Une
surprise à l'origine, une violence à la fin, toute l'histoire de la seconde
République est comprise entre ces deux termes : entre l'insurrection du 24
Février 1848 et le guet-apens du 2 Décembre 1851. Il y
avait en France un parti républicain. Ce parti existait déjà avant la
première Révolution. Il n'avait pas entièrement disparu, même sous l'Empire.
Il avait grandi sous la Restauration. Il avait eu sa large part dans les
combats de Juillet 1830. Il n'avait pas pardonné à la Monarchie de Juillet
d'être la Monarchie, d'avoir confisqué à son profit la victoire populaire.
Les Histoires de la Révolution de M. Thiers et de M. Mignet, en ces derniers
temps l'Histoire des Girondins de Lamartine, en exaltant les combattants de
la grande Révolution, avaient, dans la jeunesse surtout, formé bon nombre de
républicains. Ils s'appelaient légion, parmi les ouvriers des villes, parmi
la bourgeoisie occupant les professions libérales. Ils avaient pour eux dans
la presse, à la Chambre, au Barreau, dans les rangs du Professorat,
d'illustres représentants. Après un Armand Carrel, un Godefroid Cavaignac, un
Garnier-Pagès aîné, c'étaient les Lamartine, les Marie, les Ledru-Rollin, les
Armand Marrast, les Crémieux, les Michel de Bourges, les Pierre Leroux, les
Jules Favre, les Jules Simon. Jamais parti politique n'eut un plus glorieux
état-major. Ce qui
manquait malheureusement c'était l'armée. La France, considérée dans son
ensemble, ne désirait pas la République et n'y était pas préparée. La
campagne était trop ignorante pour avoir des opinions politiques d'aucune
sorte. Si l'ouvrier, quoique privé des droits électoraux, se passionnait déjà
pour la politique, le paysan, qui ne votait pas davantage, y restait fort
indifférent. Vendre bien ses denrées, acheter quelque mince lopin de terre,
son ambition n'allait pas plus loin. Il avait dû au gouvernement de Juillet
une prospérité réelle, un bien, être relatif. Pourquoi aurait-il souhaité un
changement ? La République avait contre elle, dans le peuple, dans la
bourgeoisie tous ceux qui, grands ou petits, perdaient quelque chose à la
disparition d'un régime qui avait duré dix-huit ans. Elle avait contre elle
tous ceux qui restaient attachés de cœur à la Royauté légitime ; elle avait
contre elle, et ceux-là étaient nombreux, hommes et femmes, tous ceux
auxquels l'éducation avait inspiré l'horreur de la première Révolution, et
pour lesquels République voulait dire : désordre, terreur, échafaud en
permanence, loi des suspects, guerre civile, proscription, persécution de la
religion catholique. La
République apportait au pays son don de joyeux avènement. Elle apportait le
suffrage universel, comme la première République avait apporté la suppression
des privilèges, l'égalité des lois, la possession du sol par les biens
nationaux. La première Révolution avait été l'affranchissement social, la
seconde était l'affranchissement politique. C'était cet affranchissement
social qui avait mis le fusil à la main des volontaires de 1792 pour
repousser les rois et défendre la République. La nouvelle République donnait
au peuple, elle aussi, un bien précieux. Elle l'élevait au rang de citoyen.
Il y avait pourtant une différence. La possession du sol était un bien
matériel, dont le plus égoïste, le plus obtus d'intelligence comprenait le
prix : posséder la terre, c'était la convoitise du paysan, comme ç'avait été
auparavant celle du vilain, du serf, de l'esclave. Le bulletin de vote était
un bien d'un autre ordre, à peine intelligible à la minorité de ceux aux
mains desquels on le mettait. On leur disait : « Vous nommerez désormais
vos députés. » Mais, qu'était-ce qu'un député ? Quel était son rôle ? De
quoi servirait-il à la foule qu'il fût ou non nommé par elle ? En quoi son
sort en serait-il amélioré ? On leur disait : « Vous aurez votre part
dans l'administration du pays et la politique générale. » Mais,
qu'était-ce que l'administration du pays et la politique générale ? Presque
aucun ne connaissait seulement les rouages du gouvernement de la France :
c'était chose qu'on n'enseignait pas à l'école primaire, et combien
d'ailleurs n'avaient pas été même à l'école primaire ! Soixante-dix sur cent,
en moyenne, étaient incapables seulement de lire le bulletin de vote qu'ils
étaient chargés désormais de déposer dans l'urne. L'instruction obligatoire
eût dû précéder l'établissement du suffrage universel : grâce aux événements
elle ne suivit même pas. Elle n'existe pas après trente années. Ainsi, d'une
part, le peuple était hors d'état d'estimer à son prix la dignité dont on
l'investissait, et, d'autre part, on mettait en ses mains une arme
redoutable, faite pour porter les coups les moins prévus et les plus
tragiques à lui-même et au pays. Il y
eut pourtant une heure d'enthousiasme : cette heure première où tout ce qui
est nouveau paraît beau, en France surtout. Qu'on ne se hâte pas d'accuser la
mobilité de la race : quel pays éprouvé par les révolutions, quel pays livré
à des mauvais gouvernements n'accueille avec joie un gouvernement nouveau ?
Le malade qui se retourne dans son lit croit trouver le repos dans chaque
position nouvelle. Tout ce qui n'aimait pas la Monarchie de Juillet, tout ce
qui en avait' souffert applaudit à sa chute et se rallia d'abord à la
République. Le reste laissa faire et suivit. Le clergé bénit les arbres de la
Liberté : le suffrage universel, dans son premier élan, désigna une majorité
républicaine. Par malheur ce beau zèle ne pouvait durer. Les
hommes de 48 ne surent pas gouverner. Ils n'avaient jamais été au pouvoir,
ils ne savaient pas ce que c'était qu'administrer. Ils firent leur expérience
et leur apprentissage au détriment du pays. Leurs choix de fonctionnaires ne
furent pas heureux. Ils avaient appris l'histoire de la première République
dans les discours de la Convention, dans les harangues des Clubs. Ils se
livrèrent au pastiche de. la Révolution, dans leurs proclamations ampoulées,
dans leurs fêtes nationales. Ils n'imitèrent que son côté théâtral, qui
n'avait plus l'excuse du temps et des circonstances. Ils coururent au-devant
du ridicule. Ils ne virent pas que ce qui avait fait là vraie force de la
Révolution, c'était l'esprit administratif, pratique, positif, de ses
Comités, ses réformes sensées, son génie d'organisation. Ils étaient des
idéologues, ils croyaient que les idées, quand elles sont honnêtes et
généreuses, suffisent a mener les hommes, et que l'on peut diriger une
société sans rassurer les intérêts. Cet optimisme eût suffi à les perdre,
quand même ne seraient pas survenues des crises formidables, capables
d'ébranler un gouvernement mieux assis. La
première fut l'insurrection de Juin, causée autant par la misère des
quartiers ouvriers, le manque de travail et l'imprudente et subite clôture
des ateliers nationaux, que par la fermentation des esprits et les utopies
socialistes. Le sang coula pendant trois jours dans Paris. L'effet moral de
ces journées fut terrible ; la bourgeoisie effarée prit peur, surtout quand
le danger eut disparu. Elle crut apercevoir dans l'avenir une série d'émeutes
nouvelles se préparant : la propriété, la famille, lui semblèrent gravement
menacées. Libérale deux mois auparavant, disposée à accepter la République,
elle se rejeta, d'un mouvement furieux, et dans la réaction sociale et dans
l'opposition politique. Ce fut la République qu'elle accusa de tout ce
qu'elle avait subi, de tout ce qu'elle redoutait. Elle jugea la République
incapable d'assurer l'ordre et la paix de la rue, incapable de protéger les
biens ni les personnes, incapable, en un mot, d'être un gouvernement. Les
mauvais souvenirs de soixante années revinrent en foule aux esprits : une
série de journées semblables à celles que l'on venait de traverser ; au bout,
« l'échafaud en permanence ; » pour les bourgeois timorés, la République ne
signifia plus autre chose. Ceux qui avaient intérêt à propager ces terreurs
n'y manquaient pas. On n'écoutait guère ceux qui essayaient de discuter, de
montrer la différence des temps et des choses : le propre de la peur est de
se boucher les oreilles. En même temps, des récits féroces de l'insurrection
de Juin couraient les campagnes où l'ignorance les faisait aisément
accueillir. Le paysan tient plus encore peut-être à sa chaumière et à son
arpent de terre que le riche à son million, car souvent ils lui ont coûté
plus d'efforts. Lui aussi crut bientôt que la République c'était la guerre à
la famille, la guerre à la religion, la confiscation de la propriété. Il n'en
fallait pas plus pour que la République fût condamnée. Les
souffrances matérielles s'ajoutaient à l'effarement des esprits. La Monarchie
de Juillet avait légué à la République une situation financière obérée. Le
nouveau gouvernement eut à choisir entre la banqueroute ou des charges
écrasantes pour le pays. Il était honnête, soucieux de l'honneur financier de
la France. Il n'hésita pas. Les Quarante-cinq centimes furent proposés. Mais
la République, en ordonnant les Quarante-cinq centimes, se suicidait
elle-même. Elle imitait l'héroïsme de Curtius : elle se jetait dans le
gouffre. Ceux qui payaient l'impôt ne se demandèrent pas si, oui ou non, la
République était innocente de l'accroissement des charges publiques : ils
virent seulement que l'impôt était, par le fait de la République, augmenté de
près de moitié. Et
c'était juste le moment où l'impôt, même sans être accru, eût été déjà plus
pesant que jamais. L'argent était encore rare en France ; le temps n'était
pas venu où le développement des chemins de fer et les progrès de l'industrie
devaient si fort étendre la richesse nationale. La moindre inquiétude faisait
se cacher le numéraire et disparaître le crédit. Le premier effet de la
révolution avait été d'engendrer une crise financière. Il avait fallu
ordonner le cours forcé des billets de la Banque. Les fonds publics avaient
subi une dépréciation de plus de moitié. L'épargne s'enfermait, en haut dans
les coffres-forts, en bas dans les cachettes, et, la confiance ayant disparu,
tout ce qui vivait du crédit s'était trouvé ruiné du coup. L'industrie et le
commerce languissaient cruellement : toute opération proposée voyait aussitôt
se serrer les cordons des bourses. Les faillites se multipliaient parmi les
négociants les plus honorables. Le capital se dérobant, le travail ne
trouvait plus d'emploi. Les produits de l'agriculture, cette richesse
naturelle de la France, ne trouvaient plus leur débit qu'à vil prix ; la
détresse étant générale, chacun restreignait ses dépenses ; en tout l'offre
surpassait la demande. Quel gouvernement eût résisté à tant de motifs de désaffection
? Le parti républicain, qui avait obtenu la majorité en 1848 aux élections de
l'Assemblée constituante, ne fut plus que la minorité aux élections de
l'Assemblée législative en 1849. La République était perdue. Il ne s'agissait
plus que de savoir qui la remplacerait ; sa seule chance de durée était
maintenant dans les divisions de ses adversaires, dont chacun voulait sa
ruine, dont aucun, même en la détestant, ne prétendait livrer la France à un
rival. La proie demeurait indivise, jusqu'au jour où l'un des associés serait
assez fort pour se faire la part du lion. C'est
une histoire triste que celle de l'Assemblée législative, la plus triste
peut-être de nos annales. Orléanistes et légitimistes, entrés en majorité
dans le Parlement en 1849, ne songèrent les uns et les autres qu'à exploiter,
chacun a leur profit, la révision de la Constitution possible en 1852. Qui
triompherait alors ? Quel trône relèverait-on ? Celui de la Monarchie
légitime ou celui de la branche cadette ? En attendant ils avaient une
commune haine : la République. Ils ne pouvaient s'entendre que sur un seul
point : la réaction ; mais ici ils s'entendaient à merveille, et ils firent
de la réaction à cœur-joie. La réunion de la rue de Poitiers fut le centre de
la conspiration. La légitimité, si fière et si implacable tant qu'avait duré
la Monarchie de Juillet, mettait maintenant sa main dans la main des
orléanistes : l'orléanisme, de son côté, se faisait dévot. Sous prétexte de
défendre les grands principes sociaux, orléanistes et légitimistes
combattaient les unes après les autres toutes les institutions républicaines.
Le Cléricalisme, habile à exploiter les situations, se faisait
l'intermédiaire de leur alliance, et naturellement il en recueillait les plus
clairs bénéfices. La religion était soi-disant devenue le grand instrument de
la conservation sociale : on faisait l'expédition de Rome à l'extérieur, puis
on la renouvelait à l'intérieur. L'Assemblée votait la loi du 15 Mars 1850
sur la liberté de l'instruction primaire et secondaire, qui profitait aux
seules congrégations. Les couvents, qui avaient trouvé dans la Monarchie de
Juillet un adversaire à leurs empiétements, avaient maintenant libre carrière
et en usaient. N'étaient-ils pas, eux aussi, des adversaires de la République
et de la liberté ? La campagne contre la libre-pensée, contre l'esprit du
siècle sous toutes ses formes, se poursuivait. On avait fermé les clubs, on
avait restreint la liberté de la presse, on avait voté la loi de 1849 sur le
colportage. Il ne restait plus qu'à attaquer le grand ennemi commun, le
suffrage universel. On l'osa enfin, et la loi du 31 Mai 1850 fut votée. Le
parti républicain semblait avoir juré d'aider lui-même le jeu de ses
adversaires. Il sentait que la fortune l'abandonnait, et, comme presque tous
ceux que la fortune abandonne, il perdait le sang-froid, alors que le
sang-froid eût été plus nécessaire que jamais. Il s'exaltait de plus en plus.
Il avait de grands et puissants orateurs, des tribuns véhéments, d'admirables
ténors : il n'avait pas d'hommes d'État et la vie parlementaire n'en formait
pas. Les plus violents étaient les plus écoutés, ceux qui avaient le plus
d'influence. La discipline faisait entièrement défaut. Il suffisait de
certains mots prononcés, de certains souvenirs évoqués, pour que toute la
Montagne se levât et bondît comme un seul homme. Et ces mots venaient
toujours lorsque quelque adversaire avait intérêt à ce qu'ils fussent
prononcés, comme dans un cirque on montre la bannière rouge au taureau qu'on
veut mettre en fureur. Le parti républicain, naïf et candide, avait affaire
aux vieux routiers parlementaires, rompus à tous les artifices de la tribune
ou des couloirs de la Chambre. L'irritation
mutuelle entre républicains et adversaires de la République était venue à
l'extrême. Il y avait chaque jour des orages, des interpellations, souvent
des affaires personnelles ; on vit même des scènes de pugilat. On ne pouvait
prévoir aucun péril commun qui rapprochât, fût-ce dans un même intérêt, ceux
que divisaient de si mortelles haines. Du moment où un côté de l'Assemblée
votait dans un sens, l'autre, sans même avoir besoin de savoir pourquoi,
votait aussitôt dans le sens opposé. La seule différence était que la
provocation venait plus souvent du camp de la réaction que du camp des
républicains. Le pays
assistait à ce triste spectacle et le jugeait sévèrement. La République se
discréditait, et de cela la droite de l'Assemblée se réjouissait ; mais le
gouvernement parlementaire se discréditait également, et cela elle avait tort
de ne s'en pas apercevoir. Qui prendrait la défense de la représentation
nationale, image de la souveraineté du pays, si, profitant de la division des
partis, quelque ambitieux tentait de jeter la main sur la France et de mettre
tout le monde d'accord en mettant à tous la main au collet ? Or
c'est là que l'on en était. Aveugle qui ne le voyait pas. M. Thiers lui-même,
le chef de la rue de Poitiers, un certain jour s'était écrié : « Messieurs,
l'Empire est fait. » Pour réussir dans son entreprise, il suffisait qu'un
aventurier se trouvât, ayant de l'audace, de l'adresse, point de scrupules.
Eh bien ! cet aventurier était là, et il s'appelait Napoléon, et il était le
Président de la République. Il était le neveu de l'homme de Marengo et
d'Austerlitz, grandi et réhabilité par Sainte-Hélène. La légende
napoléonienne avait fait du chemin depuis trente-cinq années. On avait oublié
l'affreux despotisme intérieur, les générations moissonnées, la France ruinée
et finalement mutilée ; on ne songeait à Waterloo que dans l'espérance de le
venger : Poètes et historiens avaient célébré tour à tour la Colonne et les
victoires qu'elle rappelait. Napoléon apparaissait dans une auréole
resplendissante. Bonapartistes et républicains avaient ensemble combattu la
Restauration, les prêtres, les nobles, la royauté absolue. Louis-Philippe
avait cru être habile en travaillant à relever le culte de l'Empire dans les
esprits pour exclure et ruiner le culte du droit divin. Il avait ramené en
France, en grande pompe, les cendres du héros, pour répondre en 1840 aux
menaces de la Coalition. Il n'était chaumière au fond des campagnes où ne se
trouvât l'image du petit Caporal. Un seul nom conservait du prestige en
France, prestige d'autant plus considérable que l'heure était plus inquiète
et l'avenir plus incertain. L'héritier
de ce nom en savait la puissance, et lui-même croyait avoir son étoile. Il
réunissait cette double force d'être à la fois un fataliste et un roué. Il
avait la foi indomptable en lui-même du visionnaire, et comme il était
affranchi de tous préjuges, il n'était obstacle moral qui dût l'arrêter. Il
avait deux fois, sous Louis-Philippe, tenté un coup de force, et deux fois le
ridicule de ces tentatives, autant peut-être que le nom qu'il portait, avait
sauvé sa tête du châtiment mérité. La République de 1848 avait eu la naïveté
de lui rouvrir les portes de la France, et l'enthousiasme populaire, mettant
en son nom son espérance, avait fait de lui le Président de la République. A
ce poste il conspirait depuis trois années comme il avait conspiré toute sa
vie : mais il conspirait cette fois avec l'expérience de la quarantième année
; il conspirait avec tous les atouts en sa main, car il conspirait contre le
gouvernement dont il était le chef, qu'il avait seul prêté le serment de
respecter, commandant à ces trois forces : l'administration, les finances,
l'armée. Ce n'eût pas été trop pour le combattre et l'arrêter à temps de
toutes les forces unies de l'Assemblée, et cette Assemblée était en proie à
toutes les discordes. Il sut
avec un art savant profiter de ces divisions. En même temps que, par
l'expédition de Rome, par des ostentations de piété, par la loi de Mars 1850,
il attirait à lui la sympathie cléricale, il flattait les violences
réactionnaires de la droite en faisant voter la loi du 31 Mai ; et, par ce
même vote, il se préparait dans l'avenir un prétexte à rétablir, comme un don
gracieux fait au peuple, l'intégrité du suffrage universel. Cependant
il gouvernait la France en maître, remplissait de ses créatures les diverses
administrations, attirait à lui les ambitieux intelligents qui sentaient
l'avenir de son côté. Il organisait habilement la police, il flattait
l'armée, il confiait la troupe de Paris à des hommes sûrs, le ministère de la
guerre à un soldat sans scrupule. Une presse, docile à celui qui la payait,
préparait les esprits à tout supporter en leur montrant tout à craindre. A la
Chambre, les ministres du Président s'appliquaient à attiser les haines, à
aigrir les défiances. Et quand il eut bien irrité les deux moitiés de
l'Assemblée l'une contre l'autre, quand la représentation nationale fut bien
discréditée, quand le machiavélisme eut bien fait son œuvre, quand la France,
lasse des discordes, découragée de la liberté et des débats stériles,
souffrante dans tous ses intérêts, languissante dans son commerce, son
industrie, son agriculture, fut résignée à tout laisser faire, à tout subir
pourvu qu'elle eût enfin le repos, — alors, une nuit de Décembre, le prince
Louis exécuta le coup qu'il méditait. Quelques centaines de bourgeois de
Paris essayèrent de résister : la mitraille en fit justice. La fusillade du
boulevard Montmartre se chargea d'inspirer à tous une terreur salutaire.
Quelques têtes chaudes prirent les armes dans les départements pour défendre
la légalité violée. Les colonnes mobiles les mirent à la raison. La
proscription chassa de France les chefs des divers partis politiques, du
parti républicain surtout : les Commissions mixtes débarrassèrent Paris et la
province des hommes dangereux et des caractères trop indépendants au profit
de Lambessa ou de Cayenne. Ceux mêmes qui gardaient au cœur quelque amour de
la liberté courbèrent la tête devant le maître : ceux qui demandaient
seulement la paix, un peu de stabilité à n'importe quel prix, déposèrent dans
l'urne, sans enthousiasme mais sans répugnance, le Oui qu'on leur mettait en
la main : et le second Empire fut fondé. Serait-ce là, cette fois du moins, le gouvernement définitif de la France ? |