Quel
gouvernement allait succéder à Charles X détrôné ? — Une régence avec le duc
de Bordeaux ? Ce n'était pas en vérité la peine de chasser le grand-père pour
reprendre le petit-fils. Ce que la France avait condamné, c'était la dynastie
des Bourbons tout entière. L'enfant d'ailleurs n'avait pas encore dix ans :
qui eût été le régent ? — La République ? Elle était assurément dans la
pensée de bon nombre des combattants de Juillet, et, la Monarchie légitime
jetée à terre, la République était le gouvernement logique. — L'intrigue du
duc d'Orléans vint mettre fin aux incertitudes. Nommé le 1er août
lieutenant-général par Charles X, le 9 août il était proclamé roi des
Français par la Chambre. Du duc de Reichstadt, fils d'une étrangère, élevé en
Autriche, il ne fut même pas question. La
révolution était escamotée. Le vieux Lafayette en cheveux blancs donna,
devant les gardes nationales assemblées au Champ de Mars, l'accolade au Roi-citoyen.
On eut avec l'orléanisme la meilleure des Républiques, sous le fils de
Philippe-Égalité, le prince qui avait combattu à Valmy et à Jemmapes. Cette
fois on put croire que l'on tenait enfin ce gouvernement durable que
cherchait la France depuis quarante ans. Louis-Philippe était roi « par la
volonté des Français. » Il n'octroyait plus la Charte, il lui prêtait
serment. C'est la souveraineté nationale, s'exprimant par la bouche de ses
mandataires, qui l'avait choisi. C'en était fait du droit divin et de ses
prétentions. La véritable Monarchie constitutionnelle, celle qui avait donné
à l'Angleterre cent quarante ans de prospérité et de paix, venait de
s'établir en France, et, en France comme en Angleterre, c'était avec une
branche latérale de la famille royale qu'elle s'établissait. Aux amis de la
Monarchie elle offrait le nom de la Royauté, le principe stable de l'hérédité
qui rend vaines les convoitises et supprime les Compétitions au rang suprême
; aux amis de la République, elle offrait la responsabilité ministérielle, le
gouvernement du pays par le pays, la reconnaissance de la souveraineté
nationale, l'autorité remise aux mains d'une Assemblée issue du suffrage. Le roi
était sans morgue ; il avait été, durant toute la Restauration, à la tête de
l'Opposition libérale : ses fils avaient reçu dans les colléges de
l'Université, à côté des fils de la bourgeoisie, l'éducation libérale.
Honnête dans sa vie privée, ayant à ses côtés une femme bonne et respectée,
une sœur distinguée, entouré d'une famille nombreuse, de filles chastes et bien
élevées, de fils braves et beaux, populaire lui-même et s'appliquant à
l'être, Louis-Philippe semblait avoir tout ce qu'il faut pour retenir les
sympathies d'une nation. La France pouvait travailler en paix, confiante dans
l'avenir. Les
débuts ne furent pas sans difficultés. Le parti républicain, qui avait
largement payé de son sang la victoire de 1830, ne se résigna pas sans peine
à voir une nouvelle royauté relevée et la révolution de 1830 exploitée au
profit de la branche cadette. Au milieu de l'excitation des esprits qu'avait
accrue l'épidémie de 1832, on sait les scènes de l'enterrement du général
Lamarque et l'insurrection de la rue Transnonain. Le parti légitimiste tenta,
lui aussi, son mouvement politique. On sait l'insurrection de la Vendée,
l'arrestation de la duchesse de Berry et ce qui suivit. Une réaction
gouvernementale fut la conséquence du double mouvement républicain et
royaliste. La majorité de la nation, désireuse avant tout de la paix
publique, n'en marcha que plus fermement derrière le régime nouveau. Les
assassinats politiques se multiplièrent. L'émotion causée par l'attentat de
Fieschi surtout fut grande. On sait comment en profita le cabinet pour
restreindre la liberté de la presse par les lois de Septembre. La tentative
d'émeute de Barbes, en 1839, l'échauffourée de Strasbourg du prince
Louis-Napoléon, en attendant celle de Boulogne, n'eurent pas même un moment
la fortune en leur faveur. La Monarchie de Louis-Philippe paraissait fondée
par les efforts mêmes faits pour la renverser. On put croire que décidément
la Monarchie constitutionnelle avait pris racine en France. Armand Carrel
était mort frappé par la balle d'un autre journaliste : l'Opposition au
parlement était, à de rares exceptions près, une opposition dynastique. La
Chambre faisait et défaisait les cabinets : les coalitions des partis
pouvaient être immorales dans leurs actes et leurs intrigues, elles
respectaient du moins le principe dû gouvernement parlementaire. Les
observateurs impassibles avaient droit de penser que l'ère des révolutions
était close. Ils se
trompaient, pourtant : la désaffection générale avait commencé ; elle ne
devait faire que s'accroître dans les années qui allaient suivre. Le roi
n'était ni aimé, ni, ce qui est plus grave, considéré. Il ne s'attachait à
personne, et, par un juste retour, personne ne s'attachait à lui. On avait
commencé par être la dupe de sa bonhomie affectée : on le connaissait mieux
maintenant et on le jugeait sévèrement. Il avait joué un jeu double sous la
Restauration et un vilain rôle au moment des journées de Juillet. Il s'était
fait nommer par son cousin lieutenant général du royaume en l'assurant de sa
fidélité, et il avait profité de cette situation de lieutenant général pour
donner un croc-en-jambe à Charles X et à l'enfant qui s'appelait le duc de
Bordeaux. Il y avait une tare ineffaçable sur son avènement. La substitution
de la couronne sur sa tête s'était faite dans les ténèbres par une série d'intrigues
obscures : c'avait été un tour d'escamotage. Il n'avait reculé, devant aucune
indélicatesse du moment où il la jugeait utile. Il s'était débarrassé de
l'insurrection de la Vendée en perdant l'honneur d'une femme, sa nièce. Il
l'avait relâchée aussitôt après l'avoir déshonorée à Blaye. Le tour avait pu
sembler habile au politique, mais la chevalerie française était sévère pour,
de tels actes. Nul ne pouvait compter ni sur la parole du roi ni sur sa
reconnaissance. Les hommes étaient pour lui des instruments qu'il exploitait
à son profit et rien de plus. Rien ne le gênait plus que de se sentir
l'obligé de quelqu'un, et l'ingratitude était vraiment pour lui
l'indépendance du cœur. C'est lui qui avait dit, dans sa langue triviale,
parlant des trois hommes auxquels il devait la couronne : « J'ai trois
médecines à rendre : Laffitte, Lafayette et Dupont de l'Eure, » et il s'était
tenu parole. Charles X avait de graves défauts comme homme, mais du moins il
était bon. Il avait été suivi dans le malheur par d'héroïques dévouements.
Louis-Philippe méprisait la nature humaine et ne le cachait pas. Pour lui,
tout homme pouvait être acheté, il suffisait d'y mettre le prix. Sa fortune
pouvait avoir des courtisans ; sa personne ne pouvait avoir d'amis. A la
vérité, sa vie privée était honnête ; mais de cette honnêteté même il faisait
une spéculation. On faisait voir aux Tuileries le lit conjugal du roi et de
la reine pour émouvoir les bourgeois vertueux ; mais il ne déplaisait pas au
roi en même temps que les jeunes princes fussent galants pour attirer à eux
les Français moins austères. Le roi était accessible, point hautain, mais on
voyait clair maintenant dans cette affabilité du « roi-citoyen.» On démêlait
tout ce qu'il y entrait de calculs. La simplicité dont il s'était servi aux
premières années pour conquérir les sympathies, il s'en dépouillait à mesure
qu'il jugeait l'artifice superflu. Il affectait les allures de la libre
pensée ; il donnait audience à l'heure des offices pour bien montrer qu'il n'était
pas clérical, lui ni ses fils ; mais il entrait dans son plan de gouvernement
que l'on vît la piété de sa femme et de ses filles. Il était un procureur
normand, fin et rusé ; son machiavélisme avait les roueries d'un avoué
retors. Il tendait des pièges à tous, surtout à ses conseillers, préoccupé
sans cesse de prendre barre sur eux, de s'assurer le moyen de les perdre le
jour où il n'aurait plus avantage à les employer. Nul ne pouvait avoir
confiance en lui. Jamais nature ne fut moins généreuse. Il
avait avec cela un défaut, le plus grave aux yeux de la France chez un roi ;
il aimait l'argent. Il l'aimait avec toutes les mesquineries intéressées d'un
bourgeois. Avant d'accepter la couronne, il s'était, par-devant notaire,
dessaisi de sa fortune au profit de ses enfants, pour empêcher cette fortune
d'être réunie au domaine royal. Il s'était présenté ainsi à la France, nu
comme un petit saint Jean, de façon que si jamais la France venait à se
lasser de lui, du moins elle n'aurait pas son argent. En prenant ses
précautions à l'avance contre une révolution, il avait ainsi témoigné combien
était modérée sa propre foi dans la durée de sa dynastie. Cet
amour de l'argent l'avait entraîné à maintes petitesses. Aussi mauvais roi
que bon père, il avait accepté, après l'étrange mort du prince de Condé, et
cela au lendemain même de son avènement, une succession partagée avec madame
de Feuchère. Maintenant ses enfants avaient grandi, il s'agissait de les
établir, et c'est la nation qu'il chargeait de ce soin. Par eux-mêmes et
grâce à sa prévoyance, ils étaient riches pourtant ; mais il les voulait plus
riches encore. A chaque prince ou princesse, qui se mariait, il venait
demander une dotation au budget. C'était là des questions sur lesquelles sa
sollicitude paternelle ne transigeait pas. Et la France n'en avait jamais
fini avec cette postérité aussi nombreuse qu'exigeante. La couronne de France
devenait une manière de bénéfice, destinée à assurer de bons établissements
aux membres de la famille royale. Le ministère des affaires étrangères avait
pour mission de procurer de brillants mariages aux enfants du roi, bien
plutôt que de négocier des alliances profitables au pays. Les intérêts de la
France avaient été réduits à la proportion des intérêts de la maison
d'Orléans. Les rois de l'ancienne Monarchie avaient arrangé des mariages pour
servir la politique : la politique avait pour but maintenant de faire aboutir
des mariages. Quand
cette politique étrangère n'était pas mesquinement intéressée, elle était
sans grandeur, sans fierté, indigne de la France. Au lendemain de la
Révolution de 1830, le roi, porté au trône par la souveraineté nationale,
n'avait eu qu'une pensée ; se faire accepter par les rois du droit divin. Il
avait fait offrir la royauté de la Belgique à l'un de ses fils, et l'avait
refusée pour s'en faire honneur aux yeux de l'Europe : afin de bien montrer
qu'exempt d'ambitions conquérantes il ne voulait rien que vivre en paix avec
ses voisins. La France avait retrouvé ses forces, elle ne se sentait plus le
vaincu de 1815 : elle estimait que c'était son droit de tenir sa place grande
en Europe comme d'y parler haut. Louis Philippe n'avait point dans l'âme
cette fierté nationale : il aimait la paix jusqu'à la pusillanimité : il
supportait les dédains, les affronts même des puissances étrangères. En 1840,
la question d'Orient éclata : le sentiment patriotique surexcité, désireux peut-être
de prendre la revanche de Waterloo, demandait la guerre. Louis-Philippe ne
sut que courber la tête devant les menaces de l'étranger. La velléité de
résistance à laquelle il avait paru s'arrêter durant quelques mois rie fit
qu'irriter contre lui l'opinion publique quand on le vit reculer au moment
décisif. On trouva qu'il avait fait trop ou trop peu pour l'honneur de la
France. Ce qu'il entrait de respectable humanité dans son horreur pour la
guerre ne fut pas même compris : le pays ne sentit que l'humiliation que son
roi venait de lui faire subir. Puis vinrent les visites à bord des navires
français, puis l'affaire de l'indemnité Pritchard réclamée d'un ton si
hautain par l'Angleterre, et la colère devint générale quand on vit que cette
rupture avec l'étranger, à laquelle on n'avait pas voulu consentir pour des
questions d'honneur national, on en courait maintenant les chances pour
l'établissement d'un prince. La
nation française est tout excepté une nation médiocre. Elle est capable de
tous les découragements comme de tous les enthousiasmes, mais ses
découragements durent peu et elle ne consent pas longtemps à tenir dans le
monde un rang qu'elle ne juge pas digne d'elle. Comme Athènes dans la Grèce
antique, elle a dans l'Europe moderne la noble ambition de l'hégémonie. Pour
satisfaire cette fierté il n'est pas besoin de lui proposer la conquête du
monde comme l'avait fait Napoléon. Elle connaît d'autres victoires que celles
où coule le sang humain et d'autres lauriers que ceux de la guerre. Qu'on
présente à son activité la splendeur de l'art, de la science, des lettres ou
de l'industrie ; qu'on lui montre le premier rang à conquérir par
l'intelligence et le travail, qu'on l'exhorte à s'illustrer dans une carrière
ou dans une autre, on la trouvera prête à répondre à cet appel. Une seule
chose lui est impossible : se passer d'idéal, se contenter d'être
suffisamment riche, suffisamment considérée, suffisamment puissante ; elle ne
partage pas cette modération des désirs du troupeau d'Épicure, et quand elle
a bien dîné elle n'est pas satisfaite de sa journée. Elle a été la grande
nation, il faut qu'elle reste telle ou qu'elle périsse ! Elle fera des folies
plutôt que de se borner à la vie paisible du bourgeois. Louis-Philippe
n'avait rien à lui offrir en tout que le « juste milieu » ; le
juste milieu dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la
civilisation, le juste milieu dans la politique ; quelque chose comme d'être
en Europe une grande Belgique. De cela elle ne voulait pas, elle ne voudra
jamais, et peut-être est-ce pour cela que la France ne pouvait s'arrêter à la
Monarchie constitutionnelle, cette forme de gouvernement tempéré et abâtardi.
« La France s'ennuie, » s'écria un jour M. de Lamartine du haut de la
tribune. Malheur aux gouvernements qui laisseront s'ennuyer la France, de
quelque nom qu'ils s'appellent ! Elle est un coursier de sang généreux auquel
il faut le grand air et l'espace : l'écurie, fût-elle dorée, et la litière la
plus moelleuse ne lui suffiront jamais. Encore
si le roi eût été un véritable roi constitutionnel ! La nation se dirigeant
elle-même, maîtresse de ses destinées, eût pu trouver à elle seule la voie
qui convenait à son génie. Mais non. Louis-Philippe ne l'entendait pas ainsi.
Il n'était pas un roi véritablement constitutionnel et ne voulait pas l'être.
Entre les divers partis, les whigs et les tories, il n'était pas impartial.
Sa partialité, dissimulée au commencement par calcul politique, apparaissait
d'autant plus à mesure qu'il se croyait plus affermi, à mesure aussi que
l'âge venait ajouter à son entêtement naturel. Le roi avait sa politique ; il
avait la prétention de la faire triompher, fût-ce contre le sentiment du pays
; il n'accordait jamais sa confiance qu'aux ministres qui la suivaient. Il y
avait en toute question, de la plus petite à la plus grande, l'opinion du
Château, comme l'on disait alors, et les plus assurés de leur fortune étaient
les courtisans habiles à la deviner. Louis-Philippe voulait être, non pas
seulement le roi qui règne, mais encore le roi qui gouverne. Il aspirait à se
coucher dans le lit de l'ancienne Monarchie. Des deux pouvoirs que la Charte
avait établis, la Couronne et le Parlement, il entendait que le pouvoir
prépondérant fût la Couronne, et que la nation fit les volontés du roi, non
le roi celles de la nation. Au premier essai que faisait le pays de la
Monarchie constitutionnelle, il avait le malheur de rencontrer un souverain
aussi peu fait que possible pour son rôle. Que de choses changées peut-être
dans l'histoire de France, si Louis-Philippe se fût appelé Léopold, si le
gendre eût été à la place du beau-père ! Le roi avait, ce qui est le pire des
torts pour un souverain constitutionnel, un système de gouvernement
personnel. Et ce
système était le plus inopportun, comme le plus antipathique à la nation
française. Le roi était autoritaire. Gomment ne l'eût-il pas été puisqu'il
prétendait gouverner ? Tandis que le mouvement des esprits et le courant du
siècle allaient de plus en plus vers la liberté, le roi, effrayé des progrès
de la liberté, cherchait de plus en plus à retenir la bride. La Monarchie de
1830 avait trouvé le cens établi comme base de l'électorat politique. Elle
avait légèrement abaissé la cote, mais elle avait conservé le cens. Qui ne
payait pas deux cents francs d'impôts n'était pas électeur : qui n'en payait
pas cinq cents n'était pas éligible. Une petite minorité de citoyens était
seule admise à faire les lois qui obligeaient tout le monde. Étrange
inconséquence dans le pays qui avait fait la Révolution de 1789 et promulgué
la Déclaration des droits de l'homme ! Les Français égaux devant la loi, ne
l'étaient pas devant la Charte ; les inégalités sociales avaient disparu,
mais les inégalités politiques subsistaient. A côté du pays légal, le seul
avec lequel le gouvernement devait compter, se trouvait le pays vrai, composé
de trente millions d'habitants qui prenaient leur part de toutes les charges,
devaient leur sang à la patrie et n'avaient pas un mot à dire sur la
direction des affaires publiques, où cependant leurs intérêts n'étaient pas
moins engagés que ceux de trois ou quatre millions de privilégiés dont les
voix comptaient seules. Une grande poussée démocratique s'exerçait ; elle
allait bientôt, au nom de la justice comme au nom de la logique, réclamer, au
risque d'être imprudente dans sa générosité, le suffrage universel. Elle
n'en était pas là encore. Elle réclamait seulement l'adjonction, à la liste
des électeurs censitaires, des avocats, des médecins, de tous les hommes
exerçant les professions libérales, de ce que l'on appelait dans la langue
d'alors « les Capacités. » Certes tous ces hommes étaient aussi capables de
donner sur les affaires de leur pays un avis éclairé que les gros
propriétaires, les riches fermiers ou les grands industriels ; et cependant
on persistait à les reléguer parmi les parias politiques, et en les y
reléguant on faisait de chacun d'eux fatalement un ennemi du gouvernement
établi. Ainsi
le voulait la doctrine du règne. Car le règne avait sa doctrine. Le roi y
était attaché. M. Guizot, le ministre qui avait pris sur l'esprit du roi un
empire sans cesse croissant, s'était chargé de la formu1er et d'en rédiger le
catéchisme. Gomme la Monarchie constitutionnelle tenait le milieu entre la
Monarchie du droit divin et la République, de même elle devait, pour se
fonder, créer une société qui tînt le milieu entre la vieille société
française et la démocratie. Ce moyen terme, ce milieu, ce « juste milieu, »
c'était la domination des classes bourgeoises. L'aristocratie n'était plus
qu'une ruine, et d'ailleurs on ne voulait plus de son joug ; on ne voulait
pas davantage du nombre ignorant et brutal. Il s'agissait de fonder une
aristocratie nouvelle où chacun, par son travail, son énergie, son talent,
pût trouver place, et qui eût en ses mains la direction intelligente et gage
de la nation. Il s'agissait surtout, pour le moment, de maintenir cette
direction aux mains des familles bourgeoises déjà arrivées, qui craignaient
des invasions nouvelles venues d'en bas, qui, sorties du peuple, ne
demandaient dans leur vanité qu'à se distinguer du peuple, à tirer derrière
elles l'échelle qui avait aidé leur ascension, à léguer à leurs fils les
avantages dont les pères jouissaient, à recueillir seules enfin les profits
d'une révolution politique qu'elles avaient préparée et faite en officiers
plus encore qu'en soldats. Lois sur l'instruction, lois économiques, lois
administratives, tout devait tendre à favoriser les classes bourgeoises, à
établir de plus en plus, à l'aide de la suprématie politique, leur suprématie
sociale, à arrêter le nivellement opéré par la grande Révolution française, à
perpétuer, grâce à de savantes institutions, l'état social qui à ce moment
existait en fait. L'argent
seul, et l'argent dans son signe le plus manifeste, la richesse dans sa forme
la plus certaine, la propriété de la terre, était apparu aux organisateurs de
ce système comme la base de toute classification entre les citoyens. Peu
importaient l'intelligence, l'instruction, la valeur, morale. On n'avait pas
cru devoir tenir compte d'autre chose que de la distinction la plus brutale ;
et, à ceux qui se plaignaient d'une telle organisation, M. Guizot ne trouvait
rien à répondre que ce mot : « Enrichissez-vous. » On se plaisait à répéter
que ceux-là seuls qui avaient l'argent devaient participer à la direction des
affaires publiques ? Cette
doctrine immorale et qui corrompait la nation en ne cessant de lui montrer la
fortune comme le seul but à poursuivre, puisqu'elle seule donnait tous les
droits comme elle donne déjà les plaisirs, cette doctrine immorale était en
même temps une doctrine commode, et le gouvernement se fût moins obstiné à
refuser l'électorat politique aux « Capacités, » s'il n'eût pensé que les «
Capacités » seraient pour lui des électeurs moins dociles que les électeurs
censitaires. D'année
en année, la lutte devenait plus vive, et une partie nouvelle de l'opinion
passait à l'Opposition. La cause de la réforme électorale, plaidée dans les
journaux, était gagnée devant tous ceux qui savaient lire ; et cependant la
résistance du gouvernement ne faisait que s'obstiner davantage. M. Guizot, à
mesure qu'il grandissait en impopularité, devenait au roi plus cher et plus
indispensable. Ce n'était plus seulement le ministre qui était compromis,
c'était le roi lui-même qui se compromettait à couvrir son favori : la
fiction constitutionnelle était retournée : il était difficile que le coup
dont le chef du Cabinet serait frappé quelque jour n'atteignît pas jusqu'à la
Couronne. La politique du roi et du ministre conservait la majorité dans le
Parlement : mais à quel prix ! Au prix de la pression administrative la plus
effrontée, de la corruption électorale la moins dissimulée, des négociations
les moins avouables poursuivies dans les coulisses de la Chambre. Ce qui
survivait du prestige royal, du « loyalisme constitutionnel, » s'abîmait dans
ces transactions honteuses, qui inspiraient à la fois le mépris et
l'indignation. Tant
que vécut le duc d'Orléans, on prit quelque patience. On savait le prince
libéral ; on espérait beaucoup de son règne. Le roi perdit en lui le seul
conseiller qui pût l'avertir, le pays la seule espérance qui pût le consoler.
Il ne restait plus, lui mort, qu'un roi vieilli et entêté ; après le roi un
enfant, et pour régent auprès de cet enfant, le seul impopulaire des princes
de la famille, le duc de Nemours. L'avenir était sombre. Les scandaleuses
élections de 1846 achevèrent l'irritation générale. Devant l'obstination du
Cabinet il ne restait plus qu'à s'adresser à la nation, à tenter une pression
de l'opinion qui forçât la main au gouvernement. La campagne des Banquets
commença. On appelait une réforme : ce fut une révolution qui vint. On a
plus d'une fois accusé le parti socialiste d'avoir été le principal agent de
la chute du gouvernement de Louis-Philippe ; on a essayé de représenter la
Révolution du 24 Février comme une révolution, non politique, mais sociale.
Certes on ne prétend pas nier ici le mouvement socialiste qui suivit 1830. Ce
fut le temps des utopies mystiques et humanitaires, depuis celle des
saint-simoniens, jusqu'à celles des Fouriéristes, des Phalanstériens, des
Communistes. Et ce qu'il faut ajouter c'est que presque toutes ces utopies
partirent d'un noble sentiment, furent inspirées par un ardent amour de
l'humanité. Les principes d'où était sortie la Révolution de 1789 avaient
engendré dans les âmes un haut idéal de justice sociale. La suppression du
mal sur la terre, le bonheur de tous, l'avènement de la fraternité, tel était
le but que poursuivaient des cœurs généreux. Persuadés, comme les philosophes
du dix-huitième siècle, de la bonté de la nature humaine, soutenus par leur
foi au progrès, des rêveurs enthousiastes accusaient volontiers, ainsi que
l'avait fait Rousseau, l'organisation sociale de tout le mal existant à la
surface de la terre. L'éducation romantique, toute littéraire et nullement
scientifique, ne montrait aucun des obstacles qu'oppose la réalité à là mise
en pratique immédiate de la perfection conçue par l'imagination. On croyait
de bonne foi que le monde et l'humanité pouvaient se transformer brusquement
au coup de baguette d'un législateur. On n'avait encore ni assez étudié
l'histoire, ni consenti à étudier patiemment les ressorts multiples qui font
d'une société ce qu'elle est, ni compris que le progrès, dans l'humanité
comme dans la nature, est l'œuvre de l'énergie aidée par le temps. Il y
avait en ceux qui pensaient bien des chimères ; il y avait en ceux qui
souffraient bien des révoltes. Les grandes industries de la civilisation
moderne ne vont pas sans crises terribles ; et l'ouvrier des grandes villes,
à l'heure de ces crises, en venait aisément, alors surtout, à se persuader,
dans son ignorance des lois économiques, que d'un bouleversement social
sortirait pour lui le remède à tous ses maux. Il se croyait exploité par la
bourgeoisie. Il nourrissait contre elle de farouches haines qu'elle ne
faisait rien pour apaiser, et, le jour où le pain manquait, il était disposé
à prendre un fusil. Le faubourg Antoine à Paris, la Croix-Rousse à Lyon,
étaient de redoutables foyers de fermentation populaire. Il existait dans
tous les centres ouvriers une sourde et perpétuelle conspiration que l'on
pouvait craindre, à la moindre occasion, de voir descendre dans la rue. Et
pourtant, la vérité oblige à le dire, ce n'est point le mouvement socialiste
qui a fait tomber la Monarchie de Juillet. Le 24 Février n'a pas été une
révolution sociale, il n'a pas eu pourpoint de départ une agitation
socialiste. La Monarchie de Juillet est tombée par suite de la désaffection
générale. Elle est tombée parce que la France s'était détachée du roi, parce
que la nation avait cessé d'avoir confiance dans la Royauté constitutionnelle
; elle est tombée parce que l'on avait vu Louis-Philippe confisquant
hypocritement au début une révolution à son profit, parce qu'on le voyait à
la fin rétablissant hypocritement un gouvernement personnel ; elle est tombée
parce qu'on en était venu à désespérer d'obtenir du roi comme de son
ministère les réformes politiques que la grande majorité du pays appelait de
ses vœux. La France n'avait pas conspiré contre la Monarchie
constitutionnelle. Le jour où un coup de vent subit l'emporta, elle la vit
disparaître avec indifférence, et, à part un petit nombre d'intéressés ou de
doctrinaires, personne ne la regretta. On eut, suivant un mot célèbre alors,
la révolution du mépris. Et ainsi, après un quatrième essai, aussi infructueux que les précédents, le problème politique reparaissait. On se demandait de nouveau : Quel sera le gouvernement de la France ? |