LA FIN DE L'ANARCHIE

LIVRE PREMIER. — LES DEUX PROBLÈMES

 

CHAPITRE PREMIER. — LA QUESTION SOCIALE EN 1789.

 

 

Lorsqu'en 1789, le 5 mai, pour la première fois depuis 1614, s'assemblèrent les états généraux représentant la nation, il y avait deux choses en France : un gouvernement et un état social. Le gouvernement était une monarchie héréditaire ; l'état social était une féodalité. Le gouvernement n'était pas très-aimé ; l'état social était détesté et en effet détestable.

Cet état social lui-même se composait de cinq éléments : le souverain ; autour du souverain trois pouvoirs, trois véritables ordres : l'aristocratie, le clergé, les parlements ; au-dessous, ou plutôt en face, le tiers, c'est-à-dire presque la totalité de la nation, la bourgeoisie, les artisans, les paysans : le peuple.

 

I

Le mouvement de l'histoire, les circonstances, la politique habile et persévérante des rois de la dynastie Capétienne ou de leurs ministres, le tempérament de la nation française, avaient fait peu à peu du souverain un maître absolu. Le chef féodal du duché de l'Ile de France était devenu le roi de France ; ce royaume en ses mains s'était agrandi ; il était devenu l'un des plus puissants royaumes du monde et le plus puissant à certains jours : le roi y parlait en maître : il signait ses arrêts de la formule : « Car tel est notre plaisir ». Il ne prenait pour administrer ses États conseil que de lui-même ; il ne devait de comptes à personne et n'en rendait à personne. Seul il déclarait la guerre ou signait la paix, nommait ou révoquait les ministres, ordonnait les impôts. Il se proclamait maître absolu de la vie aussi bien que de la fortune de ses sujets. Si enfin, à cette date du 5 mai 1789, il se décidait à convoquer la nation et à lui demander son avis, c'est parce que cent années de bon plaisir avaient creusé dans les finances publiques un tel déficit que lui-même en était effrayé ; réduit à la nécessité d'imposer au pays des charges redoutables, il voulait en quelque sorte s'en faire absoudre par le pays lui-même. Il allait sans dire que la nation était appelée à émettre uniquement des avis, ou plutôt à approuver les mesures qui allaient lui être proposées, mais non pas à exprimer, encore moins à imposer des volontés. De volonté, il n'y en avait qu'une autorisée, la volonté royale ; quand celle-ci aurait parlé, trois seules choses resteraient à faire : s'incliner, se taire-, obéir.

 

II

Ce n'était pas en un jour que cette volonté royale s'était ainsi faite souveraine. La dignité royale n'avait été longtemps qu'une dignité plus haute, couronnant le savant édifice de la hiérarchie sociale. Au-dessous du roi, lui devant l'hommage, mais non l'obéissance passive, placée entre lui et la vile multitude, s'était longtemps étagée avec tous ses degrés l'aristocratie féodale : ducs, princes, marquis, comtes et barons, chacun maître en son duché ou en son comté ou sa baronnie, investis du droit de lever et entretenir des hommes d'armes, de rendre la justice haute et basse, de frapper monnaie. Ce n'était pas sans résistance qu'ils avaient laissé passer aux mains d'un seul leurs droits et leur puissance effective. De longs siècles avaient été remplis aussi bien par ces luttes intérieures de la royauté contre les seigneurs que par celles du royaume de France contre les royaumes étrangers. Pour triompher des résistances de la noblesse, la royauté avait dû faire alliance avec le peuple d'en bas, opprimé par la noblesse et préférant un maître éloigné et unique aux petits tyrans, dont le joug était d'autant plus dur et plus pesant qu'il était plus proche. La lutte s'était poursuivie, au milieu de toutes sortes de vicissitudes, sanglante bien souvent, de Louis-le-Gros à Louis XI, de Louis XI à Richelieu. Il y avait eu beaucoup de la résistance des seigneurs à l'autorité royale dans les guerres de religion du seizième siècle : la révolte de la Fronde avait marqué au dix-septième siècle le dernier effort de la féodalité expirante pour secouer cette autorité suprême, définitivement établie par l'Éminence rouge sous Louis XIII.

Depuis 1660, la lutte était bien finie : la royauté seule était désormais maîtresse de la France. La noblesse avait reconnu sa défaite. Le plus grand des. seigneurs, aussi bien que le dernier des artisans était également le sujet du roi, il lui appartenait également ; le roi d'un signe eût pu faire également mettre à mort l'un et l'autre. Le seigneur eût été décapité ; le vilain pendu : là eût été toute la différence.

Louis XI, puis Richelieu, avaient vaincu l'aristocratie ; Louis XIV avait fait plus, il l'avait asservie. C'était trop peu qu'elle fût impuissante contre la royauté : elle était désormais en sa domesticité. L'aristocratie détruite comme organisation politique, Louis XIV ne l'avait pas fait disparaître comme institution sociale ; il l'avait laissée en possession de ses prérogatives, honorifiques et pécuniaires, que nulle fonction, que nul service rendu ne justifiait plus. Elle gardait ses titres, ses rangs, ses privilèges. Sans rien faire pour le corps social, elle y conservait une situation exceptionnelle. Elle était affranchie des impôts, elle demeurait en possession de ces droits seigneuriaux si vexatoires qui avaient été jadis comme la compensation de la protection accordée par l'homme d'armes aux faibles incapables de se protéger eux-mêmes : le droit de chasse, le droit de pêche, le droit de corvée, tant d'autres droits, s'exprimant pour les vilains en lourdes contributions à payer, subsistaient.

La noblesse n'avait pas protesté contre cet asservissement, elle s'y était précipitée au contraire : elle s'était fait comme un honneur de venir orner la cour royale, y grossir la valetaille titrée en habits brodés ; elle s'y disputait et les sourires du maître, et les emplois de sa maison ; elle se ruinait à y mener grand train, y faire assaut de toilettes et de luxe. Une fois ruinée, elle y mendiait les pensions, les secours, les emplois, les aumônes même du souverain. Elle vivait à Versailles, à Marly, à Trianon, tour à tour portée à la faveur par une parole du maître ou jetée dans la disgrâce par un regard sévère de lui, composant son visage sur le sien, docile à tous ses caprices, prompte à toutes les complaisances : hommes et femmes également vains d'esprit, élégants de manières, aimables et impertinents, légers, spirituels, ne conservant d'autre vertu que la bravoure sur un champ de bataille ou dans un duel, ignorants et se faisant gloire de leur ignorance vides d'idées, dépravés de mœurs, ne prenant au sérieux de la vie que les choses frivoles, ne poursuivant que le plaisir, n'estimant que l'oisiveté. Superbes en même temps, pleins d'arrogance et de dédain, d'autant plus fiers de leurs titres que plus rien de réel ne s'attachait à ces titres, énumérant la longue généalogie de leurs ancêtres et mesurant la valeur d'un homme à l'ancienneté de sa race, vivant loin du peuple et ne le connaissant pas, oubliant ce qu'ils avaient perdu et ne songeant même plus à le reconquérir, heureux d'être affranchis de ces services que leurs ancêtres considéraient comme leur honneur et qui n'apparaissaient plus aux descendants dégénérés que comme d'insupportables charges, considérant l'humanité au-dessous d'eux du même œil dont le maître les considérait eux-mêmes, rendant au peuple d'en bas le mépris qu'ils subissaient d'en haut : tels étaient, à de nobles exceptions près, les seigneurs du dix-huitième siècle. Gomment une telle aristocratie n'eût-elle pas été, de la part de la majorité de la nation, l'objet de terribles haines ?

 

III

Le clergé de son côté n'avait pas accumulé contre lui moins de ressentiments. La tribu-de Lévi s'était fait en Israël une part privilégiée extraordinaire. De tous les biens de la terre, il fallait lui donner la dîme- ; et cette dîme, ajoutée à tant d'autres impôts, représentait souvent le plus clair des bénéfices que produisait la terre, les dépenses de production payées. Le clergé, lui aussi, semblait se considérer dans la nation comme une caste à part, sans devoirs envers le peuple, supérieur à lui. Il priait : c'était là son rôle, suffisant pour que tout lui appartînt Il croyait faire à l'humanité le don gracieux de tout ce qu'il voulait bien ne pas lui prendre. Tous les biens venant de Dieu, ne venaient-ils pas en quelque sorte de lui qui représentait Dieu même ? Intermédiaire entre les hommes et la divinité, il apparaissait plus proche de la divinité que des hommes. Il n'avait ni fonction civique à remplir, ni part à acquitter dans les charges du pays ; il était affranchi de tous les impôts qui retombaient d'autant plus lourds sur le paysan qui portait déjà, avec sa propre chargé, la charge de la noblesse. — Outre le clergé séculier : évêques, grands vicaires, doyens, desservants, vicaires, chapelains, il y avait à porter le fardeau du clergé régulier : religieux, religieuses, moines de tout ordre et de tout habit, couvents, congrégations. C'était là le plus pesant. Presque tout ce que les seigneurs ne possédaient pas de la terre était aux mains de ces congrégations ou abbayes. Leurs biens opulents, enviés, s'étalaient au soleil, couvraient des communes entières, des lieues de pays. Chaque jour quelque nouvel héritage, apporté par une riche recrue ou offert en don par un moribond pénitent, ajoutait encore à leur fortune. Un couvent ne pouvait posséder plus de quatre-vingt-dix-neuf fermes : il était quitte, au jour d'une acquisition nouvelle, pour réunir deux fermes, distinctes jusque-là. Il avait fallu que les édits des rois se préoccupassent de mettre un terme à cette lèpre de la main morte, chaque jour plus envahissante. Mais chaque jour, en dépit des édits, le mal s'accroissait, et toujours, partout, l'immunité des charges s'étendant aux couvents aussi bien qu'au clergé, rejetait celles-ci plus pesantes sur les épaules accablées du paysan. Le paysan regardait avec un œil d'envie ce sol, objet de ses premières amours, de ses perpétuelles convoitises, qu'il cultivait, qu'il fécondait en l'arrosant de ses sueurs, et qu'il lui était interdit de posséder jamais.

Encore si le clergé se fût montré doux aux petits, humain, charitable. Mais le plus souvent il n'en était rien. Si le bas clergé, les moines, vivant au milieu des campagnes et sortant à l'ordinaire des rangs du peuple, se sentaient encore peuple eux-mêmes, ce n'était dans les hauts rangs, parmi les évêques, les abbés, les supérieurs et supérieures, que mépris pour le rustre Jacques Bonhomme, aussi dur que celui de l'aristocratie. C'était de l'aristocratie d'ailleurs que sortaient presque tous ceux qui pouvaient prétendre aux évêchés, aux abbayes, aux prébendes opulentes. Chaque grande famille avait son cadet, au sort duquel l'Eglise était chargée de pourvoir. L'autel avait fait alliance avec le château. Le Christ que l'on prêchait n'était plus le Christ de l'Évangile, pauvre et souffrant, ami des pauvres, rude aux puissants qu'il rappelait sans cesse à leurs devoirs de protection, c'était un Christ devenu le complice des puissants. On n'entretenait en son nom ceux qui souffrent que du devoir de la, soumission, de la résignation, de l'obéissance. L'espérance était bien loin et bien haut : au paradis' seulement.

Où était le temps de ces prophètes d'Israël qui savaient si hardiment parler aux rois, et leur défendre de toucher à l'unique brebis du pauvre ? Où était Jésus de Nazareth, sans une pierre pour reposer sa tête, hôte de Madeleine et de Lazare ? Les apôtres de Jésus, les successeurs des prophètes aujourd'hui vivaient à la cour du roi : le haut clergé n'était pas moins que l'aristocratie réduit à l'état de domesticité royale. On ne voyait guère, parmi leurs pauvres ouailles, les prélats et les riches abbés : ils étaient à Versailles ; ils ornaient les fêtes du souverain ; ils grossissaient la foule de ses courtisans. Ils n'étaient ni les moins éclatants par leur luxe, ni les moins empressés à mendier les faveurs. Le clergé français s'était abaissé, plus bas que tout autre ordre, devant la toute-puissance royale. Il n'avait même pas résisté à la servitude. Qu'avait été son gallicanisme, sinon l'effet de cet abaissement ? N'avait-il pas repoussé l'autorité du Pontife romain pour se faire le plus docile serviteur du roi de France ? Qu'était-ce que la doctrine gallicane sinon la marque du collier au cou du clergé français ? C'était Bossuet qui, au nom de la religion même, dans la Politique tirée de l'Écriture Sainte, avait proclamé que le roi était le maître de son royaume, comme le père de famille de son patrimoine. Il avait aidé, au concile français de 1682, à livrer les âmes des sujets au roi, au titre où le roi s'était chargé lui-même de réduire en son pouvoir et leurs corps et leurs biens. L'Église de France avait étendu le despotisme royal jusque sur les consciences : elle en recevait comme compensation l'immunité, les largesses, la persécution contre les protestants et les Juifs, la persécution contre la liberté de la pensée, sitôt que la liberté de penser reparaissait, inquiétante pour le dogme catholique en cette terre d'hérésies.

Si du moins le clergé eût été respecté pour l'intégrité de ses mœurs ! Mais il n'était pas respecté et ne méritait pas de l'être. La richesse et l'affaissement des caractères avaient engendré la corruption. Rien n'était plus dissolu que le haut clergé, envié, gorgé de biens. Il ne prenait même plus la peine de ménager les apparences ; il étalait au grand jour le scandale de ses vices. Il faisait avec les seigneurs assaut de débauches, aussi bien que d'ostentation. Il ne croyait pas à la religion qu'il enseignait, il lui suffisait de l'exploiter au profit de son ambition, de ses passions, de son oisiveté livrée aux désordres. Il faisait de petits vers, il soupait avec les marquises du faubourg Saint-Germain et les nymphes de l'opéra ; il hantait la comédie et les coulisses ; il avait ses petites-maisons. En compagnie des philosophes, il se moquait après boire de la sottise humaine et de la superstition. Il lisait Candide aussi bien que les romans de Crébillon fils. Une négligeait rien pour tuer lui-même la poule aux œufs d'or et détruire autour de lui, au-dessous de lui, cette foi à laquelle il devait son rang et ses monstrueux privilèges. Telle était dans l'état de choses social la situation du clergé.

 

IV

L'un des pouvoirs essentiels, le premier pouvoir à certains égards de toute société, c'est le pouvoir judiciaire. Il était alors aux mains des parlements. Les parlements prononçaient sur la vie et la fortune des citoyens. En possession de cette redoutable autorité, investis en certaines occasions de prérogatives politiques, les parlements, eux aussi, formaient une espèce d'ordre dans l'État. Il y avait la noblesse de robe comme il y avait la noblesse d'épée. Les légistes, issus du peuple et comme lui opprimés par l'aristocratie en ce bon vieux temps que regrettait Saint-Simon, avaient commencé par seconder la royauté dans ses entreprises contre la noblesse. Ils avaient aidé les rois de France à accomplir leurs terribles tâches de Justiciers ; ils leur avaient fait trouver, dans les lois, les moyens d'établir au-dessous d'eux le niveau de l'obéissance sur les premiers comme sur les derniers de leurs sujets. Ils avaient été les auxiliaires, les complices, parfois les âmes damnées de Richelieu, comme auparavant de Louis XI ou de Philippe le Bel dans leurs luttes contre les seigneurs de France ou la théocratie romaine. C'est eux qui s'étaient chargés de faire tomber les têtes des rebelles, de fournir au roi les artifices de procédure que réclamait la politique. La noblesse les avait appelés les aides du bourreau de la royauté. L'aristocratie abattue, ils avaient eu la prétention d'élever à leur tour dans l'Etat un pouvoir avec lequel la royauté eût à compter. Ils avaient revendiqué le droit de faire des remontrances et parfois d'imposer des ordres en refusant d'enregistrer les édits. C'était le parlement de Paris qui, en 1648, avait donné le signal de la Fronde : c'était l'arrestation de Broussel qui avait soulevé la première émeute. Mais cette audace leur avait mal réussi. La velléité d'indépendance même n'avait servi qu'a rendre plus décisif l'abaissement. Depuis le jour au Louis XIV, en 1656, était entré au parlement, éperonné et botté, au retour d'une chasse, jusqu'à la mort du grand roi, la magistrature n'avait plus osé bouger. Elle ne s'était pas montrée moins docile que la noblesse ou le clergé. Après la mort du « grand roi » et durant le règne de son successeur les parlements avaient, plus d'une fois, essayé de relever la tête. Les ministres du roi savaient qu'il fallait par intervalles subir de leur part comme des crises de l'esprit d'opposition : mais cette opposition n'était pas de celles dont on se dût effrayer. C'était une opposition taquine, le plus souvent maladroite et tatillonne, laissant de côté le fond pour chicaner sur la forme. Ce n'était pas pour les intérêts généraux de la nation que cette opposition s'irritait, c'était pour quelques misérables prérogatives intéressant les seuls membres des parlements. On pouvait les laisser protester, se plaindre et crier, sans craindre que ces cris troublassent le repos public et ameutassent l'opinion. De temps en temps, quand les parlements devenaient trop importuns, il suffisait de les envoyer pour quelques mois, ça et là, en exil, ou plutôt en pénitence. Maupeou avait pu enfin oser contre eux davantage sans que la nation prit parti en leur faveur.

C'est qu'en effet les parlements étaient déconsidérés. En politique, ils ne refusaient guère à la royauté les complaisances. Dans la vie ordinaire, la noblesse de robe ne se montrait pas moins dédaigneuse des petites gens que l'autre noblesse. Si elle subissait parfois les affronts de la noblesse d'épée, elle les rendait avec usure au Tiers dont elle sortait cependant. Presqu'en toute occasion l'aveugle réaction pouvait compter sur elle. Pour un d'Aguesseau, pour un Montesquieu, combien d'esprits vulgaires, médiocres, routiniers ! La religion, à laquelle la magistrature ne croyait guère, trouvait son zèle prêt à toutes les rigueurs chaque fois qu'elle y faisait appel. Les plus beaux livres de Voltaire, de Rousseau, n'avaient-ils pas, sur son ordre, été brûlés par la main du bourreau ? N'avait-elle pas condamné Labarre, et Calas, et Sirven ? Obligés d'acheter leurs charges, les membres des parlements faisaient payer cher la justice ; il leur arrivait de la vendre. Il fallait aux juges des épices et souvent plus que des épices. Les protections, les opinions des parties étaient chose qui pesait dans la « balance de Thémis » : autre chose y pesait parfois, l'argent donné sous la forme la moins dissimulée et la plus sonnante. Le coup des Mémoires de Beaumarchais eut été moins rude si les juges Goëzman n'avaient abondé à tous les degrés de la magistrature. La conscience publique était devenue sévère pour la vénalité comme pour le désordre des mœurs trop fréquent parmi les magistrats : on demandait de toutes parts une magistrature qui fût respectable et une justice qui fût juste.

 

V

En face de la royauté absolue, de la noblesse, du clergé, des parlements, était le peuple. Vil troupeau d'esclaves autrefois, puis de serfs, il avait grandi ; il était maintenant dans l'État une force, la plus grande. Trois éléments le composaient : la bourgeoisie, les ouvriers qu'on nommait alors les artisans, les paysans ; plus de 23 millions de vilains sur 26 millions de, sujets. Dans l'État ces 23 millions ne comptaient pour rien, sinon pour travailler et payer. Ils n'avaient aucune part dans la gestion des affaires publiques, dans la direction de la politique. Dans l'administration du pays, dans l'emploi de l'argent du Trésor, lequel était le leur, ils n'étaient pas consultés davantage. En 1614, le Tiers avait été convoqué à l'Assemblée des états généraux ; sa parole avait été trouvée trop libre, et les états généraux depuis lors n'avaient plus été convoqués. Pour amener enfin maintenant, cette convocation, retardée d'année en année, il n'avait rien moins fallu que la terrible perspective de la banqueroute.

Le Tiers représentait le travail au milieu des autres ordres qui se faisaient gloire de leur paresse même : il pouvait ajouter qu'il représentait l'intelligence. La bourgeoisie était active, industrieuse, aisée ; sans aucun droit officiel à compter pour quelque chose, elle était même considérée, même puissante : les mœurs lui avaient donné ce que lui refusaient les lois. Une force nouvelle était née qui s'appelait l'opinion publique, et cette force c'était elle qui l'avait créée, elle qui la possédait. Depuis deux siècles, elle pouvait revendiquer comme siens presque tous les hommes éminents qui avaient illustré le pays, fait sa grandeur et sa prospérité. Le commerce était entre les mains de la bourgeoisie, grande, moyenne ou petite ; la terre était cultivée par les mains du peuple ; l'industrie, déjà relativement florissante, en dépit du coup que lui avait porté l'édit de Nantes, en dépit des désastres qui avaient accablé la marine française et diminué nos débouchés par la perte de nos colonies, était soutenue par l'activité intelligente des patrons et des ouvriers. C'étaient des enfants du Tiers que presque tous les artistes, tous les littérateurs, tous les savants, tous les philosophes dont la France pouvait citer les noms avec orgueil, ou montrer les ouvrages à l'admiration du monde. Le rêve que devait, quarante ans plus tard, faire le comte de Saint-Simon eût pu dès lors être proposé, et seul eût exprimé la vérité de la situation.

Ce Tiers, qui formait la véritable France, qui en était l'honneur et la force, qui avait plus de vertus, comme il avait plus d'intelligence, était, au point de vue des droits sociaux, réduit à une condition misérable. Il rendait tous les services, il supportait toutes les charges. Il n'avait pas seulement, au dehors, à défendre de son sang pendant la guerre, à soutenir de son travail pendant la paix, l'influence et l'honneur de la patrie ; il lui fallait, au dedans, nourrir et entretenir une légion savamment ordonnée de parasites qui vivaient de sa chair et s'engraissaient de ses peines. Il n'en recevait rien en échange que les dédains et l'arrogance.

Le Tiers avait, durant de longs siècles, supporté, non sans impatience, cet état de choses : il ne voulait plus le supporter. D'une part, avec le temps, le joug était devenu de plus en plus lourd et moins justifié ; de l'autre, la bête de somme s'était peu à peu élevée au rang de créature humaine ; elle avait pris conscience de ses droits et acquis le sentiment de sa dignité. La philosophie frondeuse et hardie du dix-huitième siècle avait pénétré toutes les couches de la bourgeoisie ; elle s'était répandue jusque parmi le menu peuple. C'est de cette philosophie tout entière que l'on peut dire véritablement qu'elle a rendu à l'humanité ses titres de noblesse trop longtemps perdus. Il ne restait de la féodalité du moyen âge que les abus ; le Tiers voulait la fin de ces abus. Il demandait deux choses : d'abord, la fin des privilèges, c'est-à-dire l'égalité civile ; et l'autre, de compter pour quelque chose dans la gestion de ses affaires, c'est-à-dire un adoucissement au despotisme politique.

Ainsi, la question posée dans tous les esprits en 1788, au moment où furent convoqués les états généraux, était une question sociale, exclusivement, on peut le dire, une question sociale. C'est encore une question sociale, en effet, que de demander pour les habitants d'un pays d'être appelés à participer au vote de l'impôt, à l'examen de l'emploi qui en est fait.

Lorsque Sieyès écrivait : « Qu'est-ce que le Tiers état ? Rien. Que doit-il être ? Tout », c'était la révolution sociale qui se résumait dans cette formule. Que l'on ouvre les cahiers des États rédigés en 1788, on verra que nulle part n'est posée la question politique, j'entends la question de la forme du gouvernement, du maintien ou du renversement de la Monarchie. A ce renversement nul ne songeait alors : les vœux les plus téméraires n'allaient pas au-delà de la monarchie constitutionnelle à l'instar de l'Angleterre. Rousseau, en écrivant son Contrat Social, n'avait pas prétendu faire autre chose qu'une utopie politique : lui-même, en n'admettant pas la délégation de la souveraineté nationale, proclamait la République inapplicable aux grands États. On peut dire plus : la royauté était populaire et le roi était aimé. Si la reine et l'entourage du souverain étaient l'objet de haines passionnées, la personne du roi était entourée de respect et d'amour. On n'avait pas méconnu les généreuses intentions et les tentatives courageuses des débuts du règne. On se répétait la parole royale : « Il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » — Mais, si l'on ne pensait pas à changer le gouvernement politique de la France, si l'on demandait uniquement quelques atténuations au pouvoir absolu du souverain, en revanche on était partout résolu à résoudre la question sociale, à mettre fin à un état de choses contre lequel une clameur universelle s'élevait du Nord comme du Midi, de l'Est comme de l'Ouest. On demandait que la justice fût la même pour tous, rendue par les mêmes juges, partout gratuite ; on demandait que tous fussent égaux devant la loi, également soumis aux impôts, également capables d'atteindre à tous les emplois ; on demandait que les droits de chasse, les droits de pêche, les droits de colombier, les droits de four banal ou de péage, tous les restants de la féodalité disparussent sans retour ; on demandait qu'il n'y eût plus de privilèges ni pour les nobles, ni pour les prêtres, ni pour les couvents, ni pour les châteaux. On demandait qu'il ne restât plus en France que des citoyens égaux sous le gouvernement légal et modéré du roi de France.

Le 5 mai 1789, les représentants du Tiers arrivèrent à Versailles avec la mission de faire une réforme et, au besoin, une révolution sociale.