LA FIN DE L'ANARCHIE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Ce livre n'eût pas été mal intitulé : La question politique et la question sociale. C'est même à ce titre que l'auteur avait songé d'abord. Il indique bien le but que l'on poursuit ici, quels sophismes on s'est proposé de réfuter, quelles équivoques on s'est efforcé d'éclaircir.

Nous assistons depuis sept années à un étrange spectacle. Depuis le 13 Février 1871, jour où l'Assemblée nationale fut réunie à Bordeaux, un seul problème a été sérieusement agité parmi nous, un problème politique ; quel serait le gouvernement de la France. Ce problème a été au fond de tous les débats de l'Assemblée, de toutes les discussions de la presse, de toutes les émotions du pays. C'est le maintien ou la destruction de la République qui était en cause le 24 Mai. C'est le maintien ou la destruction de la République qui a passionné tous les esprits en 1873 et en 1874. Le vote de la Constitution du 25 Février n'a rien changé à cet état de choses : à la République provisoire a succédé la République révisable, et la question est demeurée la même, à savoir si la République serait ou non le gouvernement définitif de la France.

Après les élections de 1876, après le verdict éclatant du pays, il était permis de penser que la question était résolue. Elle l'eût été, en effet, si la République n'eût eu, par le fait de l'Assemblée nationale, un Président élevé au pouvoir par les adversaires de la République, et incapable d'oublier à quelles circonstances et à quels hommes il devait sa fortune : si, pour appuyer sa résistance à la République, ce président n'eût trouvé un concours dans la majorité antirépublicaine du Sénat, majorité insignifiante au début, accrue plus tard par une série de fatales circonstances. Si bien, qu'après quinze mois de calme apparent, ce qui paraissait réglé a été subitement remis en doute. Le 16 Mai a renouvelé, en l'aggravant, la tentative du 24 Mai.

Ce n'est point là le fait singulier de la situation. Il est naturel que les luttes politiques soient âpres et acharnées : Il est naturel que les partis vaincus se coalisent contre le vainqueur ; il est naturel que, vaincus une première fois, ils ne capitulent pas, qu'ils profitent pour reprendre la lutte des moindres avantages que leur offrent les circonstances, qu'ils travaillent de toute leur énergie à ressaisir les positions conquises. Il est naturel enfin que la dernière bataille, par cela même qu'elle s'annonce comme la bataille définitive, soit la plus ardemment disputée. Ces choses se sont toujours vues et se verront toujours. Mais ce qui a fait le caractère de cette guerre politique de sept ans, le voici :

Tandis que dès le premier jour le parti républicain disait franchement : « Je veux l'établissement de la République, » et demandait une solution politique à un problème politique posé, tous les autres partis, à part quelques rares champions du droit divin ; se sont refusés à s'enfermer dans le champ clos de la politique. Ni les bonapartistes, ni les orléanistes, ni ces légitimistes d'espèce bâtarde et relativement nombreuse qu'on est convenu d'appeler la droite modérée, et qui ne sont en réalité qu'une fraction plus réactionnaire du centre droit, n'ont consenti à dire nettement pour quelle forme de gouvernement ils combattaient. Armés tour à tour des souvenirs de 1793, de ceux de 1848, de ceux plus récents de la Commune de 1871, ils n'ont jamais consenti à sortir de la vague formule de la « conservation sociale ». Se décernant à eux-mêmes l'épithète de « conservateurs », gratifiant leurs adversaires de celle de « radicaux », ils se sont toujours obstinément refusés, soit dans l'opposition durant la première période de l'Assemblée nationale, soit au pouvoir dans la seconde période, à faire connaître leur programme politique. On n'a pu les amener à dire quel gouvernement définitif ils voulaient pour la France, quel empire ou quelle monarchie avait leurs sympathies. Ils se sont bornés aux théories vagues, aux réponses évasives : ils ont agité le spectre de l'anarchie, montré la propriété, la famille, la conscience en danger. Chaque fois qu'on leur parlait question politique, ils répondaient question sociale : bref, c'est au nom du problème social qu'ils se refusaient à résoudre le problème politique.

Le vote de la Constitution, les élections de 1876 n'ont point mis un terme à cet état de choses ; c'est la « conservation sociale » qu'a invoquée M. le maréchal de Mac-Mahon le jour où il a brutalement congédié le ministère de M. Jules Simon et inauguré la politique du 16 Mai : c'est la « conservation sociale » que lui et ses ministres ont invoquée le jour où ils ont demandé au Sénat la dissolution de la Chambre des députés. On s'est réclamé du nom même de la Constitution, alors qu'on violait manifestement l'esprit et jusqu'à la lettre de la Constitution ; on a déclaré que l'on voulait défendre 89 contre un nouveau 93. On a montré le « radicalisme » comme l'unique ennemi que l'on poursuivait ; et, ne pouvant sans faire rire parler du « péril social » manifeste, on l'a appelé le « péril latent ». C'est uniquement, a-t-on osé dire, pour combattre le « radicalisme » qu'on chassait de l'administration des fonctions publiques, des municipalités même, tous les républicains, les plus modérés du centre gauche aussi bien que les plus avancés de l'extrême gauche. C'est uniquement pour sauver la société menacée qu'on livrait la France à tous les légitimistes, tous les orléanistes et tous les bonapartistes. Cinq mois durant on n'a, dans tous les discours officiels, parlé que du « péril social » ; et quand l'heure des élections, illégalement retardée, est enfin venue, on a plus que jamais persisté dans l'équivoque volontaire ; les candidats républicains ont été représentés comme les ennemis de la propriété, de la famille, de la religion, de la magistrature, de l'armée, de toutes les institutions sans lesquelles une société ne peut subsister. Au moment même où le Maréchal ne choisissait pour candidats officiels que les hommes les plus connus par leur attachement à l'un ou l'autre des partis déchus, les plus compromis par leur langage, leurs actes, ou simplement leur nom, alors même on le voyait, dans un Manifesté à la nation française, donner solennellement sa parole de soldat qu'il ne méditait aucun dessein contre la République, qu'il était résolu à faire respecter la Constitution confiée à sa garde.

La nation française a témoigné par ses votes ce qu'elle pensait de ce « péril social ». On a eu beau lui montrer « Catilina aux portes » si elle donnait sa confiance aux candidats républicains, elle ne la leur a pas moins donnée. La majorité des électeurs, très-positivement intéressée à là conservation sociale, est donc, elle l'a fait voir, très-nettement convaincue que cette conservation sociale n'est aujourd'hui nullement mise en péril par la République. Il n'est aucun besoin de l'éclairer. Ce serait aussi perdre son temps de prétendre convaincre les hommes politiques qui depuis sept années ont obstinément, au Parlement et ailleurs, fait retentir ce nom de « péril social ». Ce serait témoigner pour leur intelligence d'un mépris qu'ils ne méritent pas, de supposer seulement qu'ils étaient les dupes des équivoques qu'ils s'efforçaient d'épaissir, des sophismes qu'ils développaient complaisamment. Mais peut-être ces artifices ont-ils surpris quelques esprits honnêtes.

Il se trouve dans la bourgeoisie française un certain nombre d'hommes timorés, mais sincères, qui pensent que réellement il existe aujourd'hui, en France, à côté des questions politiques et indépendante d'elles, une question sociale, grave, inquiétante en soi, menaçante ; qui croient au « péril social », qui considèrent le gouvernement républicain comme hors d'état de résister au désordre, comme incapable de protéger la fortune des citoyens, leur repos, leur sécurité. De ces hommes honnêtes, mais prévenus, tout le monde en a rencontré, tout le monde en pourrait nommer. Qu'on les presse dans les conversations, et eux-mêmes conviennent les premiers que cette crainte seule les empêche d'accepter la République et de s'y rallier franchement. Ils sentent que la solution républicaine est aujourd'hui la seule possible au problème politique, et c'est parce que cette solution les effraie pour eux-mêmes, pour leurs familles, qu'ils se débattent encore contre elle. Eux aussi, mais sans arrière-pensée perfide, répondent « péril social » chaque fois qu'on leur parle République.

C'est pour ces honnêtes gens que ce livre est écrit. On entreprend de leur démontrer que ceux qui leur parlent de « péril social » raillent et se moquent d'eux : qu'il n'existe pas à cette époque plus de « péril social » qu'à toute autre époque de l'histoire. On espère leur faire voir que le problème capital posé devant la France, le problème que notre pays est condamné à résoudre sous peine de mourir, est aujourd'hui uniquement un problème politique ; qu'il n'y a point actuellement chez nous, quoi qu'on en dise, de question sociale, et que là même où certaines difficultés sociales existent encore, c'est seulement par une bonne solution politique, par l'établissement définitif d'un gouvernement en harmonie avec les vœux et les besoins de la nation, que ces difficultés peuvent être aplanies.

Le lecteur ne trouvera pas ici, sans doute, beaucoup de vues nouvelles. Sur un sujet qui préoccupe tous les esprits sérieux et qui a occupé tant d'esprits éminents, il serait surprenant qu'il restât beaucoup à découvrir. Ce que l'on a cherché, c'est à présenter si clairement et dans un ordre si solide des idées qui appartiennent à un grand nombre, qu'elles pussent forcer la conviction de ceux-là mêmes qui doutent encore. Puisse ce livre hâter la venue du jour où il pourra être oublié sans inconvénient, ayant cessé d'être utile ! L'auteur n'a pas de vœu plus cher.

 

Mars 1878.