LA FIN DE L'ANARCHIE

LIVRE DEUXIÈME. — L'ODYSSÉE DE LA FRANCE

 

CHAPITRE VI. — LE SECOND EMPIRE.

 

 

Louis Napoléon se présentait en sauveur social. Le Spectre rouge de Romieu, le joyeux préfet de la Gironde, avait précédé le coup de force du 2 Décembre. La religion, la propriété, la famille, avait-on dit, étaient menacées par les sociétés secrètes, la Marianne, les socialistes, les incendiaires ; une vaste association de malfaiteurs couvrait la France. Un homme providentiel venait la protéger ; mettre les campagnes et les villes à l'abri du pillage, de la dévastation, du massacre, encore une fois sauver le pays du fer et du feu. « Que les bons se rassurent, disait-il, et que les méchants tremblent. » Il est permis aujourd'hui de ne pas faire à cette prétention l'honneur de la discuter. S'il y avait çà et là quelque agitation dans les esprits, la paix publique n'était nullement en péril. Ceux qui avaient fait les journées de Juin n'avaient ni la force ni l'envie de les recommencer ; et la preuve, c'est qu'ayant pour eux la légalité, ils songèrent à peine à résister au coup d'État. Ce que l'Empire sauva surtout, ce fut la fortune personnelle du prince Louis, fortune plus que compromise s'il avait attendu, fidèle à son serment, l'expiration de ses pouvoirs présidentiels.

Le coup d'État fut une révolution politique et rien autre chose. L'héritier de Napoléon était un prétendant au trône de France, on le savait depuis longtemps. Son rêve était de rétablir à son profit le régime auquel son oncle avait donné son nom. Hormis un certain nombre d'imbéciles et de trembleurs, personne ne pensait sérieusement que Catilina fût aux portes : mais tout le monde, hormis les républicains ardents, sentait que la France n'avait point de gouvernement établi, tout le monde souffrait, dans ses affaires et dans ses intérêts, du provisoire politique, de l'incertitude du lendemain ; chacun sentait proche une collision des partis se disputant la possession de la France ; un petit nombre seulement pouvaient dire de qui ils souhaitaient le triomphe. Ainsi le dénouement, quel qu'il fût, du moment où le sort en ferait un, était accepté d'avance par la majorité. Les plébiscites de 1851 et de 1852 n'ont pas besoin d'autre explication.

Ce n'est pas impunément qu'un pays voit s'accomplir six révolutions en soixante années et six gouvernements s'abîmer successivement. Il faut des convictions bien fermes et des caractères bien solidement trempés, pour qu'une foi politique quelconque survive à tant de cataclysmes. L'avenir à de tels moments appartient aux aventuriers. A la condition d'inspirer quelque confiance aux intérêts, le premier venu, fût-il le pire, peut compter alors se faire accepter par une majorité indifférente à toute doctrine. La violence même ne peut lui nuire : si elle inspire plus d'indignation en des âmes généreuses, elle inspire du moins la crainte en des âmes dégradées. Le parjure s'appelle habileté, le massacre s'appelle énergie. L'admiration de la force brutale reste le dernier culte de ceux qui ont perdu toute foi politique. Le scélérat qui à su réussir passe pour un héros.

L'indifférence, tel était le mal grave dont une partie notable de la nation était atteinte. C'est à cette date de 1852 qu'elle est pour la première fois apparue dans les classes supérieures de la société française qui s'appelaient les classes dirigeantes, qui jusque-là avaient considéré le souci des affaires publiques comme leur appartenant à titre en quelque sorte exclusif. Nous avons vu depuis cette indifférence se propager comme une contagion, étaler ses doctrines, tenir le haut du pavé. Elle a ses lieux communs, ses plaisanteries, ses épigrammes, ses sarcasmes, qui se répètent ; elle a sa doctrine, elle a même sa littérature. C'est pour lui complaire et pour la distraire, qu'un certain nombre de plumes s'exercent tous les jours à Paris. Elle était nouvelle alors. La lassitude produite par un série de convulsions politiques, la désillusion et le découragement, effet naturel d'espérances successivement déçues, et plus encore que tout le reste, l'affaissement des caractères, le scepticisme, fruit d'une éducation fatale, atteignant l'un après l'autre toutes les facultés vives des âmes, l'énervement moral, conséquence de la surexcitation des esprits, telles étaient les causes principales de cette indifférence.

Il ne restait véritablement de foi et, par suite, d'énergie que dans un seul parti politique : dans le parti républicain. Lui seul pouvait disputer à un César la démocratie ; lui seul avait, au 2 Décembre, tenté quelque résistance. Aussi ce fut le seul parti politique que le nouveau gouvernement crut devoir sérieusement frapper. Tandis qu'il se bornait à exiler de France pendant quelques mois les chefs des partis orléaniste ou légitimiste, leur rouvrant bientôt la frontière, les proscriptions furent nombreuses et longuement maintenues contre le parti républicain. Ce fut le parti républicain seul qu'atteignirent les transportations. Ce furent les journaux républicains seuls à peu près que l'on vit avertis, traqués, suspendus ou supprimés. Louis Napoléon ne craignait pas au fond l'opposition impuissante, la petite guerre d'épigrammes des académies, des châteaux, des salons. Le suffrage universel n'était capable ni de comprendre ni de partager leurs petites rancunes d'alliés, évincés, leur étroit esprit de coterie.

L'Empire avait compris que, depuis la grande Révolution, depuis l'avènement du suffrage universel surtout, il n'y avait plus de gouvernement de castes possible en France. Il s'était posé en restaurateur du suffrage universel ; il avait inscrit les principes de 89 en tête de sa Constitution. Tandis qu'avec une remarquable habileté, une incontestable intelligence des aspirations et des ressources de son temps, il s'appliquait à mettre de son côté les intérêts ; tandis qu'il s'étudiait à favoriser le développement des chemins de fer, des télégraphes, ces deux nouveaux et merveilleux instruments de progrès matériel récemment découverts ; tandis qu'il donnait un réel essor à l'activité industrielle, agricole, commerciale de la nation, heureux de la distraire de la liberté par le bien-être et les jouissances ; tandis qu'il s'assurait l'appui du clergé en persécutant l'Université, en faisant taire la libre pensée, en offrant dans ses paroles et dans ses actes un hypocrite étalage de dévotion ; tandis qu'il disait, lui aussi, à la bourgeoisie, trop disposée à l'écouter et à n'en pas demander davantage : « Enrichissez-vous et jouissez en paix, je suis là pour vous protéger contre tous les appétits et toutes les haines d'en bas ; » — pendant ce temps, l'Empire formulait aux yeux de la démocratie une autre doctrine, destinée à lui rallier les suffrages populaires : « Je suis, disait-il, la France moderne, fille de la Révolution, qui ne désavoue aucune de ses maximes et qui prétend mener à bien toutes ses conquêtes. Je veux affranchir le paysan, je veux affranchir l'ouvrier : l'un, en lui facilitant la possession du sol ; l'autre, en lui assurant le travail, en le protégeant contre la cupidité des patrons. Je veux que sous mon règne chacun ait mieux que la poule au pot. Plus de classes favorisées opprimant les autres ! Voici le temps venu de l'absolue égalité. Les lois sont les mêmes pour tous, tous les suffrages pèsent du même poids dans la balance électorale. Le principe du nombre assure la plus grande influence sociale et politique aux pauvres, aux petits, aux travailleurs. Paysans, ouvriers, vous n'avez plus à craindre la domination du châtelain ni celle du bourgeois. Le pays est entre vos mains. Napoléon aime le peuple comme le peuple aime Napoléon. A la tête, César, le père de tous, voulant le bien de tous, assez puissant pour que sa volonté soit obéie, maintenant l'ordre, protégeant la France contre l'effort des anciens partis ; au-dessous de lui, tous les Français égaux, tranchant à la majorité des voix les questions qui les intéressent : n'est-ce pas là la véritable forme de la démocratie ? »

Ce que César n'avait garde d'ajouter, c'est que, dans cette organisation nouvelle, lui-même était tout et la nation rien. Sous le régime de Juillet, le contrôle politique était exercé par une partie seulement de la nation, mais ce contrôle du moins était réel : la responsabilité ministérielle en garantissait l'efficacité. Dans le régime issu du 2 Décembre, plus de responsabilité ministérielle : les ministres ne dépendaient que du souverain. Le souverain, il est vrai, prenait pour lui-même la responsabilité ; mais cette responsabilité s'exerçait « devant le peuple français, » définition fort vague et fort commode. On avait, d'ailleurs, soigneusement oublié d'indiquer par quels moyens elle serait exécutoire, ni quelles conséquences elle pourrait entraîner. Il n'est pas aisé de demander des comptes, fût-ce au nom du peuple, à l'homme qui commande à la force armée, et le vrai nom de cette responsabilité, c'était l'irresponsabilité parfaite.

Le souverain était investi de pouvoirs égaux à tout ce qu'avait jamais possédé roi absolu. Il pouvait en certains temps rendre des décrets ayant force de loi. Il en avait au début largement usé. Il pouvait faire la paix ou la guerre, engager à lui seul le pays en des aventures où son existence même serait compromise, et cela sans le consulter. Le suffrage universel avait la parole à certains jours ; aux jours de plébiscite, pour abdiquer en réalité et remettre sa souveraineté aux mains d'un homme à l'aide d'un Oui, réponse toujours unique à des questions toujours complexes et confondues à dessein : aux jours d'élections, pour nommer la seconde Chambre, car la Chambre haute, c'était le souverain qui se réservait de la constituer lui seul. Et cette Chambre basse, comment le suffrage universel était-il appelé à la nommer ? Le souverain lui désignait des candidats ; il les recommandait à la nation. L'armée des fonctionnaires, ministres et préfets en tête, descendant jusqu'aux maires désormais simples agents du pouvoir central, jusqu'aux commissaires de police et aux gardes champêtres, était employée tout entière à patronner, à soutenir les candidats du gouvernement, à combattre par tous les moyens, depuis la pression jusqu'à la corruption, les candidats indépendants s'ils osaient se montrer. L'Empire acceptait pour le contrôler des hommes choisis par lui-même, contrôleurs résolus par avance à approuver tous les actes, complaisants disposés par avance à souscrire à toutes les fantaisies, à courir au-devant d'elles. Eussent-ils été indépendants, que pouvaient-ils ? Ils n'avaient à prononcer souverainement en aucune question importante. Ils ne trouvaient devant eux que des ministres sur lesquels ils étaient sans autorité. Le système des virements leur ôtait jusqu'au contrôle financier du budget. Les débats de leurs sessions n'étaient pas même publics. Pendant que la presse était soumise au régime des avertissements, des suspensions, de la suppression, la tribune politique avait disparu. Ceux-là mêmes qui étaient censés représenter la nation n'avaient pas le droit de lui faire entendre leur voix.

Où était, dans un tel régime, la souveraineté nationale ? Où était la puissance de l'opinion publique ? Le vrai nom d'un tel gouvernement, c'était le despotisme. Tout venait du maître, tout convergeait vers lui. La raison première et dernière de l'Empire, c'était l'empereur. Que l'on regardât la France du dehors ou du dedans, elle s'incarnait tout entière dans un homme.

Qu'un tel système politique eût été présenté, qu'il eût même pu s'établir, soit à des époques où l'humanité était lasse sans retour de la liberté, soit avant que l'idée de liberté eût pénétré dans les esprits, chez les Romains de la décadence, parmi ces races asiatiques où les hommes ne sont encore que des troupeaux, rien de plus admissible ; mais, grâce au ciel, la France n'en était pas là. Elle avait connu la liberté, et, à part une minorité corrompue, elle n'en était pas dégoûtée. Elle n'avait pas dit adieu à l'espérance. Après avoir donné au monde le signal de l'affranchissement, soixante ans après la grande Révolution, en plein milieu du dix-neuvième siècle, non, elle ne pouvait pas consentir longtemps à abdiquer aux mains d'un homme. Napoléon III lui-même le comprenait. Il ne se berçait pas de l'illusion que l'Empire autoritaire pût durer toujours, et, lorsque, après quelques années, la prospérité matérielle de la France, le prestige des victoires de Crimée, puis d'Italie, eurent, à ce qu'il croyait, affermi sa dynastie, il desserra les freins, il essaya de vivre avec la liberté. Il rendit au Corps législatif la publicité de ses séances, à ses membres une apparence d'initiative, à la presse une ombre d'indépendance.

Il lui était difficile, d'ailleurs, de faire autrement. Le caractère national reparaissait quoi que l'on fît : le souvenir de l'effroyable terreur de 1852 et 1833 commençait à s'effacer des esprits, et il n'était pas possible de la renouveler. On se remettait, en dépit des intimidations, à penser et même à parler tout haut. Une génération nouvelle arrivait à la vie. Il fallait ou faire de chacun de ses membres un implacable ennemi, ou lui donner ce qu'elle était unanime à réclamer : la liberté.

Le malheur était que, cette liberté, l'Empire ne pouvait la donner réellement ; et ainsi il était placé entre cette double et fatale impossibilité : ou de durer sans la liberté ou de durer avec elle.

Il ne pouvait durer avec la liberté, parce qu'il avait pour origine le crime. Il y avait sur lui une bien autre tache originelle que sur la Monarchie de Juillet. On ne pouvait reprocher à celle-ci qu'un escamotage peu scrupuleux : à l'origine de l'Empire, il y avait du sang, le sang du 4 Décembre à Paris, le sang versé en province, la légalité violée, le parjure, la déportation, la ruine d'honnêtes familles. Il ne pouvait laisser discuter son avènement, il ne pouvait pas même le laisser raconter. On ne pouvait dire par quels forfaits l'Empire s'était établi sans soulever contre lui la conscience humaine. Du jour où, soit à la tribune, soit dans la presse, on pourrait lever le voile, étaler aux yeux son passé, il était perdu.

Il ne pouvait davantage accepter la libre discussion, ni de son principe, ni de ses actes. Napoléon n'entendait pas être, sous le nom d'empereur, une manière de président constitutionnel de république, se bornant à faire les volontés du pays. Il se croyait de la race des Césars, il s'estimait un homme providentiel, envoyé par le ciel pour sauver les nations. Il entendait posséder, non pas seulement l'apparence, mais la réalité de l'autorité. Il voulait gouverner personnellement et à son gré. C'est pour devenir le maître qu'il avait fait le 2 Décembre. Il entendait demeurer le maître.

L'Empire était une fraude perpétuelle, un mensonge de tous les instants. Il disait s'appuyer sur les principes de 1789, et il en était la négation ; il disait avoir pour base la souveraineté nationale, et il était la confiscation de cette souveraineté au profit d'un homme.

Ses moyens de gouverner étaient tour à tour la violence et la corruption. Il redoutait toute pensée, parce que toute pensée aboutit à la liberté. Pareil à ces dompteurs qui abrutissent leurs bêtes pour les assouplir, il s'appliquait à énerver la France pour la dominer plus aisément.

L'empereur n'était pas arrivé seul. L'entreprise qu'il méditait n'avait pu réussir qu'avec le concours de nombreux complices. Tous, après le coup fait, réclamaient leur part du butin, car ils n'avaient suivi le condottiere que dans cette espérance et avec cette promesse. Aventuriers racolés de tous les points de l'horizon, ils arrivaient affamés et voulaient s'asseoir à table. A tous il fallait de l'argent ; les uns, en outre, avaient soif d'honneurs, de décorations ; les autres voulaient des places, une part de l'autorité. Il fallait les satisfaire ; eux seuls étaient compromis, eux seuls, ne pouvant que perdre à tout changement, apportaient une fidélité assurée. Ministres, sénateurs, députés, préfets, receveurs généraux, jusqu'aux commissaires de police, voulaient, selon leurs dents, leur os à ronger, leur lambeau de curée. Il fallait contenter leurs appétits, fermer les yeux sur leurs vices, couvrir, dût le régime en être déshonoré, leurs opérations financières véreuses, leurs spéculations, leurs immoralités privées, leurs abus de pouvoir.

Voilà dans quelles conditions se présentait l'Empire pour soutenir l'épreuve de la liberté. Désastreuses conditions. Sur aucun point, soit de doctrine, soit de fait, il ne pouvait accepter la discussion loyale et sincère ; car, sur aucun point, la lumière ne pouvait se faire sans qu'il fût condamné. Cet espace de dix années, qui dura de 1860 à 1870, ne fut de sa part et ne pouvait être que la politique de l'hypocrisie : tantôt cédant, quand il était devenu impossible de résister plus longtemps et cédant seulement en apparence ; tantôt essayant de ressaisir ce qu'il avait abandonné, sitôt qu'il avait repris l'espérance d'être le plus fort.

L'Opposition, dès le premier jour, fut anti-dynastique : elle travailla ouvertement à la ruine du gouvernement. Elle battait en brèche, non des ministres — elle n'en avait pas de responsables devant elle, — mais la personne du souverain et le régime politique lui-même. Elle était implacable, irréconciliable. Elle évoquait à toute occasion le spectre de Décembre. Elle s'appelait la revendication de la conscience et de la souveraineté nationale contre l'usurpation, contre, le crime. Elle ne se cachait pas d'être républicaine, de travailler à rétablir cette République à laquelle le Président seul avait juré fidélité et qu'il avait lâchement assassinée. Jamais peut-être la tribune française ne fit entendre une suite de plus admirables discours. Tout servait d'armes aux éloquents défenseurs de la liberté pour démanteler la forteresse impériale : la pression impudente des fonctionnaires dans les élections, fraudant l'expression du suffrage universel ; les abus de pouvoir des ministres ou de leurs agents ; les scandales financiers ; les comptes fantastiques du préfet de la Seine ; la politique extérieure, tour à tour folle ou machiavélique, nous aliénant l'Europe ; les expéditions lointaines, comme celle du Mexique, ayant pour origine des tripotages inavouables ; l'hypocrisie religieuse ; les persécutions contre la presse ou les dénis de justice ; les dépenses ruineuses et improductives ; tout le cortége des vices et des violences qui accompagnait le despotisme. En dépit de la rhétorique, des habiletés ou des sophismes ministériels, l'Empire était jour par jour vaincu dans cette lutte incessante. Il se sentait forcé de retranchements en retranchements ; il s'ingéniait à trouver sans cesse des artifices nouveaux pour relever par un côté le pouvoir personnel entamé de l'autre ; il modifiait sans cesse ou le rôle du Parlement, ou la situation comme le personnel des ministres, ou la Constitution elle-même. Pressé par des attaques qui devenaient chaque jour plus nombreuses, plus redoutables, il était manifeste qu'il ne pourrait longtemps continuer ce double jeu. Il avait trop donné pour pouvoir tout reprendre ; il lui fallait maintenant aller jusqu'au bout dans une lutte inégale et fatale.

L'empire faiblissait, l'empereur vieillissait. Ceux-là mêmes qui avaient cru le plus à son génie commençaient à en douter. Le mot de M. Thiers devenait de plus en plus vrai : Napoléon III était au fond une grande incapacité méconnue. Une génération nouvelle avait grandi, et M. Rouher était obligé d'avouer mélancoliquement que la plupart de ceux qui avaient fait l'Empire par leurs votes étaient morts maintenant. La majorité parmi les jeunes applaudissait aux orateurs de l'Opposition. Les Cinq étaient devenus en 1863 les Quarante-deux. Ce fut bien pis aux élections de 1869. Presque la moitié de la France avait voté contre les candidats officiels. La politique extérieure, elle aussi, s'était assombrie : aux expéditions de Grimée et d'Italie avait succédé la désastreuse et humiliante expédition du Mexique. Sadowa, dont l'Empire s'était fait le complice, avait presque autant amoindri la France, vaincue sans avoir combattu, que l'Autriche elle-même : on sentait une collision inévitable et prochaine entre la Prusse et la France.

L'Empire portait le poids de ces échecs de toute sorte, et, sans être prophète, il était aisé de prévoir sa fin prochaine. En vain il essaya de se rajeunir par la comédie de l'Empire libéral de 1870 et le plébiscite qui suivit. Le Plébiscite, malgré son succès, n'avait rien changé à la situation des partis. La question avait été posée de façon que le pays n'y pût franchement répondre ; et quels artifices de tout genre n'avait-on pas mis en œuvre pour peser sur le suffrage et en altérer la sincérité ? De combien d'équivoques le Plébiscite n'avait-il pas bénéficié ? Comment oser prétendre que tous ceux qui avaient voté Oui étaient des amis de l'Empire et approuvaient sa politique ? Une seule chose était certaine le lendemain, c'est que l'Empire avait 1,500,000 implacables ennemis. Ainsi cette grave épreuve tournait contre ceux-là mêmes qui l'avaient tentée.

La nouvelle Constitution n'avait rien changé au principe même du régime impérial. Avec quelques subtilités machiavéliques, le Césarisme était maintenu dans son entier. L'empereur restait seul maître de déclarer la guerre quand il lui plairait ; la candidature officielle subsistait ; la liberté de la presse demeurait entourée d'entraves ; le contrôle du Parlement ne cessait pas d'être illusoire. L'Empire trouvait sans doute qu'il avait trop accordé et paraissait n'attendre qu'une occasion propice pour tout reconquérir. Mais la France de 1870 n'était pas d'humeur à supporter ce qu'avait permis la France de 1851. Elle était lasse du pouvoir personnel ; il était évident que la lutte ne s'arrêterait pas à mi-chemin. Ou Napoléon III consentirait — et il n'y pouvait consentir — à n'être plus rien, avant peu, qu'un souverain constitutionnel, ou il fallait que l'Empire disparût. Napoléon, on peut le dire, n'avait plus le choix que du genre de chute qui lui répugnait le moins.

On sait hélas ! celui qu'il choisit, et comment la France fut entraînée au gouffre en même temps que l'Empire. Jamais on ne vit mieux combien ce gouvernement, qui avait duré dix-huit années, avait peu de racines dans le pays. Il se détacha de la France comme un membre gangrené se détache du tronc demeuré vivant. Jamais révolution pareille à celle du 4 Septembre ne s'était vue encore. Pas une goutte de sang ne coula ni à Paris ni en province. Ce fut vraiment la révolution du mépris autant que celle du patriotisme. Pas un dévouement ne se manifesta en faveur de la dynastie déchue, pas une protestation ne se fit entendre ; et tandis que le prince impérial « filait » sur la Belgique, tandis qu'un convoi prussien emportait vers Wilhelmshöhe le prisonnier sans gloire de Sedan, ce fut chez un dentiste américain que l'impératrice, abandonnée de ses courtisans, alla demander un refuge.

La France après Poitiers s'était plus que jamais sentie fidèle au roi Jean. La Prusse, après 1806, s'était serrée autour de son roi. François-Joseph ne fut jamais, en Autriche, aussi populaire qu'après les désastres de 1866. Quel contraste chez nous en 1870, et quelle leçon !