la République définitive, courant d'autant plus énergique que l'on essayait davantage de le contrarier.

Ce courant, le Président de la République le voyait et demandait que l'on y cédât. Il avait dit que l'avenir serait aux plus sages, et ces paroles n'avaient pas été perdues pour les républicains. Ceux-ci se montraient disciplinés et sages dans l'Assemblée, et chaque jour quelque membre du Centre venait à eux, estimant que, s'il n'avait pas souhaité la République, elle était du moins, en l'état présent, le gouvernement le plus pratique et le plus acceptable. Les républicains, en dehors de la Chambre, ne se montraient pas moins sensés. Leur jeune chef, celui qui avait tenu le premier rang dans la Défense nationale, M. Gambetta, dans des discours écoutés de tous, se faisait le grand propagateur de cette sagesse. Attentif à ce spectacle, M. Thiers avait bientôt acquis cette conviction que le moment était venu de sorti' du provisoire. Il estimait que « l'essai loyal » avait assez duré. Il sentait que la « trêve des partis » était maintenant une vaine fiction, une fois l'heure des graves périls écoulée. Il adjura l'Assemblée d'écouter enfin le vœu du pays, d'entourer le pouvoir exécutif d'institutions constitutionnelles définitives.

A cela la majorité ne voulait pas entendre. Elle était plus que jamais dans l'impossibilité de faire une monarchie. Du moins elle ne voulait pas faire la République. M. Thiers insistait ; la Droite et le Centre droit résistaient. La lutte s'envenima enfin. On fit des démarches auprès de M. Thiers pour le sommer de se séparer de la Gauche, et, comme l'on disait, de faire pencher à droite le gouvernement ; il refusa : la « démonstration des bonnets à poil » n'aboutit qu'à ridiculiser ses auteurs. Avoir contre soi et le gouvernement et l'opinion publique, c'était trop ! Il était manifeste que la République gagnait chaque jour du terrain, et qu'avant peu, si l'on n'y mettait ordre par quelque moyen décisif, elle deviendrait inévitable. Il fallait, pour imprimer aux esprits une autre direction, pour peser sur la France, pour la « faire marcher, » pour la mâter au besoin, il fallait mettre la main sur le gouvernement, tourner contre le parti républicain, de jour en jour plus fort, contre le pays, son complice, toutes les forces administratives, établir, en un mot, le « gouvernement de combat ». Puisque M. Thiers s'était refusé à ce rôle, il fallait renverser M. Thiers. Tant qu'il resterait au pouvoir, aucune entreprise contre la République n'était possible. On sait comment on réussit. On imagina le « péril social », au moment où rien ne menaçait plus la société, où un emprunt de trois milliards, couvert près de quatorze fois, venait de démontrer la confiance de l'Europe dans le crédit de la France ; on assembla en un faisceau toutes les oppositions politiques, toutes les rancunes particulières contre le Président, on flatta toutes les mesquines convoitises individuelles, et le 24 Mai se fit.

Le 24 Mai ne s'occupa en aucune façon de conjurer le « péril social, » mais on s'occupa beaucoup, dès le lendemain, de conjurer le péril républicain. On couvrit la France de fonctionnaires hostiles à la République, on déploya les rigueurs de l'État de siège contre la presse républicaine. On s'employait en même temps à faire la Monarchie. Le parti bonapartiste ne comptait à l'Assemblée que peu de représentants. Mais les royalistes étaient divisés. Le Centre droit qui voulait ramener la branche cadette, la Droite qui tenait pour le Roi légitime, comptaient à peu près un nombre égal de membres. Si l'on parvenait à les réunir dans une action commune, l'œuvre pouvait être menée à bien. Le ministère était du complot ; le nouveau Président laissait faire. Le pays, il est vrai, montrait peu de sympathies pour la Royauté, mais qu'importait cela ? Que l'Assemblée, au nom de la souveraineté nationale remise entre ses mains, votât le rétablissement du trône, fût-ce à une voix de majorité, le gouvernement était là, armé de la force, pour l'imposer à la France et vaincre au besoin les résistances.

Mais, pour que les voix du Centre droit et de la Droite se réunissent sur un nom, il fallait que la réconciliation de la famille des Bourbons précédât. On persuada l'un des prétendants, et le comte de Paris alla à Frohsdorff. On sait les détails de cette aventure de la « fusion », comment son succès fut pompeusement annoncé, comment enfin elle avorta misérablement. Le comte de Chambord ne voulut point se résigner à être jusqu'au bout la dupe que l'on avait espéré. L'intrigue ourdie par le Centre droit en fut pour ses frais et sa honte.

Tant que l'on avait cru arriver à faire la Monarchie, on n'avait cessé de répéter qu'il fallait à tout prix sortir du provisoire. On eût bien voulu retourner maintenant et indéfiniment à ce provisoire : mais l'attente du pays était surexcitée : il fallait faire quelque chose ; et les républicains disaient : « Puisque vous n'avez pu faire la Monarchie, faisons la République, seule possible. » On fit le Septennat. Mais les pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon, même assurés pour sept ans, sans institutions venant entourer et définir les attributions du chef de l'exécutif, ce n'était pas là un gouvernement. La Droite se défendit pendant quinze mois encore contre l'inévitable force des choses. Elle noua des intrigues, elle fit traîner des commissions, elle fit et défit des ministères, elle épuisa les mesures dilatoires, elle continua à faire peser sur le pays une administration violente. Rien n'y fit : le pays, patient et ferme, au nom de sa patience même, s'obstinait à réclamer l'établissement d'un gouvernement définitif. Les esprits modérés de la Chambre, longtemps hésitants, devant ces manifestations unanimes de la nation, venaient à la République. L'Assemblée s'usait : depuis cinq années entières, elle s'imposait au pays ; il y avait longtemps que l'on réclamait d'elle, ou d'aboutir à un résultat, ou de confesser son impuissance, et de rendre la France à elle-même. Le fameux amendement Wallon parut : la cause de la République fut gagnée à une voix de majorité. Tout ce que put obtenir l'opposition monarchique, ce fut d'introduire dans la Constitution du 25 Février cet article 8, dont on a tant parlé depuis, admettant pour l'année 1880 une révision possible.

De droit comme de fait, la République existait désormais. Le Gouvernement n'en était pas moins aux mains de ses ennemis. Les élections générales eurent lieu. Elles amenèrent à la Chambre des députés une écrasante majorité républicaine. Candidat dans quatre circonscriptions, le chef du cabinet ne put même obtenir un siège de représentant du suffrage universel. Cependant la réaction ne désespérait pas. Grâce à la pression administrative, elle disposait au Sénat d'une majorité de quelques voix. Après une soumission apparente de quelques mois, la bataille recommença : le 16 Mai reprit l'entreprise du 24 Mai. La Chambre fut dissoute : la France eut à subir, pendant cinq longs mois, le gouvernement de combat le plus despotique, le plus vexatoire, le moins scrupuleux qu'elle eût encore connu. Elle en supporta la tyrannie avec une fermeté patiente, mais invincible. Quand elle eut parlé le 14 Octobre, on lui refusa de se soumettre : on lui résista deux mois entiers, et jamais, certes, pays ne fut plus proche d'un coup d'État et d'une guerre civile. Il fallut renoncer pourtant, enfin, à une résistance aussi insensée que criminelle. Le 14 Décembre vit la soumission définitive du pouvoir exécutif, rebelle à la décision du pays. Le Président rentra dans le rôle irresponsable d'où il n'eût pas dû sortir. La France républicaine fut gouvernée par un ministère républicain, homogène, pris dans le Parlement, soutenu de sa confiance, ayant désormais l'initiative et l'indépendance comme il avait la responsabilité.