ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

TROISIÈME PARTIE. — INFLUENCE DE L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

 

CHAPITRE II. — INFLUENCE DE L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE SUR LA PALESTINE.

 

 

Les Juifs d'Alexandrie, justement suspects à leurs frères de Jérusalem à cause de leur émigration volontaire sur la t'erre de l'idolâtrie, et de leurs concessions aux idées de la Grèce, cherchèrent toujours à renverser les barrières qui séparaient la colonie d'Égypte de la Palestine. De là les fables inventées relativement à la version des Septante, ainsi que nous l'avons vu ailleurs. De là aussi les livres apocryphes où ils se plaisaient à mettre en opposition leurs martyrs avec les martyrs de la terre natale, les héros d'Alexandrie avec ceux de la Judée. Malgré la difficulté des communications et le mauvais accueil de leurs coreligionnaires, ils ne cessèrent jamais leurs rapports avec la cité qu'ils appellent toujours la ville sainte. Le temple de Jérusalem, malgré l'Onion, fut continuellement pour eux le sanctuaire privilégié de la Divinité. Comme les autres Juifs dispersés sur la terre étrangère, ils l'enrichirent de leurs présents et l'ornèrent de leurs offrandes. Ne faut-il pas conclure que de ce commerce entre la capitale de l'Égypte et la Palestine résulta une influence funeste à la pureté et à l'intégrité de la loi de Moïse parmi les Juifs qui n'avaient pas quitté le sol natal ; que l'ivraie fut mêlée au bon grain par les philosophes que produisit l'école d'Alexandrie ? Pythagore, Platon, Aristote et Zénon ne prirent4s pas dans le sanctuaire même de la révélation divine la place que leur avaient donnée, sur les bords du Nil, un éclectisme coupable et des transactions sacrilèges. On l'a prétendu de nos jours, on a même fait arriver jusqu'au christianisme, qui se l'assimila, la sagesse puisée à ces sources profanes. Les faits démentent toutes les assertions de, ce genre. Les Juifs d'Égypte firent, il est vrai, accepter à la Judée leur version des Écritures ; mais celle-ci n'introduisait pas le paganisme dans la cité sainte. On a voulu que la philosophie grecque ait déposé çà et là dans les Septante le germe des doctrines développées plus tard par Philon ; que des infidélités échappées à l'ignorance ou à la mauvaise foi des traducteurs marquent le premier pas des Israélites alexandrins vers l'éclectisme et l'union du judaïsme avec la sagesse païenne[1]. Mais si la fameuse traduction renferme de si graves infidélités, pourquoi donc n'ont-elles pas été remarquées par les Juifs de la Palestine qui, après avoir admis la version alexandrine, la rejetèrent pour adopter celle d'Aquila ? Pourquoi Théodotion et saint Jérôme se sont-ils attachés à relever des inexactitudes, lorsqu'ils pouvaient signaler des erreurs monstrueuses ? Philon a très-souvent abusé des Septante ; il en a fait quelquefois sortir, nous le savons, des doctrines que le texte hébreu qu'il ne comprenait pas bien, selon toute apparence, n'autorisait en aucune manière ; mais s'il faut attribuer ces erreurs au livre consulté par le Juif platonicien, et non à son esprit égaré par les traditions de l'école juive d'Égypte, pourquoi ne retrouvons-nous pas dans les apôtres et dans les Pères qui se sont servi de la même version, les mêmes opinions sur l'éternité de la matière, par exemple, sur le Verbe, sur la transmigration des âmes et sur tant d'autres points ? Nous ne pouvons en douter, Dieu veillait sur la terre qu'il avait toujours entourée de remparts invisibles, et mise à l'abri de l'invasion des doctrines profanes. Il ne permit pas que le berceau du christianisme fût assailli par des croyances propres à jeter plus tard de l'obscurité sur son origine, et à la faire confondre avec l'ouvrage des sages de l'antiquité, qui tous avaient profité des œuvres de leurs devanciers pour élever l'édifice de leur système philosophique.

Pour juger si les Juifs d'Alexandrie, dans les temps de leur plus grande prospérité, n'introduisirent, en effet, aucun élément étranger dans les doctrines des habitants de la Palestine, interrogeons les livres écrits par ces derniers, examinons les sectes différentes qui s'élevèrent dans la Judée avant l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La Mischna, le Sepher Ietzira et le Zohar sont les seuls ouvrages auxquels nous devions nous arrêter. La Mischna, qui contient le texte du Talmud, ne fut composée, il est vrai, selon l'opinion la plus probable, que vers la fin du second siècle[2]. Mais le rabbin Juda, son rédacteur, ne fit que compiler les traditions trouvées dans les paraphrases chaldaïques, beaucoup plus anciennes que lui. On peut donc regarder ce livre comme un monument digne de fixer ici notre attention. Dans les ouvrages kabbalistiques, nous ne considérerons que le Sepher Ietzira et le Zohar ; le premier est antérieur à J.-C., ou il parut vers le commencement de notre ère. On n'en connaît pas l'auteur. Le second fut publié par Siméon Jochaï, ou plutôt par les disciples de Siméon. Il renferme des traditions fort anciennes. Pour les autres œuvres plus récentes des rabbins, nous ne devons pas en tenir compte, car les Juifs introduisirent confusément dans leur kabbale moderne, sans même bien les comprendre, des lambeaux de philosophie grecque et orientale, systèmes opposés entre eux, et surtout incompatibles avec la révélation mosaïque[3].

Or, la Mischna, ce code civil et religieux de la synagogue, parmi ses puérilités nombreuses, ses cérémonies ridicules, une foule de préceptes relatifs à l'agriculture, aux semences et aux divers mélanges qu'on en pourrait faire, et aussi parmi des usages qui nous sont d'une grande utilité pour l'intelligence de l'Écriture sainte et des rites de Moïse, ne nous offre rien qui rappelle les transactions faites dans Alexandrie avec la philosophie païenne. Le Talmud établit expressément une distinction entre la langue et ce qu'il appelle la science grecque[4]. Autant il accorde à celle-là de respect et d'honneur, autant il a celle-ci en exécration. La Mischna et la Ghémara, qui en est le commentaire et le développement, renferment des malédictions contre ceux qui élèveront leurs enfants dans la science des Grecs. La Ghémara fait remonter le temps où elles furent prononcées à l'époque de la guerre qui éclata entre les princes hasmonéens, au temps où Hircan assiégeait Aristobule dans Jérusalem, et elle raconte au long le fait qui y donna lieu. L'usage de la langue grecque en Judée ne prouve donc pas qu'on ait adopté dans cette contrée la sagesse des Grecs, comme le fit l'école juive d'Alexandrie. Il y eut toujours entre lés Juifs hellénistes qui avaient trahi les croyances de leurs pères, et les habitants de Jérusalem, une haine profonde dont le christianisme et la charité ardente des premiers siècles de l'Église ne parvinrent pas à triompher[5]. Aussi les Juifs qui passaient d'Égypte à Jérusalem dans trois solennités de l'année, n'étaient-ils pas admis dans les synagogues de la ville sainte. Ils en avaient une à part. Des rivalités fréquentes, des rixes sanglantes s'élevaient continuellement entre les dissidents et les orthodoxes, comme entre des factions ennemies[6].

Un critique de nos jours confirme ainsi ce que nous avançons sur cette profonde séparation : Les Juifs d'Alexandrie avaient si peu de relations avec leurs frères de la Palestine, qu'ils ignoraient complètement les institutions rabbiniques qui, chez ces derniers, ont pris tant de place, et qu'on trouve déjà enracinées parmi eux plus de deux siècles avant l'ère vulgaire. Que l'on parcoure avec attention les écrits de Philon, le livre de la Sagesse, sorti d'une plume alexandrine, on n'y verra cités nulle part les noms qui sont entourés, en Judée, de l'autorité la plus sainte, comme celui du grand prêtre Simon le Juste, le dernier représentant de la grande synagogue, et ceux des Tanaïm, qui lui ont succédé dans la vénération du peuple ; jamais on n'y trouvera même une allusion à la querelle si célèbre de Hillel et de Schamaï, ni aux coutumes de tout genre recueillies plus tard dans la Mischna et passées en force de loi[7].

Il est facile de comprendre, d'après cette explication tout historique, le silence de Philon sur le christianisme naissant, si toutefois ce philosophe ne le confondait pas avec le judaïsme, lorsqu'il célèbre en termes si pompeux ses triomphes et sa victoire future sur le paganisme tout entier. De leur côté, continue le même auteur, les Juifs de la Palestine n'étaient pas mieux instruits de ce qui se passait chez leurs frères d'Égypte. Dans toute l'étendue de la Mischna et des deux Ghémara, on ne trouvera pas la moindre parole qu'on puisse appliquer soit à Aristobule le philosophe, soit à Philon, soit aux auteurs des livres apocryphes. Un fait encore plus étrange, c'est que le Talmud ne fait jamais mention des Thérapeutes, ni même des Esséniens.

Nous pouvons ajouter que le nom de Philon n'est jamais prononcé par les écrivains israélites du moyen âge : ni Saadiah, ni Maïmonide, ni leurs disciples plus récents, ni les kabbalistes modernes ne lui ont consacré un souvenir. Aujourd'hui encore, il est, dit-on, à peu près inconnu parmi ceux de ses coreligionnaires qui sont demeurés étrangers aux lettres grecques.

Mais si les monuments qui renferment les principes de la kabbale, le Zohar et le livre de la Création, ne font aucune mention des Juifs d'Alexandrie, il est impossible de ne pas trouver dans les ouvrages de ces derniers, dans Philon surtout, des idées et des expressions familières aux livres kabbalistiques, au Zohar, par exemple. M. Franck, dont nous avons déjà invoqué l'autorité et les lumières, a mis un grand nombre de doctrines de Philon en présence de celles du plus célèbre ouvrage de la kabbale, et il a très-bien démontré que les ressemblances étaient telles qu'il n'est possible de les expliquer que par une origine commune. Il n'est pas le seul qui ait été frappé de ces analogies ; un grand nombre de critiques les avaient remarquées et mentionnées avant lui.

Faut-il conclure de ces rapports qu'on ne peut contester, que la doctrine des kabbalistes a été empruntée à Philon ? Il serait absurde de le penser. D'abord les difficultés extérieures qui rendirent aux compilateurs du Talmud les ouvrages de Philon inaccessibles, existaient aussi pour les auteurs du Zohar. De plus, comme tous les systèmes grecs et la civilisation grecque tout entière ont laissé chez le Platon juif des traces nombreuses mêlées à des éléments d'un • autre genre, pourquoi n'en serait-il pas de même dans les plus anciens monuments de la science kabbalistique ? Or, jamais on ne trouve ni dans le Zohar, ni dans le livre de la Création, le moindre vestige de cette civilisation brillante transplantée par les Ptolémées sur le sol de l'Égypte. Simon ben Jochaï et ses amis, ou les auteurs quels qu'ils soient du Zohar, n'auraient pu, sans autre guide que les écrits de Philon, y démêler ce qui est emprunté aux divers philosophes de la Grèce, dont les noms sont rarement prononcés par leur disciple d'Alexandrie, de ce qui appartient à une autre doctrine fondée sur l'idée d'un principe unique, qui donna la vie à tous les êtres[8].

D'ailleurs Philon ne s'accorde pas toujours, même sur les points importants, avec le mysticisme enseigné par les docteurs de la Palestine.

Il est plus juste de penser que le Juif platonicien a trouvé les principes généraux de la kabbale dans certaines traditions conservées parmi ses coreligionnaires, et qu'il les a parées des brillantes couleurs de son imagination. Dans son traité de la Vie Contemplative[9], Philon nous fait entendre que les Juifs avaient, avant lui, admis en Égypte une doctrine mystérieuse conservée en ce pays par la tradition, et dont on trouve des vestiges dans la version des Septante. Cette doctrine offre une foule d'interprétations qui deviennent très-intelligibles par des passages des livres kabbalistiques. Ces traditions sont bien anciennes ; elles ont probablement été apportées de la terre sainte en Égypte, avant que tout commerce religieux eût cessé entre les deux pays ; avant que la langue de leurs pères fût méconnue des Juifs d'Alexandrie.

Ainsi, les ouvrages composés à Jérusalem ne consacrent aucun souvenir aux personnages les plus célèbres de l'école juive d'Alexandrie ; ils ne contiennent aucune des doctrines particulières à celle-ci. Passons maintenant aux sectes dont parle Josèphe dans ses Antiquités[10]. On a souvent avancé qu'elles se sont formées sous l'influence de la philosophie grecque. On a comparé les sadducéens aux épicuriens, les pharisiens aux stoïciens, et les esséniens ont rappelé les disciples de Pythagore. L'historien de la Judée et le philosophe d'Alexandrie, par les réflexions qu'ils mêlent à leur narration, nous autorisent à prendre ces sectaires pour les disciples de la sagesse profane. Quelques-uns de leurs dogmes et plusieurs de leurs usages paraissent, d'ailleurs, avoir une telle analogie avec ceux des philosophes païens, qu'ils semblent accuser une même origine. Aussi, de nombreux critiques ont-ils ouvert à Pythagore, à Zénon, à Épicure les frontières de la Terre- Sainte, et les ont-ils introduits jusque dans Jérusalem. Ce seraient les Juifs d'Égypte qui leur auraient tendu la main et prêté le secours de leur éclectisme pour les présenter à un peuple qui, autrement, ne les eût pas accueillis.

Pour juger de la valeur de ces assertions, il faut se rappeler ce que nous avons dit précédemment de l'état des Juifs de l'Égypte par rapport à leurs frères de la Palestine. Il ne faut pas oublier qu'une séparation profonde existait entre les deux parties d'un même peuple, et que l'une ne voulait en aucune manière répondre aux avances de l'autre : qu'elle avait en horreur, selon l'expression de ses traditions, et la sagesse grecque et ceux qui lui apportaient ce funeste présent. D'autre part, nous pensons que l'on a trop exagéré les rapports des doctrines de toutes ces sectes avec la philosophie des gentils. L'on ne s'est pas assez défié de Philon et de Josèphe, parce que l'on ne s'est pas assez rappelé leurs préoccupations et leurs tendances. Tous deux, selon l'habitude de l'école juive d'Égypte, ont sans cesse cherché à mettre en parallèle les Juifs et les Grecs. Dans leur ridicule vanité, ils se seraient crus inférieurs à ceux qu'ils considéraient comme leurs émules, s'ils n'avaient pas eu aussi leurs grandes écoles et leurs illustres philosophes. De telles préoccupations ne sont pas une garantie de fidélité historique. De plus, les Juifs d'Égypte, ainsi que nous l'avons remarqué, ont toujours voulu prouver que la sagesse grecque était sortie de la Judée. Il n'est pas étonnant que pour appuyer cette prétention, ils aient exagéré à dessein- les rapports des sectes, pour arriver plus facilement à une conclusion qui leur fût favorable.

On aurait donc dû, avant tout, suspecter l'exactitude des narrations de ces auteurs accoutumés à des rapprochements forcés. En outre, avec moins de complaisance et une attention plus sérieuse, on aurait saisi les différences frappantes qui existent entre ces sectes et celles dont on prétend qu'elles sont nées. Nous ne nous arrêterons pas à signaler la divergence que Brucker trouve entre les sadducéens et les épicuriens, entre les pharisiens et les stoïciens. Nous nous contenterons de renvoyer à l'ouvrage de ce critique[11]. Nous ferons seulement remarquer qu'il serait difficile de prouver que la philosophie d'Épicure a été favorablement accueillie en Égypte, à plus forte raison de démontrer que les Juifs habitant cette contrée l'ont cultivée, et qu'ils ont pu la faire passer en Palestine. Quant à la secte des pharisiens, il n'est pas démontré qu'elle soit postérieure au siècle de Zénon. D'un autre côté, il n'est pas permis de supposer qu'avec Antiochus Épiphane, et à la faveur de ses décrets tyranniques, les philosophes grecs aient pénétré dans la Judée. Rien n'autorise une pareille hypothèse. Et d'ailleurs, pourquoi ne retrouverait-on ni dans le Talmud, ni dans le Zohar, ni dans le livre de la Création le moindre vestige de la sagesse des gentils ? Les pharisiens et les sadducéens n'ont pas eu seuls le privilège d'être en butte aux persécutions des rois de Syrie ; ils n'ont pas été les seuls auxquels on ait voulu faire embrasser les coutumes des nations.

Nous ferons remarquer ici, avec le critique dont nous avons déjà invoqué les lumières[12], que certains rapports viennent de la nature plutôt que de l'échange des idées et des mœurs. Si l'on rangeait parmi les disciples d'Épicure et de Zénon tous ceux dont la vie rappelle, de nos jours encore, soit les stoïciens, soit les épicuriens, il s'en trouverait assurément un grand nombre qui n'ont jamais entendu prononcer le nom de leur maitre, et ne se doutent même pas de son existence.

Nous insisterons davantage sur les Esséniens, dont on a fait des pythagoriciens ; sortis, comme la secte des Thérapeutes, dont ils tirent, dit-on, leur origine, des déserts de l'Égypte, pour se répandre dans la Palestine[13]. Le savant auteur de l'Histoire critique de la Philosophie, qui suspectait avec tant de raison les rapprochements faits par Josèphe entre les pharisiens et les stoïciens, les sadducéens et les épicuriens, aurait dû, à plus juste titre encore, se mettre en garde contre le tableau historique de la vie des Esséniens et des Thérapeutes, . exposé par le même auteur et par Philon.

Les pythagoriciens., qui s'étaient réfugiés sur lés bords du Nil, Vers le temps de Ptolémée Lagus, étaient regardés comme les héros du paganisme, et ils faisaient l'admiration des Égyptiens. A ce titre, ils attirèrent l'attention des Juifs qui vivaient à Alexandrie au milieu des Grecs. Selon leur habitude, ceux-ci cherchèrent à représenter leurs propres institutions sous des couleurs trompeuses ; ils revêtirent en quelque sorte leurs grands hommes du manteau grec, pour faire supposer, par les rapports, qu'ils exagéraient outre mesure, que les sages, quels qu'ils fussent, étaient sortis de leurs rangs. Cette intention est évidente, surtout dans Philon. Il ne compare les Esséniens aux Brahmanes et aux Grecs les plus vantés que pour donner la préférence aux premiers. Il va même jusqu'à oublier toute vraisemblance, au point de dépeindre ces pieux cénobites comme des athlètes exercés à la vertu par la philosophie[14].

D'un autre côté, il faut n'admettre qu'avec prudence ce qu'on a rapporté des pythagoriciens. Les philosophes alexandrins, qui nous ont décrit la vie de Pythagore et de ses disciples, ont cédé aux mêmes passions que les Israélites : ils ont imité leur exemple. Pour relever le paganisme attaqué de toutes parts, ils ont donné à ses philosophes à leurs ouvrages et à leurs institutions un caractère qu'en réalité ils n'avaient pas ; ils en ont presque fait des juifs ou des chrétiens. Les auteurs profanes, trompés par quelques analogies et égarés par leur ignorance complète des mœurs de la nation juive, ont pu aussi confondre les solitaires retirés dans les environs d'Alexandrie avec les disciples des philosophes de la Grèce.

Si nous tenons compte de ces causes d'erreur, qui ont donné lieu à de nombreuses inexactitudes de part et d'autre, il nous sera permis de supposer que ni les Esséniens ni les Thérapeutes n'ont imité les pythagoriciens, et que ces philosophes eux-mêmes n'ont pas emprunté leurs institutions aux sectes de la Judée. Il parait hors de doute que les Esséniens, quelle que soit la ressemblance frappante de leur secte avec celle des Thérapeutes, ont pris naissance dans la Palestine. Josèphe les fait sortir, non de l'Égypte, mais de la Judée. Pourquoi le même historien n'a-t-il pas parlé des Thérapeutes, si ces derniers étaient les pères des Esséniens ? Il connaissait assez bien l'Égypte et ses coreligionnaires d'Alexandrie pour être en mesure de savoir ce qu'ils pensaient sur ce point. Or, les Juifs d'Alexandrie, avec les habitudes que nous leur connaissons, n'auraient pas manqué de se vanter d'avoir donné à la Palestine des hommes qui faisaient l'admiration du monde entier, si les Esséniens étaient réellement partis de 1'Égypte. Il est donc très-naturel de supposer que Josèphe n'a rien dit des Thérapeutes, parce qu'il croyait que les Esséniens étaient plus anciens que ceux-ci et qu'ils n'en avaient pas été détachés. Philon, au contraire, si peu instruit, comme le sont les Juifs d'Alexandrie, de ce qui se passait en Judée, fait mention des Esséniens. Ces solitaires se présentent les premiers à lui, quand il veut mettre les hommes de sa nation en présence des sages du paganisme. Il semble que les Thérapeutes auraient dû cependant s'offrir d'abord à sa pensée s'ils avaient donné naissance aux Esséniens.

Il est difficile de connaître la vérité sur les cénobites de l'Égypte et de la Palestine, et sur l'époque où ils commencèrent à paraître dans l'un et dans l'autre pays. On peut croire que les Esséniens, qui avaient eu déjà des ancêtres en Judée, les Réchabites, auxquels Jérémie rend un si glorieux témoignage[15], et qui ont été nommés les Pères des solitaires de Judée, se retirèrent dans les déserts sous les Macchabées. Ils y trouvèrent un refuge contre les persécutions d'Antiochus et un abri dans les calamités qui étaient venues fondre sur leur malheureuse patrie. Avec le secours de la tradition dont ils s'aidaient pour expliquer les livres saints et en comprendre les allégories, ils soulevèrent, plus que les autres Juifs, le voile de la loi mosaïque, en saisirent mieux les symboles et approchèrent davantage de la perfection.

Nous savons que les Juifs d'Égypte cherchaient en tout à imiter leurs frères de la Palestine. N'est-il pas permis de penser qu'ils le firent encore dans cette circonstance, ou plutôt, puisqu'il était défendu aux Esséniens de communiquer leurs doctrines aux étrangers, ne peut-on pas voir dans les Thérapeutes des Esséniens que l'oppression de leur pays força, comme tant d'autres, à passer en Égypte vers le règne de Philométor ? Les livres qui, d'après Philon, contenaient les allégories de l'Écriture, et que les Thérapeutes avaient reçus de leurs ancêtres, sont probablement des ouvrages de la Kabbale qui tire son origine de la Judée.

Nous n'avons point parlé des rapports de l'Orient avec les Juifs de Jérusalem ; nous devions nous renfermer dans notre sujet et nous borner à l'influence de l'école juive d'Alexandrie. Nous nous contenterons de faire remarquer ici, avec l'auteur de l'ouvrage sur la Kabbale, que le Boun-Dehesh et le Zend- Avesta offrent des imitations évidentes des livres saints. Zoroastre en appelle sans cesse à des traditions plus anciennes que lui. Il est difficile par conséquent de déterminer avec précision le point où s'arrête l'imitation[16]. Nous espérons, d'ailleurs, qu'on montrera bientôt que les vérités, qu'on dit empruntées à l'Orient, ont, de tous temps, été enseignées dans les synagogues. D'autre part, les erreurs renfermées dans les livres kabbalistiques ne prouvent pas que la Judée ait été autrefois envahie par les doctrines du paganisme ; car les rabbins modernes ont inséré dans les monuments de la Kabbale, même dans le Zohar, des formules équivoques, où l'on trouve le matérialisme grec et le panthéisme indien confondus avec les dogmes révélés de Dieu à la nation juive[17].

 

 

 



[1] Gfroerer, Christ. primitif, t. II, p. 4-18. — Dahne, Exposition historique de la philosophie religieuse chez les Juifs d'Alexandrie, t. II, p. 1-72.

[2] Drach, Harmonie entre l'Église et la Synagogue, t. I, p. 150.

[3] Drach, Ib., t. II, p. 27.

[4] Tract. Sota, fol. 49 ad finem.

[5] J. Scaliger, Animadv. ad Eus. Chr., p. 124.

[6] Méghillah, c. II, ad finem.

[7] Franck, La Kabbale, p. 271 et sqq.

[8] Franck, ibid., p. 433.

[9] De vit. cont., t. II, p. 475, éd. Mangey.

[10] Ant. jud., l. XVIII, c. II.

[11] Brucker, Hist. crit. phil., t. II, p. 728, 729, 752, 753.

[12] Brucker, Hist. crit. phil., t. II, p. 728, 729, 752, 753.

[13] Brucker, Hist. crit. phil., t. II, p. 777.

[14] Quod omis probus liber, t. II, p. 457 et sq. éd. Mangey.

[15] Jérémie, c. LIII, v. 6.

[16] Franck, la Kabbale, partie III, p. 359, sqq.

[17] Drach, Notice sur la Kabbale des Hébreux, p. 27, n. 2.