Un
soldat se chargea de la réponse. Le 18 Brumaire arriva. Le général Bonaparte,
aidé de quelques compagnies de soldats que conduisait Augereau, balaya le
Conseil des anciens et la Chambre des députés. La Constitution de l'an VIII
remplaça la Constitution de l'an III. Trois consuls succédèrent aux cinq
directeurs. Mais de ces trois consuls un seul comptait, le Premier consul. La
forme républicaine était conservée, mais la forme seule survivait. La France
avait un maître. Brutus avait cédé la place à César. Bientôt la Constitution
de l'an XII remplaça à son tour la Constitution de l'an VIII. On put lire sur
les monnaies : République française : Napoléon empereur. L'Empire se
fit sans protestation, comme le 18 Brumaire s'était fait sans résistance. Ce
n'est pas l'un des moindres étonnements pour l'homme de notre temps de voir
la tolérance, c'est trop peu dire, le consentement unanime avec lequel le
coup de force de Brumaire fut accueilli. Les meilleurs esprits, les plus
libéraux, Joubert, Benjamin Constant, ne songèrent point à s'irriter, ils
applaudirent même. L'homme qui jetait la représentation nationale par les
fenêtres de Saint-Cloud et s'emparait du pouvoir par un attentat fut salué de
la France entière comme un libérateur. Les royalistes voyaient dans le 18
Brumaire la fin du régime détesté de la République ; les honnêtes gens y
voyaient la fin des tripotages du Directoire ; les hommes d'ordre, la fin du
provisoire, l'établissement d'un régime, plus ou moins conforme à leurs vœux,
mais qui du moins leur permettrait de travailler en paix, de faire leurs
affaires. Pour les dévots, c'était la fin des persécutions contre la
religion, les temples rouverts, les évêques rendus à leurs diocèses, les
pasteurs à leurs troupeaux. La première œuvre du régime nouveau, ce fut en
effet le Concordat : Bonaparte se fit le restaurateur de la religion
catholique. Il n'y eut pas jusqu'aux républicains qui n'accueillissent sans
grandes colères le régime nouveau : du moins la forme républicaine était
sauve. Le Consulat, l'Empire même, c'était la porte fermée sans retour aux
prétentions de la Monarchie légitime. Bonaparte était déjà trop grand pour se
contenter d'être Monck, avant même qu'il osât être Napoléon. On avait vu
naguère cette restauration royaliste menaçante : oh avait pu se demander si
la contre-révolution ne se ferait pas, On pouvait dormir tranquille
maintenant ; le soldat qui était à la tête de la France ne laisserait pas
relever le trône d'un Bourbon ; Les conquêtes sociales de la Révolution
demeuraient bien et dûment acquises. On avait trop vu les excès de la liberté
pour ne pas être indulgent aux atteintes qu'elle pourrait recevoir du
pouvoir, fut-il absolu. Tout le monde avait soif d'ordre, de paix intérieure,
dût cette paix être le silence, et cet ordre être la servitude. Quant
au paysan, il vit une chose surtout ; c'est que le nouveau régime lui
assurait tout ce que lui avait donné la Révolution. Il redoutait le retour du
seigneur avec ses privilèges, du seigneur irrité et désireux de se venger :
il redoutait la reprise des biens nationaux qui l'avaient admis à la
possession de la terre. Il en restait possesseur. Que lui importait, à côté
de cela, la confiscation de quelques libertés politiques, dont il jouissait à
peine, dont il était incapable de sentir le prix ? Une
force plus grande que toutes les autres agissait en faveur du jeune Consul ;
son prestige. Les circonstances mêmes qui avaient entouré la naissance de la
République, l'avaient préparée à être bientôt remplacée par la dictature
militaire. Depuis huit ans la France était un vaste camp. Pour défendre le
sol, pour repousser l'ennemi, il avait fallu que la nation entière se levât
et prît en main le fusil. Tout ce qui avait plus de vingt ans était soldat.
Le bruit du canon remplissait le monde : le pays ne lisait plus que des
bulletins de batailles. Chaque âge a son idéal. Tantôt l'artiste inspiré, le
poète et le rêveur, tantôt l'ingénieur ou l'homme d'affaires, le savant qui
étend les limites de la connaissance humaine ou l'homme habile qui attire à
lui la richesse, tantôt le héros ou le saint. L'idéal avait été naguère le
philosophe, le philanthrope, le, tribun. En l'an 1800, l'homme que tout le
monde admirait, dont le nom volait sur toutes les bouches et remplissait les
oreilles, ce n'était plus l'orateur du club ou du parlement, l'avocat ardent
des droits populaires, sonnant du clairon à l'assaut de la tyrannie, Mirabeau
ou Vergniaud, Marat « l'ami du peuple », Robespierre ou Danton ;
c'était le général, vainqueur sur les champs de bataille, conduisant à la
victoire les bataillons de la France. Et, entre tous les noms, un était
particulièrement illustre et glorieux : celui du général Bonaparte. De
Montenotte à Lodi, de Lodi à Castiglione, de Castiglione à Arcole et à
Rivoli, on avait vu ce nom, auquel souriait la fortune, grandir, grandir sans
cesse. Ce guerrier au pâle visage, au maigre profil, en dépit de sa petite
taille, dépassait du front tous ses émules et tous ses aînés. Ses conceptions
militaires avaient ravi l'admiration aussi bien que ses succès. L'expédition
d'Egypte, les Pyramides et le mont Thabor, avaient mis autour de sa tête on
ne sait quelle prodigieuse auréole. Tout l'avait servi, ses disgrâces autant
que ses victoires, ses ennemis autant que lui-même. La France, enthousiaste,
saluait son génie. Un peuple entier semblait désireux d'abdiquer, aux mains
d'un homme. Il se donna au vainqueur qui rêvait de Marengo, qui allait être
bientôt le vainqueur d'Austerlitz. Il y
eut quelques protestations, mais timides, mais isolées. On n'entendait même
pas, dans le courant de l'enthousiasme général, les voix discordantes de
quelques Catons fiers et grincheux. Le maître offrit de belles places à qui
les voulait accepter, et l'on vit nombre des républicains que l'échafaud
avait épargnés, devenir en quelques années aussi souples courtisans, aussi
fastueux ducs et princes du nouvel Empire qu'on les avait naguère connus
ardents Conventionnels et farouches égalitaires. A la
vérité, ce pouvoir, c'était par l'usurpation qu'il avait été conquis. Mais
les violations de la loi étaient devenues peu de chose. On avait tant vu,
depuis dix ans, de violations de la loi ! Ç'avait été le malheur de la France
: tout ce qui s'y était fait de meilleur, de plus juste, s'était fait de
façon révolutionnaire, au mépris de la légalité, par des coups de force
heureux. Telle avait été la journée de la Bastille, telles les journées
d'Octobre, tels le 20 Juin, le 10 Août. C'était une insurrection qui avait
fait le 31 Mai, une insurrection qui avait fait Prairial. Tout le monde avait
employé la force et tous les partis. Le 18 Fructidor n'avait été qu'un coup
de force, aussi bien que le 9 Thermidor ou le 13 Vendémiaire. Qui se sert de
l'épée doit périr par l'épée, et la République devait périr par où elle avait
triomphé. N'avait-on pas enseigné que l'insurrection est le plus sacré des
devoirs ? N'avait-on pas, avec ou sans motif, fait sans cesse appel à
l'insurrection ? Y avait-il si loin d'une insurrection au profit d'une idée
à. une insurrection au profit d'un homme ? Du moment où ce qui sortait d'une
insurrection était digne d'éloges, n'était-elle pas justifiée par cela seul ?
A la suite de tant de secousses la conscience de la nation s'était émoussée.
Le sentiment de la légalité, ce garant de l'ordre dans les sociétés, avait
comme disparu des âmes. Après tant de coups de main, qu'importait un coup de
main déplus ? La
France d'ailleurs était devenue trop militaire en ces derniers temps pour
avoir grand souci des formes et de la justice. Les camps sont une meilleure
école de la discipline que du droit. On y perd volontiers les timidités et
les scrupules, surtout lorsque la guerre cesse d'être la guerre défensive
pour devenir la guerre de conquêtes. Sur le champ de bataille, la force est
le juge chargé de prononcer en dernier ressort : la victoire reste à celui
qui sait porter les coups décisifs, et le vainqueur n'imagine pas qu'il ait
besoin pour posséder d'un autre titre que d'avoir pris. On vit, sans
étonnement comme sans révolte, la force se charger de trancher les
difficultés politiques, comme elle tranchait les difficultés militaires ; et
il sembla naturel au pays que celui qui avait le plus de génie prétendît être
le maître. Napoléon
fut celui-là. Un maître qui comprenait à merveille son pays et son temps. Il
fut aussi grand administrateur que puissant guerrier. Il renouvela
l'organisation civile, administrative, judiciaire de la France. Il
construisit le système de gouvernement du pays dont, après soixante-dix ans,
presque tous les rouages subsistent et fonctionnent encore. A vrai
dire, il eut peu besoin d'inventer. Il ne fit guère que coordonner et mettre
en pratique tout ce qu'avait préparé l'œuvre de la Convention. Ce n'en fut
pas moins sur lui que rejaillit l'honneur d'avoir régularisé les services,
établi l'ordre partout, publié le Code destiné à être la loi de la nation,
auquel il donna son nom. Aucun acte de plus profonde politique ne pouvait
être fait. En acceptant, en promulguant les doctrines sociales de la
Révolution, il incarnait en quelque sorte dans sa personne la société
nouvelle tout entière. L'immense majorité des citoyens retrouvait, consacrés
par l'Empire, les principes qui lui étaient chers. En opposition avec les
rois de droit divin, Napoléon était l'homme du droit populaire. Partout où le
menait la conquête, il portait avec lui les principes de la Révolution :
il mettait fin aux privilèges, il implantait le Gode civil. Étrange
missionnaire, il promenait à travers l'Europe l'évangile de la Révolution. On
a dit le mot, il était « Robespierre à cheval ». La France avait
perdu la liberté politique au-dedans ; elle faisait rayonner sur le monde
l'affranchissement social. Tel
apparaissait aux yeux éblouis le triomphant empereur. Tout ce qu'il y avait
en France d'orgueil national, d'amour du panache et de la gloriole, de
patriotisme humilié par les hontes militaires de la monarchie de Louis XV, de
joie superbe de la revanche prise sur les envahisseurs d'il y a dix ans, de
surexcitation du militarisme, d'esprit de domination et de conquête, tout
cela s'exaltait en lui. On ne l'apercevait que couvert du manteau des Césars,
escorté d'un chœur de Victoires, tenant le globe dans sa main droite. La
terre se taisait aussi devant le nouvel Alexandre. La France paraissait
compter seule dans le monde, défiant les coalitions impuissantes. L'Empire
lui donnait assez de gloire pour la consoler de ce qu'il lui refusait de
liberté. Le véritable gouvernement dont avait besoin la France nouvelle
n'était-il pas trouvé ? Hélas !
non, il ne l'était pas. L'empereur n'avait pas fondé un régime politique ; il
avait seulement élevé un pouvoir personnel. Il tenait trop de place dans
l'État, ou plutôt il y était tout. Tout aboutissait à lui, tout descendait de
lui. Un tel pouvoir ne se transmet pas. Il suppose, chez celui qui en est le
chef, l'activité toute puissante et infatigable, surveillant tout, dirigeant
tout, ordonnant tout, affranchie de la vieillesse et des infirmités. Un fils
même, si l'empereur avait jamais un fils, n'en pouvait hériter, car le génie
ne se lègue pas, et pour que l'Empire pût durer, il eût fallu que l'empereur
fût immortel. L'immortalité
même n'eût pas fait son œuvre durable. Car son pire ennemi était en lui-même.
Bête de proie insatiable, n'ayant, suivant l'expression du poète, —
Qu'un regard pour mesurer la terre Et
des serres pour l'embrasser, il
était condamné, par sa nature même, à passer sur le monde comme un fléau du
ciel. Il poursuivait sans cesse l'escalade de son rêve de domination, sans
cesse grandissant. Sa convoitise avait dépassé les bornes de ce qu'il est
permis à un seul homme, si grand soit-il, de tenter et de faire. Il se
peignait tout entier dans un mot brutal : « La place de Dieu le Père, je n'en
voudrais pas : c'est un cul-de-sac. » Il pesait au monde, qui sentait que,
tant qu'il serait là, il n'y aurait pour aucun État ni sécurité ni' repos. Il
ne l'ignorait pas. « Savez-vous ce que dira le monde quand je ne serai plus
là ? » disait-il, à Vienne, en 1809, à Daru. Et comme le courtisan se
confondait en banales adulations : « Non, ce n'est pas là ce que dira le
monde, reprenait Napoléon lui coupant brusquement la parole, le monde dira :
Ouf ! » Il pesait à la France plus encore qu'au monde. La France était soûle
de gloire : elle en avait plus qu'elle n’en avait souhaité ni rêvé : mais
elle savait maintenant ce que coûtait cette gloire. Surmenée, épuisée,
fourbue par ce rude cavalier, elle lui demandait grâce : mais le bourreau
n'écoutait pas ; il fallait le suivre, l'emporter sur tous les champs de
bataille, toujours ventre à terre, l'éperon aux flancs. En
moins de dix années, Napoléon avait détaché de lui tout ce qui avait fait sa
force. L'Empire était pour les hommes amis de la liberté le plus affreux
despotisme. Les royalistes n'oubliaient pas l'assassinat du duc d'Enghien. La
rupture avec l'Église, la captivité du pape à Fontainebleau, l'exil des
évêques indociles, avaient mortellement offensé les catholiques. L'empereur
était devenu une sorte de nouvel Antéchrist. Le commerce était ruiné par le
Blocus continental. Les paysans gémissaient de ces impôts de jour en jour
plus lourds en dépit des victoires. Un impôt surtout était devenu accablant ;
l'impôt du sang. Les fils parlaient à vingt ans, bientôt avant vingt ans, et
puis c'était fini, on ne les revoyait plus. Combien restaient sur les champs
de bataille, dans les Sierras espagnoles, sur les plaines froides de l'Elbe
ou de la Vistule, dans les neiges de la Russie ! C'était une douleur pour une
mère de voir grandir son fils : elle maudissait le jour où ce fils était né.
Point de famille qui n'eût son deuil, ses deuils. Chaque bulletin de victoire
était l'avant-coureur d'une nouvelle levée. Les jeunes gens mêmes ne se
sentaient plus attirés par le prestige de l'épaulette ni de la croix : les
forêts étaient pleines de réfractaires. En dépit de toutes les menaces, en
dépit des garnisaires, la complicité générale les couvrait. Quant aux gens
sensés, ils se disaient, depuis longtemps déjà, que c'était une entreprise
folle que cette lutte inégale d'un seul pays contre d'Univers, ce défi
quotidien jeté par un homme à la fortune et aux dieux. Au bout de cette
course effrénée, ils prévoyaient quelque effroyable culbute, dans un gouffre
où le pays tout ensemble et l'Empire s'abîmeraient. Ainsi,
plus l'Empire durait et moins il était durable. Plus il allait, plus il
s'affaiblissait. Loin de pousser des racines dans le sol, il allait
s'isolant. Napoléon le sentait lui-même, et son mot sur la conspiration de Mallet
le prouve bien : « Moi mort tout était possible ». L'empereur avait
pour lui une seule force, ses armées : ses soldats qu'il électrisait par ses
proclamations, qu'il fanatisait par son génie, qu'il pouvait faire décimer
sur tous les champs de bataille sans diminuer leur foi en lui, sans affaiblir
leur dévouement. Par cette armée, il s'imposait à la France comme il
s'imposait au monde. Il était le maître, par droit de conquête, de son pays
aussi bien que de l'Europe. Il ne tenait debout que par la victoire et à la
condition de vaincre sans cesse. Aussi la défaite devait-elle l'emporter
d'abord. Le malheur qui resserre les citoyens autour des gouvernements qui
ont leur confiance, a pour effet au contraire de leur faire rejeter les
gouvernements qu'ils ne faisaient que subir. Dès que l'empereur fut vaincu,
il fut perdu. La France le désavoua, le renia : son Sénat même fut le premier
à le trahir. On traîna aux gémonies, dans toutes les villes, les bustes
couronnés de laurier de César. La nation se sentit délivrée, autant que
l'Europe, d'un joug abhorré. Et la question politique se posa de nouveau : et le pays se trouva une fois encore en face de ce problème : Quel sera le gouvernement de la France ? |