LA FIN DE L'ANARCHIE

LIVRE DEUXIÈME. — L'ODYSSÉE DE LA FRANCE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉPUBLIQUE.

 

 

La République fut le gouvernement auquel on alla tout droit. Il n'en pouvait être autrement. Le tempérament français va volontiers d'abord au bout de la logique. Deux formes de gouvernement sont seules parfaitement raisonnables, ou la Monarchie absolue si l'on part comme principe du droit divin, ou la République si l'on part comme principe de la souveraineté populaire. Le droit divin était condamné et vaincu ; la souveraineté populaire triomphait : la République se montrait comme la nécessaire conséquence du droit nouveau.

Ajoutons que, n'importe en quel pays, il n'est aucun moment où la logique manifeste ses droits comme en temps de révolution. Lorsque les réformes s'accomplissent lentement et par voie de conciliation, les compromis offrent des avantages et sont facilement acceptés des esprits. Un progrès relativement peu considérable suffit à contenter les plus exigeants ; chacun se dit que demain améliorera à son tour la situation d'aujourd'hui, meilleure déjà que celle d'hier. Mais lorsqu'une rupture violente se produit entre le passé et le présent, les calculs et la prudence perdent leur raison d'être et tout le monde comprend que, à faire tant que de sauter, il faut tâcher du moins de sauter le plus haut et le plus loin possible. L'Angleterre, elle aussi, malgré son calme bon sens, le jour où elle avait fait tomber la tête de Charles Ier, avait, aussi bien que la Rome du premier Brutus, substitué aussitôt la République à la Monarchie.

L'éducation classique de la nation française l'avait comme par avance conquise à la République ; au moins cette fraction de la nation française qui, d'après le mode de suffrage d'alors, comptait seule, la bourgeoisie. La jeunesse des collèges avait été nourrie du Conciones ; elle avait vécu ces années de la jeunesse dont l'influence est si grande sur le reste de la vie avec les Romains et les Grecs, avec les Romains surtout. Elle avait trouvé, à chaque page de ces classiques que ses maîtres lui apprenaient à admirer, avec la haine de la tyrannie la glorification de la République. République, Liberté, Patrie, ces trois mots ne se séparaient pas dans sa pensée. Être un fils d'une cité libre et républicaine, lui donner sa vie, comme Decius ou Démosthène, la défendre soit à la tribune soit sur les champs de bataille, vivre et mourir comme Cincinnatus, Fabricius ou Cicéron, tel était l'idéal de la vingtième année qu'alors aussi bien qu'aujourd'hui tout jeune homme, né avec une âme un peu fière, emportait de la fréquentation des maîtres antiques, et que ses professeurs, universitaires comme le bon Rollin ou jésuites comme un père Le Jay ou un père Jouvency, avaient soigneusement cultivé en lui. On lui recommandait sans doute d'être un bon sujet, fidèle au Roi, docile aux enseignements de l'Église : mais il se souvenait de Plutarque, de Tite-Live et de Tacite ; il gardait toute sa vie devant les yeux, comme d'incomparables modèles de la noblesse humaine, un Aristide appelé le Juste, un Socrate buvant la ciguë, un Brutus levant le poignard teint du sang de Lucrèce et chassant les Tarquins, un autre Brutus se perçant de son épée le soir de Philippes plutôt que de survivre à la République, un Caton d'Utique déchirant ses entrailles, un Sénèque s'ouvrant les veines et faisant de son sang une libation à Jupiter libérateur. Les rois, les tyrans lui apparaissaient comme des monstres : le régicide n'était pas seulement excusable, il était légitime.

Les leçons que l'adolescent avait reçues au collège, il les retrouvait encore devenu homme. Il allait au théâtre, et là, parmi le monde idéal de la scène, il voyait vivre et marcher devant lui, il entendait parler les grandes figures de l'antiquité, si fières et si nobles, si supérieures aux hommes qu'il coudoyait tous les jours. Il retrouvait, dans leurs discours et leurs actions, tout ce qu'il sentait de meilleur en lui-même, de plus généreux et de plus fier. Nul à cet égard et par l'action exercée ne fut un plus redoutable révolutionnaire que ce bon royaliste qui s'était appelé Pierre Corneille.

L'adolescent devenu homme ouvrait les livres des philosophes, et partout et toujours il rencontrait l'éloge de l'antiquité, des institutions républicaines, des vertus républicaines. Voltaire lui-même, malgré les défaillances de sa vie, n'y avait pas manqué. Quant à Rousseau, dont le Contrat social fut comme le bréviaire des Montagnards, Rousseau, dont l'influence politique et sociale fut supérieure à celle d'aucun autre de ses contemporains, fils d'une république, c'est la République qu'il avait glorifiée exclusivement. Il avait formulé hardiment le dogme de la souveraineté populaire ; il avait exposé, avec une rigueur de mathématicien, tout un plan de constitution politique, et ce plan était d'autant plus séduisant que, n'ayant jamais été appliqué, nul n'en pouvait discerner les côtés faibles.

La République apparaissait avec le mirage enchanteur d'une Salente démocratique. Il semblait qu'il y eût dans ce nom seul un merveilleux prestige. Toutes les vertus se montraient comme le nécessaire cortège de la République, de même que tous les vices se montraient comme la suite obligée de la Monarchie. Que la République fût proclamée, et aussitôt, comme par enchantement, la face du monde allait changer, les cœurs des hommes seraient transformés : l'imposture, la haine, les passions, disparaîtraient aussitôt : la baguette d'une fée en touchant le monde le rajeunirait d'un coup : le miel et le lait couleraient dans les ruisseaux, on verrait renaître l'âge d'or.

Le dix-huitième siècle fut un grand naïf, il ne connut ni les temps ni les hommes : il eut du moins un mérite que l'Histoire n'oubliera pas. Il crut à la justice ; il crut à la vertu. Il crut à la justice, et c'est pour cela qu'il fit une révolution sociale ; il crut à la vertu, et c'est pour cela qu'il fit une révolution politique. Dans son amour de la justice, il rêva d'établir l'égalité complète entre les hommes ; dans son amour de la vertu, il pensa qu'il suffirait de faire la République, pour qu'aussitôt, à l'habitude de l'égoïsme l'habitude de l'héroïsme succédât. Quelques épreuves qu'ait pu nous coûter cette double générosité de nos pères, ne prononçons qu'avec respect leur nom glorieux. C'est leur folie à la longue qui triomphera, car c'est elle qui est la vérité. Leur seule illusion a été de croire aux révolutions subites dans l'humanité et non aux transformations lentes, comme l'illusion des naturalistes, leurs contemporains, était de croire aux révolutions du globe et non à son évolution.

La France était pleine de vices comme elle était pleine d'abus, et ces vices comme ces abus touchaient de si près à la Monarchie que celle-ci paraissait la cause des uns comme celle des autres. Elle en était en tout cas la protectrice. Les cœurs honnêtes et ardents voyaient autour d'eux la bassesse, la corruption, la dégradation publique et privée. Ils avaient une foi profonde dans la bonté de la nature humaine, se sentant l'âme haute et bonne : ils se figurèrent que tout le mal venait des institutions et qu'il suffisait de jeter bas ces institutions pour faire surgir toute une humanité nouvelle, comme le papillon sort radieux de la chrysalide qu'il brise. « L'homme est né bon, répétaient-ils : c'est la société qui le déprave. » Revenir d'un bond à l'état de nature, tel fut leur rêve. Le plus grave, le plus profond des écrivains du siècle, Montesquieu, avait dit : « La République est le gouvernement de la vertu » : et, n'obéissant qu'à l'inspiration de leur cœur, ils répondaient : « Établissons la République et aussitôt la vertu régnera sur la terre ». L'enthousiasme d'un grand nombre appelait la République ; les circonstances achevèrent l'œuvre.

Les républicains n'étaient qu'une faible minorité sous la Constituante ; ils étaient déjà la majorité sous la Législative, en attendant qu'à la Convention ils fussent l'unanimité. En 1789, on avait tenté l'entreprise de la Monarchie constitutionnelle. Depuis la Constitution de 1791 on croyait en avoir fait l'essai, et l'essai en moins de douze mois avait été reconnu impraticable. On avait commencé de bonne foi par les doctrines de Montesquieu et de l'école anglaise. Ni d'un côté ni de l'autre il n'avait été possible à la France d'alors de s'arrêter à ce compromis. La souveraineté populaire, chaque jour plus forte et prenant davantage conscience d'elle-même, devenait chaque jour plus exigeante : le Roi, qui avait été le roi absolu du droit divin, ne pouvait se résigner à n'être plus que monsieur Veto. La lutte ne pouvait se terminer que par la défaite définitive de l'un, ou de l'autre des deux adversaires.

Détrôner Louis XVI, et reprendre avec un autre la tentative de la Monarchie constitutionnelle, renverser le Roi sans détruire la Royauté, il n'y avait pas à y songer, et personne n'y songea, excepté peut être Philippe-Égalité. Le Césarisme n'était pas davantage possible. Aucun nom n'avait assez de prestige pour que la souveraineté nationale consentît à abdiquer devant lui : aucun personnage n'était assez grand pour qu'il pût la confisquer à son profit. Un coup d'État ne pouvait venir à la pensée de personne, ni pour le faire ni pour le supporter. La République seule se trouvait en état d'hériter de la Royauté. Ainsi la nécessité acheva ce qu'avait préparé l'enthousiasme, et, du jour où la Royauté fut condamnée, la République, on peut le dire, s'imposait à tous.

La République et la défense du sol, ces deux mots ne se séparèrent pas plus que la Monarchie et la trahison. La Patrie et la République ne furent plus qu'une seule et même chose. Il n'y eut plus de question sociale ; il n'y eut plus que la question politique et patriotique. Quiconque fut pour la France contre l'envahisseur, pour la Révolution contre l'ancien régime, celui-là marcha avec la Convention. Quiconque fut pour l'étranger contre son pays, pour l'ancien régime contre le gouvernement nouveau, celui-là la combattit. Le Roi et les rois, la République et la France, tels furent les deux camps et les deux drapeaux. Avec une égale énergie, la Convention fit tête, à la guerre étrangère à la frontière, à la guerre civile au dedans. Quatorze armées furent mises sur pied. Chaque crise de la rue ou du Parlement, pendant deux années, répondit à un émoi du patriotisme causé par une victoire de l'étranger qui mettait la France en péril, à une colère de la foi républicaine causée par une révolte intérieure qui mettait la République en péril. Il y eut d'un côté les patriotes, de l'autre les « complices de Bouillé », les agents de Pitt et de Cobourg. On oublie trop souvent cette situation lorsque l'on juge les événements et les hommes de cette tragique histoire.

Après deux années, les patriotes avaient vaincu. Si la guerre se poursuivait, c'était maintenant au-delà des frontières. Le sol était affranchi. La France portait l'invasion chez ceux qui la lui avaient apportée. Un moment menacée de la conquête, elle devenait conquérante à son tour. Ce fut précisément à cette heure que la question politique commença à se distinguer de la question nationale et que la République fut menacée.

Au fond, la République n'avait pas de racines dans la nation. Elle était l'œuvre d'un certain nombre de philosophes, de rêveurs, d'enthousiastes, d'individus nourris de l'éducation classique, élevés dans l'admiration de l'antiquité, tout prêts à en faire le pastiche. La France avait eu la fièvre depuis la convocation des états généraux. Cette fièvre avait été croissant ; elle avait atteint son paroxysme : mais il est de la nature de la fièvre de ne pouvoir durer toujours, et d'être remplacée, lorsqu’enfin elle tombe, par l'abattement. La France avait été grisée par le vin de la Liberté. Des fumées étaient montées à son cerveau. La langue dont on s'était servi pendant trois années était la langue de l'exaltation et du délire. On n'avait parlé que de « la Patrie en danger » ; on n'avait rien chanté sinon : « Qu'un sang impur abreuve nos sillons. » On n'avait rêvé que de « boire la ciguë » : on s'était cru. un peuple de Brutus et de Catons : on l'avait cru de bonne foi ; mais on s'était trompé. Après l'effort de l'héroïsme, prolongé outre mesure, on rentrait en soi. Les âmes tendues à l'excès éprouvaient le besoin de se détendre. On se sentait fils des Gaulois plus encore que des Romains du Conciones. L'idéal avait été placé trop haut. On se lassait de l'effort fait pour y atteindre. Le vrai tempérament français, mesuré et modéré, sensible au ridicule, répugnant à l'exagération, où dominent le tact et le goût, reparaissait. Sparte avec son brouet noir et ses lois de Lycurgue faisait peur. L'humanité française était une humanité trop complexe pour se contenter de la poursuite exclusive de la vertu.

On s'était fait illusion en croyant qu'il suffirait de proclamer la République pour changer les cœurs. Les hommes demeuraient au fond, sous la République, ce qu'ils avaient été sous la Monarchie. Ils gardaient leur médiocrité, leurs convoitises, leur égoïsme, leurs petites passions, leur amour du plaisir. Hommes et femmes, ils avaient grandi au milieu de ce dix-huitième siècle aimable et léger, spirituel et sceptique. Leur siècle les ressaisissait au moment où ils avaient cru lui échapper le plus complètement. Ils avaient trop présumé de leurs forces en rompant soudain avec leur éducation. Voilà que cette éducation, pareille à la tunique de Nessus, s'attachait à leur corps et à leur âme. Le culte de la Raison, les fêtes de l'Être Suprême ne suffisaient ni à leur sentiment artistique, ni à leur religiosité, ni à leur besoin de se distraire et de se divertir. L'heure de l'enthousiasme passée, la déception commençait, d'autant plus sensible ; ayant plus espéré, on retombait de plus haut. Arrière les théories farouches des Robespierre et des Saint-Just ! On voulait de nouveau s'égayer, chanter, aimer. La nature, un moment comprimée, reprenait ses droits. Le besoin de vivre joyeusement revenait d'autant plus impérieux qu'on s'était sevré davantage. Après le Carême, les Saturnales ; après les austérités puritaines, l'orgie et les ripailles ; après la Terreur, Thermidor, comme on avait eu, au commencement du siècle, le débraillé de la Régence après la pruderie glaciale de Madame de Maintenon.

Il y avait eu un moment dans la foule un entraînement républicain. La réaction venait, proportionnée à l'entraînement. Les convictions seules résistent aux réactions comme aux entraînements ; mais chez combien y avait-il des convictions républicaines ? Chez un certain nombre de bourgeois, assurément ; mais, dans l'ensemble, ceux-ci n'étaient qu'une faible minorité. Le peuple avait évidemment désiré la révolution sociale ; il était toujours prêt à la défendre au besoin si quelqu'un songeait jamais à l'attaquer. Il avait subi la révolution politique plu tôt qu'il ne l'avait demandée. Si toute la France avait fait 89, c'est le bourgeois, aidé des faubourgs de Paris, qui avait fait 92. Le peuple était ignorant, sans éducation politique comme sans instruction. Il devait être aussi prompt à se détacher de la République qu'il s'était montré prompt à l'accueillir. La transformation politique était venue trop tôt, avant que l'ensemble de la nation l'appelât ou pût la comprendre.

Ajoutons que la République avait éloigné plus d'âmes qu'elle n'en avait attiré. Elle avait régné par la Terreur, par les Comités, par les listes de suspects, par les tribunaux révolutionnaires, par l'échafaud. C'était la nécessité sans doute, le salut de la Patrie en danger qu'il fallait accuser de tant de têtes coupées. Ce qui était arrivé n'eût pu ne pas arriver. L'existence de la France avait été à ce prix. Qu'importe ? Nous l'avons déjà dit : l'Histoire seule a pour mission d'expliquer et de comprendre. Les contemporains n'éprouvent jamais que le contre-coup fatal des événements, bon ou mauvais. La nation française, dans son ensemble humaine et de nature douce, oubliait jusqu'aux crimes de ceux qui avaient péri pour ne voir que les sévérités qui les avaient frappés. Le Comité de salut public, inondé de sang, semblait, non plus un justicier, mais un bourreau. La répression même, si juste qu'elle fût en son principe, avait été, par la force des choses, s'exaltant, s'irritant, s'exaspérant. Elle en était venue à la folie, à la fureur. Elle avait, aux dernières semaines, frappé aveuglément, à gauche aussi bien qu'à droite. Personne ne sentait plus sa tête solide sur les épaules. Personne, en regardant le couperet de la guillotine, ne pouvait s'empêcher d'éprouver un froid au cou. Le plus paisible citoyen pouvait, du soir au matin, devenir un suspect, c'est-à-dire un condamné. L'instinct de la conservation se faisait au fond des cœurs le complice de la contre-révolution, c'est-à-dire des attaques contre la République.

Ces attaques devenaient de jour en jour plus nombreuses et plus redoutables. La vieille Monarchie, si discréditée qu'elle fût par sa faute, avait laissé dans les âmes populaires bien des attaches : chez les uns des affections, une piété presque religieuse ; là même où les affections manquaient, des habitudes. Un peuple ne rompt pas en un jour avec dix siècles d'histoire. Plus le temps s'écoulait, plus on sentait la force de ces liens. Où était la splendeur de la Cour et celle de l'aristocratie, oppressives sans doute, souvent maudites quand on les subissait, rayonnantes pourtant d'un antique prestige, séduisant l'imagination maintenant qu'il n'en restait plus que le souvenir ? Les hommes se prenaient à regretter ces splendeurs ; plus encore les femmes, qui, dans l'opinion publique, sont peut-être un facteur plus important encore que les hommes. La magnificence royale avait été, pendant de longs siècles, pour la misère populaire, comme un rêve doré qui l'aidait à se consoler, un conte de fées merveilleux dont la richesse le ravissait d'admiration. La Royauté heureuse et resplendissante était comme le luxe commun dont chacun en pensée avait sa part. Cette vision triomphante éclairait par intervalles les plus pauvres chaumières. On avait entrevu le Roi, la Reine, la foule des Seigneurs en habits de gala, brillants d'or et de pierreries, une auréole au front et semblables à des dieux ;le pain noir que l'on mangeait en paraissait moins noir. Maintenant le pain n'était guère moins noir, mais la vision brillante avait disparu.

Si déjà, à la fin du dix-huitième siècle, la foi monarchique était fort affaiblie, la foi religieuse, elle, était encore bien vivace. La philosophie libre-penseuse du siècle n'avait que peu pénétré dans les campagnes. On ne se résignait ni à naître sans le baptême ni à mourir sans l'extrême-onction. Or, la République n'avait pas moins déclaré la guerre à la religion catholique qu'à la Monarchie. Elle avait fait tomber les têtes des prêtres à côté de celles des Ci-devant. Les temples étaient fermés, les ministres de Dieu se cachaient. Mais leur empire subsistait. Jamais peut-être il n'avait été plus grand. La persécution rappelait l'âge des martyrs et les mystères des Catacombes. Dé la conscience dévote des âmes populaires sortait une formidable opposition, chaque jour grandissante, contre la République.

Pendant que la République fortifiait ainsi ses ennemis, elle faisait tout pour s'affaiblir elle-même. La Révolution, comme Saturne, avait dévoré ses enfants. Sous la Convention, suivant le mot de Cambon, on s'était « entr'égorgé dans les ténèbres. » L'échafaud, qui avait fait tomber les têtes réactionnaires, avait plus encore moissonné les républicains. Les plus fiers, les plus généreux, les plus convaincus, résolus à donner à la République leur vie et leur sang, avaient presque tous payé le tribut au fatal couteau. Ç'avaient été Vergniaud, les trente-deux Girondins, madame Roland ; Danton et Camille Desmoulins après Vergniaud ; Robespierre et Saint-Just après Desmoulins et Danton. Après Thermidor vint la réaction pour achever cette œuvre de mort. Une autre Terreur succéda à la Terreur, cruelle, féroce, impitoyable, comme toute terreur réactionnaire. Alors tombèrent les derniers Montagnards. Où étaient maintenant les hommes de foi, de courage et d'énergie capables de défendre la République contre tant d'ennemis conjurés ?

La crise violente et héroïque était passée, le sol était affranchi, la coalition vaincue. La République, acclamée en 1792, était-elle viable moins de deux années plus tard ? Non, elle ne l'était pas. Il ne s'agissait plus que de savoir ce que durerait son agonie. De tous côtés la contre-révolution relevait la tête. Elle organisait ses bals « à la victime : » elle parlait haut dans les salons, dans la presse : elle ne dissimulait pas sa haine des institutions existantes. Les Ci-devant reprenaient leurs titres, la « Jeunesse dorée » se montrait insolente et superbe. Que restait-il, pour lutter contre elle, au parti de la République ? Les républicains de la Plaine, les timides et les lâches, ceux que la force avait trouvés dociles toujours quelque part qu'elle se montrât, ceux-là presque seuls survivaient. Tout leur soin, au temps des luttes épiques, avait été de se faire petits, de se dissimuler, de ne se compromettre avec personne. Si on leur eût demandé ce qu'ils avaient fait sous la Terreur, ils auraient pu répondre, comme plus tard Sieyès : « J'ai vécu ». Ce n'était pas de tels défenseurs que la République menacée avait besoin. Incapables de lutter et las des luttes, leur complicité ou leur tolérance était acquise à toutes les aventures.

Une seule chose manquait pour que la République fût condamnée sans retour : qu'elle fût déshonorée. Le Directoire s'en chargea. On pouvait faire bien des reproches aux hommes de 93. Il était deux qualités du moins que nul ne pouvait leur contester : l'énergie et la vertu. L'autorité en leurs mains avait été ferme jusqu'à l'épouvante, mais leurs mœurs avaient été sévères et leurs mains étaient restées pures. Ils avaient poussé la probité jusqu'au rigorisme. Le soupçon même ne les avait pas effleurés, et, si l'on avait pu les haïr, on n'avait pu les mépriser.

Le Directoire fut le régime des jouisseurs et des corrompus. Les appétits se réveillaient avec une ardeur effrénée : les gouvernants donnaient l'exemple. Tripotages, spéculations véreuses, concussions, administration mise au pillage, tel fut le spectacle qui, du cabinet de Barras, se répandit sur toute la France. La détresse publique était grande, les soldats n'avaient pas de chaussures, l'ouvrier ne trouvait pas de travail, la misère accablait le peuple : mais Paris regorgeait de fêtes, et madame Tallien, costumée à la Grecque, faisait sonner les anneaux d'or de ses pieds.

D'ordre public, on peut dire qu'il n'en existait pas. Le désarroi était dans tous les services de l'État. La sécurité avait disparu des affaires. Les républicains étaient divisés. Une portion du Directoire ne triomphait le 18 Fructidor que par un coup d'État. Elle déportait le lendemain une partie de la représentation nationale, deux des cinq Directeurs, dont Carnot, « l'organisateur de la victoire, » le nom le plus respecté du grand Comité de salut public. Des conspirations éclataient de toutes parts, ou plutôt tout le monde conspirait. La succession de la République était ouverte avant même d'être vacante. Il n'y avait ni autorité ni tranquillité possible avec ce gouvernement à cinq têtes. Les royalistes parlaient tout haut de relever le trône : toutes sortes de folies religieuses, d'utopies socialistes surgissaient ; ce n'était que par des accès de violence déréglée, alternant avec la mollesse habituelle, que se maintenait l'apparence de la paix. La France, à dire vrai, n'avait plus de gouvernement. Tout le monde interrogeait l'horizon avec anxiété. Tout le monde appelait de ses vœux quelque chose de stable et de régulier. Le peuple surtout le demandait ; il avait besoin de la sécurité pour travailler, il voyait le commerce paralysé, le crédit manquant, l'argent qui se cachait, les assignats dépréciés, la faillite établie sous le nom de tiers consolidé. Non, évidemment, la République n'était point la solution politique dont avait besoin la France. Mais quelle pouvait être cette solution ? De quel nom s'appellerait le sauveur attendu ? Et ce redoutable point d'interrogation se posait : Quel sera le gouvernement de la France ?